assises rwanda 2001
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Instruction générale d'audience Audition témoins de contexte compte rendu intégral du procès
Procès > Instruction générale d’audience > Audition témoins de contexte > A. Vandeplas, magistrat retraité
1. C. Braeckman, journaliste 2. F. Reyntjens, juriste 3. A. Desforges, historienne 4. G. Sebudandi, journaliste 5. Y. Mukagasana, écrivain 6. R. Zacharia, médecin 7. J.P. Chrétien, historien, J.F. Dupacquier, journaliste 8. F. Twagiramungu, ex premier ministre rwandais 9. J. Matata 10. C. Vidal, historienne, sociologue 11. C. De Beul, ingénieur technicien 12. W. Defillet, assistant social 13. E. Vandenbon, assistante sociale 14. A. Vandeplas, magistrat retraité 15. le témoin 39, ex militaire de l’APR 16. le témoin 135 17. Explication suite déroulement procès 18. le témoin 41, sociologue 19. F.X. Nsanzuwera, ex procureur République à Kigali 20. A. Guichaoua, sociologue et commentaires A. Higaniro
 

5.5.14. Témoin de contexte : Armand VANDEPLAS, magistrat retraité

Le Président : Nous allons encore entendre Monsieur VANDEPLAS avant le repas, parce qu’il est là depuis je ne sais pas quelle heure. Il est là ? A l’attention du jury, je crois qu’on n’aura pas fini à 5h00 ou 5h30 aujourd’hui.

Vous aurez des explications notamment dans le courant de l’après-midi, à ce propos-là et cela pourrait être une des possibilités, c’est que le texte vous soit communiqué. Je pense qu’il faut envisager qu’on termine peut-être vers 18h00 ? On va essayer en tout cas.

Monsieur, quels sont vos nom et prénom ?

Armand VANDEPLAS : Armand VANDEPLAS.

Le Président : Quel âge avez-vous ?

Armand VANDEPLAS : 72 ans.

Le Président : Quelle est votre profession ?

Armand VANDEPLAS : Je suis à la pension, Monsieur le président.

Le Président : Quelle est votre commune de domicile ou de résidence ?

Armand VANDEPLAS : Anvers.

Le Président : Connaissiez-vous l’accusé ou les accusés ou l’un d’eux, avant les faits mis à leur charge ? Il s’agit de Monsieur NTEZIMANA, Monsieur HIGANIRO, Madame MUKANGANGO et Madame MUKABUTERA.

Armand VANDEPLAS : Absolument pas.

Le Président : Vous n’êtes pas parent ou allié des accusés ni des parties civiles ?

Armand VANDEPLAS : Ni des parties civiles.

Le Président : Vous n’êtes attaché ni au service des uns, ni au service des autres ?

Armand VANDEPLAS : Non, Monsieur le président.

Le Président : Je vais vous demander, Monsieur, de bien vouloir lever la main droite et de prononcer le serment de témoin.

Armand VANDEPLAS : Je jure de parler sans haine et sans crainte et de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Le Président : Je vous remercie. Prenez place, Monsieur VANDEPLAS. Monsieur VANDEPLAS, vous avez dit, tout doucement, que vous étiez retraité. N’avez-vous pas été longuement magistrat et professeur de droit ?

Armand VANDEPLAS : En effet, Monsieur le président. J’ai été en Afrique, magistrat en Afrique, de 1955 jusqu’en 1967. Et j’ai été professeur de droit pénal à l’université de Louvain, depuis 1980 jusqu’en 1994.

Le Président : Le Rwanda est un pays que vous connaissez particulièrement bien ?

Armand VANDEPLAS : Oui, j’y ai passé tout de même, au Rwanda, à peu près six ans, comme magistrat.

Le Président : Ca se situe plus précisément à quelle époque ?

Armand VANDEPLAS : Je suis arrivé, j’étais en congé en Belgique, au mois de février 1960, quand j’ai demandé de rentrer dare-dare à Kigali, c’était juste après la révolution qui a eu lieu en novembre 1959 et j’ai rejoint mes collègues à Kigali, fin février 1960.

Le Président : C’est cela. C’est donc cette période-là, je dirais, que vous connaissez particulièrement bien ?

Armand VANDEPLAS : C’est exact. Je suis le seul magistrat belge qui suis resté en fonction au Rwanda jusqu’au mois de janvier 1963.

Le Président : Etes-vous éventuellement retourné au Rwanda par la suite, à titre personnel  ou à titre scientifique ?

Armand VANDEPLAS : J’ai encore été au service, comme magistrat au Congo, jusqu’en 1967. Et j’avais comme résidence Goma qui est sur les bords, juste à côté de Gisenyi, donc, à côté du Rwanda.

Le Président : De la période où vous avez vécu là-bas à titre tout à fait professionnel, que pouvez-vous dire ? Est-ce qu’il y avait, par exemple à l’époque, des dissensions entre Rwandais, dissensions de type ethnique ou d’un tout autre type ?

Armand VANDEPLAS : Je suis arrivé au Rwanda en pleine révolution. La révolution a éclaté au mois de novembre 1959 et quand je suis arrivé, mes collègues étaient… Il y avait un conseil de guerre. Mes collègues étaient là en tant que juges ou en tant que ministère public auprès des conseils de guerre et ils jugeaient. Moi, jamais, je ne pense pas que j’aie jamais dû requérir. Mais, j’ai fait les enquêtes et il y avait tout de même, à plusieurs moments, de graves incidents avec plusieurs centaines de morts dans la région de Kigali, de Byumba, de Butare, de ce qu’on appelle maintenant Butare, Gitarama. Oui, j’ai été sur place à plusieurs reprises.

Le Président : Et ces événements sur lesquels vous avez enquêté à l’époque comme magistrat, étaient-ils des événements qui avaient une connotation ethnique ?

Armand VANDEPLAS : C’est évident. C’était en fait, de plus en plus on essayait de refouler les Tutsi vers l’étranger. Par exemple, à Byumba, on a brûlé les huttes et on a chassé les Tutsi ou les Tutsi ont pris la fuite, surtout vers l’Ouganda. Cela a été la même chose à Astrida, ce qu’on appelle maintenant Butare, à Gitarama également. D’autre part, il faut bien dire également, qu’il y a eu, à plusieurs endroits, beaucoup de morts. Il y a eu des moments où il y avait plus de 1.000 morts en un jour, par exemple dans la région de Kibuye.

Le Président : Dans ces morts, y avait-il uniquement des hommes ou des hommes, des femmes, des vieillards, des vieilles femmes, des enfants, des bébés ?

Armand VANDEPLAS : C’était tout le village, n’est-ce pas, tout ce qu’il y avait par exemple de Tutsi dans cette région-là, a été assassiné à ce moment-là.

Le Président : Quels que soient le sexe et l’âge ?

Armand VANDEPLAS : Quels que soient le sexe et l’âge, oui. Ce sont des véritables révoltes qui ont eu lieu. Cela a véritablement éclaté à certains moments, suite, il faut bien le dire, suite à par exemple l’assassinat d’un bourgmestre Hutu, suite à l’assassinat de notables Hutu. Les Tutsi, en général, quand ils assassinaient, ils choisissaient bien leurs victimes. Ils ne choisissaient pas les gens ordinaires, c’étaient en général des notables. Mais la révolte, la réaction populaire a été d’assassiner tout ce qu’ils trouvaient de Tutsi sur place. Et alors, il semble bien que les autorités Hutu, pour autant qu’elles avaient le pouvoir en main, essayaient de convaincre les gens de ne plus assassiner, mais de simplement brûler les huttes ou de détruire les huttes. C’est ce qui s’est passé par après, après je dirais le mois de mai, mai-juin, il y a eu moins d’assassinats. D’ailleurs, il y avait déjà énormément de Tutsi qui s’étaient enfuis.

Le Président : Il semble que l’explication que vous donnez maintenant en ce qui concerne les événements de cette époque-là en tout cas, est de dire que s’il y avait beaucoup de morts, si ces morts étaient exclusivement Tutsi à l’exception de quelques Hutu assassinés par des Tutsi, le nombre de morts résultait de sortes de révoltes populaires.

Armand VANDEPLAS : C’est exact. Et à plusieurs reprises, je me suis demandé ce que je venais faire là-dedans en tant que magistrat. Il est évident qu’un magistrat, seul ou accompagné d’un greffier, que voulez-vous qu’il fasse en face d’une révolte populaire ? Quand vous venez sur place et vous trouvez des dizaines de morts par terre, ce qu’on a besoin ce sont des médecins, mais que voulez-vous en tant que magistrat que je fasse là ? Et je me souviens qu’au mois de juin 1960, j’ai été trouver le procureur général à Bujumbura et j’ai dit : « Ecoutez, cela n’a pas de sens ce que nous faisons, aller poursuivre quelques personnes ». On attrapait disons 10-15 personnes et on les… on les… on voulait les poursuivre. Moi, j’ai dit au procureur général : « Cela n’a aucun sens. Ceux qu’on attrape, ce sont des vieillards et ce sont des enfants, et les véritables coupables sont en fuite, on ne les attrape pas ». Et deuxièmement, il y avait bien l’armée belge à ce moment-là. Disons qu’il y avait entre 600 et 700 soldats belges. Mais, que voulez-vous qu’ils fassent en contact avec ce qui se passait avec cette révolte ; c’était impossible de contenir cela. Nous n’étions pas en force pour faire quelque chose. Et je me souviens que le procureur général qui, évidemment, se trouvait assez loin de Kigali, qui ne comprenait pas ce avec quoi nous étions confrontés à ce moment-là, à Astrida, il ne comprenait pas.

Le Président : Et une des choses que semblent reprocher certains maintenant pour expliquer comment on a pu arriver, à travers toute une série d’éléments historiques, sociologiques, culturels, politiques, aux événements de 1994, c’est de souligner par exemple que des massacres antérieurs avaient été impunis ?

Armand VANDEPLAS : Oui. C’est… c’est fort probable. Mais, il était impossible… D’ailleurs, le Rwanda se trouvait à la veille de l’indépendance. Ces événements se sont passés en 1960, partiellement encore en 1961. Mais que voulez-vous faire, n’est-ce pas ? Nous étions en tout et pour tout, si mes souvenirs sont exacts, 5 magistrats.

Le Président : Pour tout le Rwanda ?

Armand VANDEPLAS : Pour tout le Rwanda. Comment voulez-vous que nous aurions pu agir à ce moment-là ? Et deuxièmement, même si on les avait condamnés, le Rwanda devenait indépendant en 1962, on les aurait libérés, d’ailleurs tout le monde a été libéré des prisons. C’est exact que les faits n’ont pas été poursuivis, c’est exact. Je peux difficilement dire quelles sont les conséquences de cela, mais c’est exact. Les crimes n’ont pas été punis.

Le Président : 5 magistrats pour tout le Rwanda ?

Armand VANDEPLAS : Pour tout le Rwanda.

Le Président : Il devait y avoir un arriéré encore bien plus considérable que celui dont on parle chez nous.

Armand VANDEPLAS : Je ne crois pas qu’il y avait de l’arriéré.

Le Président : Il n’y avait pas d’affaires peut-être ?

Armand VANDEPLAS : Ecoutez, les toutes grosses affaires, il n’y avait pratiquement pas de dossiers. Je me souviens que je suis arrivé un jour à Butare ; on avait incendié une centaine de huttes, une centaine de maisons de Tutsi et je suis arrivé à Astrida et on avait attrapé une dizaine de coupables. Et ce qui m’étonnait, c’était que les coupables c’étaient des Tutsi. Je me suis demandé : « Comment est-ce possible que les Tutsi auraient mis le feu à leurs propres huttes ? ». C’était impossible à ce moment-là de trouver qui avait arrêté ces gens-là. C’étaient des soldats belges. On a fait venir des gens pour, comment dirais-je,  pour retrouver les responsables qui les avaient arrêtés. Cela a pris un jour entier. Je leur ai demandé : « Mais comment avez-vous agi ? ».  « On les a attrapés sur le fait ». Je dis : « Mais ce n’est pas possible qu’ils aient mis le feu à leurs propres maisons ». Ils disent : « Non, mais j’étais avec le bourgmestre qui était Hutu et il a désigné les coupables ». Et il a évidemment désigné des Tutsi que j’ai fait libérer immédiatement.

Mais, c’était une tâche impossible, en fait. Ce qu’on nous demandait à 5 personnes, contenir une révolution de centaines, de milliers de personnes. C’est exact, et à plusieurs reprises, j’ai été personnellement menacé. Par exemple à Bujumbura, il y a eu une réunion de plus de 10.000 personnes armées. J’étais seul, tout seul. Le bruit avait couru que j’avais fait arrêter un leader Hutu ;  je l’avais simplement interrogé. Le bruit a couru que je l’avais fait arrêter. Un autre avait dit qu’il avait été exécuté. Et de partout, on nous menaçait. C’est arrivé à plusieurs reprises. C’est exact que nous n’avions pas, ni les magistrats, ni les militaires, ni l’administration… Pour tout le Rwanda, je pense qu’il y en avait, en tout et pour tout, à un certain moment, 25. 25, je pense, à l’indépendance. Le jour de l’indépendance, je pense qu’il y avait 25 administrateurs ou personnes de l’administration belge au Rwanda. Comment voulez-vous contenir ? A ce moment-là, nous estimions qu’il y avait à peu près 3 millions à 3 millions et demi d’habitants au Rwanda. C’était impensable.

Le Président : Des événements de 1994, vous n’en connaissez que, je dirais, par la presse ?

Armand VANDEPLAS : Par la presse, oui. Je ne suis pas…

Le Président : Ou par des lectures d’ouvrages à ce sujet ? Vous n’êtes pas témoin privilégié de ces événements ?

Armand VANDEPLAS : Non, et je n’ai plus de contacts avec des gens qui étaient au Rwanda. Je suppose que, il y a tout de même 34 ans, que la plupart de ceux que j’ai connus seront morts, je pense. Ils ne sont certainement plus en fonction.

Le Président : Y a-t-il des questions à poser au témoin ? Les parties non plus ? Ah, pardon, excusez-moi, Maître BEAUTHIER, malgré votre taille, je ne voyais pas votre doigt.

Me. BEAUTHIER : Monsieur VANDEPLAS, quand vous aviez vu ces gens qui avaient les huttes brûlées, est-ce que vous vous êtes dit que c’étaient les villageois qui avaient été les incendiaires ou bien qu’ils avaient été quelque part manipulés, manigancés, et par qui ?

Armand VANDEPLAS : Ecoutez, quand on venait sur place, c’est évident qu’il n’y avait plus personne, sauf les victimes, et même les victimes, parfois et même souvent, s’étaient enfuies. On venait dans des villages qui étaient abandonnés. Je n’ai jamais, mais jamais, eu de gens qui ont avoué qu’ils ont mis le feu à des huttes. Je suppose, et nous connaissions tout de même assez bien ce qui se passait au Rwanda, je suppose que c’étaient des Hutu qui avaient mis le feu et que c’était dirigé, probablement, par des notables ou des bourgmestres locaux. Et quand il y avait des réactions populaires, là je pense qu’ils n’ont pas eu la situation en main, mais quand ils ont mis le feu, moi, je suis persuadé que c’était bien arrangé, bien réglé d’avance.

Le Président : Est-ce que, par exemple, à l’époque il y avait, je ne sais pas, de la propagande, des meetings, des… J’imagine que la radio n’était peut-être pas encore sur chacune des mille collines du Rwanda à l’époque mais est-ce qu’il y avait, je ne sais pas , par exemple des réunions populaires qui se faisaient où des gens venaient chauffer les autres…

Armand VANDEPLAS : Il y avait certainement des réunions, Monsieur le président, sans aucun doute. Il y avait des réunions politiques depuis, je dirais, depuis le début 1959. Cela avait déjà commencé et il y avait régulièrement des personnes qui donnaient des instructions. Et, en deuxième lieu, il faut également dire que d’un autre côté, il y avait également toujours des bruits qui couraient. Le danger Tutsi existait certainement et il était répandu. Cette peur existait également parmi les Européens. Il ne faut tout de même pas oublier qu’il y a plusieurs Belges, je pense qu’il y a 9 Belges qui ont été assassinés par des Tutsi qui venaient de l’Ouganda. Il y avait réellement un danger, c’est exact. Quand j’ai vécu à Butare, surtout les derniers mois, entre le mois de juin 1962 et janvier 1963, il y avait un réel danger et à plusieurs reprises, à Butare, on a tiré, à la mitraillette, des Européens. On va me dire : « Ecoutez, sur qui ont-ils tiré ? ». Eh bien, moi, je pense plutôt que c’était… par peur.

Il y avait continuellement des faux bruits. Continuellement, on racontait à Butare : « Oui, l’attaque des Tutsi sera pour cette nuit ». Et puis, il n’y avait pas d’attaque. Et le lendemain on venait dire : « Oui, mais écoutez, c’est leur tactique. Ils disent qu’ils attaquent ce soir, mais en fait c’est pour que vous ne soupçonniez pas qu’ils vous attaqueront demain ». Et je n’ai pas vu d’attaque. Je dois sincèrement le dire, je n’en ai pas vu. Mais le bruit courait. Et il y avait certainement une psychose de peur parmi les Européens. Et, n’oubliez pas que nous étions tout de même là avec très, très peu de protection. Je pense qu’à Butare, nous étions en tout 25 Européens dont 4 ou 5 Belges. Il y avait un camp militaire, c’est exact mais je ne suis pas sûr que c’étaient des Belges. Je me demande si ce n’étaient pas des soldats rwandais, je ne suis pas tout à fait sûr. En tout cas, nous logions en ville et là, il n’y avait pas de protection. Je logeais avec ma mitraillette à côté de mon lit et à plusieurs reprises je suis sorti la nuit en grimpant, en croyant et en entendant qu’on tirait à l’intérieur du poste. Il y avait certainement une psychose de peur, à tort ou à raison, je ne veux pas exagérer. Mais, il y a eu une époque, ces 6-7 mois ont été extrêmement durs entre le mois de juin 1962 et janvier 1963.

Le Président : Une autre question ? Oui, Maître BEAUTHIER ?

Me. BEAUTHIER : Y avait-il des écrits ? Par exemple, y avait-il des livres ou bien des documents qui circulaient et quel était le rôle de l’Eglise catholique à ce moment-là ?

Armand VANDEPLAS : Je n’ose pas dire qu’il y avait des… je ne me souviens pas… il n’y avait pas de journaux. Je ne crois pas qu’il y avait des écrits qui circulaient et les mots d’ordre qu’on donnait, écoutez, ce n’était pas aux Européens, ce n’était certainement pas à quelqu’un du parquet qu’on les communiquait. Le rôle de l’Eglise catholique… ce n’est pas facile d’expliquer cela. Mais, disons que jusque vers 1959-1960, il ne faut tout de même pas oublier que l’Eglise catholique soutenait les Tutsi. Les deux évêques, le seul évêque d’abord jusqu’en 1959-1960, c’était un évêque Tutsi, dans les environs de Ruhengeri. Le deuxième, qui a été nommé en 1961, si mes souvenirs sont exacts, c’était Monseigneur GAHAMANYI de Butare, qui était également Tutsi. Après la révolution… etl’archevêque était en Suisse, Monseigneur PERAUDIN était Suisse. Il n’y avait pas d’évêque belge.

Quel est le rôle exact de l’Eglise ? Je suis persuadé qu’après l’indépendance, à partir de 1961-1962, le gouvernement rwandais en place, a certainement insisté auprès de Rome pour faire nommer des évêques Hutu au Rwanda et je me souviens, pour autant… en 1964, qu’il y a eu un évêque Hutu, je pense le premier évêque Hutu de Ruhengeri, qui d’ailleurs, a été empoisonné ici en Belgique, était Hutu. L’Eglise catholique en général avait une politique de balance : soutenir les uns et ne pas trop soutenir… et soutenir les autres, et essayer de trouver un certain équilibre entre les deux. Il y avait certainement, jusqu’en 1960-1962, beaucoup de responsables catholiques, ou parmi les religieux catholiques, qui étaient Tutsi ou pro-Tutsi. J’ai moi-même, en 1961, je me souviens, dans un couvent près d’Astrida, près de Butare, j’ai fait moi-même une perquisition parce que le bruit avait couru, nous avons eu une dénonciation qu’il y avait des armes dans le couvent des sœurs. J’ai été faire la perquisition moi-même, je n’en ai pas trouvé. Mais la tendance était certainement, parmi les supérieurs, était Tutsi ou pro-Tutsi. Il y avait déjà un début, quand moi j’y étais, un début de renouveau ou de nomination Hutu, mais c’était tout à fait au début.

Le Président : Oui, Maître BEAUTHIER ?

Me. BEAUTHIER : On parle peu de la coopération à l’époque, en 1960. Qu’est-ce qui se passe ? On arrive à l’indépendance et puis les Belges reviennent sous forme de ce qu’on appelle maintenant coopération. Est-ce que vous avez des choses à dire à propos du rôle de la coopération dans l’ethnicisme ou bien dans l’apaisement, je ne sais pas ?

Armand VANDEPLAS : La Belgique a suivi la politique qui était habituelle dans des territoires coloniaux anglais, c’est-à-dire, gouvernement indirect. On soutenait les autorités locales sans trop d’immixtion. C’est-à-dire que le pays avait à la tête un Mwami et des chefs, des chefs de territoire ; nous respections cela et nous gouvernions le pays à travers l’autorité locale, je dirais. C’est resté comme cela au Burundi. Au Burundi, même après l’indépendance, vous avez eu un Mwami et vous avez eu des chefs qui sont restés en place. En 1959, au Rwanda, il y a eu une révolution ; on a chassé le Mwami, on a chassé les chefs et la population a pris le pouvoir. C’est-à-dire, la population, ce sont des gens surtout qui ont été formés en Belgique, surtout par le mouvement ouvrier chrétien. C’est une forme que je comparerais à ce qui s’est passé en Pologne avec Solidarité. C’étaient des gens qui étaient formés par les syndicats qui ont pris le pouvoir au Rwanda et l’administration belge, je dirais, en 1960 certainement…, après la révolte, a pris tout de même, a pris  en protection les Hutu. Et même l’armée belge a soutenu indirectement le mouvement de la révolte Hutu parce qu’à ce moment-là on s’est dit qu’il était tout de même que les Belges étaient en faveur d’un système démocratique, c’est-à-dire qu’ils voulaient que tout de même 85% de la population aient le pouvoir en main, et non pas les 15% de Tutsi qui avaient, jusque-là, le pouvoir en main.

Le Président : Encore des questions ? Oui, Maître RAMBOER.

Me. RAMBOER : Monsieur le président, justement au sujet de la révolution sociale dont vient de parler le témoin, je crois qu’il passe un peu trop vite sous silence l’existence d’un parti qui était le parti parmehutu et dont on disait, dont disent les historiens rwandais, qu’il était en réalité une sorte de…

Le Président : Oui, mais le témoin n’est pas historien rwandais.

Me. RAMBOER : Oui, mais donc, puisqu’il était sur place au moment des événements, on signale que ce parti avait été créé en quelque sorte par l’Eglise et qu’en réalité, on voulait couper l’herbe sous les pieds de l’élite Tutsi qui était devenue indépendantiste, pour mettre en place une autre élite, l’élite Hutu, qui était plus collaboratrice avec le système colonial et était plus proche des Belges.

Le Président : Alors, où est la question ?

Me. RAMBOER : La question est que je demande au témoin de commenter cela à partir de ses propres expériences sur place.

Armand VANDEPLAS : Monsieur le président, le parti Parmehutu était surtout fondé sur des Hutu qui étaient formés en Belgique par le mouvement ouvrier chrétien. Je n’ose pas dire que c’est l’Eglise qui les a formés, ce serait plutôt des gens qui sont venus en Belgique et qui ont été formés pendant plusieurs années en Belgique. L’Eglise catholique, jusqu’en 1959 je dirais, je vous ai déjà dit, les deux évêques ou l’évêque était Tutsi, c’était le seul évêque rwandais à ce moment-là, ce n’était certainement pas en faveur des Hutu. Est-ce qu’on peut dire que l’Eglise catholique a joué un rôle là-dedans ? Ecoutez, je suis prudent. On pourrait m’accuser également, et les magistrats belges, de protéger les Hutu. N’oubliez pas : nous étions normalement tuteurs des pauvres, c’était notre rôle. Officiellement, nous étions tuteurs des pauvres, des petits.

Or, les petits étaient toujours des Hutu, ce n’étaient pas des Tutsi. Les Tutsi en général, c’étaient ceux qui avaient le pouvoir, c’étaient ceux qui étaient chefs, les sous-chefs, et nous les protégions. Est-ce qu’on va m’accuser, on va accuser les magistrats belges d’être pro-Hutu ? Je ne le crois pas. Je pense également à la question de l’Eglise. Jusqu’à ce moment-là, c’était surtout protéger les pauvres, les petits. Et les petits étaient des Hutu, c’est exact. Mais, je ne pense pas, personnellement, que l’Eglise soit intervenue pour imposer ou pour inciter les Hutu à prendre le pouvoir, je ne crois pas. Je n’ai, en tout cas, aucune preuve. Mais, n’oublions tout de même pas qu’il y a 85% de la population qui étaient Hutu. Alors, c’était normal que l’Eglise insistait dans les écoles pour qu’il y ait tout de même, qu’on garde une certaine proportion. Ce qui n’était certainement pas exact, c’est que dans les Eglises catholiques il y avait 85% de Hutu, tous les élèves étaient Hutu ; au contraire, je dirais même que proportionnellement, les Tutsi étaient mieux représentés.

Le Président : Autre question ? Les parties sont-elles d’accord pour que le témoin se retire ? Monsieur VANDEPLAS, est-ce bien des accusés ici présents dont vous avez voulu parler ? Comme professeur de droit pénal, vous savez que cette question signifie : Confirmez-vous vos déclarations ? 

Armand VANDEPLAS : Oui, Monsieur le président.

Le Président : Les parties étant d’accord, la Cour vous remercie…

Armand VANDEPLAS : Merci, Monsieur le président.

Le Président : …et vous autorise à disposer librement de votre temps.

Armand VANDEPLAS : Merci bien.

Le Président : Bien. L’audience est suspendue. Elle devrait reprendre à 13h30, ce ne sera évidemment pas le cas. Nous allons reprendre à 14h00.