assises rwanda 2001
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Instruction générale d'audience Audition témoins de contexte compte rendu intégral du procès
Procès > Instruction générale d’audience > Audition témoins de contexte > A. Guichaoua, sociologue et commentaires A. Higaniro
1. C. Braeckman, journaliste 2. F. Reyntjens, juriste 3. A. Desforges, historienne 4. G. Sebudandi, journaliste 5. Y. Mukagasana, écrivain 6. R. Zacharia, médecin 7. J.P. Chrétien, historien, J.F. Dupacquier, journaliste 8. F. Twagiramungu, ex premier ministre rwandais 9. J. Matata 10. C. Vidal, historienne, sociologue 11. C. De Beul, ingénieur technicien 12. W. Defillet, assistant social 13. E. Vandenbon, assistante sociale 14. A. Vandeplas, magistrat retraité 15. le témoin 39, ex militaire de l’APR 16. le témoin 135 17. Explication suite déroulement procès 18. le témoin 41, sociologue 19. F.X. Nsanzuwera, ex procureur République à Kigali 20. A. Guichaoua, sociologue et commentaires A. Higaniro
 

5.5.20. Témoin de contexte: André GUICHAOUA

Le Président : Bien, Monsieur GUICHAOUA peut alors approcher, Monsieur l’huissier. Monsieur, quels sont vos nom et prénom ?

André GUICHAOUA : Je m’appelle André GUICHAOUA.

Le Président : Quel âge avez-vous ?

André GUICHAOUA : 52 ans.

Le Président : Quelle est votre profession ?

André GUICHAOUA : Je suis professeur d’université.

Le Président : Quelle est votre commune de domicile ?

André GUICHAOUA : La commune de Fâches Thumesnil, dans la banlieue de Lille, en France.

Le Président : Connaissiez-vous les accusés ou certains des accusés avant les faits qui leur sont reprochés, c’est-à-dire avant le mois d’avril 1994, les accusés étant Vincent NTEZIMANA, Alphonse HIGANIRO, Madame MUKANGANGO et Madame MUKABUTERA ?

André GUICHAOUA : Non.

Le Président : Vous n’êtes pas parent ni allé donc, de la famille des accusés ? ni des parties civiles ?

André GUICHAOUA : Non plus.

Le Président : Vous n’êtes pas attaché au service par un contrat de travail, aux accusés ou aux parties civiles ?

André GUICHAOUA : Non plus.

Le Président : Je vais vous demander de bien vouloir lever la main droite et de prêter le serment de témoin.

André GUICHAOUA : Je jure de parler sans haine et sans crainte, de dire toute la vérité et rien que la vérité.

Le Président : Je vous remercie, Monsieur GUICHAOUA, vous pouvez vous asseoir. Je crois, Monsieur, que vous êtes fort sollicité par les diverses juridictions qui s’occupent des affaires du Rwanda ?

André GUICHAOUA : Oui, Monsieur le président.

Le Président : Motif, d’ailleurs, pour lequel vous n’aviez pas pu vous présenter lors de la première date à laquelle vous étiez convié, et qui correspondait à l’époque où cette Cour d’assises examinait le contexte dans lequel les faits reprochés aux accusés, étaient examinés. Alors, je crois que depuis lors, on a évidemment fait un peu le tour du contexte, euh… dans lequel ces faits se sont déroulés. Toutefois, il y a peut-être un domaine dans lequel nous n’avons pas reçu beaucoup de renseignements, et je ne sais pas si vous pourrez en donner. Je vais peut-être d’abord vous demander de vous situer. Vous êtes professeur d’université, en quelle matière ? Quelles sont les raisons pour lesquelles vous êtes ainsi sollicité devant les juridictions qui s’occupent du génocide du Rwanda ? Quelles sont vos connaissances particulières de ce pays ?

André GUICHAOUA : Euh... Monsieur le président, je suis professeur de sociologie mais j’ai une double formation d’économiste et de sociologue. Je travaille sur l’Afrique, et notamment sur cette région, depuis un peu plus d’une vingtaine d’années. Euh... j’y vais très régulièrement. Je continue à y aller très régulièrement. Et depuis 1995, j’interviens dans un certain nombre de procès organisés par le Tribunal pénal international. Sur les onze procès en cours, je suis intervenu sur cinq d’entre eux et je vais intervenir sur d’autres, très prochainement à nouveau. Par rapport au thème d’aujourd’hui, je peux rajouter que je suis témoin expert sur le procès, dit de Butare, qui va démarrer incessamment à Arusha.

Le Président : Il y a un domaine dans lequel nous ne sommes pas très éclairés, c’est, dans le contexte général, c’est le rôle qu’auraient pu avoir, dans les événements du génocide, avant et pendant, le rôle qu’auraient pu avoir les entreprises, les commerçants, je dirais la classe aisée, éventuellement. Je ne sais pas si vous disposez d’informations à ce sujet ?

André GUICHAOUA : Euh... c’est un des aspects que nous ne couvrirons pas dans le procès de Butare, à Arusha, mais sur lesquels, effectivement, j’ai collecté aussi un certain nombre d’informations, puisque cela joue un très grand rôle à Butare, qui est une ville commerçante importante. Euh…

Le Président : A Arusha, vous pouvez peut-être avoir des notes, mais hélas, ici…

André GUICHAOUA : Non, non, mais écoutez, je réfléchis. Bon. Euh... je peux essayer de dire les choses brièvement sur ce volet. Peut-être aussi en faisant le lien directement avec le dossier des entreprises, et en particulier de l’entreprise qui est concernée par le procès, ici. Euh... bon, euh. A mon sens, il faut revenir un petit peu en arrière. Euh... en 1900… enfin, jusqu’à l’avènement du multipartisme, les choses étaient très simples. L’Etat, le parti Etat fonctionnait d’une manière homogène et les politiciens contrôlaient le pouvoir politique et les ressources économiques d’une manière unique.

Ceux qui étaient responsables des entreprises étaient en même temps responsables politiques, ceux qui étaient responsables administratifs aussi. Et les caisses fonctionnaient, plutôt transitaient, les fonds transitaient sans difficulté entre les deux. Les responsables se promenaient avec des véhicules du MRND, on les utilisait pour les entreprises, par le MRND pardon, le Parti unique. A partir de 1990-1991, les choses sont devenues beaucoup plus compliquées puisque, bon, le multipartisme avait été reconnu et parmi ceux qui détenaient le pouvoir, c’était quand même, pour le dire très clairement, la panique sur comment les ressources allaient être gagées à l’avenir et notamment, comment les activités politiques allaient être maintenues et financées.

Donc, on a assisté, à partir de 1991, à des tensions extrêmement fortes sur ce point et effectivement, on les retrouve au niveau du gouvernement. Euh… le 31 décembre 1991, euh… là, le gouvernement ne pouvait plus, enfin plutôt le pouvoir ne pouvait plus résister, il a fallu mettre un premier ministre, euh… et un premier ministre, que je dirais, présentable, euh… pour la Communauté internationale, c’est-à-dire quelqu’un, bon, avec des ministres qui n’avaient pas de dossier, qui n’étaient pas considérés comme des gens éminemment corrompus. Enfin, il y avait une situation politique extrêmement délicate, et un certain nombre de personnes ont dû être évincées du gouvernement.

Et parmi ces personnes, euh… il y a eu deux personnes, bon, j’en parle puisque, bon, c’est l’occasion, mais le principal, c’est Joseph NZIRORERA, Joseph NZIRORERA, qui est, si vous voulez, d’une certaine façon, un peu l’éminence grise et qui, à partir de cette date, va se comporter comme, d’une certaine façon, le premier ministre bis. Il y aura un gouvernement multipartiste qui va se mettre en place, euh… mais parallèlement, un autre premier ministre va siéger et la fonction de ce premier ministre va être de sauvegarder les intérêts du Parti unique et du clan présidentiel, en se mettant en réserve, et notamment, en assurant le financement de l’infrastructure politique, euh… du MRND, c’est-à-dire du Parti unique.

Parmi les personnes qui ont quitté le gouvernement à cette date, figure effectivement Alphonse HIGANIRO, euh… qui était, à l’époque, ministre, euh… bon, il venait de rentrer, il n’a pas siégé très longtemps dans le gouvernement. Bon, je pense qu’on peut dire qu’il n’a pas été considéré comme un politicien, euh… il n’en avait pas totalement le profil, euh… mais il a été mis, si vous voulez, euh… en réserve. Alors, là, il faudrait que j’explique maintenant les choses, je vais essayer d’être très clair.

Bon, le parti le plus important de l’opposition, c’était le Parti démocratique républicain qui, lui aussi, pour vivre, avait besoin de ressources. Ces ressources, il fallait les trouver. Où pouvait-on les trouver ? On pouvait les trouver dans le contrôle de certains ministères, euh… mais pour l’instant il n’était pas encore question de lui en donner. Ou on pouvait les avoir dans le contrôle d’un certain nombre d’entreprises. Alors, les entreprises au Rwanda, si vous voulez, on peut citer les plus importantes.

Euh... je pense qu’en termes de chiffre d’affaires, la première entreprise était la CIMERWA, c’est l’entreprise de ciment de Cyangugu, qui était une entreprise mixte avec un partenariat chinois, euh... en termes, je n’ai pas vraiment vérifié mais, bon, à peu de choses près, c’est de toute façon, les trois entreprises sont assurément en tête. La seconde c’est l’OCIR-THE, c’est l’office des cultures industrielles, le thé, bon, qui est une des sources de recettes très importantes.

La troisième, c’est la SORWAL et la SORWAL, c’est cette usine d’allumettes qui est installée à Butare. Cette usine a une très grande importance, enfin, il y a un budget important aussi parce qu’elle a, d’une part, le monopole de l’approvisionnement national et, de facto, elle a le monopole de l’approvisionnement régional, c’est-à-dire aussi sur le Burundi et sur la province du Zaïre, c’est-à-dire le Kivu.

Donc, il y a un autre établissement qui jouait un très grand rôle sur le plan politique mais pas uniquement du fait de ses ressources mais du fait de ce qu’il pouvait apporter aux partis, c’était le fonds routier et les ponts et chaussées, et là on retrouve, bon… Pourquoi ? Parce que l’activité politique, dans le cadre du multipartisme, c’était, à cette époque-là, essentiellement organiser des meetings. Organiser des meetings, c’était déplacer des individus, bon, c’était donc avoir des véhicules, du carburant, etc., et le fonds routier et les ponts et chaussées en disposaient.

Bon, donc, le principal travail de Joseph NZIRORERA, au cours de l’année 1991 et au début de l’année 1992, a été de prendre le contrôle de ces différents établissements pour assurer le financement futur du retour au pouvoir en particulier puisque des élections devaient avoir lieu au cours de l’année 1992, à la fin de l’année 1992, en tout cas, ça avait été décidé au début de l’année 1992, c’était donc d’avoir de l’argent. Euh… la stratégie a été très simple.

Bon, l’OCIR-THE, c’est un proche de la famille présidentielle, BAGARAGAZA Michel, bon, il n’y avait pas de problème, les fonds étaient contrôlés depuis le départ. Euh… en ce qui concerne le fonds routier, euh... le témoin 112, bon, là, les choses étaient relativement simples, c’est le beau-fils du président Juvénal le témoin 32. Il avait épousé sa fille Marie-Jeanne, en 1989 ; là, les choses étaient à peu près gelées aussi. Euh… en ce qui concerne la CIMERWA, c’était un petit peu plus compliqué, mais à la fin de 1991, euh… Joseph NZIRORERA a remplacé le directeur et a nommé SEBATWARE, qui était un originaire de sa commune et la quasi-totalité de l’administration de la CIMERWA est passée sous son contrôle. Il a même nommé son demi-frère comme directeur administratif. Bon, donc là, la principale entreprise du pays était aussi sous contrôle de la présidence.

Il restait la SORWAL. Euh… la SORWAL n’était pas sous le contrôle de la présidence et l’enjeu a été extrêmement délicat à gérer. Alors, là aussi, je vais essayer d’aller à l’essentiel. Euh… le directeur de la SORWAL avant Alphonse HIGANIRO, euh… était Mathieu NGIRIRA.

Mathieu NGIRIRA, euh… est originaire du Nord du pays, il est de Gisenyi comme le président, euh... et il a été très proche du président puisqu’il a été ministre de l’économie, de 1979 à 1987. C’était donc un personnage extrêmement important, extrêmement compétent. Il ne faisait pas partie, disons, des lignages présidentiels, proche des lignages présidentiels et bon, dans les conflits des gens du Nord, il faisait partie des gens, euh… il était proche des gens qui avaient organisé le putsch en 1981.

Bon, et quand le multipartisme est arrivé, Mathieu NGIRIRA a quitté le MRND et il a rejoint le principal parti de l’opposition, le Mouvement Démocratique Républicain. Euh… il l’a donc payé assez cher, euh… et différentes opérations ont été organisées pour l’obliger à quitter la direction de la SORWAL. Euh… il a été limogé, je crois, définitivement en février 1992, et il a donc été remplacé à cette époque, et à partir de cette date, donc, si vous voulez, les principales entreprises du pays étaient véritablement sous la tutelle de ce que l’on pouvait appeler le clan présidentiel, et la gestion de ce secteur, c’est-à-dire, enfin, de ce cabinet entre guillemets ministériel bis, était véritablement assurée par Joseph NZIRORERA et on peut considérer qu’un certain nombre de personnes, dont, à mon avis, Alphonse HIGANIRO, étaient considérées comme des ministres de ce gouvernement parallèle, mais affectés à des postes en réserve, le temps que les élections, dont le MRND imaginait qu’elles seraient gagnées, les réinstallent véritablement au pouvoir.

Alors, ces remarques sont, à mon avis, assez intéressantes parce que, quand on étudie, euh… le Conseil d’administration, euh… l’actionnariat, euh… et puis, euh... sans rentrer dans le détail, euh... la liste des, euh... débiteurs, euh... de la SORWAL, telle qu’elle a été publiée puisque c’est le document qui a été rendu public par «Le Soir», récemment, euh... on retrouve exactement, euh... les différents groupes dont on vient de parler. Euh... je ne sais si je continue sur ce point mais c’est assez passionnant de faire le détail, en particulier de la composition du Conseil d’administration, des liens avec l’entourage présidentiel ou l’opposition, mais, si vous voulez, l’élément essentiel à retenir à ce niveau, c’est qu’il fallait absolument que les choses soient bouclées, soient achevées avant la mise en place du gouvernement multipartiste.

Sylvestre NSANZIMANA, qui a été le premier ministre qui a fait la première transition, il est resté au pouvoir pendant quatre mois, donc, du 31 décembre 1991 jusqu’au 16 avril 1992. Bon, Sylvestre NSANZIMANA était un grand homme, enfin, bon, un juriste, ministre de la Justice, très soucieux de l’image du Rwanda. Bon, il y avait beaucoup de critiques sur des condamnations à mort, sur des exactions, sur des arrestations, et il tenait absolument, bon, à donner une autre image, bon, du pays. Euh... et tout le monde savait très bien qu’il ne tiendrait pas et qu’il serait remplacé véritablement par l’opposition.

Donc, il y a eu une véritable course de vitesse engagée pour s’assurer les directions des entreprises nationales et donc, surtout celles, bien entendu, qui avaient de l’argent, euh... avant l’arrivée au pouvoir de Dismas NSENGIYAREMYE parce que… Alors, Dismas NSENGIYAREMYE a été le premier ministre du gouvernement multipartiste, mais à partir du moment où il est arrivé au pouvoir, les décisions devaient être prises normalement au consensus sur les nominations. Donc, il devenait très difficile de modifier un certain nombre de postes de la haute hiérarchie, et en particulier des nominations au niveau des entreprises.

Alors, voilà. Sur Butare, une information qui … Bon, l’arrivée d’Alphonse HIGANIRO sur Butare, euh... a effectivement renforcé, euh... le noyau présidentiel, euh... le noyau présidentiel était sur place, contrôlé par Séraphin BARARENGANA qui était un docteur en médecine, qui a été très longtemps le doyen de la faculté de médecine. Si vous voulez, c’était l’homme qui, pendant une quinzaine d’années, enfin depuis le début des années 1980, détectait les talents politiques, c’est-à-dire ceux qui, dans le Sud du pays, et notamment à l’université, étaient susceptibles de devenir ministres. C’était, en gros, le représentant, euh... donc, c’est le petit frère, hein, de Juvénal le témoin 32, c’est lui qui faisait les carrières à partir du Sud. Et sur place, à Butare, quand Alphonse HIGANIRO a été nommé, ironiquement, à l’époque, on l’appelait le secrétaire exécutif. Bon, c’est-à-dire, celui qui mettait en musique les réseaux de relations, la détection des talents et le fonctionnement local de la tutelle présidentielle.

Alors, maintenant, bon, dans le domaine économique proprement dit, euh... il faut, je pense, donner des éléments d’appréciation très concrets sur ce qui s’est passé au sein de la SORWAL, je pense. Donc, pour, euh... sur cet aspect, bon, le problème était relativement simple. Dans le Conseil d’administration, le président qui a été nommé, c’était en octobre 1989, était Mathieu NGIRUMPATSE. Alors, je suis désolé d’avoir à donner ce nom, mais enfin, d’en donner quelques-uns comme ceux-là, mais Mathieu NGIRUMPATSE, en 1989, ne représentait pas grand-chose. Mais à partir de 1991, il était ministre de la justice, en 1992, en avril, il a été nommé secrétaire national du MRND, du Parti unique, et en juillet 1993, il en est devenu le président, et il a succédé à cette fonction au président Juvénal le témoin 32. C’était donc un personnage clé du régime qui, depuis 1989, tenait, enfin, a été président du Conseil d’administration de la SORWAL. Le fait que le président, puis le directeur, se retrouvent en place à partir de 1992, va permettre de faire fonctionner un certain nombre de mécanismes, notamment de financement des partis politiques.

Alors, sur ce point, je vais être très clair dès le départ, ce n’est pas l’arrivée du nouveau directeur de la SORWAL qui modifie les règles du jeu du fonctionnement des entreprises et de leur rôle dans le financement des activités politiques. L’essentiel des entreprises avait, enfin, une des tâches essentielles des grandes entreprises nationales était d’approvisionner un certain nombre de cadres et de responsables politiques. Ce n’est pas une nouveauté, ça se faisait déjà avant. La distribution des postes, c’étaient les postes les plus intéressants qui étaient distribués dans, parmi les responsables du régime.

Alors, ce que je voudrais dire à ce niveau, c’est que dès le début 1992, la question centrale qui se posait au niveau de la présidence et de Joseph NZIRORERA, c’était d’assurer, d’une part, bon, le financement du MRND, mais surtout le financement des nouveaux mouvements de jeunesse, bon, qu’on appelait les jeunesses des partis. Bon, les partis d’opposition en avaient déjà créés, et le parti MRND, donc le parti au pouvoir, le parti du président, a cherché à mettre en place un mouvement qui s’est appelé les jeunesses Interahamwe.

Alors, l’histoire, enfin, en quelques mots, l’histoire de ces jeunesses est assez intéressante. Ces jeunesses Interahamwe ont été créées par le directeur général de la société PETRORWANDA - bon, ça, c’est une continuité, toutes les activités politiques sont des activités qui dérivent d’un intérêt lié à quelqu’un qui a des ressources - et Désiré MURENZI, qui était membre du Comité central et donc directeur général de PETRORWANDA, souhaitait créer un mouvement de jeunes militants. Je dirais un peu, sans faire d’analogie trop directe, je dirais un peu comme sous nos latitudes. Bon, un mouvement associatif avec de la militance, etc., et il avait créé le mouvement des Interahamwe avec des Tutsi et des Hutu, à partir d’une équipe de football, qui était à Kigali.

Bon, les choses ont bien marché, trop bien marché d’ailleurs et la présidence, NZIRORERA, les beaux-frères du président Juvénal, ont trouvé que l’idée était intéressante et ils l’ont rapatriée, c’est-à-dire qu’ils ont trouvé que Désiré MURENZI ressemblait un peu à un boy-scout. Il a été mis sur la touche. Il a donc démissionné. Il a démissionné à la fois du comité préfectoral du MRND et de la direction du mouvement qu’il venait de créer, de ces jeunesses Interahamwe et les jeunesses Interahamwe se sont structurées comme une milice et là, la question qui s’est posée, c’était comment la financer.

Alors, la difficulté a été la suivante : le MRND était incapable de faire militer des gens. Pour le dire un peu crûment, le MRND avait l’habitude de payer. Bon, et au MDR, par contre, c’est-à-dire le parti d’opposition qui était un parti, bon, neuf, où le fait de militer était beaucoup plus courant, ils avaient des militants qui étaient beaucoup plus dynamiques, beaucoup plus toniques, voilà. Et la stratégie qui a été mise en œuvre consistait à débaucher des militants du MDR pour les faire rentrer à la direction des jeunesses Interahamwe ; et les militants qui ont été retenus, c’étaient ceux qui tenaient la préfecture de Gitarama. La préfecture de Gitarama, c’est la préfecture centrale, c’est celle d’où est originaire le premier ministre Dismas NSENGIYAREMYE qui a été le premier ministre de l’opposition et, parmi ces responsables, figurent notamment le premier vice-président des Interahamwe et le deuxième.

Le premier, c’était Phénéas RUHUMULIZA et le second, c’était Georges le témoin 121. Donc, ces deux personnes étaient des cadres importants du MDR à Gitarama et ils ont été, si vous voulez, on pourrait dire, bêtement achetés. Alors, l’achat s’est fait en deux étapes. Tout d’abord, des prêts leur ont été offerts par la Banque de Kigali qui était contrôlée directement par la présidence et là, la difficulté était grande, c’est que les banques ont besoin de garanties. Pour prêter, il faut des garanties de solvabilité, il faut des biens, etc., bon, et ça n’a pas pu durer. Bon, et l’idée a été trouvée de proposer à la SORWAL de régler le problème, entre guillemets, du débauchage de ces militants et puis, plus globalement, du financement des jeunesses Interahamwe. Bon, et cela a été le travail, si vous voulez, de l’année 1992. Au cours de l’année 1992, le mouvement s’est donné une direction en novembre. La direction de la SORWAL a changé en février et au cours de cette année-là, le but, si j’ose dire, du jeu, a été de faire rentrer ces militants dans le système des jeunesses Interahamwe.

Alors, on viendra peut-être tout à l’heure sur les mécanismes, mais passons immédiatement aux résultats. Les choses ont été assez foudroyantes. RUHUMULIZA et le témoin 121 étaient très déçus du MDR, bon, parce que ça tardait. Ils s’imaginaient que le fait que le gouvernement multipartite se mette en place allait déclencher immédiatement des redistributions massives ; ça ne s’est pas fait, bon, ils étaient très déçus. On a commencé à leur proposer des prêts bancaires, ça a bien marché. Après, on leur a proposé d’avoir directement de l’argent sans contrepartie et bon, en particulier, Georges le témoin 121 est devenu un très grand flambeur. Il a commencé à faire de l’importation sur les bières, sur l’alcool, etc. Voilà. Et ces choses-là se sont faites après, essentiellement en relation avec des apports, des crédits de la SORWAL. Voilà. Alors, ça, si vous voulez, c’est la création du mouvement des Interahamwe, sa consolidation.

Alors, après, dans le déroulement des événements, les choses se sont rationalisées, c’est-à-dire qu’il a fallu mettre des procédures sur le temps et là, les choses se sont faites assez rapidement. Je vais vous donner quelques éléments très simples pour essayer de comprendre un peu la logique. Si on reprend la liste qui a été publiée par «Le Soir» récemment, bon, il y a d’autres documents beaucoup plus précis, mais, disons, si on reprend cette liste, on s’aperçoit qu’il existe dans cette liste, trois groupes de personnes. Il y a d’abord un groupe… bon, personnellement, je n’ai pas eu le temps d’achever, bon, ce volet-là, je dois le dire très clairement, c’était pas pour moi la priorité par rapport au dossier que je prépare pour le Tribunal pénal, bon, puisque le dossier était traité ici, et je ne savais pas si je… enfin, je serais sollicité, bon. Donc, je n’ai pas fini les investigations sur ce volet. Mais disons, sur, attendez, 7, 14, 5, 22, sur 22 des 25 noms ou sociétés cités, il y a un premier groupe.

Le premier groupe, c’est un groupe de commerçants Tutsi de Butare qui sont les principaux, enfin, parmi les débiteurs de la société. Alors, les commerçants Tutsi de Butare voulaient leur part du marché, ils commercialisaient donc des allumettes. Alors, pour comprendre les choses, c’est très simple, il faut se rapporter au Conseil d’administration. Alors, dans le Conseil d’administration, il y a 25% du capital qui est détenu par des sociétés étrangères : deux sociétés suédoises, une société belge, et ensuite, il y a 75% du capital, dont 27% par l’Etat rwandais et 48% par quatre sociétés rwandaises.

Alors, dans ces quatre sociétés rwandaises, il y a la BRD, qui était la Banque Rwandaise de Développement. Son directeur était Tutsi et le directeur qui la représentait au sein du Conseil d’administration de la SORWAL, était lui aussi Tutsi, et il était responsable de ce que l’on appelait le Pôle Sud de la BRD, c’est-à-dire, en gros, l’agence pour le Sud du pays, qui était installée à Butare. Donc, ce monsieur a fait rentrer un certain nombre de grands commerçants Tutsi parmi les principaux intermédiaires qui assuraient la distribution des cartons d’allumettes, qui achetaient et qui revendaient. Bon, voilà le premier noyau des débiteurs.

Le deuxième noyau des débiteurs, alors ça, c’est tout à fait remarquable, ils sont 7, en tout cas j’en ai 7 pour l’instant. Ce sont des commerçants, tous originaires de Gitarama, c’est-à-dire le premier ministre d’opposition, entre guillemets, celui qui a été le premier ministre mis en place en 1992 et qui était originaire des partis d’opposition. Il y a, enfin j’en ai trouvé 7, il y a 7 grands commerçants de Gitarama, qui sont tous membres du MDR, de son parti, qui sont tous commerçants installés à Kigali, et qui sont tous installés dans le même quartier de Kigali, le quartier Mateus. Et ces gens ont été mis en place par le précédent directeur, c’est-à-dire Mathieu NGIRIRA qui, lui, a rejoint aussi le MDR.

Donc, j’essaie de reprendre. Il y a un premier groupe, qui est lié à un des membres du Conseil d’administration des commerçants Tutsi de Butare. Il y a un deuxième groupe, qui est l’héritage de l’ancienne direction, c’est-à-dire un directeur qui a quitté le MRND pour rejoindre l’opposition et qui avait avec lui, des commerçants. C’est pour ça que je ne fais pas de morale dans ma présentation, je présente les mécanismes tels qu’ils fonctionnaient.

Et ensuite, le dernier rapport, si j’ose dire, c’est la dernière couche, c’est l’arrivée à la direction de la SORWAL, d’Alphonse HIGANIRO, qui se traduit là, par l’entrée parmi les intermédiaires, pour la commercialisation d’un certain nombre de personnes dont 4 dirigeants des jeunesses Interahamwe, et là, on retrouve le président, Jerry-Robert KAJUGA, on retrouve le premier vice-président, Phénéas RUMULIZA, on retrouve le deuxième vice-président, Georges RUTANGANDA, et on retrouve alors le dernier, attendez, euh... c’est Jean-Marie Vianney, c’est celui que l’on surnomme « Zuzu », c’est l’avant-dernier de la liste, écoutez… c’est pas grave. Donc, chacun rentre sa famille, si j’ose dire, et tente de faire en sorte que son groupe évince progressivement les autres. Alors, là aussi, j’ai découvert des choses qui sont, enfin… quand on s’y met, enfin… je ne devrais pas dire ça comme ça, mais, bon, on n’est jamais déçu sur les dossiers rwandais, hein.

On a toujours l’impression de comprendre 20 à 30% et il y a toujours encore 50 ou 70% qui vous échappent, donc il suffit de continuer à travailler et on découvre toujours des choses. Et sur le lot, on s’aperçoit d’une chose absolument extraordinaire, c’est que, bon, les commerçants Tutsi, eux, vont garder à peu près leurs créances. Bon, ils ne vont pas faire beaucoup plus d’affaires, pas moins, pas plus, mais, bon, d’une certaine façon, de toute façon 1994, plusieurs d’entre eux, d’ailleurs c’est étonnant parce qu’ils sont toujours dans les créances douteuses mais ils sont morts, pour certains, euh. Bon, disons, ce lot-là n’a pas beaucoup d’intérêt à mon sens, en tout cas comme signification.

Le deuxième groupe, ça, c’est très intéressant, c’est le groupe du MDR, donc, des opposants. Ceux-là, si vous voulez, quand la nouvelle direction de la SORWAL se met en place, le but c’est d’éliminer ces gens-là, et donc, on porte plainte. Alors là, je ne sais pas où la plainte a été déposée, je ne sais pas si elle est au parquet à Kigali, je ne sais pas si elle est en première instance, enfin, bon. Toujours est-il qu’il y a eu des plaintes qui ont été déposées. Ces plaintes ont été déposées. Le but c’était, si vous voulez, de faire rendre l’argent des opposants, des commerçants du MDR qui étaient proches de ce nouveau gouvernement opposé au clan présidentiel. Et on s’aperçoit que, dans les derniers relevés, leurs créances ont diminué. Donc, la pression a été très forte.

En ce qui concerne le troisième groupe, si vous voulez, les nouveaux arrivants, l’histoire devient relativement comique, si on peut dire, c’est que, d’une part, leurs dettes sont de plus en plus importantes, et qui plus est, ces gens se voient accorder un monopole. Alors, c’est une découverte que j’ai faite récemment. Bon, j’étais à Kigali, euh... à Butare, il n’y a pas longtemps, on s’aperçoit d’une chose, alors, je n’ai pas exactement la date, mais si vous voulez c’est à la fin de l’année 1993, deux des membres, disons, des nouveaux intermédiaires, se voient confier l’exclusivité de la distribution des allumettes. Et ces deux membres, bon, ils sont très intéressants. Le premier c’est MUREKEZI Vincent, qui est n° 1 sur la liste, et le second c’est Phénéas RUHUMULIZA.

Alors, si vous voulez, pour le dire très concrètement, bon, d’après les informations que j’ai grosso modo recueillies, on termine à la fin de l’année 1993 avec l’équivalent de 6.000 cartons d’allumettes à peu près vendus, enfin produits par mois. Et les deux se les partagent, c’est-à-dire qu’ils ont 3.000 cartons chacun. Si on multiplie, admettons, par 4.500 francs le carton, ça leur fait quand même à peu près 13 à 14 millions chacun, ce qui est quand même honorable, et les autres ne participent plus à la distribution des allumettes. Et d’après les indications que j’ai eues, les quelques témoignages que j’ai eus, cette situation a prévalu jusqu’en avril 1994.

Alors, pour le dire très concrètement, la conséquence, à mon avis, est très importante, c’est qu’au début, quand il s’agissait de débaucher les gens des jeunesses Interahamwe qui venaient d’autres partis, on pourrait dire que la rétribution, enfin, excusez-moi d’employer ce terme, mais relevait de ce que l’on pourrait appeler le mercenariat. Il s’agissait de convaincre avec des pièces trébuchantes qu’il était préférable de militer de ce côté-là plutôt que de rester chez les opposants qui n’ont pas d’argent. Donc, les gens ont fait des petites fortunes. Bon, le témoin 121, enfin, etc. Bon, ils avaient de l’argent. Quand on arrive à la fin de l’année 1993, là, il ne s’agit plus de mercenariat, il s’agit manifestement de passer à une sorte d’échelle industrielle. Quand on voit le compte de Hardware Center qui tourne, je crois, aux alentours de 27 millions de francs, celui qui coordonne les affaires au sommet, c’est-à-dire Joseph NZIRORERA, ne peut certainement pas imaginer que 27 millions de francs passent pour se payer des bars, de l’alcool, des femmes, de tout ce que vous voulez. On rentre dans une autre logique.

Et là, je crois qu’il y a un saut qui a été passé à ce moment-là, c’est-à-dire qu’on est quasiment dans de l’industriel, et on finance des activités politiques, on finance des militants, on finance des meetings, beaucoup de choses certainement, mais cela n’a plus rien à voir avec du mercenariat, comme au cours de la première période. Voilà, donc, euh... il y aurait peut-être deux mots à dire sur les mécanismes mais, bon, je ne voudrais pas non plus donner l’impression de faire un exposé professoral trop long. Voilà, Monsieur le président, je pense que je vais m’arrêter là.

Le Président : Tout d’abord parce que j’imagine que la défense va vous poser la question, donc je vais la précéder. Vos sources d’information, de quoi s’agit-il ? S’agit-il des bilans ? S’agit-il des pièces comptables ? S’agit-il de la rumeur ?

André GUICHAOUA : Euh… Les témoins experts du Tribunal pénal international ont la particularité de travailler hors des investigations proprement dites, du Tribunal pénal international, c’est-à-dire qu’ils travaillent sur leurs compétences entre guillemets, leurs antécédents, leur réseau de relations, bon. En ce qui me concerne, la réponse, elle est relativement simple. En 20 ans de travaux au Rwanda, je connais énormément de monde, mais ça, bon, je crois que ce n’est pas un délit.

J’ai souvent, quand même, fait beaucoup d’efforts pour n’écrire que des choses que j’ai pu vérifier, et à ce titre, effectivement, je bénéficie souvent d’informations, bon, que les gens préfèrent déposer chez tel ou tel, en imaginant qu’elles seront utilisées à des fins non polémiques. Mais si vous voulez, moi, j’ai travaillé sur ce dossier comme je travaille sur tous les autres dossiers du Tribunal pénal international. Je prends beaucoup de contacts, j’ai beaucoup d’archives personnelles, bon, je connais Butare depuis très longtemps. Et surtout, ce que je voudrais dire, c’est que le Rwanda est un monde, ce n’est pas péjoratif, mais petit quand même, tout le monde connaît tout le monde, tout le monde sait qui va chez qui, tout le monde, bon… Le fonctionnement de la SORWAL, et par exemple le financement des Interahamwe, là, ne fait pas partie des… c’est de la connaissance commune.

Je ne sais pas comment dire ça. Il y a des choses très sérieuses, par exemple, bon, tant pis. Le financement de la CDR, de la Coalition pour la Défense de la République, là-dessus, personne n’a vraiment encore avancé, parce que c’est très sérieux et là, c’est géré tout à fait au sommet. Le financement des Interahamwe, à la limite, tous ceux vous aviez besoin, vous les retrouviez dans le bar de Mathieu NGIRUMPATSE à Kigali, en écoutant le témoin 121, en écoutant NIYITEGEKA, le trésorier, en écoutant Phénéas.

Ces choses-là étaient, euh... disons, pour les familiers du Rwanda et au courant des relations des uns et des autres, ces choses-là n’étaient pas secrètes. Par contre, il y a des domaines où, effectivement, là, on ne pénètre pas. Mais, ce que je viens de raconter ne fait pas partie des secrets. Quelqu’un qui était familier du Rwanda, des milieux économiques, bon, j’ai été expert très longtemps pour des organismes internationaux, j’ai travaillé dans le domaine de la politique agricole, de la politique économique, bon, ces choses-là font partie des informations courantes, ne serait-ce que parce que, bon, je vais vous donner une réponse a contrario. Je n’ai pas cité, par exemple, les projets de développement étrangers. Pourquoi ? Parce que le principal problème des projets de développement, c’était justement de repérer rapidement par où l’argent fuyait et la première tâche, si vous voulez, à partir de 1991, dans le cadre du multipartisme, a été de remettre de l’ordre sur un certain nombre de projets, de gros projets, notamment de la Banque mondiale qui servait de véritable réservoir à la famille présidentielle.

Le Président : Alors, avant peut-être que nous ne suspendions l’audience pendant un quart d’heure, je rappelle aux parties qu’au plus tard, nous terminons à 17h. Donc, s’il y a des questions à poser, essayez de bien les poser, de bien les cibler. Avez-vous éventuellement des informations sur la politique de recrutement du personnel à la SORWAL ? Vous n’en avez peut-être pas, hein, je ne …

André GUICHAOUA : Euh... non, ça, je n’ai pas fait, je suis en train de préparer le prochain procès sur lequel j’interviens en juin, c’est le procès de Cyangugu. Donc, pour l’instant, je travaille sur Cyangugu et sur la CIMERWA. En ce qui concerne la SORWAL, ce que je sais c’est qu’elle est passée d’un effectif d’à peu près 600 personnes, et je crois qu’à la fin, enfin, disons à la mi-1994, elle devait se situer dans les 100-120 personnes. Donc, il y a eu toute une phase de modernisation avec beaucoup de licenciements. Ce que j’ai vaguement cru comprendre aussi, c’est que, bon, comme les autres entreprises publiques, elles étaient, au niveau de leur équipe dirigeante, tenues par des gens du Nord, mais non, je ne suis pas rentré plus avant. Les seuls que je connais à peu près clairement, ce sont les membres du Conseil d’administration, ceux-là, je les ai tous clairement situés. Pour le personnel dirigeant, les directeurs techniques, financiers, etc., non, ça non, je n’ai pas fait, Monsieur le président.

Le Président : Bien. Nous allons donc suspendre l’audience. On la reprend à 15h15. Donc, les parties ont un quart d’heure pour réfléchir à leurs questions, de manière à ce que nous ayons de toute façon terminé à 17h.

[Suspension d’audience]

Le Président : L’audience est reprise. Vous pouvez vous asseoir. Les accusés peuvent prendre place. Le témoin peut également reprendre place. Professeur GUICHAOUA, avant éventuellement de céder la parole ou de demander aux parties si elles ont des questions à vous poser, vous avez fait allusion à la circonstance que vous aviez été amené à étudier les événements à Butare. Avez-vous éventuellement des informations sur le rôle des intellectuels de l’université nationale du Rwanda, à Butare, dans le génocide ? Peut-être, peut-être pas, je ne sais pas.

André GUICHAOUA : Je connais bien cette université, oui, et puis, bon, j’ai eu, si j’ose dire, la chance d’être présent en avril 1994, et j’étais passé justement le dimanche de Pâques, le 4 avril ou le 3 avril, à Butare. Bon, euh... bien oui, je vais démarrer avec cette anecdote. Si je me suis arrêté à Butare en passant, en venant du Burundi, c’est parce que je voulais rencontrer Jean Guadalbert RUMIYA qui était un collègue historien, qui était ancien membre du Comité national du MRND, qui venait de démissionner, bon, il a été assassiné immédiatement après mon passage, il était Tutsi.

Pour moi, oui, il y a une dimension un peu émotionnelle sur cette université. Sinon, ce que j’ai à en dire, c’est que la situation a été extrêmement dure. Tous les témoignages que j’ai pu recueillir... Bon, d’une part, les effectifs d’enseignants quand même, 80 enseignants ont été tués. Bon, je n’oublie pas les étudiants, mais si vous voulez, euh... et l’administration de l’université a joué un rôle non négligeable dans ces éliminations. Voilà, c’est à peu près… Peut-être autre anecdote encore.

J’ai retrouvé un certain nombre de documents, mais qui avaient déjà un peu circulé, sur les participations de l’université à l’effort de guerre. Alors, si vous voulez, l’université, ce n’était pas une grande entreprise mais elle avait une base sociale importante, donc les cotisations imposées étaient larges. Dans la liste des financements de l’effort de guerre, l’entreprise qui vient en tête, c’est l’université, avec 5.150.000 francs. J’ai vérifié hier soir qui était le responsable du versement, le numéro de téléphone        est le numéro de téléphone du vice-recteur, Jean-Berckmans NSHIMYUMUREMYI. La deuxième structure en importance pour les versements, c’était la SORWAL. Et puis après, il y a beaucoup de membres sur ces listes. Mais la situation au sein de l’université a été extrêmement dure.

Le Président : Bien. Les jurés ou les parties ont-ils des questions à poser au témoin ? Monsieur le 6e juré ?

Le 6e Juré : Monsieur le président, vous pouvez demander au témoin si on peut considérer la SORWAL comme le coffre-fort des Interahamwe ?

Le Président : La question est de savoir si on pourrait considérer la SORWAL comme étant le coffre-fort des Interahamwe. Cette question vous étonne peut-être un tout petit peu, c’est parce qu’un témoin a rapporté que Monsieur HIGANIRO aurait été surnommé, à Gisenyi, le coffre-fort des Interahamwe.

André GUICHAOUA : Euh... à titre personnel, je pense que la formule est exacte. Certainement la principale source de financement des Interahamwe.

Le Président : Une autre question ? Monsieur le 3e juré ?

Le 3e Juré : Oui, Monsieur le président. Voulez-vous poser la question au témoin si, selon lui, le fait d’être nommé directeur général de la SORWAL peut constituer une déchéance ?

Le Président : Alors, Monsieur HIGANIRO nous a expliqué que, ayant été ministre pendant une dizaine de mois, en 1991 (nonante et un chez nous), le fait, pour lui, d’avoir été nommé directeur de la SORWAL en 1992, à Butare, était en quelque sorte une déchéance ou une punition. Vous avez, selon vos informations, le même sentiment que lui ? Avez-vous le même sentiment que lui ?

André GUICHAOUA : Monsieur le président, si on raisonne selon certains schémas culturels, pour quelqu’un de Gisenyi, être affecté à Butare peut être considéré comme une déchéance. Mais cela n’est pas une raison suffisante. Je pense que, quand la répartition du personnel s’est faite en 1991, bien des ministres auraient échangé les postes qu’on leur a donnés dans le gouvernement de Sylvestre NSANZIMANA, puis, dans celui de Dismas NSENGIYAREMYE, en échange d’un poste de directeur d’une société parastatale à capitaux étrangers. Et, soyons clairs, en termes de rémunération directe ou annexe, vous étiez sur un rapport de 1 à 4 ou 1 à 5 et Butare, ce n’est pas l’exil, vous êtes à 2h de Kigali, non, je ne pense pas. Par contre, où effectivement il peut y avoir perception de la formule de déchéance, c’est si l’intéressé a imaginé qu’il avait un dessein politique majeur parce qu’il estimait que tel était son profil, dans ce cas-là, oui, mais moi, je n’ai jamais entendu dire qu’il a été perçu comme une personnalité politique majeure. Il avait un profil de technicien. Etre ministre était un très bon poste, mais être directeur d’une société parastatale était beaucoup plus intéressant et beaucoup plus adéquat à son profil.

Le Président : D’autres questions ? Maître SLUSNY ?

Me. SLUSNY : Je vous remercie, Monsieur le président. Acceptez-vous de poser à Monsieur le professeur GUICHAOUA, les deux questions suivantes. La première, pourrait-il nous expliquer, parce que, moi, je ne comprends absolument pas le sens de la deuxième phrase, des deux phrases que je vais lire, qui sont la décision et la recommandation du Conseil d’administration de la SORWAL, réuni au siège de la société, en date du 26 janvier 1994, et le Conseil d’administration a dit ceci : « Le Conseil d’administration réaffirme que Monsieur NGIRIRA Mathieu est responsable de la gestion catastrophique de la société pendant l’exercice 1991, consécutive notamment à son insubordination et à son entêtement qui ont conduit à son licenciement ». Et on ajoute : « Le Conseil décide de ne pas intenter une action en justice contre Monsieur NGIRIRA pour le grave préjudice qu’il a causé à la société ». Je ne comprends pas.

Le Président : Vous avez un commentaire à faire à propos de ces phrases tirées du procès-verbal du Conseil d’administration de janvier, c’est ça, janvier 1994 ?

Me. SLUSNY : 26 janvier 1994.

André GUICHAOUA : Euh... bon, euh... la question, à mon avis, est la suivante : qui est responsable des déboires financiers des sociétés parastatales au Rwanda ? La réponse, je crois, elle n’est pas liée à l’administration de X ou de Y ou Z, elle est liée au fait que les directions se servent abondamment dans les trésoreries, et utilisent toutes les failles possibles et imaginables pour mettre les sociétés en difficultés financières à leur profit.

Ca n’a rien à voir avec la SORWAL en tant que telle. Tous les programmes de coopération passaient leur temps à essayer de colmater les fuites, à les identifier, les fuites légales, les fuites qu’on découvrait, les fuites qui étaient mises au point, enfin, etc. Maintenant, sur le problème des poursuites, bon, là, je ne suis pas intervenu longuement sur ce point, et je n’ai pas fait les démarches nécessaires, je sais que des plaintes ont été déposées sur un certain nombre de débiteurs, bon, je n’ai pas les éléments, je n’ai pas retrouvé, je croyais que c’était François-Xavier NSANZUWERA. Apparemment, on m’a expliqué que ce n’était pas lui qui était en charge de ces dossiers, parce que les chèques douteux en particulier normalement sont gérés à Kigali, puisque c’était vers le siège des banques, enfin, en tout cas, ça, je ne sais pas, mais voilà. Sur ce volet, je sais qu’il y a eu des plaintes qui ont été déposées.

Alors, en ce qui concerne NGIRIRA, ce que vous dites sur le fait qu’on ne l’a pas poursuivi, la réponse, à mon avis, elle est relativement simple, c’est que NGIRIRA n’a pas commis de délit plus important que la moyenne, si ce n’est que, comment dire, on n’était pas rentré, à mon sens, dans un système de financement avec des déficits ayant cette importance et ce caractère structurel et quasi-industriel. C’est-à-dire, si vous voulez, je pense qu’il y a une différence entre des créances de quelques centaines de milliers, voire de quelques millions de francs qui sont remboursés.

D’ailleurs, je suis un peu étonné parce que, sur cette liste, il y a des gens qui n’y sont pas, dont un, en particulier, je n’en ai pas parlé tout à l’heure, il y a des commerçants, des commerçants stricto sensu, c’est-à-dire des gens qui ne font pas de politique, et qui sont notamment installés à Cyangugu. Alors, sur Cyangugu, c’était très important parce que c’était là que se faisait, je dirais, l’essentiel de l’argent. A Cyangugu, c’étaient les ventes sur le Congo, et les camions étaient directement vendus en dollars. Donc, quand vous aviez des opérations, ça ne passait pas en exportation. Donc, ceux qui étaient responsables du camion voyaient l’achat fait en dollars, et ils gagnaient tout de suite 30% de plus que… enfin voilà. Et dans la liste, j’ai vu qu’il y a un commerçant de Cyangugu, mais il y en a un qui n’y est pas, et pourtant il me semble qu’à l’époque il était sur des découverts énormes et beaucoup plus importants que ceux-là, il s’appelait, je crois, BANTEZE Edouard et je crois qu’en 1992, il était à 120 millions de créances indues. Ca, c’est encore un autre volet, c’était, bon, on se sert sur les sociétés d’Etat.

Alors maintenant, pourquoi est-ce que Monsieur NGIRIRA n’a pas été poursuivi ? Premièrement, parce que ce n’est pas lui qui, en tant qu’individu, était responsable, il a de mauvais créanciers, bon, et il engage les procédures. Alors, vous allez me dire qu’on peut ironiser. Est-ce que le fait d’engager des procédures garantissait quoi que ce soit sur le retour de la dette ? Ca, je n’en sais rien, ou plutôt, je dirais que, selon les personnes, on ne poursuivait pas. Ecoutez, c’est très simple. Les Interahamwe portaient plainte contre des responsables des Interahamwe, ça équivaut à mettre un cercueil sur sa porte, enfin, je crois qu’il faut quand même parler très, très franchement, hein.

J’ai eu récemment… au Tribunal, on a posé la question à un procureur pour lui dire : « Pourquoi vous n’avez pas poursuivi les gens de la radio RTLM ? ». Cette radio qui appelait au meurtre, etc. Tout simplement parce qu’il fallait vivre. Bon, qui aurait pu se permettre de présenter une plainte avec un huissier pour poursuivre un responsable de radio RTLM ? Je crois que là, il y a des limites à l’héroïsme qu’il faut comprendre.

Mais le dernier élément, c’est que, pour bien montrer que, le délit n’était pas un délit financier en ce qui concerne Mathieu NGIRIRA. Mathieu NGIRIRA a eu 2-3 mois de chômage sans affectation, et dès que Dismas NSENGIYAREMYE est devenu premier ministre, le 16 avril, il a été nommé responsable de sa section Conseil économique au niveau du cabinet du premier ministre. Donc, il est devenu quelqu’un de très important, et je dirais, enfin, ce que vous me lisez là sur NGIRIRA, c’est de l’acharnement, c’est vouloir faire porter à un opposant politique la responsabilité des déficits qui, à mon avis, sont des déficits de la dernière année.

Enfin, je n’ai pas eu le temps de m’occuper, à Kigali, des années… il faudrait reprendre les années comptables. Mais je suis absolument persuadé que les déficits qui ont été rendus publics sur… enfin, qui sont les déficits actuels, sont les déficits de 1993-1994, c’est-à-dire liés à une conjoncture de mobilisation, de guerre, de guerre civile. Excusez-moi d’avoir répondu un petit peu longuement, mais…

Le Président : Oui, Maître SLUSNY ?

Me. SLUSNY : Monsieur le professeur peut-il nous expliquer, pour la SORWAL en particulier, s’il le sait, et en tout cas pour les autres grandes sociétés, quelle a été la réaction des investisseurs étrangers qui voyaient leur patrimoine pillé ?

Le Président : Pour la SORWAL, il y a un Belge, donc… ça ne vous pose pas de problème, à vous… et deux Suédois…

André GUICHAOUA : Oui, mais les deux représentants, Monsieur BRETECHE et l’autre, sont des Français, Monsieur le président. Bon. Je vais répondre très vite en disant que ces types de charges ou de coûts de transactions pour utiliser un terme poli, sont répercutés sur d’autres volets.

Le Président : D’autres questions ? Maître GILLET ?

Me. GILLET : Oui, Monsieur le président. Deux questions. La première : est-ce qu’il y avait une proximité entre la SORWAL et la CDR ? Est-ce que le témoin sait s’il y avait une proximité de cette politique, peut-être aussi économique, dans le prolongement de l’exposé qu’il vient de faire ?

Le Président : Vous avez parlé d’un rapport d’ordre financier entre la SORWAL et les Interahamwe ou des responsables des Interahamwe. Y a-t-il ce même type de lien entre la SORWAL et la CDR ? Ou un autre type de lien éventuellement entre la SORWAL et la CDR ?

André GUICHAOUA : Je vais répondre en trois étapes, Monsieur le président. En ce qui concerne le mouvement des Interahamwe, les choses ne peuvent pas être vraiment mises en cause. On n’a pas à discuter des mécanismes, mais si vous voulez, l’argent transitait bien, soit chez les individus, soit au niveau de la structure, et sur ce point, je rajouterais un élément très important, c’est que le président… le responsable juridique du mouvement des Interahamwe est le président du Conseil d’administration de la SORWAL.

Mathieu NGIRUMPATSE, qui est président du MRND, est aussi responsable juridique des Interahamwe. Les Interahamwe n’ont jamais demandé la capacité juridique pour exister en tant qu’association au Rwanda, pour éviter la possibilité de poursuite du fait de leurs exactions. Donc, on est resté, en ce qui les concerne, dans un statut de vide juridique.

Et les instances qui ont été mises en place sont des instances internes aux Interahamwe. Mais la capacité juridique, c’est la capacité juridique du MRND et à ce titre, il est quand même intéressant de voir qu’on retrouve, dans toute la hiérarchie du mouvement, des Interahamwe au sein du groupe des débiteurs de la SORWAL alors que le président du Conseil d’administration en est le responsable juridique.

Ensuite, Mathieu NGIRUMPATSE est aussi président du MRND. Compte tenu des montants, compte tenu de l’organisation de la filière, il est, à mon avis, difficile d’imaginer que les financements les plus importants, et en particulier ceux qui sont passés sur des comptes de sociétés comme la Hardware Center, n’aient pas abouti, d’une manière ou d’une autre, sur les caisses du MRND. Mais, si vous voulez, ça aussi, ça ne faisait pas de problème, puisque ces partis étaient considérés comme, entre guillemets, normaux.

La CDR, c’est beaucoup plus difficile de répondre. Jamais, au niveau central, personne n’a véritablement admis être l’intermédiaire ou le porte-parole de la CDR. La CDR était une formation politique un peu diabolisée. On savait qu’elle était gérée au niveau central le plus élevé, NZIRORERA, les beaux-frères du président, deux ou trois autres personnes, mais la CDR était une structure qui se cachait, qui se cachait derrière des prête-noms et à ce titre, il y en a un - mais moi, je n’irai pas beaucoup plus loin parce que je crois que, bon, tant qu’on n’a pas remonté les mécanismes bancaires, on ne peut pas affirmer - mais le premier prête-nom de la CDR c’était Martin BUCYANA qui était, comment dire, originaire du Sud, qui a été le premier président.

Alors, si vous voulez, ça, ça a toujours fait rire tout le monde au Rwanda. Nommer président de la CDR quelqu’un du Sud, c’est tout à fait ridicule, surtout à Cyangugu, un quasi-Congolais, à peine un Rwandais. Bon, et ce monsieur était président de la CDR. Mais ce que l’on sait aussi, c’est que ce monsieur était très souvent à Butare. Et j’ai rencontré récemment plusieurs témoins qui m’ont dit qu’il était très familier, en particulier du quartier de l’évêché et de la SORWAL, bon. Maintenant, qu’est-ce que cela signifie ? Je n’en sais rien.

Je crois qu’on ne peut pas franchir ce saut tant qu’on n’a pas été voir dans le dispositif comptable. Mais si vous voulez, ça dépasse l’investigation d’un chercheur, enfin, d’un chercheur ou d’un témoin expert du Tribunal pénal international, là, il faut vraiment véritablement mettre en place un système d’investigation plus lourd, même si, bon, bien des hypothèses peuvent être échafaudées. Mais il est intéressant qu’au-delà de sept ans, depuis la guerre et le génocide, on n’ait pas avancé sur ce dossier. Il est bien verrouillé.

Le Président : Une autre question ?

Me. GILLET : Oui, Monsieur le président. Dans l’agenda de Monsieur SEBALINDA, au 1er décembre 1993, il est indiqué que le directeur administratif et financier, donc Monsieur SEBALINDA de la SORWAL, reçoit l’information par son homologue d’ELECTROGAZ, que Monsieur KAJUGA s’apprête à livrer pour 50 millions de francs rwandais de marchandises, probablement conjointement aux deux entreprises. Est-ce que le témoin a une idée de ce que Monsieur KAJUGA pouvait livrer, aurait pu livrer à ces deux entreprises, éventuellement selon quel mécanisme, je ne sais pas ?

Le Président : Eléments précis, hein. C’est donc une indication qu’on relève dans un agenda de Monsieur SEBALINDA qui est le directeur administratif et financier de la SORWAL, selon lequel Monsieur KAJUGA Robert, qui est, si je ne me trompe pas, le président national des Interahamwe, devrait livrer de la marchandise équivalente à 50 millions de francs rwandais, à la SORWAL et à ELECTROGAZ. Je ne sais pas si vous avez une information à propos de ce point précis ? Donc, jusqu’à présent, on n’a même pas pu, dans les témoins entendus en tout cas, essayer de savoir ce que Monsieur KAJUGA aurait bien pu livrer, qu’il ait pu être client et donc, recevoir de la marchandise, c’est une possibilité, mais il s’agit d’une livraison de marchandises. Avez-vous éventuellement des lumières ?

André GUICHAOUA : Monsieur le président, j’essaie de raisonner mais, euh... dans, disons, dans les opportunités, non, spontanément, je ne vois pas d’éléments. Maintenant, si vous voulez, ça, ça rejoint ce que je disais au début. Personnellement, j’ai l’impression d’être à 30% de compréhension. Il manque encore au moins 50 ou 70%. C’est-à-dire ces gros montants, à quoi pouvaient-ils servir ? Un meeting, organiser un meeting ? Bon, un meeting, le plus gros, d’après ce qu’on m’a expliqué, celui de 100.000 personnes, MRND, Kigali, on avait demandé aux différentes parties de regrouper à peu près 15 millions, bon, pour payer les gens, pour susciter le militantisme, de les faire venir en car, les prendre en charge, etc. Ca, ce sont des dépenses de financement de parti, je dirais, un peu classiques.

Quand on atteint des montants de ce type-là, je ne sais plus trop à quoi ça peut correspondre, à moins qu’on ne soit là sur des opérations un peu différentes, c’est-à-dire un volet explicitement lié à des activités d’entraînement militaire, etc. Mais, ça, pour moi, ce sont, pour l’instant, des hypothèses. Non, je ne peux pas répondre sur des montants de ce type. Mais ça me soucie, enfin, bon, je crois que maintenant, effectivement, ce qu’il faut comprendre, c’est quelle est la raison d’être de ces montants quasi industriels ? Quand Hardware Center se retrouve avec 27 millions de découvert, quand deux individus récupèrent environ 30 millions par mois sur les ventes, on a dépassé l’enrichissement personnel, on est rentré dans d’autres logiques. Alors, quelles sont ces logiques ? Ca… Je ne voudrais pas répondre avec des propositions erronées ou des hypothèses que je ne peux pas étayer, enfin, si vous en êtes d’accord.

Le Président : Mais, j’en suis parfaitement d’accord. Une autre question ? Maître VERGAUWEN ?

Me. VERGAUWEN : Je vous remercie, Monsieur le président. Monsieur le président, pourriez-vous demander au témoin simplement à quelle période les massacres prennent-ils fin à Butare et dans la région de Butare, selon lui ?

Le Président : Oui, vous pouvez répondre effectivement à cette question pour autant que vous ayez des informations qui vous permettent du faire.

André GUICHAOUA : Bon. Je n’ai pas spontanément la date. Les massacres ont cessé à partir du moment où le FPR est intervenu sur Butare et ça, ce devait être, attendez, Gitarama, ils ont quitté le 27… je pense que c’est à la fin juin. Ecoutez, là, je n’ai pas… je crois que c’est à la fin juin, oui, puisqu’il y a eu des interventions Turquoise, qui ont été constater le terrain avant, et après, le FPR est arrivé et puis, est remonté sur Gitarama. Mais ça, non, je n’ai pas, je ne vais pas faire perdre votre temps avec… en réfléchissant trop longtemps.

Me. VERGAUWEN : Peut-être que le témoin veut dire par-là que la présence d’Interahamwe, il y a présence d’Interahamwe jusque fin juin, à Butare et dans la région de Butare ?

Le Président : Y a-t-il présence d’Interahamwe, effectivement, jusqu’à cette période ?

André GUICHAOUA : Euh... je ne sais plus de quand date le départ de KAJUGA. KAJUGA a dû partir, il était malade, il a été, je crois, rapatrié sur Gisenyi. Non, ça, je ne peux pas vous répondre, comme ça, spontanément.

Me. VERGAUWEN : Alors, je pose la question différemment. Début mai, est-ce qu’il y a encore des Interahamwe dans la région ?

André GUICHAOUA : Au début du mois de mai, euh... oui, assurément.

Me. VERGAUWEN : Merci.

André GUICHAOUA : Mais les effectifs Interahamwe sur Butare ne sont pas aussi importants que dans beaucoup d’autres préfectures. Le terrain a toujours été assez difficile à organiser sur Butare et les Interahamwe étaient des gens qui venaient d’autres formations politiques et qu’il a fallu mobiliser mais il a toujours été très difficile de mobiliser pour le MRND, pour la CDR et pour les Interahamwe, sur Butare.

Le Président : Ceci dit, il est possible que certains témoins parlent d’Interahamwe, non pas dans le sens assez précis que vous utilisez, de mouvement de jeunesse au départ, devenu milice du MRND, mais dans un sens peut-être plus général, de personnes qui tuaient, qui, peut-être, n’étaient pas du tout, je dirais, ni affiliées au MRND, ni membres de ces jeunesses et de ces milices. Certains témoins sur les collines parlent d’Interahamwe, peut-être pas nécessairement dans le sens précis que vous lui donnez.

André GUICHAOUA : Oui, Monsieur le président. Là, je pense que c’est tout à fait exact puisque souvent, les gens confondent les Interahamwe, je dirais, qui étaient les cadres, enfin, les animateurs, les vrais militants, et les groupes d’autodéfense civile. Les groupes d’autodéfense civile, on les appelait aussi les Interahamwe, mais, bon, ce n’était pas tout à fait la même chose. Là, je ne peux pas aller beaucoup plus loin.

Me. VERGAUWEN : Merci, Monsieur le président.

Le Président : D’autres questions ? Maître SLUSNY ?

Me. SLUSNY : Je vous remercie. Est-ce qu’il est possible, est-ce qu’on peut imaginer qu’il y ait eu des meurtres individuels par simple intérêt, c’est-à-dire qu’une personne a été tuer son voisin, quelqu’un en bas de la rue en prétendant par exemple que ce serait un Hutu modéré, mais en réalité, pour s’emparer de sa maison, de sa terre ou de ses biens ?

Le Président : De vos informations, avez-vous éventuellement connaissance de ce que, dans l’ensemble de ces tueries, certaines étaient animées non pas par un mobile politique mais par un mobile purement personnel ou d’intérêt personnel ?

André GUICHAOUA : Oui, Monsieur le président. On a très peu d’éléments concrets puisqu’on ne fait pas d’enquête sur ces choses-là, la situation ne s’y prête pas. Maintenant, ce qui est sûr, c’est que notamment, sur, euh... enfin, dans l’ensemble du pays et particulièrement à Butare ou à Cyangugu, ou à Gikongoro, le mot d’ordre a été que ceux qui éliminaient les Tutsi récupéraient les terres ou les propriétés. Donc, cet argument était valable aussi dans d’autres cas. Récemment, j’ai ramené une liste d’une commune importante du Sud, où on a près de 600 maisons avec personnes disparues ou enfuies, c’est l’euphémisme, le recensement des biens et les personnes à qui le bien a été attribué. Et ça, cette liste, elle date du mois de mai. Donc, disons, la cupidité, pour le dire très simplement, a joué un rôle certainement fondamental et a suppléé les convictions politiques chez beaucoup, y compris, par rapport à des Hutu, enfin, à des ressortissants Hutu.

Le Président : D’autres questions ? Maître NKUBANYI ?

Me. NKUBANYI : Pourriez-vous demander au témoin, selon lui, de quand date le phénomène de l’Akazu ? Est-ce que c’est un phénomène qu’on peut situer dans le temps ou est-ce que c’est un phénomène qu’on peut indiquer, dire perpétuel dans l’histoire du Rwanda ?

Le Président : Je vais peut-être quand même vous demander, à vous aussi quelle est votre définition de l’Akazu ? Et ensuite, si c’est un phénomène qui était typique du régime le témoin 32, ou si c’est un phénomène qui existait avant, qui existe peut-être encore maintenant, qui existerait sur le plan national, mais aussi peut-être sur le plan préfectoral, local ou autre ? Des grandes Akazu, des petites, des moyennes, bien que ça veuille dire petites maisons, mais des plus petites, les unes que les autres ?

André GUICHAOUA : Oui, Monsieur le président. Bon, tout d’abord, sur la définition, là, les choses sont claires : la petite maisonnée, la petite cour, enfin, etc. Il y a une formule qui est utilisée quelquefois avec ironie, plusieurs disent, en parlant de l’Akazu : « au cas où ». Je vais essayer d’expliquer ce que cela signifie. La formule est véritablement devenue aussi une sorte de paravent qui dispense de toute autre explication. Quand on a dit : « Celui-là, il est de l’Akazu », c’est au sens strict : « au cas où ». Et pourquoi il n’en serait pas ainsi ?

Ce que je veux dire par-là, c’est que c’est un terme qui est quand même utilisé énormément et dont on fait varier la définition ou l’extension, en fonction de ce que l’on veut démontrer. Et ça, c’est vrai que c’est assez pénible. Alors, maintenant, ça ne veut pas dire que ce n’est pas le cas. Ca ne veut pas dire que c’est compliqué. Ca ne veut pas dire que… mais, si vous voulez, moi, je crois qu’il faut dire les choses autrement. Tous les régimes ont, enfin, sous nos latitudes aussi, ont des réseaux de pouvoirs, des réseaux de proximité, des réseaux familiaux, etc.

Dans le cas du Rwanda, je crois que le premier réseau, et si on devait utiliser le terme Akazu, le premier réseau, c’est le réseau des liens de sang. Et je pense que c’est peut-être là, la définition la plus étroite. Et en mettant dans les liens de sang, il y a les liens officiels, les cousins, les cousines, qui sont un peu plus larges que nos définitions, mais il y a aussi, par exemple, les enfants qu’on appelle enfants miracles. Actuellement, sur le président, on arrive à quatre.

Donc, l’Akazu, si on prend les liens de sang, est un petit peu plus large que les liens de sang immédiats que l’on connaît, plus tout ce que chacun a semé à droite et à gauche, et quand même, au cours de la seconde République, il y a eu le temps de faire en sorte. Donc, voilà. Je crois que le premier noyau, et personnellement, je pense que c’est là qu’on doit garder le terme, c’est les liens de sang, mais les liens de sang déclarés, pas déclarés, formels, informels. Et ça, ça fait quand même déjà beaucoup de monde.

Maintenant, sur l’analyse proprement dite, c’est-à-dire la valeur de ce terme, je pense que dans l’Akazu, les règles du jeu sont quand même extrêmement complexes. On en rentre, on en sort, on fait partie de tel volet, on ne fait pas partie de tel autre, bon, et là, il y a tout un travail de, comment dire, d’intégration, mais on peut en sortir très vite. C’est très difficile de rendre compte abstraitement. Quand on travaille sur telle ou telle personnalité, on peut voir qu’à tel moment, untel fait partie du réseau, apparemment décide, que sur certains dossiers, il n’est jamais là, que sur d’autres, il réapparaît, que pendant telle période, il est présent, que pendant telle période, il ne l’est pas.

Pour le dire durement, je crois que l’Akazu devrait être… se limiter à ceux qui décident des opérations majeures, c’est-à-dire des éliminations politiques, des grands remaniements, des assassinats. Voilà, c’est là, l’Akazu. L’Akazu, c’est le noyau qui décide des opérations majeures pour la survie du clan présidentiel.

Le Président : Alors, l’autre volet de la question était de savoir si c’est un phénomène propre au régime le témoin 32 ou si, au contraire, c’est un phénomène qui existait déjà avant, et qui existerait peut-être encore après ?

André GUICHAOUA : Bon, on utilise aujourd’hui aussi le terme de l’Akazu pour parler du régime du FPR. Si le but, c’est d’utiliser l’analogie, à titre personnel, je n’en vois pas l’intérêt, si tel est le but, c’est-à-dire de jouer sur l’héritage du terme pour discréditer. Maintenant, essayer de comprendre le mode de fonctionnement du régime actuel relève des même règles qu’avant, et effectivement, les réseaux de pouvoirs sont extrêmement complexes.

Les solidarités reposent sur d’autres critères, mais bon, aujourd’hui, par exemple, on peut parler du noyau de Byumba. C’est certainement un critère de Byumba qui est une des préfectures du Nord du pays. Cette notion est certainement pertinente pour expliquer un certain nombre de décisions politiques récentes et des solidarités qui se sont nouées. On peut utiliser un autre critère d’entrée - et c’est pour ça que je ne suis pas d’accord avec la réutilisation du mot Akazu - les critères qui étaient pertinents pendant la seconde République, ne le sont plus aujourd’hui.

Aujourd’hui, par exemple, on peut s’interroger sur les solidarités religieuses, entre ceux qui relèvent des confessions, excusez-moi du terme, disons mineures, ou œcuméniques, pardon, pour éviter le mot mineur - alors vous effacez le mot mineur - les religions œcuméniques et là, effectivement, l’héritage ougandais, etc., joue un très grand rôle et ceux qui relèvent de l’Eglise catholique. C’est un critère qui joue un très grand rôle. Ceux qui étaient dans les camps à tel endroit, partaient à tel endroit, à l’intérieur, et ceux qui étaient en Ouganda, donc, oui, les mêmes logiques de réseaux de pouvoirs, de réseaux d’amitié, bon, par exemple, un critère qui joue très, très, très fortement, et là, personnellement, je viens d’essayer de reconstituer cela, c’est ceux qui ont été ensemble au petit séminaire et au grand séminaire de Gitarama. Et là, vous vous apercevez que vous avez les deux tiers des ministres de la seconde République qui ont été au petit séminaire et après, il faut retrouver les promotions. Bon, mais ça, je dirais, on peut le faire un peu partout. Mais ça ne veut pas dire Akazu. Voilà, c’est pour ça que je ne suis pas d’accord sur l’utilisation du terme Akazu, sur avant, pour l’éternité et après, pour peut-être aussi l’éternité.

Le Président : Oui, Maître NKUBANYI ?

Me. NKUBANYI : Alors, d’après la définition et l’analyse faite par le témoin, est-ce que Monsieur HIGANIRO pourrait être considéré comme ayant été membre de l’Akazu, pendant la période 1994-1993 ?

André GUICHAOUA : Selon ma définition, les liens de sang, la réponse est non. Je dis bien, selon la définition. Maintenant, pour la majorité des commentateurs, on dit oui. On dit oui parce que, du fait de sa femme, du docteur, médecin personnel du président Juvénal, bon, mais je ne pense pas que cela permet de dire que Monsieur HIGANIRO était dans les décisions stratégiques dont j’ai parlé, c’est-à-dire celles où on décide de l’avenir du clan présidentiel, de l’avenir de la famille : non. Il était ministre. J’ai dit tout à l’heure, en utilisant cette analogie, bon, à Butare, certains disaient qu’il était secrétaire exécutif du fils, de Juvénal le témoin 32, à mon avis, le terme est exact. On peut dire que par rapport à NZIRORERA, premier ministre d’un cabinet fantôme, il en était un des ministres, peut-être, mais à mon sens, non, le terme est impropre pour l’appartenance à l’Akazu.

Le Président : Une autre question ? Maître GILLET et ensuite Maître RAMBOER.

Me. GILLET : Oui, le témoin, Monsieur le président, a beaucoup parlé de Monsieur NZIRORERA à qui Monsieur HIGANIRO devrait notamment son poste à la SORWAL. Est-ce qu’il peut un peu nous décrire la personnalité de ce Monsieur NZIRORERA, et surtout ce qu’il a fait, s’il a des idées à ce sujet, je ne sais pas, pendant le génocide, et quel a été son parcours ultérieur ?

André GUICHAOUA : Bon, Joseph NZIRORERA a réussi à se faire élire comme secrétaire exécutif du MRND, au début juillet 1993, et Mathieu NGIRUMPATSE en est devenu le président. Bon, je vais aller très vite mais, euh... c’était le congrès que l’on a appelé des libéraux, euh... dans les faits, c’est exactement l’inverse qui s’est produit et c’est Joseph NZIRORERA qui a pris effectivement le contrôle du MRND à cette époque et représentait ouvertement la stratégie extrémiste du MRND.

A partir du 7 avril - bon, ça ce sont des travaux en cours pour les prochains procès du gouvernement intérimaire, je vais me limiter à l’essentiel - les gens du Nord ont mis en place un certain nombre de responsables du Sud, c’est-à-dire à la présidence de la République, comme premier ministre et dans le gouvernement, pour aller… en le disant simplement, leur faire porter la responsabilité des assassinats et des massacres. Dans les faits, la logistique stratégique, ceux qui pensaient à l’avenir, n’étaient pas… enfin, certains étaient dans le gouvernement, mais ce n’était pas là que les choses se décidaient. Le débat a été simple, il a été appliqué, la Constitution de 1991 a été appliquée pour choisir le président de la République, mais on aurait pu aussi imaginer que le président du MRND puisse être sollicité. NZIRORERA ne l’a pas voulu ainsi.

Alors, maintenant, je vais tout de suite à la fin puisque cela éclairera le reste. Dans les derniers jours avant de quitter le pays, on était arrivé au terme des 90 jours de présence au pouvoir du président SINDIKUBWABO, c’est-à-dire celui qui a été président de l’Assemblée nationale et qui a assuré l’intérim après le décès du président le témoin 32, et la seule question qui a été posée, c’était quand on allait passer enfin aux choses sérieuses, c’est-à-dire nommer quelqu’un d’opérationnel, et Joseph NZIRORERA a laborieusement réussi à organiser une réunion de l’Assemblée nationale sous la présidence d’un membre remplaçant qui s’est érigé président de la Cour constitutionnelle et qui l’a élu président de l’Assemblée nationale.

C’est-à-dire qu’il imaginait prendre la succession du président SINDIKUBWABO. Donc, la stratégie de Joseph NZIRORERA était explicitement, et depuis très longtemps, la stratégie déterminante d’un dauphin du président le témoin 32, et il y était quasiment arrivé s’il n’y avait pas eu la fuite à Gisenyi, quelques jours après.

Le Président : Maître RAMBOER ?

Me. RAMBOER : J’ai quelques questions à poser au témoin. J’ai vu dans le dossier qu’il avait fait un relevé des opérations militaires, donc, qui ont été effectuées par le FPR. A plusieurs reprises, il y a ici des témoins ou même des accusés qui ont fait état du fait qu’il y avait, après avril 1994, également une attaque imminente du FPR à partir du Burundi. Est-ce que, vraiment, il y a eu question d’une attaque pareille ?

Le Président : Avez-vous, dans vos informations, des éléments qui permettaient de croire à une attaque du FPR à partir du Burundi ?

André GUICHAOUA : Je ne pourrais pas développer parce que cela fait partie du dossier du gouvernement intérimaire. Ma réponse est non. Cette hypothèse n’est pas crédible et, bon, je vous donne simplement un élément. Euh... le représentant spécial du secrétaire des Nations Unies, Ahmedou ABDALAH, a pris les choses en main, dès le… comment dire… très tôt, et il ne pouvait rien se passer à partir du Burundi qui aurait eu une incidence stratégique. Qu’il y ait eu éventuellement, à partir du Rwanda, des appuis aux opposants burundais, et notamment à des formations politiques comme le Palpehutu, peut-être, mais en aucun cas, l’hypothèse d’une intervention de l’armée burundaise dans le Sud n’a été sérieusement envisagée.

Me. RAMBOER : Ma deuxième question est une question concernant l’opération Turquoise. Donc, l’opération Turquoise, d’après ce que nous avons entendu ici, a été opérationnelle, en tout cas à Butare, pas à Butare, mais on a pu évacuer des personnes à partir de Butare vers Gikongoro, au début du mois de juillet, mais je crois que l’opération Turquoise, les Français ont fait un forcing déjà bien avant. Alors, la question de savoir à partir, est-ce qu’on a parlé de l’opération Turquoise ? Deuxièmement, à partir, la décision a été prise qu’elle allait avoir lieu. Et aussi, à partir, il a été clair qu’elle allait avoir lieu. Parce qu’il y a eu, je crois, trois étapes. Une étape où les Français l’ont lancée, l’idée, puis une étape où on savait qu’elle allait avoir lieu et puis une troisième étape où les Nations Unies ont décidé d’envoyer l’opération Turquoise, de donner le feu vert. Mais je crois que déjà avant le feu vert…

Le Président : Ne croyez pas trop, Maître RAMBOER… Alors, moi, je ne sais pas ce que ça va nous permettre d’éclairer en ce qui concerne les débats ici, qui concernent les quatre accusés, et je ne pense pas qu’il soit utile de poser cette question au témoin. Alors, vous pouvez peut-être éventuellement en formuler une autre ?

Me. RAMBOER : Non, je vais expliquer…

Le Président : Non, vous n’allez pas expliquer. J’ai dit que je ne posais pas la question au témoin. Voulez-vous poser une autre question ?

Me. RAMBOER : Je veux encore poser une autre question, mais je ne sais pas si le témoin est aussi spécialisé dans l’histoire de la révolution sociale. Est-ce qu’il peut répondre à des questions concernant 1958-1959 ?

Le Président : Mais, je ne pense pas non plus que je vais lui poser la question.

Me. RAMBOER : Alors, une toute dernière petite question, je crois que vous allez la poser, j’espère, Monsieur le président. Dans sa déclaration concernant la SORWAL, il a fait état que les ventes pour le Kivu se faisaient à partir de Cyangugu et que donc, on venait chercher les marchandises à Cyangugu. L’accusé et des témoins ont déclaré que Monsieur HIGANIRO était dans le Nord, occupé à vendre ses allumettes, donc à partir de Gisenyi. Est-ce que ça, enfin, je demande un commentaire à ce sujet, au témoin. Vous posez la question, Monsieur le président ?

Le Président : Oui.

Me. RAMBOER : Je vous remercie.

Le Président : Alors, nous avons, semble-t-il, deux informations différentes. D’une part, des éléments qui permettraient de croire que Monsieur HIGANIRO, à partir, à partir du mois d’avril ou du mois de mai 1994, depuis Gisenyi, se soit chargé de la prospection commerciale vers le Zaïre - c’est du moins ce qu’il dit, et certains témoins viennent, en partie en tout cas, confirmer ces dires à ce sujet - et vous avez une autre information qui est de dire : « L’exportation vers le Kivu, ça part de Cyangugu ». Mais, c’est peut-être deux périodes différentes, je ne sais pas ?

André GUICHAOUA : Oui, Monsieur le président, vous avez cité la période avril-mai 1994. Ce que j’ai déclaré ne concerne pas cette période. Ce que j’ai constaté, bon, quand on reprend justement la liste des débiteurs, c’est que figure, bon, d’une part, BANTEZE Edouard dont j’ai parlé, qui apparaît comme un des principaux débiteurs et qui est un commerçant de Cyangugu. Il y en a un autre dans la liste, je ne me rappelle plus le nom ici. Bon, eux, les opérations partaient directement de Cyangugu sur le Kivu Sud. Maintenant, enfin, ce n’est pas du tout incompatible. Si on vend sur le Kivu, en vendant à Bukavu, au Sud, il n’est pas sérieux d’imaginer que ce que vous avez vendu à Bukavu puisse remonter à Ngoma. Les routes ne le permettaient guère. Donc, si des ventes avaient lieu sur le Nord Kivu, c’était nécessairement à partir de Gisenyi. Et ça, d’une manière générale.

Mais la question qui, moi personnellement, m’a toujours préoccupé sur ce point, c’est de savoir si ces ventes sur le Kivu se faisaient à titre d’exportation ou se faisaient sur des ventes internes. Parce que là, effectivement, du point de vue de la nature de la vente et de la procédure, ça change tout. A Butare, certains m’ont raconté que des camions étaient directement vendus à Butare même, c’est-à-dire que celui qui sortait ses camions gagnait immédiatement, bon, 1 ou 2 millions, à partir du moment où il ne payait pas, bien entendu, la SORWAL, et ça, ça se faisait en une heure ou deux, et le camion partait après sur le Burundi ou sur Cyangugu, mais il pouvait aussi bien partir sur Gisenyi, à destination de Ngoma et du Nord Kivu. Voilà, je ne sais pas si ma réponse…

Le Président : C’est votre réponse. D’autres questions ? Maître EVRARD ?

Me. EVRARD : Merci, Monsieur le président. Le témoin nous a signalé tout à l’heure avec exactitude, la composition en termes d’actionnariat, 27% pour l’Etat, 25% pour les sociétés étrangères Suède-Belgique, 48% pour quatre sociétés rwandaises. Ma question est : le témoin peut-il citer le nom des membres du Conseil d’administration ?

Le Président : Avez-vous une excellente mémoire qui vous permette de citer le nom des membres du Conseil d’administration ?

André GUICHAOUA : Alors, au Conseil d’administration, euh... c’est dur sans notes. Le président était Mathieu NGIRUMPATSE. Le vice-président était, je crois, Monsieur BRETECHE ou, en tout cas, un étranger. Ensuite, il y avait le représentant de l’Etat, le représentant de l’Etat était Fabien le témoin 12. Fabien le témoin 12 était un agent du ministère de l’intérieur qui avait été détaché au ministère de l’industrie ; d’ailleurs c’est assez intéressant, et il était administrateur de la préfecture de Kigali. Il y avait un dénommé Silas, mais alors ça, je ne me rappelle plus son nom. Silas, je crois, ah oui, c’est ça, Silas représentait TABARWANDA, le deuxième cercle.

Il y avait pour RWANDEX, normalement le représentant, c’était Jean-Berckmans BIRARA qui n’a jamais voulu se déranger lui-même et, en règle générale, il demandait à Jean-Pierre MURENZI du représenter et Jean-Pierre MURENZI, dont j’ai parlé tout à l’heure, était le responsable de l’antenne de la BRD de Butare. Qui il manque encore ? Attendez, il y a TABARWANDA, il y a RWANDEX, il y a… ah oui, il y avait un ordonnateur financier qui était dans le lot, euh… sur le dernier volet représentant de l’Etat rwandais, c’était un comptable, ordonnateur financier, mais ça, je ne me rappelle plus son nom.

Me. EVRARD : Pour aider le témoin, il y avait un contrat d’assistance technique avec la SWEDISH MATCH, la société suédoise. Le témoin se souvient-il qu’il y avait également un représentant de cette société ?

André GUICHAOUA : Je ne me rappelle pas son nom. Je sais qu’il y a eu pendant un temps un Monsieur BEAUGE, mais il était, je crois, salarié, lui, je ne crois pas qu’il était au Conseil d’administration. Non, là, je ne peux pas vous dire. J’ai le nom de Monsieur BRETECHE qui y était, lui, il y était, je crois au titre de Nederlight, mais pour la Suède, je ne sais pas s’ils avaient un représentant particulier. Et puis, la société belge, c’était, je crois, INAL, là, je ne sais pas s’ils avaient un représentant.

Me. EVRARD : Le témoin est-il au courant des procédures du Conseil d’administration, des modes de vote du Conseil d’administration ? A-t-il eu accès aux documents du Conseil d’administration, ou à d’autres documents de la SORWAL, par ailleurs ?

Le Président : Avez-vous eu accès aux documents de la SORWAL en général ?

André GUICHAOUA : Non, non.

Le Président : Ceux du Conseil d’administration en particulier ?

André GUICHAOUA : Non. Moi, j’ai des éléments, bon, parce que j’ai participé à beaucoup de missions d’audit, d’évaluation, de structure de coopération, et la SORWAL a toujours fait partie des sociétés considérées comme intéressantes, mais non, là, je n’ai pas démarré d’enquête spécifique sur la SORWAL.

Me. EVRARD : Le témoin ne sait donc pas, par les documents, mais peut-être par une autre source, qu’un audit externe a été réalisé à la SORWAL, à la demande du Conseil d’administration, qui a constaté, surtout à la suite de la gestion catastrophique de Monsieur NGIRIRA, et qu’ensuite le Conseil d’administration a procédé, en tout cas, il n’a pas reconduit Monsieur NGIRIRA dans ses fonctions.

André GUICHAOUA : Ecoutez, moi, j’ai le souvenir. Pardon, Monsieur le président.

Le Président : Savez-vous si Monsieur NGIRIRA a été licencié, évincé, remercié ?

André GUICHAOUA : Moi, j’ai le souvenir d’un audit qui aurait été fait, je crois, par une société allemande, mais, c’est peut-être un faux souvenir. Je sais que le départ de Mathieu NGIRIRA a été une opération chirurgicale très douloureuse et que vraisemblablement, elle devait correspondre à cet audit. Mais ce dont je suis à peu près sûr, c’est que le départ de Mathieu NGIRIRA a eu lieu, je crois, en février, puisque je sais qu’à cette époque-là, il a eu 2-3 mois de marge avant d’intégrer le cabinet du premier ministre, mais je n’ai pas d’autres éléments.

Me. EVRARD : Merci. Monsieur le président, une autre question. Je ne vais pas trahir les mots du témoin, ce sont des notes personnelles que je prends, mais si j’ai bien compris le témoin, le travail de Monsieur NZIRORERA concernait le contrôle des entreprises pour financer la CDR, si j’ai bien compris ?

Le Président : Non. Je pense que vous n’avez pas bien compris.

Me. EVRARD : J’ai mal compris, ou financer en tout cas les activités d’un autre parti, je ne sais pas ?

Le Président : On a parlé du MRND, mais pas de la CDR.

Me. EVRARD : Du MRND, c’est une erreur de ma part, excusez-moi. Le but en tout cas étant que, par le biais des entreprises, on puisse avoir de l’argent. Le témoin pense-t-il que des membres du Conseil d’administration tels que ceux qui ont été nommés ici, auraient laissé tout cela faire simplement en se disant : « On va passer ça au vert par une opération comptable » ou ,y aurait-il eu une réaction…

Le Président : Généralement, on passe au bleu dans ce cas-là.

Me. EVRARD : Pardon ?

Le Président : Généralement, dans ce cas-là, c’est passer au bleu !

Me. EVRARD : Et je pense en particulier à Monsieur BIRARA qui n’a pas hésité à démissionner de certains gouvernements dans lesquels il ne souhaitait pas participer.

Le Président : Avez-vous des informations ?

André GUICHAOUA : Euh... bon. Je ne pense pas que l’on puisse dire que les membres du Conseil d’administration étaient sous-informés. Qu’ils n’aient pas compris l’ensemble des logiques, les destinataires finaux, certains mécanismes, ça, vraisemblablement. Encore qu’il faudrait les dissocier en reprenant un peu les groupes dont j’ai parlé tout à l’heure. Mais, notamment, bon, si vous faites allusion aux étrangers, il est difficile d’imaginer que les sociétés qui travaillaient au Rwanda et qui ont maintenu leur outil de production après 1990, aient été totalement ingénues sur le mode de fonctionnement de l’économie de guerre au Rwanda. Bon, avaient-ils les moyens de peser ou de ne pas peser, ça, je n’en sais rien. Avaient-ils des intérêts ou pas, ça, je n’en sais rien non plus. Simplement, je ne pense pas que l’argument de la non-information puisse tenir. Maintenant, vous faites allusion à Jean-Berckmans BIRARA, ce n’est pas la seule structure dans laquelle il ne s’investissait pas. Il a toujours estimé qu’il n’était pas représentant de commerce, entre guillemets, et il ne gardait ses interventions que sur des dossiers importants mais, on peut peut-être aussi imaginer qu’effectivement, une société qui lui est apparue verrouillée à ce point, ne méritait pas de déplacement et il se laissait représenter.

Me. EVRARD : Mais il continuait à en être membre. Je souhaiterais poser, Monsieur le président, une autre question. Je me perds un peu dans mes papiers.

Le Président : Maître CUYKENS va en poser une autre, entre-temps.

Me. CUYKENS : Voilà, je vais prendre le relais, Monsieur le président. Il y a quelque chose que je n’ai pas compris de l’audition du témoin devant nous, ici, c’est au sujet des plaintes relatives aux débiteurs qui ne paient pas leurs dettes. Le témoin nous a dit, d’une part, qu’il savait qu’il y avait eu des plaintes concernant les débiteurs qui appartiennent à ce groupe particulier de l’opposition qui auraient été introduits par le précédent directeur de la SORWAL. Par ailleurs, il nous a dit qu’il n’avait pas étudié le dossier des plaintes, donc, je voudrais avoir un petit peu plus de précisions à ce sujet-là ? D’où viennent les informations, alors, au sujet des plaintes relatives aux débiteurs, soi-disant du groupe de l’opposition, enfin, je ne sais pas comment les baptiser…

Le Président : Le MDR, on va le dire, hein.

Me. CUYKENS : Du MDR, voilà, tout à fait, et quels autres documents souhaiterait-il éventuellement examiner pour que son information soit complète ?

Le Président : Alors, avez-vous des précisions quant aux plaintes sur les, enfin, les plaintes contre les débiteurs du groupe que vous avez identifiés tout à l’heure comme étant ceux du MDR quelque part, hein, de l’ancien directeur général, euh… avez-vous des informations précises à ce sujet-là ?

André GUICHAOUA : Non, j’ai dit à peu près la totalité de ce que je savais. Je sais, enfin, moi, j’ai entendu dire à l’époque, très précisément que quand la nouvelle direction a été installée, il y a eu, bon, moi, j’avais retenu un audit allemand, je n’ai pas été chercher beaucoup plus loin et il y a donc eu des dossiers qui ont été déposés sur le dépôt de chèques sans provision par un certain nombre de débiteurs et que cela a incité un certain nombre de personnes à honorer leurs créances. Et, par exemple, je crois, que dans le cas de BANTEZE, ça, on en parlait il n’y a pas longtemps, à Butare. Il était, je crois, en 1992, sur 120 millions de créances et en 1994, je crois qu’il était à 50 millions, donc, il avait remboursé de l’argent.

Voilà, moi, je n’ai pas d’autres éléments, mais effectivement, pour les semaines à venir, il faudra certainement s’investir un peu sur qui a géré le dossier au niveau juridique. C’est pour ça que j’ai dit tout à l’heure que je n’avais pas, je ne savais pas qui, où localiser actuellement les plaintes, en tout cas à mon niveau, certainement. Peut-être que vous avez eu l’occasion d’entendre, mais ça, personnellement, je ne le sais pas et je n’ai pas encore démarré d’investigations sur ce sujet.

Me. CUYKENS : J’ai encore une question, Monsieur le président. Le témoin nous a parlé qu’à un moment donné, la SORWAL va donner le monopole de la distribution des allumettes à deux clients. Est-ce que le témoin sait si ce monopole était un contrat à durée déterminée ou un contrat à durée indéterminée, est-ce qu’il a des informations à ce sujet-là ?

Le Président : Avez-vous éventuellement des contrats ou est-ce une sorte de constat d’un monopole de fait ?

André GUICHAOUA : Je ne pense pas qu’il y ait jamais eu de contrat sur ces volets. Tout le système de la distribution, et ça je pense que c’est d’une manière beaucoup plus globale, toute la gestion de ces établissements se fait sur des arrangements qui ne reposent pas sur des documents. Les ventes de ciment de la CIMERWA, vous n’en savez rien. Ce sont des sociétés prête-noms, ce sont des… ceux qui prennent livraison, vous ne savez jamais d’où ils viennent et qui ils sont, etc.

Par contre, sur la montée en charge des découverts de Vincent MUREKEZI et de Phénéas RUHUMULIZA, là, il semblait que la cohérence, enfin, correspond aux propos que les gens tiennent couramment à Butare et à Kigali sur ce sujet.

Donc, là aussi, effectivement, ça mériterait d’avoir, d’une part… enfin, il faudrait récupérer les données comptables des dernières années, il faut récupérer les comptes. J’avoue que par exemple, sur Hardware Center, je n’y avais pas porté intérêt. Depuis que j’ai eu à y réfléchir, avant de venir, je pense qu’il faut aller beaucoup plus loin maintenant et essayer de remonter la filière. 27 millions, c’est énorme au Rwanda. Donc, non, non, ça je n’ai pas fait, je n’ai pas d’autres éléments que ceux que j’ai fournis.

Mais, si vous voulez, moi, ce qui me semble le plus important, c’est que la CIMERWA, dans le système de la distribution des entreprises, s’est retrouvée mise en avant sur un dossier vraisemblablement parmi les plus scabreux, c’est-à-dire le financement des Interahamwe, parce que la chaîne de commercialisation le permettait.

Le ciment, c’est quand même plus compliqué. L’import-export de ciment, c’est déjà plus lourd que les allumettes. Les allumettes sont un produit de commercialisation courante, on peut immédiatement ouvrir les cartons, enfin, etc. On est sur une chaîne rapide, avec usage massif. Bon, le ciment, si vous voulez, la tutelle, elle est lourde, il y a des gens au sommet qui, euh... Aujourd’hui encore, excusez-moi, le marché du ciment, on ne plaisante pas au Rwanda. Enfin, excusez-moi de la digression. Mais les allumettes, c’est l’idéal enfin, ce sont des marges de manœuvre énormes. Une absence massive de contrôles et toute notion de contrat, là, n’a aucun sens.

Le Président : Une autre question ?

Me. CUYKENS : Oui, Monsieur le président. Comme vous avez demandé effectivement aux jurés de ne pas lire la presse et qu’il est fort question d’un article qui est paru dans « Le Soir » , est-ce qu’on peut éventuellement demander au témoin s’il se souvient de la date du document qui est publié, la date des comptes du document qui est publié dans « Le Soir » ?

André GUICHAOUA : Ah non, ça s’entasse dans mon bureau. J’ai une secrétaire qui récupère, et c’est tout. Non, j’ai vu passer ce document, bon, moi, ça m’a tout de suite… bon, j’en ai vu un autre, mais celui-là aussi, ça mériterait d’aller voir. J’ai vu passer une information sur un compte bancaire, en juin. Je regrette vraiment de ne pas avoir le temps de m’y être investi. Mais on aurait peut-être, là, d’autres clés.

Me. CUYKENS : Sauf erreur de ma part, c’est 1999, mais je dois vous avouer que je n’ai pas l’article sous la main.

Le Président : D’autres questions ? Maître LARDINOIS ?

Me. LARDINOIS : Je vous remercie, Monsieur le président. Une seule brève question. Pouvez-vous demander au témoin : passer du MRND à la CDR comme l’a fait l’épouse de Monsieur HIGANIRO, peut-il être une manière de marquer son mécontentement à l’égard du président et de ses beaux-frères ?

Le Président : Oui, quitter le MRND pour passer à la CDR, est-ce une preuve de mécontentement ou une manière d’agir pour marquer son mécontentement à l’égard du président le témoin 32 et de sa famille ?

André GUICHAOUA : Je répondrai en deux temps en disant qu’à Butare, avant avril 1994, on disait habituellement, effectivement, que Monsieur HIGANIRO était CDR, je dis bien : « On disait ». Je n’ai pas d’éléments autres que ce genre d’appellation.

Le Président : Ceci dit, c’est Madame HIGANIRO, elle ne se cache pas d’avoir adhéré à la CDR.

André GUICHAOUA : Alors, ça, personnellement, j’ignorais. Mais maintenant, le fait de dire que c’est un signe de mécontentement, vis-à-vis de qui ?

Le Président : Vis-à-vis du président et de son entourage.

André GUICHAOUA : L’entourage, écoutez, je crois que, oui, on peut dire les choses assez clairement. Au moins une partie de l’entourage est maître d’œuvre de la CDR. Donc, je ne sais à qui on cherche à plaire ou à qui on cherche… que l’on veut mécontenter, mais la gestion est conjointe ou alternative ou successive. Les pôles de décision sont grosso modo les mêmes. J’ai donné tout à l’heure quelques noms dont on imagine que… mais si on n’a pas pu avancer sur ce dossier, c’est bien parce que la transparence est, n’est pas, enfin, ce sont des dossiers très, très difficiles. Enfin, oui, non, je n’irai pas plus loin.

Me. LARDINOIS : Je vais préciser ma question. Il eût été plus logique de passer au MDR, si on voulait marquer son mécontentement ?

Le Président : Au FPR peut-être ?

Me. LARDINOIS : Au MDR qui était, semble-t-il, le deuxième parti, le premier parti d’opposition.

André GUICHAOUA : Je ne sais pas comment répondre. Si vous voulez, pour quelqu’un qui est proche du noyau présidentiel, le MDR, c’est quand même, euh… enfin, bon, il faut se remettre dans le contexte. Une grande part des difficultés politiques qui ont prévalu entre la signature des accords d’Arusha, en 1993 et avril 1994, tiennent au fait que l’on demande des comptes au président Juvénal le témoin 32 sur les assassinats des dirigeants de la première République, et tout le jeu politique essayait de bloquer, d’une part, une majorité des deux tiers, à l’assemblée nationale et éventuellement, une majorité tout court.

C’était une véritable terreur pour le président que d’avoir éventuellement à comparaître ou à être victime d’un processus qui mettrait à jour les antécédents du putsch et des massacres des dirigeants de la première République. Donc, quelqu’un qui est proche de la famille présidentielle, le saut au MDR, à mon avis, est idéologiquement, politiquement, enfin, impensable, enfin, je crois. Le fait que, par exemple, Monsieur NGIRIRA ait pu faire ce saut-là, est parfaitement compréhensible. Il est de clans rivaux du Nord qui sont les clans de Monsieur BIRARA, les clans de Monsieur LIZINDE, etc. Là, c’était compréhensible qu’il passe au MDR, c’était une trahison de famille, si j’ose dire. Mais quand on est à ce point proche du noyau présidentiel, aller au MDR est impensable.

Le Président : Une autre question ? Maître EVRARD ?

Me. EVRARD : Merci, Monsieur le président, j’ai retrouvé mes questions. Suite à une de vos questions, on a parlé, le témoin a parlé de l’effort de guerre. A la connaissance du témoin, cet effort de guerre se faisait-il au front, à l’armée patriotique rwandaise, enfin, à l’armée rwandaise, aux FAR, et cela se faisait-il sur une base légale ?

 [Interruption d’enregistrement]

Le Président : … aux Forces armées rwandaises ou s’agit-il d’autre chose que des versements aux Forces armées rwandaises. Cet effort de guerre était-il éventuellement une exigence légale ? En deux mots, est-ce que c’est de l’argent qu’on détourne, que l’on cache, que l’on transmet sous le manteau pour l’effort de guerre ou bien, y a-t-il quelque part, une sorte, chez nous ça s’appelle depuis longtemps une contribution de crise, mais ce n’est pas pour l’effort de guerre, s’agissait-il éventuellement d’une sorte d’impôt particulier destiné à l’effort de guerre et donc, légal quelque part, exigé légalement ?

André GUICHAOUA : Oui, Monsieur le président, Maître, l’effort de guerre faisait partie d’une obligation légale. Je ne sais pas exactement le montant mais je sais qu’était prélevé sur les salaires, un montant qui n’était pas énorme mais qui devait être versé au titre de l’effort de guerre. Donc, par exemple, dans la liste sur les financements de l’effort de guerre sur Butare, qui existe, qui a été retrouvé à la préfecture de Butare, le montant pour la SORWAL, je crois, se situe à 250.000 francs, je ne sais pas, ou 200.000 francs. Là, je pense qu’on peut parfaitement imaginer que cela correspond à un pourcentage prélevé sur les salaires. Maintenant, quand on dépasse les 5 millions à l’université, là, il n’y a plus de rapport direct entre le montant et des prélèvements.

Alors, il faut faire rentrer maintenant un autre critère, bon, ça s’appelle en kinyarwanda « Umusanzu », c’est les cotisations diverses que l’on réclamait, que les autorités communales prenaient en charge et là, elles relevaient de la légalité, oui, parce qu’elles étaient imposées par un bourgmestre ou un préfet ou toute autre autorité, mais, dans les faits, relevaient du plus pur arbitraire. C’était « Umusanzu » pour ci, « Umusanzu » pour ça, etc. Et là, la plupart des gens ne pouvaient pas refuser, c’était clair.

Me. EVRARD : Le prélèvement sur un salaire, oui mais, un effort demandé à des entreprises et qui soit aussi légal ?

Le Président : Y a-t-il un autre impôt d’effort de guerre, à faire sur le chiffre d’affaire, je ne sais pas, sur les bénéfices avant ou après impôts, sur la TVA, sur, je ne sais pas ?

André GUICHAOUA : Monsieur le président, là, il y a une réponse très, très précise. On a un document au Tribunal, sur une réunion du conseil préfectoral de sécurité de Butare, et je crois que cela date de janvier ou février 1994, et qui regroupe les commerçants et entrepreneurs de la circonscription de Ngoma, et cette réunion est étonnamment présidée par le responsable du service central des renseignements et en gros, le compte-rendu rédigé, comme les comptes-rendus vraisemblablement de la SORWAL, c’est-à-dire avec beaucoup d’euphémismes, disent que la situation d’insécurité progressant, etc., il est important que les différents entrepreneurs et commerçants participent à un fonds qui assurerait la sécurité collective des uns et des autres, des biens et autres.

Bon, c’est légal, c’est pas légal, je n’en sais rien. Il n’empêche que ceux qui étaient invités à ces réunions, et il y a des commerçants Tutsi, sont certainement, eux aussi, passés au tiroir-caisse, enfin, là, je pense que, dans les conditions de l’époque, il était difficile de refuser de participer à des sollicitations de ce type.

Me. EVRARD : Monsieur le président, une dernière question. Au carton 17 se trouvent, je pense, des extraits, pas la totalité, d’un ouvrage écrit sous la direction du témoin, « Les crises politiques au Burundi et au Rwanda 1993-1994 ». Le témoin, c’est un peu une question rentrée que je fais parce que vous l’avez un peu soufflée tout à l’heure en demandant quelles étaient les sources d’information du témoin, mais quelles sont les sources d’information du témoin qui lui permettent de dire que Monsieur HIGANIRO est le chef de la CDR à Butare ?

Le Président : Je crois que vous y avez déjà fait allusion il y a quelques minutes en répondant, à propos de la CDR et de Madame HIGANIRO, qu’il se disait peut-être…

André GUICHAOUA : Oui. Non, je ne pense pas avoir écrit une formule ou alors, je voudrais bien la réentendre exactement. Excusez- moi, je vous donne ma parole.

Me. EVRARD : Ecoutez, Monsieur le président, si vous me le permettez, je vais lire une phrase. Je peux vous donner le document si vous souhaitez en lire plus.

Le Président : Ouvrage, ouvrage, euh…

Me. EVRARD : Qui est versé au dossier…

Le Président : Sous la direction.

Me. EVRARD : Sous la direction de Monsieur GUICHAOUA, page 228.

Le Président : Pardon ?

Me. EVRARD : Page 228.

Le Président : Donc, c’est un ouvrage qui contient plusieurs articles, si je ne m’abuse.

André GUICHAOUA : Oui. C’est une partie qui est signée par qui ?

Me. EVRARD : Je ne suis pas en mesure de vous le dire dans la mesure où ce qui, apparemment, est au dossier, est un extrait. Donc, je n’ai pas la possibilité de vous en dire plus. Je ne sais donc pas dire si le témoin a écrit cela, donc, je peux très bien m’en tenir à…

Le Président : Maître GILLET, vous avez l’ouvrage complet devant vous ? A la page 228 ?

Me. GILLET : C’est un article de Monsieur le témoin 25, « La guerre, la paix et la démocratie au Rwanda ».

Le Président : Alors, je pense que nous n’allons pas poser la question.

Me. EVRARD : Je pense qu’on ne posera pas la question, Monsieur le président.

Le Président : Dans ce sens-là, mais le témoin nous avait dit tout à l’heure qu’à propos de la CDR et de Monsieur HIGANIRO, simplement, il se disait, à Butare que… C’est bien ce que j’ai compris, moi, en tout cas.

André GUICHAOUA : J’avoue que j’ai été un peu…

Me. EVRARD : Que le témoin veuille bien m’excuser. Je ne souhaitais absolument pas déstabiliser qui que ce soit, mais la pièce qui m’était fournie au dossier, ne me permettait pas d’apporter plus de prudence à ma question. Merci.

André GUICHAOUA : Le terme de CDR, là, vraiment, je crois qu’il faut l’appliquer, en y réfléchissant, et à bon escient. Donc, là vraiment, j’étais troublé que j’aie pu dire ça. Ce que j’ai dit, je crois, oui, c’était clair, il se disait, moi, je n’ai pas d’éléments sur ce point.

Le Président : D’autres questions encore ? Maître BEAUTHIER ?

Me. BEAUTHIER : Monsieur le président, j’ai une seule question. Qu’est-ce que cela inspire au témoin, le fait que l’on soit venu dire à l’audience que Monsieur HIGANIRO soit devenu agent commercial de la SORWAL, vendre des allumettes - je ne sais pas si c’est de porte à porte - à Gisenyi ? Est-ce que c’est plausible que Monsieur HIGANIRO devienne agent commercial pendant ses moments perdus, à Gisenyi ?

Le Président : Le témoin, en fait, a déjà répondu à cette question lorsqu’on a parlé de Cyangugu.

Me. BEAUTHIER : Oui, mais pas à propos de Monsieur HIGANIRO.

Le Président : Nous avons expliqué que Monsieur HIGANIRO avait notamment, lui, donné l’explication qu’il vendait des allumettes vers le Zaïre. Le témoin a dit que ce n’était pas inconciliable avec d’autres constats qu’il avait faits d’autres commerçants vendant dans une autre partie du Zaïre.

Me. BEAUTHIER : On est bien d’accord, mais est-ce que Monsieur HIGANIRO, en tant que directeur général de la SORWAL, se voit dans des conditions de délégué commercial au moment où il écrit en même temps qu’il va travailler pour le bien-être et pour la sauvegarde de la République. C’est ça que je pose comme question.

Le Président : Ce n’est pas vraiment ça que j’avais compris. Je voudrais que vous la formuliez correctement, Maître BEAUTHIER.

Me. BEAUTHIER : La question est très claire. Monsieur HIGANIRO écrit une lettre à Monsieur le témoin 21, disant « qu’il œuvre pour la défense de la République en relation ou en rapport avec le Zaïre, seule porte de sortie ». D’un autre côté, Monsieur HIGANIRO nous dit que pendant ces moments à Gisenyi, on ne sait pas ce qu’il faisait, il était agent commercial de la SORWAL. Est-ce que Monsieur HIGANIRO peut être considéré, étant directeur général, comme troquant la casquette de directeur général pour devenir un agent commercial de la SORWAL ? Est-ce que c’est plausible dans les fonctions de Monsieur HIGANIRO ?

Le Président : Avez-vous des informations éclairantes à ce sujet ?

André GUICHAOUA : Monsieur le président, Maître, si la période est au-delà du 7 avril…

Le Président : Oui, c’est après le 7 avril.

André GUICHAOUA : J’avoue qu’on pouvait penser, à cette époque-là, que des préoccupations plus importantes que la vente d’allumettes prévalaient. Enfin, voilà, je réponds un peu, pas à la bande, mais ça me semble quand même un peu surprenant que… bon, des choses comme ça se sont passées.

Le Président : L’explication, on peut tergiverser sur le problème d’agent commercial ou pas, directeur général, mais lorsque l’explication de Monsieur HIGANIRO est, qu’à propos du texte qu’il écrit à son directeur technique qui, lui, se trouve à Butare, lorsqu’il écrit de Gisenyi, le 24 mai 1994 ou le 23 mai, le 23 mai, le 23 mai 1994, un des points de cette lettre est : « Je m’occupe des intérêts ou de la défense - je vais essayer de reprendre le texte exact pour ne pas me tromper.

Voilà, le cinquième point de cette lettre qu’il envoie à son directeur technique, est le suivant : « Ne m’envoyez pas le bilan trimestriel ni le budget corrigé 1994, je passerai à Butare pour les examiner dès que possible. Je m’occupe pour le moment de la défense de la République, surtout en relation avec le Zaïre, notre seule voie de sortie actuellement ». Voilà la phrase textuelle.

Lorsqu’il est interrogé sur le point de savoir quel est le sens de cette phrase, Monsieur HIGANIRO dit : « Pour moi, la défense de la République à ce moment-là, le 23 mai 1994, c’est que les entreprises, dont la SORWAL, doivent fonctionner, rapporter de l’argent et donc, les débouchés pour la SORWAL en ce qui concerne le marché des allumettes, c’est le Zaïre et donc, pour défendre la République, je m’occupe, en relation particulièrement avec le Zaïre, de cette défense de la République ».

André GUICHAOUA : Bon, alors, Monsieur le président, là, je… bon, je vais répondre assez clairement. Le gouvernement intérimaire était installé à Murambi jusqu’au 28, je crois, c’est-à-dire à Gitarama. Depuis une quinzaine de jours, c’est-à-dire, en gros, depuis la mi-mai, les absents, lors des conseils de gouvernement, étaient nombreux, notamment parmi les gens du Nord. Entre le 20 et le 25, s’est tenue une réunion extrêmement importante pour décider de l’élimination d’un certain nombre d’officiers dont un général, dont plusieurs colonels, etc., et on en était au sauve qui peut.

D’après les éléments dont on dispose sur le fonctionnement du gouvernement intérimaire, un tiers des membres négociait avec des ambassades des visas de sortie avec des agendas blanchis pour obtenir les autorisations, un tiers ne se déplaçait plus, et ceux qui restaient faisaient les affaires courantes. Donc, à mon avis, toute autre interprétation que l’organisation du repli du gouvernement sur Gisenyi, n’est pas cohérente. La seule chose qui se débattait, à la fin mai, à Murambi, c’était comment assurer le sauve qui peut. Le FPR était à côté.

Non, à cette date-là, les choses sont très claires. Le ministre de la défense règle ses dossiers à partir de Gisenyi. La structure de conseil politique, c’est-à-dire les gens du clan, qui étaient peu à l’aise à Gitarama, restent à Gisenyi, et gèrent les affaires courantes en lieu et place du gouvernement intérimaire qui fait fonction, qui survit à Murambi, au centre du pays.

Donc, la question centrale, c’était effectivement : comment organiser un retrait ordonné, si tant est qu’il était encore possible du faire à cette date ? Et la seule question qui se posait au niveau du gouvernement intérimaire, c’était : comment et à quelle date partir sur Gisenyi. Et à partir de Gisenyi… ce qui a été compris, si vous voulez, si à partir du 20 mai, la question centrale c’était l’élimination d’un certain nombre d’officiers supérieurs, c’est parce qu’il était clair que l’hypothèse centrale qui était de tenir le pays à partir de la forêt de Nyungwe au Sud et à partir des montagnes du Nord, n’apparaissait plus fiable.

Ce qui était clair pendant un certain temps, c’était que le FPR pouvait s’emparer de la quasi-totalité du pays, sauf de la crête Zaïre-Nil et que, entre le Sud, la forêt de Nyungwe et le Nord, il était possible de tenir et de faire payer un coût tellement élevé qu’il serait possible, vraisemblablement, de négocier un accord, un gouvernement intérimaire pour peu que telle ou telle puissance étrangère vienne apporter le coup de main nécessaire. Donc, à cette époque-là, on ne discutait plus que de cela. Enfin, personnellement, ça me semble un peu hallucinant que de parler d’exportation sur le marché zaïrois, à cette date-là.

Le Président : Une autre question ?

Me. EVRARD : Monsieur le président, en rapport avec la question qui vient d’être posée, le président, le témoin, excusez-moi, a-t-il connaissance de ce qu’un appel ait été lancé à la reprise des activités industrielles ?

Le Président : Alors, le gouvernement intérimaire a-t-il, à un moment, lancé un appel à la reprise des activités économiques et industrielles ? Si oui, à quelle époque situez-vous cet appel à la reprise des activités ?

André GUICHAOUA : Je sais que de tels appels ont eu lieu, ça, ça figure dans nos dossiers, mais je suis incapable de vous dire ce qu’il en est du point de vue des dates.

Le Président : Monsieur HIGANIRO situe cet appel vers la fin avril ou le début du mois de mai puisque c’est à cette date-là qu’il revient un jour de Gisenyi, à Butare, pour demander à son directeur commercial de relancer les activités. Ca pourrait correspondre, fin avril ?

André GUICHAOUA : Oui, fin avril, début mai, tout à fait. Là, c’était parfaitement cohérent, et les réunions du gouvernement continuaient à se tenir encore avec un rythme relativement soutenu et là, l’hypothèse d’interventions étrangères qui éventuellement permettraient une partition du pays, était encore considérée comme extrêmement crédible, tandis qu’à la fin mai, non. A la fin du mois de mai, disons, à partir du 15 mai, c’était vraiment une atmosphère de débandade. Quand on essaie de reconstituer les présents aux réunions du conseil de gouvernement, ça devient, c’est évanescent, enfin, bon, les gens ne sont plus là et les responsables ne descendent plus, y compris les plus importants.

Le Président : Maître MONVILLE ?

Me. MONVILLE : Monsieur le président, est-ce que le témoin, qui semble s’être beaucoup intéressés aux activités de la SORWAL, sait si des camions d’allumettes, pas des petites camionnettes, ont été envoyés depuis Butare jusqu’à Gisenyi, jusqu’à des dates très avancées ?

Le Président : Connaissez-vous la date des transports d’allumettes de la SORWAL aussi bien que la liste des administrateurs ?

André GUICHAOUA : Non, non, moi, je m’occupe des personnalités politiques et des gens qui, bon… je travaille sur les élites politiques, bon, donc, c’est mon travail. Non, le sujet des allumettes, moins, le prix des allumettes, oui, quand on essaie de calculer un chiffre d’affaires, mais sinon, non, Monsieur le président.

Le Président : Une autre question ?

Me. MONVILLE : Monsieur le président, puisqu’on a demandé au témoin de s’étonner ou pas de s’étonner ou pas de certaines circonstances, est-ce que ça lui semble aussi hallucinant que des camions d’allumettes aient pu être envoyés jusqu’au 26 juin, vers Gisenyi ?

Le Président : Vous semble-t-il étonnant que des allumettes aient pu aller…

Me. MONVILLE : Des camions…

Le Président : Des camions d’allumettes aient pu aller… des camions chargés d’allumettes aient pu aller, de Butare à Gisenyi, jusqu’au 26 juin 1994 ?

André GUICHAOUA : Des camions certainement, d’allumettes peut-être.

Le Président : Une autre question ?

Me. MONVILLE : Monsieur le président, ce n’est pas une question, mais dès l’instant où le témoin se sera retiré, Monsieur HIGANIRO souhaite faire une déclaration.

Le Président : Bien. Eh bien, il la fera lundi, alors, parce qu’à 17h, nous levons l’audience comme je vous l’ai dit. Alors, s’il n’y a plus de questions, à moins qu’elles ne prennent pas plus d’une minute trente… professeur, confirmez-vous les déclarations que vous venez de faire ?

André GUICHAOUA : Oui, Monsieur le président.

Le Président : Et dans la mesure où les parties sont d’accord pour que vous vous retiriez, la Cour vous remercie pour votre témoignage, et vous pouvez disposer librement de votre temps.

André GUICHAOUA : Je remercie les différents membres de la Cour et les membres du jury. Merci, Monsieur le président.

Le Président : Bien. Monsieur HIGANIRO, c’est une longue déclaration que vous souhaitez faire ?

Alphonse HIGANIRO : Monsieur le président…

Le Président : Est-ce une longue déclaration que vous souhaitez faire ?

Alphonse HIGANIRO : Si vous m’y autorisez, Monsieur le président…

Le Président : Non, non, je vous demande si elle est longue. Si elle est longue, ce sera pour lundi.

Alphonse HIGANIRO : Oui, je préfère pour lundi parce que ce sera plus qu’une minute et demie, Monsieur le président.

Le Président : Alors, nous allons suspendre l’audience maintenant et nous la reprendrons lundi à 9h. D’ici là, comme nous n’avons plus que le lundi pour les lectures, qu’il y aura une déclaration de Monsieur HIGANIRO qui durera plus d’une minute et demie, il faudra, euh... qu’il y a un témoin qui est convoqué, mais je ne sais pas s’il sera là à 9h ou, dans l’après-midi, parce qu’il semblerait, comme ce témoin doit venir d’assez loin, 9h du matin n’était peut-être pas la bonne heure, euh... vérifier s’il n’y a pas des déclarations dont la lecture pourrait être épargnée. Donc, l’audience est maintenant suspendue, elle reprend lundi, à 9h.

[Suspension d’audience]

Le Président : L’audience est reprise. Vous pouvez vous asseoir. Les accusés peuvent prendre place. Bien. Maître LARDINOIS ?

Me. LARDINOIS : [début intervention sans micro] …une pièce que j’ai communiquée maintenant à la partie adverse, il s’agit de la décision de refus de reconnaissance de la qualité de réfugié de Monsieur Séraphin RWABUKUMBA. Je souhaiterais verser cette pièce au dossier.

Le Président : Elle a été communiquée à toutes les autres parties ?

Me. LARDINOIS : Oui.

Le Président : Bien. Cette pièce est jointe au dossier.

Me. EVRARD : Monsieur le président, merci de me donner la parole. Tant que nous sommes au dépôt de pièces et d’autres choses, je souhaiterais déposer la demande de devoirs complémentaires que j’ai faxée ce week-end, concernant l’audition d’un témoin pour cet après-midi. Je la dépose. Il y avait une annexe. Je souhaiterais rajouter trois annexes et donc, je dépose ça, à l’intention de la Cour.

Le Président : Si c’est un devoir complémentaire, c’est à l’attention du président…

Me. EVRARD  : C’est à l’attention du président, vous verrez sur le courrier qu’il vous est adressé, Monsieur le président.

Le Président : …mais, puisque vous le déposez en audience publique, il faudra faire copie pour toutes les parties et c’est joint au dossier de la procédure. Alors, on va faire le nécessaire pour convoquer cet après-midi, à 15h30, Monsieur le témoin 103, qui n’est pas le le témoin 103, apparemment, entendu le 3 mai, mais un autre. C’est vous qui demandez cette audition. Donc, s’il n’y a pas d’opposition des autres accusés ou du ministère public, cette personne sera entendue sous serment. S’il y a opposition, dans la mesure où le témoin n’est pas dénoncé dans le délai de 24 heures, il pourrait y avoir opposition de la part des co-accusés ou de la part du ministère public. Dans ce cas-là, il sera entendu en vertu du pouvoir discrétionnaire.

Alors, Monsieur HIGANIRO souhaitait, vendredi à 17 heures, faire un commentaire du témoignage de Monsieur GUICHAOUA. Monsieur HIGANIRO, vous avez la parole pour un commentaire de ce témoignage.

Alphonse HIGANIRO : Je vous remercie, Monsieur le président, je ne serai pas très long, mais je souhaite effectivement faire un commentaire sur le témoignage de Monsieur GUICHAOUA qui a été entendu vendredi dernier. Monsieur le président, Monsieur GUICHAOUA dit que j’aurais créé des créances douteuses en vue de financer la guerre et de financer les Interahamwe. C’est sur ce point-là que je souhaite intervenir, Monsieur le président.

Je voudrais, pour commencer, rappeler que j’ai été engagé à la SORWAL en février 1992 et que donc, ma gestion s’étend sur les deux exercices, 1992 et 1993, et un trimestre de l’exercice 1994. Donc, les exercices complets, c’est 1992 et 1993 uniquement. Monsieur le président, je ne m’étendrai pas sur les raisons pour lesquelles Monsieur NGIRIRA a été limogé, mais dans les documents qui sont déposés, vous verrez le procès-verbal de la réunion du Conseil d’administration du 24 mars 1992. Il est suffisamment explicite à ce sujet, Monsieur le président. Monsieur NGIRIRA a été limogé parce qu’il avait fait une mauvaise gestion et parce qu’il était un subordonné vis-à-vis du Conseil d’administration qui était son autorité supérieure directe. Çà n’a donc rien à voir avec le prétendu cabinet bis que le témoin a évoqué ici.

Monsieur le président, euh… la SORWAL est une société comme on en trouve au pays, mais elle est loin d’occuper la troisième place que le témoin semble évoquer. La SORWAL n’est même pas parmi les dix premières sociétés rwandaises. Elle n’est rien, par exemple, par rapport à la BRALIRWA qui a un budget qui se chiffre en milliards, ou bien TABARWANDA ou bien RWANDEX, et j’en passe, Monsieur le président.

Il est difficile, et même choquant, que quelqu’un qui se présente comme un économiste puisse considérer que les organes de décision des sociétés rwandaises, notamment la SORWAL, agissent comme des marionnettes, à la solde des dirigeants vers eux. Monsieur le président, l’explication que le témoin donne au cabinet ministériel fantôme ou bis, qui serait dirigé par Monsieur NZIRORERA, ne ressort de nulle part, je dis bien de nulle part, Monsieur le président, et surtout pas du dossier répressif me concernant.

Le lien que le témoin essaie de faire entre ce cabinet fantôme et une série de sociétés que le témoin appelle « parastatales », ce lien-là ne ressort pas plus du dossier, Monsieur le président. A ma connaissance, la seule pièce du dossier qui traite du financement des Interahamwe est une pièce qui se trouve dans le carton 8, Monsieur le président, farde 31 ; cette pièce est une pièce sur laquelle on trouve écrit, c’est un rapport en quatre lignes seulement, Monsieur le président, je dis bien quatre lignes, il est écrit en anglais. Son origine est inconnue, d’autant plus que la pièce n’est même pas signée du tout. Au vu de cette pièce dans le dossier, dans le temps, mon conseil a saisi le magistrat instructeur en le priant de bien vouloir instruire les éléments dont il était question dans cette pièce. J’ai moi-même, à l’occasion de mon interrogatoire récapitulatif qui a eu lieu en septembre 1995, demandé au Conseil d’administration, euh… au magistrat instructeur, Monsieur le président, que les documents comptables de la SORWAL puissent être consultés en vue d’étayer, en vue de pouvoir instruire un rapport avec le financement des Interahamwe dont il était question dans cette pièce. Monsieur le président, comme je l’ai dit la fois passée, rien n’a été fait dans ce sens.

Nous sommes maintenant amenés, Monsieur le président, à aborder ce dossier à partir de coupures de journaux, à partir de coupures de journaux parce que le témoin lui-même a fait remarquer qu’il fonde son intervention sur une liste de créances douteuses qu’il a lue dans le journal « Le Soir », livraison du 2 mai 2001. Monsieur le président, s’agissant de cette liste, elle porte sur l’exercice 1999. Je dois rappeler que mes exercices de gestion sont 1992 et 1993. Il est donc impossible, à partir de cette liste, de pouvoir déterminer quelles sont les créances douteuses dont j’ai hérité de mon prédécesseur. Il est aussi impossible, à partir de cette liste, de pouvoir suivre l’évolution de ces créances, et surtout de pouvoir en expliquer la formation. Il est aussi impossible, Monsieur le président, de pouvoir extraire de cette liste les créances qui ont été créées, qui auraient été créées pendant la gestion de ceux qui ont géré la société après moi, Monsieur le président.

Monsieur le président, en l’absence des documents comptables de la société, il est impossible de dater ces créances. Et une créance ne devient douteuse qu’à partir du moment où elle prend un certain âge. C’est à ce moment-là qu’on dit, par prudence de gestion, de provisionner le montant correspondant à la créance. Mais la date de ces créances, telles qu’elles ressortent sur la copie du journal « Le Soir », il est impossible de donner les dates de ces créances, Monsieur le président.

Le témoin expert dit en plus qu’il ne comprend ce qu’il dit qu’à 30%. C’est à la fois normal et étonnant. C’est normal dans la mesure où, s’il n’a lu que ces lignes de la presse et non la comptabilité de la société, je vois mal qu’il ait pu comprendre plus. Mais c’est aussi étonnant, Monsieur le président, quand on sait que c’est un économiste, quand on sait que c’est un expert des procès du Tribunal pénal international et on voit mal quelqu’un de ce profil-là, s’en tenir seulement aux sources journalistiques alors que, dans les documents qui nous ont été donnés il n’y a pas très longtemps, il était au Rwanda, il était à Kigali, il avait été renseigné à Kigali, au moment où la police judiciaire est allée mettre en route la liste des témoins. Dans leur rapport, ils ont renseigné avoir rencontré Monsieur GUICHAOUA à Kigali. Il avait donc l’occasion de pouvoir consulter les documents comptables de la société, Monsieur le président.

Le Conseil d’administration de la SORWAL, Monsieur le président, est le seul organe qui a la politique commerciale dans ses attributions, et il est le seul organe qui en contrôle l’exécution. Il n’y a pas de place à des cabinets bis dans le travail de son Conseil d’administration et dans la gestion de la SORWAL. Monsieur le président, les membres du Conseil d’administration de la SORWAL peuvent témoigner de la façon dont ils travaillent. Ce ne sont pas des hommes de paille contrairement à ce que laisse entendre le témoin.

Avec votre autorisation, Monsieur le président, je voudrais parler un peu des actionnaires de la SORWAL, et surtout, des administrateurs mêmes de cette société. La SORWAL, je serai rapide, Monsieur le président, a sept actionnaires. Je vais les citer, pas dans l’ordre des capitaux investis mais dans un ordre aléatoire parce que, Monsieur le président, le principe à la SORWAL, c’était qu’un administrateur - une voix, ce n’est pas comme ça que c’est écrit dans les statuts mais c’est comme ça que les décisions se prenaient. Çà se prenait à la majorité absolue des membres du Conseil d’administration, c’est-à-dire toute décision devait requérir 4 oui au minimum pour qu’elle puisse être prise.

Le premier actionnaire dans cet ordre aléatoire, Monsieur le président, c’est la société belge UNAL. Cette société, elle est importante dans la mesure où nous fabriquions des allumettes Union Match, et vous savez que la marque Union Match est une marque belge. Cette société l’avait donc louée à la SORWAL et en même temps, elle était actionnaire dans la société SORWAL. Cette société, puisque c’était de sa marque qu’il s’agissait, elle se devait d’assurer l’assistance technique aux gestionnaires de la SORWAL. L’actionnaire, le membre du Conseil d’administration de cette société était Monsieur BRETECHE, et Monsieur BRETECHE était aussi administrateur dans la célèbre société suédoise Swedish Match. Monsieur le président, dire que cet administrateur est un homme de paille parce qu’il est de nationalité française, ça me semble trop simpliste.

Le deuxième actionnaire, Monsieur le président, c’est la société suédoise Suède Fond. Elle est intervenue dans la SORWAL parce que c’est elle qui a avancé les fonds pour l’acquisition des machines et aussi parce que ces machines utilisaient la technologie de Swedish Match. Cette société était représentée au Conseil d’administration par un Suédois qui s’appelait BERIN et par un fonctionnaire international rwandais qui s’appelait NDAHIMANA. Non seulement, cette société attendait de la SORWAL des dividendes comme tout actionnaire, mais aussi, elle espérait que la SORWAL pourra rembourser, devra rembourser les crédits qu’il lui avait avancés. Je vois mal, Monsieur le président, comment un tel actionnaire peut se permettre de se faire représenter dans une telle société par deux administrateurs de paille.

Le troisième actionnaire, Monsieur le président, c’est RWANDEX. RWANDEX était une société représentée par Monsieur BIRARA. Contrairement à ce qu’a dit le témoin, Monsieur BIRARA, vous le verrez dans les documents qui sont déposés, participait personnellement au Conseil d’administration de la SORWAL. Et en plus, ainsi qu’on le connaît, Monsieur BIRARA, ce n’est pas quelqu’un qui… il ne démissionne pas quand quelque chose ne lui plaît pas. S’il y avait quelque chose qui n’avait pas bien marché à la SORWAL, non seulement il avait ce pouvoir, en tant qu’administrateur, de proposer le limogeage de Monsieur HIGANIRO, mais encore, si ça n’avait pas réussi, ce qui est impossible puisque le Conseil d’administration a le pouvoir de limoger, sans consulter personne, le directeur général, il aurait lui-même démissionné, et il ne l’a pas fait. Vous verrez que, même jusque fin 1993, il était présent dans les réunions du Conseil d’administration.

Monsieur le président, il y a le cinquième actionnaire qui est la Banque rwandaise de développement. Elle était représentée par un administrateur qui s’appelait le témoin 103. Et, au cours de la toute dernière réunion du Conseil d’administration de janvier 1994, la BRD a été représentée par Monsieur MURENZI. Le premier, Monsieur le témoin, était du parti PSD, c’est-à-dire de l’opposition au parti MRND. Monsieur MURENZI était Tutsi, ainsi que nous l’a déclaré le témoin ici. Je ne vois pas comment un membre du parti d’opposition et un Tutsi auraient permis à ce que la société SORWAL finance les Interahamwe, qui est la jeunesse du parti du MRND.

Monsieur le président, si je ne m’arrête qu’à ces cinq actionnaires, dont vous voyez très bien que leurs intérêts ne leur permettent pas de considérer la SORWAL comme quelque chose qui doit financer des activités politiques ; à eux seuls, ils avaient la majorité de décision pour pouvoir prendre n’importe quelle décision sans l’Etat rwandais qui est le sixième actionnaire, Monsieur le président.

Il était représenté par BONAMY Fabien qui travaillait effectivement à la préfecture de Kigali et aussi le dernier actionnaire qui n’est pas des moindres parce qu’il est le deuxième en importance d’investissement, c’est TABARWANDA qui était représentée par le Belge BASIO, et par un Rwandais qui s’appelait MUCUMANKIKO qui était le directeur général de la société. Monsieur le président, je ne crois pas, vraiment, que cette équipe-là, telle que je viens de vous la décrire, puisse être considérée comme des irresponsables, sans aucune autre forme de procès, sans aucun élément pour étayer une telle affirmation.

Monsieur le président, vous avez remarqué qu’à aucun moment, je n’ai cité le nom de Monsieur Mathieu NGIRUMPATSE parmi les administrateurs. Mathieu NGIRUMPATSE, je rappelle que c’est lui qui est devenu le président du MRND. Je n’ai pas cité son nom parmi les administrateurs parce qu’il n’était pas administrateur. Il était simplement président du Conseil d’administration. On l’avait choisi, à l’époque, comme un homme neutre pour simplement faire la police des débats.

Il ne représentait, il n’a jamais représenté aucun actionnaire. Il n’a jamais participé aux votes lors de la prise des décisions du Conseil d’administration. Il en est de même, d’ailleurs, du directeur général. Il assiste au Conseil d’administration, mais il n’est pas administrateur. Son rôle là-dedans, c’est faire le secrétariat du Conseil d’administration et répondre aux questions qui pourraient lui être posées dans le cadre de sa gestion quotidienne. Quand Monsieur NGIRUMPATSE a été ainsi choisi comme président du Conseil d’administration, il n’était rien, comme l’a dit le témoin. Mais, au fur et à mesure que le temps est passé, il a changé de fonction, il a eu d’autres fonctions et, à un certain moment, il s’est retrouvé président du parti MRND. Donc, il n’était pas là-dedans en cette qualité, nullement, puisque, comme le dit le témoin, au moment où il a été affecté là-bas, il était simple fonctionnaire dans un service et, comme je viens de vous l’expliquer, il n’avait aucun rôle dans la prise de décision, son rôle étant la police des séances.

Monsieur le président, ce n’est pas juste, c’est vraiment injuste de traiter ces administrateurs, d’hommes de paille. Je crois difficile que vous puissiez croire que 45 millions puissent partir comme ça, sans qu’ils ne puissent réagir, ce n’est pas possible, c’est impensable, je ne vois pas comment, vraiment, on peut avoir une idée comme ça ou, du moins, sans avoir les éléments pour la démontrer, pour l’appuyer.

Monsieur le président, nous avons plutôt affaire à un témoin qui analyse la politique commerciale de la société SORWAL sans qu’il n’ait eu accès ni à sa comptabilité, ni à ses comptes-clients, ni aux décisions du Conseil d’administration qui détermine cette politique. Je dis, Monsieur le président, qu’un tel travail, fait dans de telles conditions est plutôt périlleux, voire impossible.

Monsieur le président, pour parler vrai maintenant, il y a eu à la SORWAL des ventes à crédit. Il y a eu, à la SORWAL, des créances douteuses. Mais, dans la comptabilité de n’importe quelle société, dans n’importe quel pays du monde, il existe le poste « créances douteuses » dans la comptabilité. Ce compte existe aussi à la SORWAL depuis la création de cette société. Je vais vous parler des clients douteux qui ont été épinglés ici, tout en vous rappelant qu’en 1992, j’ai géré l’héritage de mon prédécesseur.

Donc, j’ai commencé à m’occuper vraiment de la politique des crédits en 1993 et c’est en 1994 que j’ai pu réussir à faire adopter, par le Conseil d’administration, la suppression pure et simple des crédits à la SORWAL. Mais, j’avais essayé beaucoup de formules. Je m’étais dit : « Si mon prédécesseur n’a fonctionné que sur ventes à crédit, il y a certainement une raison, je ne peux pas supprimer comme ça, sans un peu sentir qu’est-ce que ça donne comme avantages et qu’est-ce que ça donne comme difficultés ». L’exercice 1993, je l’ai donc utilisé à expérimenter certaines formules qui pourraient aller avec le système de vente à crédit.

Commençons d’abord par parler de Monsieur KAJUGA et de Monsieur le témoin 121. Je les tire de la liste qui est sortie dans « Le Soir ». Ces deux messieurs, si on avait la comptabilité de la SORWAL, on se rendrait compte que ce sont de tout petits, petits, petits clients. Ils sont venus, ils ont acheté, ils n’ont pas pu honorer leurs factures à l’échéance, leurs comptes ont été immédiatement bloqués à partir du moment où ils n’ont pas pu payer. Je leur ai donné un délai. A l’issue de ce délai-là, ils n’ont pas payé. Je me suis plaint à la justice. Leurs biens ont été saisis en attendant qu’une décision judiciaire, les condamnant, intervienne pour pouvoir réaliser leurs biens saisis.

Ici, Monsieur le président, ce que je dis, c’est quelque chose de vérifiable à la fois à la SORWAL et au parquet de Kigali. Puisque Monsieur NSANZUWERA est venu témoigner, ici, vendredi, je pourrais dire que si la réalisation des biens de ces deux clients a traîné, c’est de sa faute, parce que c’était lui qui était le procureur de Kigali, et c’était lui qui avait ce dossier.

Monsieur le président, si ces deux délinquants sont membres du bureau national de la jeunesse du MRND, je ne saurais pas vous dire s’ils revêtaient cette qualité au moment où je leur ai vendu des allumettes parce que je ne sais pas vous dire à quelle date le bureau de la jeunesse du MRND a été mis en place. Mais ce que je sais, ce que je savais à ce moment-là, c’était que Monsieur KAJUGA était président de la jeunesse du MRND. Mais était-ce, Monsieur le président, une raison suffisante pour lui refuser la qualité de client dans les mêmes conditions pour tous et sans lui accorder aucune faveur ? Monsieur le président, en ce qui concerne les sympathisants du Vlaams Blok qui représentent, je pense, un électeur sur trois à Anvers, par exemple, et si comparaison il peut y avoir, est-ce que les sympathisants du Vlaams Blok ne bénéficient, de ce fait, d’aucun crédit dans le Royaume ?

Monsieur le président, je veux parler du troisième client, Monsieur RUHUMURIZA. Il est venu à la SORWAL aussi en 1993 mais lui, dans un autre contexte, dans l’expérimentation du système de vente par exclusivité. Je dois dire que ce système-là, je l’ai trouvé à la SORWAL. Il existait bien avant que je n’y arrive et le client exclusif était précisément la société de Monsieur BIRARA, c’est-à-dire RWANDEX, qui était en même temps actionnaire à la SORWAL.

Ce système d’exclusivité, avec l’unique client RWANDEX, a été abandonné parce qu’il s’est révélé être un monopole, et ce monopole ne permettait pas de pouvoir… ce monopole, disons qu’il introduisait un biais dans le prix au détail. J’ai donc essayé l’exclusivité sous une autre forme, c’est-à-dire avec un peu plus de clients. J’ai lancé un appel d’offres. Je voulais avoir quatre clients : un client pour s’occuper du Nord et du Zaïre, le Nord-Kivu , un client pour s’occuper du centre et des exportations vers l’Ouganda et la Tanzanie , un client à l’Ouest pour s’occuper des ventes vers le Zaïre, sur tout le Sud-Kivu, et un client au Sud pour s’occuper notamment des exportations vers le Burundi. Mais, malheureusement, je n’ai eu que deux offres, à savoir Monsieur MUREKEZI, dont on a parlé ici aussi, et Monsieur RUHUMURIZA. J’ai donc signé les contrats d’exclusivité avec ces deux clients.

Le témoin a dit ici que ces contrats d’exclusivité n’existaient pas. Monsieur le président, c’est un mensonge. Ces contrats d’exclusivité existent bel et bien à la SORWAL, ils ont été signés et ils existent et ils ont fonctionné pendant à peu près six mois. Ce qui s’est passé, Monsieur le président, c’est que RUHUMURIZA n’a pas pu honorer ses engagements à un certain moment. Comme il n’avait pas respecté l’échéance et que c’était la règle, je lui ai coupé les nouvelles fournitures. Mais quand je lui ai coupé ses nouvelles fournitures, il ne me restait plus alors, dans le cas de l’exclusivité, que le client MUREKEZI. Alors, je retombais dans la même situation que celle de l’actionnaire RWANDEX dont la situation ne pouvait pas tourner. J’ai fait rapport au Conseil d’administration pour leur dire que même ce créneau-là, il ne peut pas fonctionner. Les procès-verbaux du Conseil d’administration sont clairs à ce sujet et un de ces PV est déposé avec les autres documents, Monsieur le président, où vous pourrez voir que, sur ma demande, le Conseil d’administration décide d’abandonner le système des crédits et aussi d’abandonner le fait de vendre à un seul client qui possède une grande puissance financière.

Monsieur RUHUMURIZA a aussitôt été, lui aussi, traduit en justice. Le dossier à la SORWAL est clair à ce sujet. Lui, il avait eu un problème avec le ministère des travaux publics qui avait détruit sa maison sous prétexte qu’il l’avait construite sans permis de construire, mais il a eu gain de cause au tribunal contre l’Etat rwandais. Nous étions là, la SORWAL était là lors de la lecture du prononcé pour pouvoir être le bénéficiaire prioritaire des indemnisations que l’Etat devait lui faire. Et nous étions là avec une décision de justice qui nous donne priorité sur ces indemnisations. L’Etat rwandais a fait appel au moment où la guerre a éclaté.

Quant à Monsieur MUREKEZI, lui, malgré que le Conseil d’administration venait de décider la suppression des crédits, il a continué à être servi à la SORWAL parce qu’il avait toujours payé régulièrement ses factures. Il a même continué à payer la facture qu’il devait payer au 31 décembre 1993, tout en payant cash, les livraisons de 1994, de telle sorte qu’au moment où la guerre a éclaté, Monsieur MUREKEZI ne devait plus à la SORWAL que de l’ordre de 8 millions ; alors que dans le cas de l’exclusivité, il recevait chaque fois une facture de l’ordre d’à peu près 30 millions. Donc, ce client-là, on m’apprend ici qu’il était trésorier du parti CDR. Personnellement, je l’ignorais et comme je vous le disais, Monsieur le président, c’était un client régulier dans les paiements. Pour nous, c’était un bon client.

Monsieur le président, le témoin a fait une catégorisation parmi les clients de la SORWAL. Il a dit : « Il y a des clients qui sont Tutsi mais s’ils sont là-dedans, c’est qu’ils sont venus grâce au Tutsi qui représentait la BRD ». Je dois vous rappeler que ce Tutsi qui représente la BRD, n’a siégé qu’une seule fois, en 1994 donc, en remplacement du témoin qui ne pouvait pas, qui était retenu. Il a aussi fait une catégorisation en disant : « Il y a les clients qui sont du MDR et ceux-là sont venus avec BIRIRA parce qu’il était au MDR. Il y a aussi des clients qui sont du MRND et ceux-là sont venus avec HIGANIRO ».

Dans son raisonnement, il y a quelque chose qui ne tient pas debout, il y a quelque chose qui relève de l’imagination pure et simple. Monsieur le président, la capacité de l’usine SORWAL était de 100.000 cartons par an. Vous verrez que dans la politique commerciale, le Conseil d’administration préconisait de produire 72.000 cartons seulement, c’est-à-dire 70% de la capacité installée de l’usine, parce que ce n’est que cela qu’on pouvait écouler. Comment est-ce que, dans une situation d’une entreprise qui est en sous… en surproduction, si vous voulez, en surproduction, donc, capable de produire plus que ce qu’elle peut vendre, comment est-ce que, dans une entreprise comme celle-là, on peut encore penser au système d’introduction des clients ?

C’est plutôt une entreprise qui court désespérément derrière les clients, ce n’est pas une entreprise devant la porte de laquelle les clients se bousculent. Si les clients se bousculaient, les machines tourneraient à 100%, on ferait 100.000 cartons au lieu de 72.000. D’où peut venir l’idée que le Tutsi administrateur a introduit… Il n’y a aucun avantage, tous les clients dans ces conditions sont traités de la même façon. On en manque et on fait des différenciations des clients de gauche ou de droite, ça n’a aucun sens, Monsieur le président.

Monsieur le président, si les questions d’appartenance politique étaient des questions importantes au niveau de la SORWAL, je pense que le client qui a été cité par le témoin, qui s’appelle BANTEZE, il a dit ici qu’il ne trouve pas trace de ce client sur la liste des clients douteux. Pour une fois, il a dit la vérité. Moi aussi, je n’ai pas trouvé ce client, ce qui montre bien que la liste-là qu’on a sortie, est une liste triée. Ce client-là, il est intéressant parce que, quand Monsieur NGIRIRA a été limogé de la SORWAL, ce client était redevable à la SORWAL de beaucoup de millions.

Le témoin a dit autour de 120 millions, je pense qu’il exagère un peu, mais ça se situerait très facilement autour de 70 millions. Ce client a été donc recruté par, si je peux appeler recruté, du temps de Monsieur NGIRIRA. Mais Monsieur NGIRIRA était MDR. Ce client BANTEZE était le chef du parti MRND dans sa région, cela est connu et pourquoi il l’a fait ?

Il l’a fait parce qu’il ne s’est même pas posé la question de savoir si ce client était du MRND ou pas. C’est parce que ce client-là était capable de vendre la marchandise qu’il achetait à la SORWAL, c’est tout.

Et, en ce qui concerne le Tutsi, je n’ai jamais vu, je ne connais pas un seul élément client à la SORWAL, qui aurait été amené à la SORWAL par le Tutsi cité par le témoin.

Monsieur le président, je vous avais dit que je serais bref. Je pense qu’il n’y a pas lieu de croire qu’une entreprise puisse dilapider ses avoirs financiers sans contrepartie de vente et continuer à fonctionner pendant une aussi longue période. Ce n’est pas possible, Monsieur le président, qu’une telle entreprise qui fait sortir son argent sans contrepartie, pourrait afficher des résultats positifs pendant tout le temps de ma gestion. Ce n’est pas possible, Monsieur le président, que le gestionnaire que j’étais puisse obtenir un quitus de gestion de par son Conseil d’administration, dans de telles conditions.

Monsieur le président, les éléments dont le témoin a fait état ici, apparaissent d’abord dans la presse. Ensuite, ces éléments sont relayés par le témoin lui-même. A la question de savoir quelles étaient les sources d’information, et c’est vous, Monsieur le président, qui lui avez posé la question, le témoin a répondu : « La presse et la connaissance commune ». Je m’interroge. Et je vous pose la question, Monsieur le président, Mesdames, Messieurs les membres du jury, de savoir si la connaissance commune n’est pas, en ce qui concerne les éléments de dernière minute, si cette connaissance commune n’est pas la lecture d’un article d’un journal se trouvant dans la pile de papiers, dont l’expert nous a révélé l’existence, sur son bureau.

Je vous remercie, Monsieur le président.

Le Président : Bien. Vous n’aurez évidemment pas de réponse ni du président, ni des membres du jury, à la question que vous posez. Alors, plus de commentaires en ce qui concerne le témoin GUICHAOUA ?

Me. EVRARD : Monsieur le président, un bref commentaire. On parle de millions. Il est clair dans l’esprit de tout le monde qu’il s’agit de millions…

Le Président : De francs rwandais.

Me. EVRARD : …de francs rwandais et que le chiffre cité par Monsieur HIGANIRO, et qui ressort de la presse, sauf erreur de ma part, on parle d’un financement de l’ordre de… Monsieur HIGANIRO a dit 45 millions, il m’a semblé, moi, plutôt voir dans la presse 95 millions. Je voulais juste apporter cette précision.