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Instruction d’audience C. Mukangango, « sœur Gertrude » et J. Mukabutera, « sœur Kizito » compte rendu intégral du procès
Procès > Instruction d’audience C. Mukangango, « sœur Gertrude » et J. Mukabutera, « sœur Kizito » > Interrogatoire C. Mukangango
1. Interrogatoire C. Mukangango 2. Interruption de séance 3. Interrogatoire J. Mukabutera 4. Questions 5. Audition juge d’instruction et inspecteurs police fédérale 6. Audition témoins 7. Lecture déclarations témoins par président
 

8.1. Interrogatoire de Consolata MUKANGANGO

Le Président : Bien. Nous allons alors entreprendre aujourd’hui, commencer en tout cas, le volet qui concerne les événements survenus au couvent de Sovu et qui concerne donc Mesdames MUKANGANGO et MUKABUTERA. Et nous débuterons, ce matin, par l’interrogatoire de Mesdames MUKANGANGO et MUKABUTERA. Les faits qui leur sont reprochés figurent dans l’acte d’accusation, aux pages 29 et suivantes. Madame MUKANGANGO, je vous demande de bien vouloir vous lever pour votre interrogatoire. Voulez-vous bien rappeler depuis quand vous étiez la sœur supérieure du couvent de Sovu ?

Consolata MUKANGANGO : Monsieur le président, j’ai été élue prieure du monastère de Sovu, le 2 juillet 1993.

Le Président : Vous étiez donc, au mois d’avril 1994, la prieure de ce couvent, depuis moins d’un an ?

Consolata MUKANGANGO : Oui, Monsieur le président.

Le Président : Votre communauté est une communauté de religieuses qui comportait combien de religieuses ?

Consolata MUKANGANGO : Au monastère de Sovu, nous étions 31 religieuses.

Le Président : Réparties assez équitablement, je dirais, entre religieuses d’origine Hutu et religieuses d’origine Tutsi ?

Consolata MUKANGANGO : Il n’y avait pas de répartition dans ce fait que nous ne tenions pas compte des ethnies.

Le Président : Bien que à… Le couvent de Sovu est situé près de Butare ?

Consolata MUKANGANGO : Le monastère est situé à 6 kilomètres de la ville de Butare.

Le Président : Bien que les événements ou les massacres n’aient commencé à Butare que le 20 ou le 21 avril 1994, à Sovu, arrivent des réfugiés venant des collines avoisinantes, dès le 17 avril 1994 ?

Consolata MUKANGANGO : Oui, Monsieur le président.

Le Président : Il semble qu’il s’agissait, le 17 avril 1994, essentiellement de femmes, d’enfants, de vieilles personnes, mais pas d’hommes en âge de travailler ?

Consolata MUKANGANGO : C’est exact, Monsieur le président.

Le Président : Ces premiers réfugiés arrivent au couvent de Sovu, le 17 avril 1994 mais, en fin d’après-midi ou en début de soirée, les réfugiés quittent Sovu pour retourner vers leur habitation ?

Consolata MUKANGANGO : Oui, si vous me permettez, je vous expliquerai comment ils sont arrivés et donc, la situation à ce moment-là.

Le Président : Oui, je vous en prie.

Consolata MUKANGANGO : Merci. Donc, les réfugiés qui sont arrivés le 17, venant des collines de Sovu rejoignaient déjà d’autres réfugiés qui étaient venus de loin et qui passaient déjà - une famille - un mois au couvent. Donc, nous avions déjà des réfugiés au monastère avant le 17. Ces réfugiés sont arrivés en fin de matinée. Je les ai accueillis moi-même. Nous avions eu la messe, c’était donc un dimanche. Alors que je me promenais dans le parc du monastère, j’ai vu des femmes et des enfants descendre de la colline tout apeurés et je me suis approchée de la haie, j’ai demandé : « Mais qu’est-ce qui se passe ? ». Et l’une d’entre elles m’a dit : « Mais tu sais, cela ne va pas sur la colline. On nous dit qu’il y a une voiture noire. On sème la terreur. Nous avons peur… ». Alors j’ai dit : « Mais venez vite ! ». Des personnes sont arrivées. J’ai ouvert l’église. Elles sont entrées. J’ai averti la communauté - donc, il était midi - nous avons dit les prières de midi ensemble. Cela c’est comment ils ont été accueillis et comment nous avons passé ce temps ensemble.

Et après ce… après la prière, avec les sœurs, nous avions déjà peur puisque, autour de nous, on était dans une incertitude totale, déjà depuis la mort du président. Nous souffrions avec les défunts de tout le pays. Pour nous, cela nous atteignait au fond du cœur. Au couvent, on n’avait pas la paix. On ne vivait pas dans le bonheur sachant qu’à Kigali et Gisenyi, il y avait des tueries. Donc, alors, une sœur dont je dis le nom, sœur Stéphanie, et moi, nous nous sommes dit : « Mais si nous avons des personnes avec nous et que cette voiture nous attaque, nous allons être à leur merci ». Et alors, elle me dit : « Mais j’ai un ami à Butare, on peut aller le voir ». Cependant, pour partir du monastère à Butare, il fallait une attestation pour circuler en voiture ; nous ne l’avions pas. Bon. On se dit : « On va se risquer ». Nous avons… effectivement, nous l’avons fait. Nous avons rencontré des barrières, beaucoup de menaces. Nous nous excusions en disant que nous n’avions pas eu le temps d’avoir le papier, mais que nous espérions le recevoir une fois arrivées à la préfecture. Ils nous ont dit : « ça va, vous pouvez continuer ». Mais nous rencontrions la même agressivité à chaque barrière. Notre, donc, objectif…

Le Président : C’est quel jour, ça ?

Consolata MUKANGANGO : C’est le 17, donc…

Le Président : Le 17 déjà.

Le Président : Après la prière de midi. Euh… Arrivées à Butare chez l’ami de ma sœur, c’est… l’ami en question c’était Cyriaque HABYARABATUMA. Pour moi, c’était un colonel, mais je ne connaissais pas plus sur ses fonctions. Il avait aidé sœur Stéphanie à avoir son permis de conduire et ils avaient créé une relation amicale. Alors elle me dit : « On va se rendre à l’ESO, c’est sûrement là qu’il réside ». Nous arrivons là, on nous dit : « Non, il n’est pas ici ». Mais seulement, nous ne savions plus circuler nous-mêmes, toutes seules. On a demandé : « Est-ce que quelqu’un peut nous accompagner où il est et nous aider à traverser les barrières ? »…

Le Président : La porte doit rester ouverte.

Consolata MUKANGANGO : Quelqu’un, donc, un militaire, nous a accompagnées jusqu’à Tumba où on nous disait que se trouvait le colonel Cyriaque HABYARABATUMA. Nous arrivons là-bas. On nous dit : « Mais pourquoi vous le cherchez ? ». Nous disons : « Nous sommes dans l’insécurité chez nous et nous voudrions une protection ». Ils ont dit : « Non, HABYARABATUMA n’est pas ici, vous ne savez pas le trouver ». Euh… On nous dit qu’il est malade. Bon. Nous étions déçues, nous n’avions aucun moyen d’autre… aucun secours. Nous sommes donc rentrées… euh… nous sommes décidées à retourner chez nous. Le policier… Le militaire nous a escortées jusqu’en ville et puis il a dit : « Moi, je retourne dans ma caserne ». Et heureusement, en ville nous rencontrons des personnes qui étaient en session chez nous, et nous leur demandons de nous escorter. Ça devenait quasi impossible de retrouver le monastère, à nous deux, sans papier, puisque nous avions prétendu en trouver.

Donc, eux nous ont escortées jusqu’au monastère. Mais ce passage en ville nous a ouvert les yeux. Nous avons trouvé une tension en ville, des personnes qui nous rapportent les faits de l’attaque des réfugiés de Kibeho. L’église est brûlée. La famille de sœur Stéphanie est tuée. On nous dit qu’il n’y a qu’un seul survivant, son frère. Et alors, nous rentrons chez nous et sur les barrières, on nous dit : « Ah ! Des sœurs de Sovu ». Il y a… Il y a… Le monastère était réputé être Tutsi et ne recrutait que les Tutsi. Nous étions très ciblées. « Il n’y a aucun Hutu au monastère, n’est-ce pas ? Et on va venir et on met tout à feu ». Bon. Ce que j’ai répété à la communauté en arrivant. En arrivant donc au monastère, le 17, les réfugiés étaient effectivement repartis sur les collines, à l’invitation d’un voisin. Voilà pour cette journée.

Le Président : Le 18, alors, le lendemain ?

Consolata MUKANGANGO : Oui.

Le Président : Un nombre important de réfugiés va arriver ?

Consolata MUKANGANGO : Oui.

Le Président : Et là, il y a non seulement des femmes, des enfants, des vieillards, mais il y a aussi des hommes ?

Consolata MUKANGANGO : Oui. Donc, le 18, je raconte la situation, c’est possible ?

Le Président : Oui. Je vous en prie.

Consolata MUKANGANGO : Donc, le matin, il y avait des Américains au monastère qui me disent : « Mais, nous partons ! ». Donc, ils pensent aller à Bujumbura prendre l’avion et retourner aux Etats-Unis. Et alors, deux hommes qui étaient au monastère les conduisaient avec la voiture de… des… j’appelle cela les ONG, et alors qui les conduisaient donc jusqu’à Butare pour Bujumbura. Mais je leur dis : « Est-ce que je peux vous accompagner pour que je puisse aller à la préfecture trouver des papiers pour essayer que la communauté puisse partir ? ». Nous étions ciblées. La communauté de Sovu, nous étions, comme on me disait, sur la liste noire. Je sentais que nous allions y passer. Et les autres communautés… quelques, avaient trouvé des moyens de fuir. Et alors, ils m’ont dit : « Mais vous pouvez venir avec nous », donc avec les Américains, les sessionnistes. Nous arrivons à la préfecture. Ils me déposent. Les Américains continuent leur chemin et j’ai demandé les papiers à la préfecture. Je me dis : « Mais, nous voudrions partir au Burundi ». Ils me disent : « Mais ma sœur, c’est trop tard, vous n’avez aucun droit à quitter le pays, qu’est-ce que vous vous reprochez ? ». Du coup, j’ai un refus, j’attends.

Les deux messieurs reviennent et nous rentrons au monastère. Très difficile. A toutes les barrières, on est arrêté. On voulait m’enlever de la voiture. Comme vous me voyez, j’avais une carte d’identité Hutu mais rien de Hutu à l’extérieur comme physique. Je n’étais pas native de Butare, je venais de Kamonyi et Gitarama et donc, j’étais taxée d’être Tutsi et avoir une carte d’identité Hutu, qui ne correspondait pas à ce que physiquement je suis. Et donc, les miliciens voulaient absolument m’arracher. Ils se sont battus avec les deux hommes et finalement les deux hommes étaient armés, qui étaient avec moi. Et alors, ils ont réussi à gagner. Les miliciens les ont laissé continuer. Nous sommes arrivés au monastère. L’après-midi se passent des choses dures. J’ai appris cela. Je suis rentrée dans le couvent, déjà impressionnée par la situation.

Oui, et j’oublie qu’en allant à la préfecture, je rencontre sur la route des dépouilles de personnes tuées, baigner dans leur sang. Et en arrivant, donc, au monastère l’après-midi, on me dit : « Mais tu sais, on est en train de se battre sur la colline ». Effectivement, il y a eu une bataille et les personnes sont arrivées en grand nombre. A ce moment-là, en arrivant, je dis en moi-même : « Il vaut mieux que les personnes s’installent dans le centre, c’est plus large ». Et puis, mon objectif c’était qu’ils puissent s’enfuir au cas où on attaquait. Se regrouper dans l’église, pour moi, c’était les condamner à être étouffés là-dedans, et brûlés comme on venait de le faire à Kibeho. Donc, je n’ai pas eu le courage du faire. Disons que c’était aussi difficile de me décider ce qu’il fallait faire ou pas. C’était à la minute qu’il fallait décider une circonstance imprévisible. Mais donc, je trouvais qu’aller au centre, c’était plus large, viable, les gens pouvaient respirer, faire la cuisine, donc on dit : « C’est comme ça ». La directrice du centre, elle est là, et elle me dit : « Mais on va s’occuper des personnes, on va soigner les blessés ». Et en fait, on arrête des activités pour ne faire qu’une chose : s’occuper des réfugiés cette fois-ci. On est d’accord. Donc, les personnes, en arrivant, se dirigent directement au centre. D’autres montent au monastère. Ça se fait sans… sans frottement. Et dans euh… l’après-midi, un peu plus tard, la sœur directrice qui m’avait dit qu’elle voulait rester mourir, s’il fallait mourir, ses supérieures viennent la chercher.

Mais à Butare, comme j’étais sortie, la situation était tendue et on m’apprenait que les Belges étaient en danger. On recherchait les Belges. Dans la communauté, il y avait trois sœurs belges âgées de plus de 80 ans. Donc, elles étaient restées. Il y avait aussi une sœur française, d’origine martiniquaise. Elle a dit : « Moi, je reste avec vous, on souffre ensemble ». Alors, donc, les supérieures viennent chercher la directrice du centre et, bon, je dis aux deux sœurs âgées : « Mais c’est la seule occasion. Nous sommes tendues. Je vois que la situation est tragique ». La communauté était, en grande majorité, jeune. Je me disais : « Nous pourrions courir. Mais une fois que nous allons courir, nos sœurs âgées, qu’est-ce qu’elles vont devenir ? ». Donc, vraiment à ce moment-là, je leur ai dit : « Pour moi, il vaut mieux que vous partiez au lieu de… », j’ai dit ce mot : « Je ne veux pas vous voir torturées devant mes yeux ». Je pense que les Belges n’avaient plus de crédit au Rwanda. Et je leur ai expliqué. Bon. Elles ont accepté, elles sont parties avec la voiture qui venait.

Et à ce moment-là, les réfugiés étaient remontés du centre, étaient dans l’enclos du monastère et très nombreux, se bousculant et le portail était fermé ; pas que j’aurais fermé mais la bousculade a fait que le portail était fermé, mais tous les réfugiés étaient à l’intérieur de la clôture. Nous n’avons pas pu sortir, les sœurs. Nous avons dû passer par la chapelle. Personnellement, à ce moment-là, je me sentais anéantie, coupée des deux fondatrices du monastère, avec lesquelles j’entretenais des liens très profonds depuis mon arrivée au monastère. Donc, ce fut un événement pour moi énorme, qui m’a déstabilisée et qui m’a fait… comme paralysée. Donc, elles sont parties et nous sommes restées dans cette terreur. Mais à ce moment-là, les deux hommes dont j’ai parlé ont pris la défense du couvent. Ils m’ont dit : « Prenons courage. Nous sommes armés, nous allons vous protéger. Nous allons faire… tourner autour du monastère. Vous restez à l’intérieur. Les réfugiés restent tranquilles au centre et nous allons veiller ». ça nous a donné du courage. On s’est dit : « Cela peut peut-être continuer. Peut-être les réfugiés pourront vivre longtemps et donc, dans l’incertitude de ce qui va suivre, oui ». Mais de l’attaque de la colline, des personnes ont déferlé, les uns armés d’armes traditionnelles, ce qui était impressionnant. On n’avait jamais vu cela. Donc, ils essayaient de se défendre. Mais nous autres… c’était tragique de voir des gens se battre entre eux. Moi personnellement, ça m’a fort fait… ça m’a fait peur. Je suis rentrée et j’ai dit aux sœurs : « Mais cela ne va pas. Les gens descendent et ils sont armés ». Donc, pendant ce temps, nous sommes restées à la chapelle et à prier. Certains réfugiés sont restés au couvent, d’autres sont restés au centre et nous avons passé la nuit. Et euh… Oui.

Le Président : Un petit instant.

Consolata MUKANGANGO : Oui ?

Le Président : Sauf erreur de ma part, c’est la première fois aujourd’hui que vous dites que le 18 avril 1994 vous vous êtes rendue à Butare ?

Consolata MUKANGANGO : Oui, c’est la première fois que je le dis. Je vais…

Le Président : Jusqu’à présent, vous avez toujours déclaré que le 18 avril vous n’aviez pas quitté le couvent.

Consolata MUKANGANGO : Oui, disons, je vais ré-expliquer, Monsieur le président. Depuis que ce procès a commencé, j’étais dans un état de fébrilité totale. Ma façon de rapporter les faits… des fois, il y a des trous, il y a des manques. Mais à la longue, quand la santé se refait et que je parle avec les autres, je me rappelle. Mais, effectivement, vous avez remarqué des manquements, pas volontaires de ma part, mais suite à ce que j’ai été totalement blessée, anéantie et broyée et que dès que le procès a commencé, j’ai eu vraiment des problèmes pour pouvoir expliquer, tellement j’étais blessée, et je ne savais pas restituer les événements tels que je les ai vécus. Et pour cela, je m’excuse profondément.

Le Président : En ce qui concerne la journée du 18, celle où de nombreux réfugiés arrivent au couvent, plusieurs témoignages semblent dire que vous vous opposiez à ce que ces réfugiés pénètrent à l’intérieur de la clôture du couvent, que vous êtes allée, pas seule mais avec sœur Maria Kizito, à Butare et que vous êtes revenue de Butare avec des militaires qui ont expulsé les réfugiés qui avaient trouvé place à l’intérieur de la clôture du couvent pour qu’ils soient regroupés tous, presque tous, dans le centre de santé. Alors, aujourd’hui vous dites qu’effectivement le 18 avril vous êtes allée à Butare. Y êtes-vous allée seule ?

Consolata MUKANGANGO : Je suis allée seule avec deux Américains et deux Rwandais.

Le Président : Qui étaient en session au couvent ?

Consolata MUKANGANGO : Oui, oui.

Le Président : Donc, sœur Maria Kizito ne vous a pas accompagnée le 18 avril ?

Consolata MUKANGANGO : Non.

Le Président : Etes-vous revenue le 18 avril de Butare avec des militaires ?

Consolata MUKANGANGO : Non, je suis revenue avec les deux hommes de la session.

Le Président : Les deux Américains étant restés à Butare en vue de regagner leur pays ?

Consolata MUKANGANGO : Oui, Monsieur le président.

Le Président : Des militaires sont-ils venus de Butare à Sovu, le 18 avril 1994 ?

Consolata MUKANGANGO : Non, Monsieur le président. Des militaires sont arrivés euh… quand les réfugiés avaient logé avec nous au couvent… Ils ont logé le 19 et c’est le 20 que les militaires sont arrivés.

Le Président : Les militaires ne seraient donc arrivés à Sovu que le 20 ?

Consolata MUKANGANGO : De nouveau, je vous demande pardon. Si mes dates ne concordent pas, ce n’est pas une mauvaise volonté de ma part. Je relie les événements dans la mesure de mes possibilités mentales et physiques, de ce que je suis actuellement et que j’étais à ce moment-là. Donc, à mon souvenir, les réfugiés sont montés au centre le 19. Ils ont logé avec nous. Et le 20, effectivement, les deux hommes qui nous protégeaient ont été demander du renfort parce que, de plus en plus, le monastère était ciblé et ils se sont rendu compte que ça ne va pas aller. Et ce sont leurs décisions, eux-mêmes, qui ont été… ils sont partis… ils sont arrivés avec les militaires… ni sœur Kizito, ni moi, ne sommes allées… Ils sont arrivés et ils m’ont demandé de laisser les réfugiés retourner au centre pour assurer la protection du centre, et du couvent. Et j’accepte que je ne me suis pas opposée parce que notre vie dépendait des deux hommes. Sans eux, nous étions absolument rien. C’est comme cela que ça s’est passé.

Le Président : Connaissez-vous le nom de ces deux hommes ?

Consolata MUKANGANGO : Malheureusement, je ne… je ne les connais pas.

Le Président : Le 18 et le 19, il y a des réfugiés, dites-vous, qui se trouvent au centre de santé et dans la clôture ?

Consolata MUKANGANGO : Dans la clôture du monastère et dans les caves, il y avait beaucoup de réfugiés, dans les chambres et donc à l’hôtellerie.

Le Président : Certains témoins disent que ces réfugiés n’ont pas été nourris, n’ont pas reçu de nourriture alors que pourtant le 18 ou le 19 avril, un certain le témoin 110 serait venu au couvent pour y amener des sacs de riz ?

Consolata MUKANGANGO : Je ne pense pas, Monsieur le président, que Laurien soit venu le 17, ni le 18.

Le Président : Le 18 ou le 19.

Consolata MUKANGANGO : Plus tard que le 18 en tout cas. Il est vrai que Monsieur Laurien est arrivé avec des sacs de riz. Pour la nourriture des réfugiés, nous avons fait ce que nous pouvions, la communauté et moi-même. Comme Elsa VANDENBON l’a expliqué, dans la communauté, chaque sœur avait sa responsabilité. Nous avions l’habitude d’accueillir des pauvres, une centaine par semaine à cause de la disette dans le pays. Donc, j’avais réussi, le 4 avril, de me rendre à Kigali dans le but de chercher des vivres, mais j’accompagnais aussi sœur Ghislaine NEVE qui rentrait en Belgique pour la béatification de… de Damien. Et donc, j’ai ramené des sacs de flocons d’avoine et des haricots. Quand les réfugiés sont arrivés, ils sont venus avec les biens qu’ils pouvaient apporter avec eux. Mais nous avons aussi distribué la nourriture. Même si quelques… certains témoins disent qu’ils n’ont rien reçu, mais pourtant ils disent qu’ils ont reçu à mon insu, donc, il y a quand même eu une distribution de nourriture même si les témoignages disent le contraire ou l’affirment, mais d’une manière négative en ce qui me concerne.

Le Président : Oui, parce qu’en ce qui vous concerne, les témoignages vont - certains d’entre eux en tout cas - jusqu’à dire que vous aviez refusé que l’on distribue de la nourriture aux réfugiés de manière à ne pas pouvoir être accusée, vous, de complicité avec les Inkotanyi, c’est-à-dire avec les Tutsi.

Consolata MUKANGANGO : C’est ce qu’on dit, mais j’étais déjà considérée comme Tutsi, et je ne vois pas de quoi je devais avoir peur puisque j’étais déjà considérée comme cela. Donc, pour moi, c’est une invention tout à fait pure. Je ne me serais jamais opposée à nourrir les réfugiés. Comme je viens du dire, nous avions l’habitude de nourrir les réfugiés. Sœur Fortunata avait la responsabilité de distribuer la nourriture. Sœur Scholastique s’occupait de l’accueil. Personnellement, comme responsable, je respectais les personnes et je donnais l’occasion à chaque sœur d’être totalement libre dans sa fonction. Je n’avais pas l’esprit de surveillance ni d’accaparement, ni donc de mainmise sur les personnes. A ce moment-là aussi, peut-être il faudrait qu’on voie la situation générale telle qu’elle était. J’étais dans une situation de fatigue physique. J’avais une vie difficile. Ce qui a joué aussi… que si on ne me voit pas déplacer ici et là, ce n’est pas que je ne veux pas le faire, mais j’étais très fatiguée déjà à ce moment-là, aussi peureuse devant la situation, très traquée, responsable d’une communauté ciblée, ne sachant vraiment que faire. Et des moments, je l’avoue, j’étais paralysée par la peur et ne sachant qu’est-ce qui va nous advenir.

Mais la communauté a nourri les réfugiés. Nous étions épiées, nous étions surveillées, et nous l’avons fait dans la mesure du possible. On va dire peut-être que nous avons été discrètes mais nous n’avions pas aussi… nous n’avions pas non plus à le faire d’une manière ostentatoire comme si nous voulions nous battre avec les miliciens. Nous n’avions pas de force pour nous battre avec les miliciens. Cela ne nous servait à rien de dire : « Voilà, on va se manifester, faire ça ». Non, nous étions fragilisées, nous étions faibles. Donc, nous l’avons fait dans la discrétion, comme c’est écrit dans les documents, mais vraiment nous l’avons fait et dans la mesure du possible. Et je vous dis aussi que les sœurs avaient extrêmement peur. Et je comprenais la peur des sœurs, je comprenais la peur des réfugiés, mais je vous dis que tout cela, ça vous prenait aux tripes et des fois on souffrait, on devenait triste et on ne savait vraiment comment faire. Et c’était une situation très tragique.

Le Président : Bien. 17, 18… 19 avril 1994. Le 19 avril 1994, à Butare, je ne parle plus du couvent ici, mais à Butare, le président intérimaire SINDIKUBWABO prononce, avec d’autres, un discours qui va, à Butare, mettre quelque part le feu aux poudres et qui va faire en sorte que dans la région de Butare, les massacres qui peut-être avaient déjà commencé vont en tout cas s’intensifier. Ça, c’est pour situer dans le temps. Je ne vous pose pas de question, pour le moment en tout cas, à propos de ce discours. Le 20 avril 1994, certains témoins disent que vous-même ou à votre demande, un recensement des réfugiés a été dressé en vue d’assurer à ces réfugiés la distribution de nourriture. Selon certains témoins, ce recensement a été effectué, il n’y a pas eu de nourriture distribuée. Et par contre, ce recensement ou ces listes de recensement auraient servi dans les jours suivants à identifier certaines personnes et à les tuer. 17, 18, 19, 20 avril. Avez-vous demandé, le 20 avril, à ce qu’on effectue un recensement des réfugiés ?

Consolata MUKANGANGO : Personnellement, je n’ai pas demandé qu’on fasse un recensement des réfugiés. Les réfugiés étaient venus au monastère. Je ne vois pas dans quel but il fallait les recenser dans le but qu’on dit de pouvoir exposer à la mort quelques-uns d’entre eux. Donc, ils étaient là, nous avions distribué ce que nous avions aux réfugiés de l’intérieur des caves et ceux du centre et nous nous rendions bien compte que si nous avions la chance que les réfugiés restent le plus longtemps possible, il fallait que nous nous fassions aider, comme nous avions l’habitude de demander à Caritas de nous aider. C’était un problème réel. Personnellement, je n’ai pas demandé de faire de recensement. Les sœurs Bernadette, Fortunata, je pense Scholastique aussi, m’ont dit : « Mais écoute, si on demande une aide à l’évêché, il faudrait qu’on dise combien de personnes sont au centre, ici ». Pourquoi cela ? Parce qu’il y avait d’autres réfugiés en ville. Et l’évêque nous avait… m’avait demandé personnellement de collaborer à l’aide des réfugiés qui étaient venus du Burundi où d’ailleurs, et j’avais déjà versé de l’argent pour l’aide des réfugiés. Donc, la sœur Bernadette nous dit : « Il faudrait qu’on recense ». J’ai dit : « C’est bien ». Ce recensement, je ne sais pas s’il a été fait. Des personnes qu’on nomme et qui l’auraient fait, ce sont les réfugiés eux-mêmes. Je n’ai pas vu la liste. Parce que le 20, les réfugiés continuent à venir au monastère. Il n’y a pas de stabilité, il n’y a pas un nombre stable, on vient de toute part. Déjà, on dénombre actuellement 7.000 personnes. Je ne vois pas comment, en une journée, des réfugiés auraient pu recenser autant de personnes. Pour moi, cela n’a jamais existé, mais la pensée a existé dans le but effectivement de pouvoir nourrir les réfugiés, dans l’espoir qu’ils pourront vivre le plus longtemps possible avec nous. Mais je n’ai pas vu la liste.

Le Président : Bien. Le 21 avril 1994, il semble qu’il y ait déjà une première attaque ou tentative d’attaque du centre de santé, contre les réfugiés.

Consolata MUKANGANGO : Le monastère était une cible, comme je l’ai dit, des miliciens. Ils tournaient autour du monastère, le jour comme la nuit. A partir du 17, nous n’avons plus pu dormir, nous n’avons… moi, je n’ai peut-être qu’une seule fois… le jour. Donc, ils faisaient les exercices devant nos yeux, en criant. Ils faisaient sauter des grenades la nuit comme le jour. Nous étions donc terrorisées tout le temps. Que le 21 il y ait eu une attaque, on en parle… Je vais avoir la faiblesse de ne pas expliquer tout à fait… Mais effectivement, des miliciens ont essayé de lancer des grenades sur le centre et les deux hommes qui étaient à l’hôtellerie ont intervenu, et il y avait aussi deux policiers qui ont intervenu, il était vers 5 heures, nous étions à la chapelle. Et je me rappelle, nous avons toutes été nous enfuir devant les bancs de la chapelle. Donc, les deux hommes sont sortis sur la colline et ont chassé les miliciens et nous avons… ça s’est arrêté comme cela.

Le Président : Le 22 avril 1994…

Consolata MUKANGANGO : Oui.

Le Président : 7 heures - 7 heures et demi du matin…

Consolata MUKANGANGO : Oui.

Le Président : L’attaque du centre de santé commence et va durer toute la journée…

Consolata MUKANGANGO : Oui.

Le Président : A la tête des miliciens Interahamwe, dirigeant les opérations, surveillant le travail, se trouve un certain Emmanuel REKERAHO…

Consolata MUKANGANGO : Oui, Monsieur le président.

Le Président : Qui apparaît, dans certains documents, comme étant le représentant du MDR ou du MRND dans les réunions politiques à la commune, commune de Huye. C’est lui qui dirige toutes les opérations le 22, qui surveille ce qui se fait tout en rentrant parfois chez lui. Vous avez, jusqu’à présent en tout cas, déclaré que vous ne connaissiez Emmanuel REKERAHO que depuis le 22 avril 1994, la journée pendant laquelle on a tué, je crois, le plus de personnes à Sovu. Vous aviez fait sa connaissance le 22 avril 1994 parce que, dans le courant de cette journée, il est venu vous demander à pouvoir utiliser l’ambulance ou le véhicule qui servait d’ambulance du centre de santé, pour transporter des blessés. Et vous vous seriez même dit : « Tiens, voilà curieusement un bon geste de la part de ce Monsieur REKERAHO qui veut transporter des blessés ». Maintenez-vous toujours actuellement que vous ne connaissiez Emmanuel REKERAHO que depuis le 22 avril 1994 et que depuis le moment où vous lui avez permis d’utiliser le véhicule qui servait d’ambulance ? Confirmez-vous encore aujourd’hui qu’il n’a eu à sa disposition, ce véhicule ambulance, qu’à partir du 22 avril 1994 ?

Consolata MUKANGANGO : Oui, Monsieur le président, je confirme cela. Effectivement, le 22 avril, une attaque énorme a été dirigée vers le couvent et le centre… des milliers… des milliers de personnes. Plusieurs communes s’étaient concertées pour attaquer le couvent. Ils avaient déjà tué le couvent qui était à 6 km de Simbi. Les sœurs benebikira avaient été tuées et tous les réfugiés qu’elles avaient à l’église détruite. Donc, les pères aussi, ils avaient attaqué le couvent et le centre, ils avaient tué tous les réfugiés. Et nous étions… l’étape suivante… Donc, le 22 matin, on me dit : « On va vous attaquer ». Les deux hommes étaient encore là. Ils tournaient autour du monastère et d’ailleurs ils ont commencé à… comment on explique cela, à affronter les miliciens pour les empêcher de venir, donc d’attaquer. Mais ils n’ont pas pu. Ils sont revenus à l’intérieur du couvent. Ils m’ont dit que l’attaque est énorme, qu’ils sont incapables. Ils ont pris la voiture et ils sont partis.

Vous pouvez deviner vous-même quelle impression ça nous a laissé. Nous comptions sur eux depuis le 17. L’attaque est énorme. Les deux s’en vont. Pour nous, c’était fini. Malgré la fatigue et le stress, je demande aux personnes qui m’entourent, je dis : « Mais, est-ce que cette attaque n’est pas dirigée par quelqu’un ? ». On me dit : « Si, elle est dirigée par un certain Emmanuel REKERAHO ». Bon, moi je dis : « Je vais aller rencontrer cet homme ». Effectivement, je sors du couvent. Je vais vers la ferme où il y avait une petite porte. Et je rencontre pour la première fois Monsieur REKERAHO. Il portait comme une radio, en tout cas un poste très impressionnant. J’arrive, il me dit : « Enfin, en voilà un du FPR qui arrive ». Je lui dis : « Mais pourquoi nous attaques-tu ? ». « Ah ! mais tu caches des personnes. Combien de gens tu as à l’hôtellerie ? ». Je dis : « Monsieur, je ne m’occupe pas de l’accueil, je ne sais pas ». « En voilà une, tu commences à mentir. Attends, je te donne cinq minutes et tu mets dehors tout le monde ». Donc, ça devient agressif. Le centre est déjà attaqué. J’ai couru. Je retourne à l’intérieur. Je dis aux autres : « Mais, c’est fini pour nous ». Et alors, les autres, comme les sœurs, nous nous réunissons dans une grande salle à manger où nous avons attendu notre mort. Parce qu’à ce moment-là, le centre est attaqué. On tue les personnes. Personnellement, j’étais dans une salle où je pouvais de temps en temps reculer un rideau pour voir… C’était affreux, effroyable. Des personnes qui essayaient de venir vers nous, on les abattait.

Donc, je fais face à la mort, devant mes yeux, des personnes que je connaissais. J’avais envie de sortir pour les amener, mais incapable… j’étais clouée. Et puis, des miliciens étaient là. Je me dis : « Bon, j’y vais. Mais qu’est-ce que je pourrai arriver ? ». Donc, je suis partagée, je reste là jusque vers 5 heures. A un moment donné, j’entends frapper sur le portail avec fracas : « La supérieure, la supérieure ! ». Je regarde. C’était le même homme que j’avais vu le matin. Je me dis : « Si je n’ouvre pas, il attaque les personnes qui sont ici, donc il vaut mieux que je sorte ». Effectivement, je suis sortie et je me suis dirigée vers REKERAHO qui me dit : « Il y a des blessés ici, je voudrais l’ambulance, conduire les personnes à l’hôpital ». Effectivement, je me dis : « Mon Dieu, quelle bonne action ». Ma pensée n’a pas été plus loin que cela. Vite, je lui donne les clés et l’ambulance ne m’a jamais été remise. Et après… Je peux continuer le récit ?

Le Président : Oui, oui.

Consolata MUKANGANGO : Après cela, des hommes qui étaient partis le matin, reviennent avec d’autres qui étaient allés nous chercher de la nourriture à Gitarama où, me disait-on, il y avait un marché. Ils disent : « Mais ça ne va pas. Des personnes du centre ont été tuées. Et nous allons prendre les personnes que nous savons prendre avec et nous partons ». Et alors, un me dit : « Mais tu sais, aujourd’hui c’est le centre, demain c’est le monastère et vous mourrez toutes. Donc, je te conseille que vous alliez à la chapelle, on vous exécute ensemble ou bien tu essaies de fuir. Tu prends la voiture, tu prends les sœurs et vous partez ». Bon, cela, ça me… Je suis restée. Il me dit : « En tout cas, ne dis pas que je te l’ai dit, sinon je suis abattu ». Je suis restée là, impressionnée. Et c’était difficile à… comment on dit, à réfléchir et vraiment à voir clair. Monsieur le témoin 9 a dit ici : « C’était difficile de penser ». On me dit une chose, je pense que c’est ça qui est bien à faire dans l’immédiat. Je n’y ai pas pensé avant, ça m’arrive comme ça.

Donc, je reste une… un temps. Je me dirige vers sœur Scholastique, je lui dis tout bas : « Tu sais, on me dit que nous allons mourir demain, que le monastère sera anéanti. Mais le monsieur m’a dit, nous allons à la chapelle, on nous exécute, ou bien alors on prend la voiture, on prend les sœurs, on s’enfuit ». Sœur Scholastique me dit : « Mais comment veux-tu partir, c’est impossible. Il faut une escorte. On va nous abattre au centre ». Parce que déjà le 19, nous avions voulu partir et ça est devenu impossible. Alors, bon, comme il y avait des policiers, elle me dit : « Mais on peut demander… leur demander qu’ils nous accompagnent au moins jusque chez le bourgmestre pour que le bourgmestre puisse venir escorter les personnes qui veulent partir. En tout cas, moi je suis prête à partir et ma nièce aussi, comme cela nous irons chez le bourgmestre et nous lui demanderons ce service et il pourra revenir rechercher les autres ». Je lui dis : « Mais j’ai la responsabilité de la communauté ! » ; cela je l’avoue, j’ai aimé mes sœurs jusqu’au bout, cela me tenait à cœur. J’ai dit : « Nous partons, nous sommes les aînées ». Elle était ma première conseillère et je n’ai pas… je n’ai pas pu réagir autrement. Je lui ai dit : « Nous allons dire à toute la communauté ce qui se passe. Je n’ai pas vraiment le courage de partir comme ça et d’abandonner tout le monde ». Elle dit : « OK ».

Je réunis toutes les sœurs. Je leur dis ce que je viens d’entendre mais je ne dénonce pas les personnes qui me l’ont dit parce que… pour leur sécurité. Alors, les sœurs disent… les unes disent : « Mais non, on ne va pas se laisser tuer comme des mouches, quitte à mourir en courant ». Mais à ce moment-là, je dis : « Personnellement, je suis dans l’impuissance ». Et j’ai expliqué aux sœurs : « Je ne suis pas de la région, je ne connais pas beaucoup de personnes ». J’étais la plupart du temps… Nous sommes donc contemplatives, nous avons très peu de rapports avec la population. J’avais vécu des années en Europe et je donnais l’enseignement, je ne m’occupais pas donc, du personnel pour avoir des rapports directs avec la population, ce qui était pour moi un manque. Donc, je leur dis : « Personnellement, je ne peux rien pour personne ». Je leur dis : « Si quelqu’un connaît un ami qui peut la prendre, nous aider, qu’elle le fasse. Si quelqu’un a une solution, qu’elle la propose. Mais je vous dis, maintenant la situation est tragique, je ne peux pas décider de la part des personnes, je suis incapable. Celles qui veulent partir peuvent. Celles qui veulent rester vont rester mais ce n’est pas moi qui prends la décision comme telle ». Parce que… c’était… Je me sentais nulle devant ce choix.

Mais alors, la majorité voulait partir et il n’y avait plus de chauffeur. Le chauffeur du centre était mort. Notre chauffeur avait peur et, ceci je l’ajoute, nous étions ciblées parce que la plupart du personnel était des Tutsi. Et nous étions reprochées, donc, de ne recruter que des Tutsi : « Le monastère de Sovu, c’est Tutsi ». Donc, c’était aussi une faiblesse pour nous. Je dis: « Personnellement, je prends la voiture - nous avions une grande voiture - et on va sortir dans le noir. Donc, on demande à un policier, et je conduirai les sœurs qui veulent partir. Nous sommes nombreuses. Le bourgmestre, alors, s’il est d’accord, il va revenir et rechercher les autres personnes qui veulent partir ». J’ai parlé aux autres. J’ai dit : « Voilà, demain nous allons mourir, le monastère va être attaqué. Mais la communauté, une partie vient de décider de partir, sauf trois sœurs qui ont décidé de rester, de leur propre choix. Les sœurs qui sont parties, je n’ai pas décidé, celles qui sont restées, je n’ai pas décidé. Les réfugiés étaient libres de partir ou de rester ». Il y avait encore des gens de la session qui me disent : « Mais vous avez la folie, où est-ce que vous allez ? On vous abat dès que vous franchissez quelques mètres ». Je leur dis : « Ecoutez, il vaut mieux mourir en courant que de rester et de se faire massacrer ». Donc, nous avions pensé faire cela. Et nous l’avons proposé au policier, j’ai emprunté la voiture très tôt le matin vers 5 heures.

Le Président : Ça, c’est le matin du 23 ?

Consolata MUKANGANGO : Oui, Monsieur le président.

Le Président : Vous venez de dire à l’instant que trois sœurs seulement avaient décidé de rester. N’était-ce pas les seules sœurs qui avaient de la famille réfugiée dans le monastère ?

Consolata MUKANGANGO : Non. Il y avait la famille de sœur Bénédicte, notre sœur aînée, sœur Scholastique, sœur Fortunata, sœur Bernadette, sœur Marie-Bernard et sœur Régine. Donc, il n’y a que trois seulement qui ont demandé de rester.

Le Président : Ces trois-là avaient-elles de la famille réfugiée au monastère ?

Consolata MUKANGANGO : Oui.

Le Président : Vous savez que dans leur version, il s’agit d’un choix qu’elles ont fait, certes, mais en raison de la circonstance que vous auriez dit que seules les sœurs pouvaient quitter le monastère et qu’il n’était pas question que des réfugiés du monastère, et notamment les membres de la famille des sœurs qui s’étaient réfugiés au monastère, puissent accompagner.

Consolata MUKANGANGO : ça, Monsieur le président, c’est une pure invention. Personnellement, je n’avais pas de haine. Personnellement, je n’étais pas raciste et, jusqu’aujourd’hui, je ne le suis pas. Je ne pouvais pas m’opposer et tenir de tels propos. Et… ça me fait de la peine, cela n’a jamais été mon discours. Je ne mettais pas de division dans la communauté, suivant les ethnies. J’aimais tout le monde et, jusqu’à présent, je ne suis pas raciste. Donc, je n’ai jamais prononcé de tels propos, Monsieur le président.

Le Président : Alors, avant qu’on aborde la journée du 23… Dans la journée du 22, c’est peut-être 7.000 personnes qui sont tuées ce jour-là, peut-être moins, en tout cas un très grand nombre de personnes…

Consolata MUKANGANGO : Oui, oui.

Le Président : Et c’est notamment dans le courant de cette journée, dans le courant de l’après-midi, que le feu va être mis au garage du centre de santé dans lequel s’étaient réfugiées entre 500 et 700 personnes…

Consolata MUKANGANGO : Oui.

Le Président : Certains témoins disent que vous-même et sœur Maria Kizito avez fourni de l’essence à REKERAHO et aux miliciens pour mener à bien cet incendie.

Consolata MUKANGANGO : Je peux répondre ?

Le Président : Bien sûr.

Consolata MUKANGANGO : C’est ce que les témoins rapportent mais j’affirme, comme je l’ai toujours dit, que sœur Kizito et moi-même n’avons eu aucun rapport durant le 22, avec le centre et les miliciens. Je l’affirme dans ce sens que personnellement, je ne pouvais pas en tout cas me montrer aux miliciens comme telle. J’aurais été décapitée immédiatement, c’est clair. Sœur Kizito ne l’a pas fait non plus, donc nous n’avons fourni aucune essence. Il est vrai que le centre, le garage en tout cas, a été brûlé, je l’ai constaté moi-même quand nous sommes revenues de Ngoma, mais ni sœur Kizito, ni moi, n’avons fourni aucune essence aux miliciens, et nous n’avons jamais eu rapport avec eux. Nous étions au monastère et nous n’avons jamais été au centre le 22 avril, Monsieur le président.

Le Président : Bien. Le 23 avril…

Consolata MUKANGANGO : Oui.

Le Président : Les sœurs vont quitter le couvent…

Consolata MUKANGANGO : Oui.

Le Président : Sauf trois d’entre elles…

Consolata MUKANGANGO : Oui.

Le Président : Qui ont décidé de rester. Et vous allez alors vous réfugier avec l’aide du bourgmestre…

Consolata MUKANGANGO : Oui.

Le Président : Dans une paroisse, la paroisse de Ngoma.

Consolata MUKANGANGO : Oui, Monsieur le président.

Le Président : Votre intention avait été de pouvoir éventuellement aller jusqu’à l’évêché mais cela n’a pas été possible.

Consolata MUKANGANGO : Non.

Le Président : Les sœurs vont rester à cette paroisse de Ngoma le 23 avril 1994 et vous allez revenir le 24 avril 1994 en fin de journée, au couvent ?

Consolata MUKANGANGO : Oui.

Le Président : Pouvez-vous m’expliquer pourquoi les sœurs sont revenues le 24 avril, au couvent ?

Consolata MUKANGANGO : Oui, Monsieur le président, je vais vous l’expliquer et je suis de nouveau obligée, si c’est possible, de dire comment nous sommes parties, comment nous sommes arrivées et comment nous sommes restées.

Le Président : Bien sûr.

Consolata MUKANGANGO : Donc, le 23 au matin, après la voiture… je prends la voiture. La nièce de sœur Scholastique, comme c’était convenu, monte dans la voiture et plusieurs sœurs. La nièce de sœur Bénédicte vient et dit : « Mais écoutez, vous faites une différence entre nous. Pourquoi elle et pas moi ? ». Donc, pour moi c’est un problème mais la voiture ne pouvait prendre que 19 personnes. Et sur ce problème, elle dit : « Mais non, si vous la prenez, vous me prenez aussi. Ou alors, elle revient et on part dans le deuxième convoi ». Je dis : « OK, vous pouvez venir dans le deuxième convoi ». Donc, le premier convoi n’a pris que les religieuses. Nous descendons au centre. Terrible, nous passons au milieu des dépouilles. Les miliciens nous ont déjà repérées. On sonne des sifflets, ils courent derrière nous. Le policier dit : « Mais il ne faut pas s’attaquer aux sœurs, je les conduis chez le bourgmestre, on va les exécuter à la commune, ne vous fatiguez pas ». Bon, ils sont d’accord.

On continue jusqu’au lieu appelé Nyanza où il y avait une barrière mais extraordinaire. Nous voulions toujours quand même aller à l’évêché. Le policier m’a dit : « Ecoutez, ma sœur, il y a une barrière qui monte sur Karubanda, là on va vous exécuter. Je suis incapable de vous faire passer par là ». Donc, les… les miliciens qui étaient à cette barrière nous ont déjà vues. Ils accourent. Ils crient. J’ai eu le réflexe de tourner et de prendre une bifurcation où j’ai failli, en fait, me renverser. Ce fut une chance. C’est… Il y avait une rigole. J’étais tendue, fatiguée mais grâce à… vu que j’ai pu tenir le volant et je l’ai redressé, nous avons pris la colline. Mais les miliciens nous avaient rejointes. De nouveau, l’imparable : « On va tuer les religieuses, où est-ce que vous allez ? ». Mais le policier dit : « Mais ne vous fatiguez pas, on va les exécuter à la commune ». « Oh ! Bon, ça va ». On les rejoint là-bas.

Nous arrivons donc à la commune, où je me dirige chez le bourgmestre qui me dit : « Quoi, vous êtes ici ? ». « Mais oui, je dis, Monsieur le Bourgmestre, on a dit qu’on allait nous exécuter ». « Oui, je le sais, je m’étonne que vous soyez ici ». Mais je dis : « Est-ce que vous pourriez nous aider à aller à l’évêché et revenir en tout cas chercher les personnes qui veulent s’enfuir ? ». « A l’évêché ? Moi je suis incapable de vous conduire à l’évêché. Tout ce que je peux faire, c’est de vous conduire jusqu’à la paroisse mais dans ce cas-là, toi-même, tu téléphones à l’abbé et tu t’arranges ». Je lui dis : « Oui, donnez-moi le téléphone ». Je téléphone à l’abbé Jérôme. Je lui dis : « Monsieur l’abbé, nous voulions aller à l’évêché. Le bourgmestre peut seulement nous conduire jusque chez vous. Est-ce qu’on peut venir ? ». Il dit : « Vous pouvez venir ». Le bourgmestre arrive. Il nous escorte. Nous arrivons à la paroisse. Je lui dis : « Je veux, moi, retourner au monastère, ramener les autres personnes ». Il me dit : « Toi, c’est déjà un miracle que tu sois ici. Moi, je retourne au monastère, chercher les autres. Moi, je ne saurai pas retourner avec toi. Tu te rends compte que tu es en danger. Seulement faites vite, entrez ». Nous sommes entrées dans le couvent… la cure. Il est reparti. Effectivement, il n’a ramené que des sœurs et pas des familles. Mais pour cette circonstance, je ne sais pas porter de jugement parce que j’étais absente. J’ai demandé : « Mais pourquoi les autres ne sont pas venus ? ». « Mais non. Ils ont jugé bon de rester ».

Le bourgmestre dépose les dernières qui entrent mais malheureusement les miliciens ont repéré le groupe qui entre. A peine le bourgmestre a quitté la paroisse que la paroisse est envahie. Ils arrivent. Il dit : « Il y a des hommes qui viennent d’entrer ici, il faut qu’ils sortent ». Ils ont frappé très fort sur le portail. Ils sont parvenus dans la salle où nous étions et demandent : « Mais les trois personnes qui viennent d’entrer ici doivent se lever ». Je me lève, je dis : « Messieurs, il n’y a pas trois personnes ici, nous sommes une communauté ». « Mais non, ces trois personnes doivent se lever ». Ils voulaient les exécuter. Ces trois personnes, c’étaient sœur Régine et d’autres… deux sœurs, elles étaient des novices. Elles ont eu peur, elles ont glissé devant… des bancs. Je me suis levée et deux autres… Les miliciens se sont apprêtés pour nous exécuter. Nous avions chacune un milicien derrière notre dos. Donc, on était prêtes. Alors, ils nous font asseoir brusquement et on se retrouve dans le fauteuil. Ils nous insultent et du coup, l’abbé intervient. Il dit : « Mais, que voulez-vous à ces religieuses ? ».

Le Président : Je peux vous demander le nom de l’abbé qui s’occupait de la paroisse ?

Consolata MUKANGANGO : Il y avait le curé Jérôme. Une fois que les miliciens sont arrivés, il est parti se cacher. Mais il y avait un ancien, Ehulat, oui. C’est lui qui est intervenu. Nous avons donné de l’argent. Les miliciens sont sortis. Mais après une demi-heure, cela recommençait. Et nous donnions de l’argent ou ils prenaient les sacs de riz qui étaient dans la cour. Autour de nous, on tire, on tue, on surveille, on nous regarde à travers les rideaux. Enfin, c’est… Nous étions parties au monastère, déjà à moitié épuisées. La tension est telle que… c’est indescriptible. L’abbé Jérôme, après… vers la soirée, me dit : « Mais vous êtes repérées ». Mais donc, en arrivant… Je peux revenir un peu ?

Le Président : Oui, oui, je vous en prie.

Consolata MUKANGANGO : Donc, en arrivant à la paroisse, quand les miliciens sont partis, je lui dis : « Je vais téléphoner à l’évêque pour lui dire que nous sommes là et que nous voulions aller chez lui ». Il me dit : « Très bien ». Nous voulions aussi aller au petit séminaire où sont les autres pères comme l’abbé SMARACHT pour nous cacher là-bas, ici c’est impossible. Je téléphone à l’évêque, je lui dis : « Monsieur l’évêque, à Sovu, cela ne va pas, nous sommes ici, nous voulions au moins venir jusque chez vous ». Monsieur l’évêque me dit : « Mais tu sais, ma sœur, j’ai des réfugiés ici, je ne peux pas dépasser le nombre. Si je vous ajoute, on arrive, on exécute tout le monde. Je ne sais absolument rien faire pour vous. Je ne sais pas venir de l’évêché jusque-là, je ne sais rien faire ». Donc, mon espoir ne s’est pas réalisé. Les autres sœurs ont essayé. Sœur Ermelinda téléphone à l’évêque qui, même, ferme le cornet sans réponse. Donc, on a compris qu’il ne peut rien. Monsieur l’abbé me dit : « Sur ces faits, il faut demander une protection. Puisqu’on vous a repérées, on viendra vous tuer la nuit mais je connais des… j’ai des amis dans les autorités, je vais téléphoner et il y aura des militaires qui viendront ». C’est ce qu’il a fait. Et la nuit, des militaires que je n’ai pas vus, il m’a dit : « Il y a des militaires qui rondent et qui protègent la cure et donc, vous pouvez un peu respirer, essayer de vous assoupir ». Ce qui était difficile parce qu’on tuait à Ngoma autour de nous, on tirait sur les gens et c’était insoutenable. Nous avons donc passé la nuit.

Le matin, nous sommes le 24. On est à la messe… On va à la messe. Au milieu de la messe, il y a le téléphone. L’abbé Jérôme sort, va répondre au téléphone et puis il vient me chercher, il me dit : « Je viens de recevoir un téléphone. On me dit qu’on va venir… les gens qui sont chez moi ». Il dit : « Il n’y a plus d’espoir ». Je retourne à la chapelle et après la messe je dis ce que l’abbé Jérôme me dit, qu’on va venir voir, sauf que « venir voir », c’était l’exécution pour nous. Les sœurs disent : « Dans ce cas-là, nous avons fui dans l’espoir d’échapper, nous voyons que ce n’est pas possible. Nous désirons être exécutées dans notre église ». Donc, nous nous sommes résignées. On s’est dit : « On embrasse la mort. Plus d’espoir ». Comment retourner ? Je téléphone au bourgmestre, il n’est pas là. A l’évêché, pas moyen. Je dis : « Comment on va y retourner ? ». Donc, on panique. Je dis à Jérôme : « Mais donne-moi le bottin, je vais téléphoner chez les autorités militaires ». Je commence. Je lis donc et c’était marqué commandant de place, je téléphone. On me dit : « Quoi, vous téléphonez au commandant de place, cela ne se fait pas ». On ferme le cornet. Je prends le numéro en dessous. Je tombe sur quelqu’un qui me dit : « Non, voilà, la prieure de Sovu. Vous êtes réputée espion du FPR. Qu’est-ce que vous voulez ? ». Et il ferme le cornet. Il ne me répond pas. Bon, je dis : « C’est difficile ». Et je dis à Jérôme : « Que faire ? Il n’y a pas d’autres camps militaires où on peut s’adresser ? ». Il dit : « Il y a un camp militaire ici, à Ngoma, à côté ». Je prends le cornet, sans connaître personne de ce camp militaire. On est dans le désespoir, on téléphone où on peut et c’est fini, quoi. Je téléphone là-bas. Quelqu’un répond : « Ah bon ! Vous êtes là. On vous cherchait exactement. Alors on va venir et on va vous conduire au monastère ».

Effectivement, quelques minutes après, des militaires arrivent. Ils me demandent d’apprêter la voiture. Trois… euh… Je veux dire le nombre mais je demande pardon parce que je peux me tromper sur le chiffre des personnes. En tout cas, ils nous ont escortées de l’intérieur. Ils nous ont conduites jusqu’au monastère. Arrivés là-bas, je voulais revenir prendre les autres. Comme à la paroisse, il n’y avait pas d’eau… on nous avait coupé l’eau, depuis que nous étions là, nous n’avions pas d’eau et on ne savait pas manger. On avait du riz qu’on faisait… qu’on essayait de manger, mais vraiment, on ne savait pas manger. Donc, j’ai cherché de l’eau, je l’amène chez l’abbé Jérôme. Donc, les militaires acceptent et me reconduisent. On arrive. Les sœurs qui restent montent dans la voiture. Nous sortons. On arrive au camp de Ngoma et un peu… je vois une jeep des militaires, qui suit. Ils me dépassent. Ils m’arrêtent devant et… au moins douze militaires, ils me demandent d’arrêter, j’arrête. Ils entrent. Alors, ils me disent : « Enfin, comment avez-vous eu l’idée d’avoir une prieure comme celle-ci ? Un espion du FPR Tutsi ? Mais ma sœur, vous devez avoir des grenades, paraît-il ? Vous ne voulez pas me montrer vos grenades ? ». Moi, je n’avais pas de grenade. Dans la voiture, il y avait une radio. Du coup, ils mettent la musique. Ils commençaient vraiment à nous insulter. Ça va mal. Nous autres, on est désespérées. On se demande ce qui va se passer. Enfin, ils nous ridiculisent. Et à notre chance, ils ne nous ont pas exécutées à ce moment-là.

Quand ils ont eu fini de se moquer de nous, ils ont dit : « ça va, vous pouvez redémarrer ». Il y avait des militaires à l’intérieur de notre voiture mais d’autres aussi dans la jeep. Nous arrivons effectivement au monastère et là, je trouve Monsieur REKERAHO et Gaspard. Arrivées au monastère, les gens de la colline déferlent ; on crie : « Les voilà, enfin. On va les tuer. Et la prieure, on va la tuer en premier ». Parmi les militaires, il y en avait un, je lui dis : « Mais protégez-nous ». « Mais non, ma sœur, vous avez caché des gens et c’est une faute et vous devez les livrer ». Je lui dis : « Non, je ne livre pas. Est-ce que je peux vous donner de l’argent, s’il vous plaît ? ». « Non, ce que je veux, c’est que tu fasses sortir tous les réfugiés qui sont dans le couvent ». Je lui dis : « Pas question ». On monte. J’arrive donc devant les escaliers. Là, je retrouve, pour la troisième fois, Monsieur REKERAHO qui me dit : « Mais, tu as perturbé mon programme, j’aurais déjà fini ». Et donc, il me méprise. Il me dit : « On monte ».

Le Président : Excusez-moi un petit instant.

Consolata MUKANGANGO : Oui.

Le Président : Monsieur REKERAHO vous dit ?

Consolata MUKANGANGO : Que j’ai perturbé son programme, qu’il aurait déjà fini.

Le Président : Qu’est-ce qui l’empêchait d’enfoncer, avec tous les miliciens, les portes du couvent et d’aller saccager pendant que vous étiez à Ngoma, de casser tout ce monastère avec tout le monde qu’il y avait à l’extérieur ? Il attendait que vous reveniez avec la clé ?

Consolata MUKANGANGO : Je n’avais pas les clés avec moi. Les sœurs restant sur place avaient les clés. Mais quand il est arrivé le 23 au matin, comme les deux hommes me l’avaient dit, il voulait exécuter les réfugiés et les sœurs. Ne trouvant pas les sœurs, il n’a pas voulu faire l’exécution avant de nous avoir récupérées. C’est la séquence qui m’a été transmise. Et donc, pendant cette journée, il s’est mis à notre recherche. Euh… Donc, il est arrivé en tout cas, il a réussi à entrer dans le couvent et c’est alors qu’il a dressé la liste de toutes les personnes qui étaient dans le couvent, les gens de la session, les familles, les ouvriers, les familles d’ouvriers et donc le 23, il dresse une liste de toutes les personnes que j’avais cachées… que nous avions cachées donc, avec la communauté. Et donc nous montons. Les militaires arrivent. Euh… sœur Scholastique, qui était restée, nous accueille gentiment. On se rendait compte qu’on allait nous exécuter et on ne savait pas quoi faire. Notre réaction a été laquelle ? D’être gentilles, d’accueillir ces militaires, de leur donner à boire pour les apaiser. Nous ne savions pas nous affronter à eux. Nous n’avions aucune force. Donc, nous avons opté la gentillesse.

Effectivement, cela a marché. Ils ont reçu à boire mais ils ont discuté pour nous exécuter. Alors, je… euh… j’ai dit où les militaires se trouvaient. Et ils disent : « Mais pourquoi tuer ces sœurs ? ». Donc, il fallait les tuer. Mais finalement, ils ne se sont pas mis d’accord. Il y en a quelques-uns qui ont dit : « Mais donne-nous des chapelets, cela nous protège ». Nous avons couru apporter les chapelets. Ils sont partis. Mais à ce moment-là, REKERAHO qui était dans une autre salle, m’a fait appeler. Et j’arrive. Il me dit, il y a une expression en kinyarwanda, je ne sais pas la traduire : « Twahungiye ubwayi mu kigunda ». « Donc, tu as fui à Butare croyant que tu trouverais refuge mais tu as trouvé le contraire. Vous n’avez eu ni eau et maintenant vous êtes rentrées. Vous pouvez aller vous laver et demain, ça sera l’heure ». Il y avait aussi un autre monsieur à côté, c’était Gaspard. Mais je dis : « Gaspard, un ancien bénédictin, mais pourquoi nous devons mourir ? ». « Mais le fils de Dieu est mort a fortiori, vous autres, nous allons vous diminuer ». Là-dessus, ils sont partis.

Nous sommes restées et on nous préparait donc à mourir et c’était fini. Nous ne savions que faire. Crier c’était devenu impossible. On était devenu comme des bois morts. Donc nous sommes montées dans la salle, nous avions quitté la chapelle depuis un certain… quelques jours déjà. Nous étions dans une salle, enfermées, des rideaux… tout caché, sans lumière, pour que nous ne puissions pas être repérées par les miliciens. Donc, en arrivant là, vers minuit, je dis aux sœurs : « Voilà le discours de REKERAHO. Demain nous devons mourir ». Nous n’avons pas dormi, c’est évident. A ce moment-là, nous avons tourné la page à notre existence. Il n’y avait plus d’espoir. Et nous avons accepté de mourir. Evidemment, je ne peux dire que ce que personnellement j’ai ressenti. Chacune l’a vécu à sa façon. Moi, personnellement, à ce moment-là, j’avais 36 ans. J’ai dit : « Bien. J’ai 36 ans et je vais mourir. Mais pourquoi nous devons mourir ? ». Je ne le comprenais pas, et du coup je me suis dit : « Il faut que je l’accepte, autrement la mort sera pénible ». Et donc, j’ai dû me décider : « Oui, je vais mourir et c’est fini, et je tourne la page à mon existence ».

A ce moment-là, j’ai retrouvé la paix mais il est vrai que mon existence intérieure, je l’oubliais effectivement. Nous avons attendu jusqu’au matin. J’ai averti les réfugiés, le matin. Donc, pendant notre absence, REKERAHO circule, il va dans les maisons. Il prend les réfugiés, il les emmène au monastère pour une exécution collective. Le matin, les sœurs m’ont dit : « Mais écoute, tu sais que l’attaque va venir, on fait une réunion et on dit aux personnes qui veulent s’enfuir, de s’enfuir. Autrement, nous restons ensemble, c’est ce que les miliciens désirent. Ils réunissent un grand groupe et on fait une exécution générale ». Ce que je fais sans réflexion, je vous dis, dans l’état où j’étais, je ne réfléchis plus. On me dit une chose et je l’applique, pas plus. Je suis dans l’incapacité de réfléchir plus loin. Je suis déjà anéantie, épuisée et dans l’état complet d’une personne qui n’a plus la capacité que j’avais avant. Effectivement, nous réunissons les réfugiés. Je leur dis : « Voilà, nous allons mourir. S’il y a des personnes qui veulent partir, ils partent. Si vous restez, c’est évident, il n’y a aucune chance, nous allons y passer ». Il y en a une qui dit : « Mais si c’est pour faire mourir tout le monde, moi je vais partir ». Je n’ai rien répondu. Cette phrase m’a pénétrée jusqu’au cœur.

Nous sommes retournées à la chapelle. Personne n’est sorti. Mais, déjà REKERAHO approchait du couvent. Nous étions à l’église. A partir de ce moment-là, REKERAHO, donc, pardon… REKERAHO avait déjà  l’ambulance, quand il arrivait, nous entendions le bruit. C’était la mort qui approchait. Nous entendons l’ambulance. On était toutes prêtes à mourir, on était habillées, on s’était mises à genoux. On s’était dit : « Bon, on nous exécute, nous espérons être fusillées ». Et ce… Nous entendons l’ambulance. Je dis à sœur Scholastique : « On sort, c’est le dernier jour ». Peut-être vous trouvez cela spécial, mais on avait des réactions que je… peut-être qui peuvent paraître spéciales. Scholastique et moi nous sortons d’une manière un peu solennelle puisque nous étions prêtes à mourir, qu’il n’y avait plus à lutter. Nous avons  même ouvert le portail à REKERAHO dans nos habits blancs. Il arrive et il dit : « Nous montons à l’hôtellerie ». Donc, nous sommes le 25 avril.

Le Président : Que se passe-t-il le 25 avril, alors ?

Consolata MUKANGANGO : Arrivé le 25 avril, REKERAHO, il sort une liste de sa poche. Il me dit : « Voilà, tu as autant de personnes dans le monastère, c’est la preuve que tu participes avec le FPR. Tu as sûrement quelqu’un qui te renseigne. Comment ça se fait que tu es partie ? Qui t’a dit que le monastère allait être attaqué ? Tu as été protégée pendant plusieurs jours de deux messieurs armés, où sont-ils ? Ils avaient des armes. Tu dois les restituer. Tu as un poste de radio, tu communiques avec le FPR et tu dois me donner cette radio. De toute façon, toutes les personnes qui sont ici, je vous conduis à la commune, mais toi avec, en premier lieu, et tu dois te justifier devant le pouvoir public ».

Le Président : Tout ça, ce sont des choses que vous racontez pour la première fois.

Consolata MUKANGANGO : Oui. Disons que oui.

Le Président : Oui, pour qu’on situe un petit peu votre version actuelle. Mais je vous en prie, continuez.

Consolata MUKANGANGO : Donc, il dit que tout le monde doit partir à la commune euh… moi avec. A ce moment, sœur Scholastique est là. Je me retourne et je lui dis : « Tout le monde doit partir, que faire ? ». Elle me dit : « On va les appeler ». On appelle les personnes. Ils arrivent. Les sœurs qui étaient à la chapelle - je ne dis pas qui est là et qui est ici - la plupart en tout cas viennent. Et les personnes arrivent. REKERAHO me dit : « Vous, sortez ! ». Je sors avec… avec les personnes et il continue à faire sortir les personnes et je pars avec le premier groupe. Nous arrivons dans la pelouse. Euh… Arrivés dans la pelouse, il y avait un Monsieur nzigiyé, qui me dit : « Mais à la commune, je n’ai plus de couverture ». Sa femme avait été récupérée par REKERAHO et elle avait un enfant. Il me dit : « On n’a plus la couverture de l’enfant. Qu’est-ce que nous allons nous couvrir ? ». Je dis : « C’est vrai ». Sœur Fortunata qui s’occupait des pauvres était au-dessus, à l’escalier. Je monte pour lui demander. REKERAHO qui descend et qui me dit : « Tu restes ici et tu n’as plus aucun droit de contact avec les réfugiés. Je t’ordonne de te taire », fusil à la main. Du coup, je suis plantée. Il fait descendre des personnes et puis il remonte et il me dit : « Mais, est-ce que tout le monde est là ? ». Je dis : « Monsieur REKERAHO, il n’y a plus personne ». « Ah ! mais je vais voir ». Il rentre dans le couvent. Je vais derrière lui. Il passe à travers les corridors et il y avait des personnes qui avaient réussi à se cacher.

Donc, je dis des choses que je n’ai pas racontées. C’est la première fois que je puis restituer les événements comme je les ai vécus. Il me fait entrer dans le couvent et il me demande d’entrer dans la clôture intérieure où il y avait une chapelle. Il me dit qu’il doit aller ouvrir cette chapelle. Je lui dis : « Non, Monsieur REKERAHO ». Bon, il dit : « J’y vais moi-même ». Mais j’avais donné la clé à une personne qui était là, donc je ne l’avais pas. Il commence à casser les fenêtres de la chapelle. Là, j’ai peur, je retourne au monastère. Il est parvenu à faire sortir un homme qui était là. Il revient sur… où nous étions. Et… Alors, à ce moment-là, REKERAHO demande aux familles des sœurs des environs de se mettre d’un côté. Les autres, il dit : « Les autres, vous partez à la commune ». Plusieurs disent : « Mais, Monsieur REKERAHO, nous voudrions accompagner ces personnes ». « Non, non, vous n’avez aucune autorisation de les suivre ». Il conduit les personnes jusqu’à la grille et là il commence à trier les… à demander les cartes d’identité. Les personnes qui avaient des cartes d’identité Hutu sont épargnées. Celles qui avaient des cartes d’identité Hutu, il demande qu’ils avancent vers euh… donc devant l’église. Il y avait un militaire qui accompagnait REKERAHO et d’autres miliciens.

Et là, nous attendions que les personnes montent dans la voiture pour s’enfuir à la commune. C’est ce que nous pensions. Et les personnes aussi d’ailleurs. Il donne ordre de les exécuter. Nous avons peur. Nous rentrons à l’intérieur. REKERAHO revient. Donc, notre exécution était… il l’avait prévue. Nous ne savons pas ce qui va nous arriver. En tout cas, ce que nous savons, c’est que nous devons mourir, ce matin-là. Il revient et pendant ce petit temps de lapsus, nous décidons à lui donner de l’argent. Et il revient. Je lui dis : « Monsieur REKERAHO, on peut vous donner de l’argent, vous voulez bien nous épargner ? ». Donc, il vient d’exécuter les autres. Nous ne nous y attendions pas. Nous voyons que son discours ne concorde plus. Ce qu’il dit, ce n’est pas ce qu’il fait. Il accepte l’argent mais il me dit : « Je reviens l’après-midi et je vais venir avec une grenade et je vais la faire sauter dans le couvent et toutes les personnes qui sont cachées devront sortir ». REKERAHO est reparti à Butare avec l’argent. Les miliciens ont tué des personnes. Ils sont restés devant le couvent pour notre exécution parce qu’ils attendaient toujours. Nous sommes restés à attendre que REKERAHO revienne et… donc, une attente très pénible à décrire. REKERAHO, cet après-midi, ne vient pas. Il arrive le 26 au matin. Nous allions…

Le Président : Un petit instant avant que nous abordions le 26 avril.

Consolata MUKANGANGO : Oui.

Le Président : Est-ce que le 25 avril, Monsieur REKERAHO n’aurait pas dit, après qu’il ait effectivement fait un tri et que l’on ait livré, sur base de ce tri, des personnes réfugiées dans le couvent, aux Interahamwe qui les ont massacrées, est-ce qu’il n’a pas dit ce jour-là que, lui en tout cas, il ne reviendrait plus ? Qu’il avait assez tué ? Et notamment que, pour sa part, il ne tuerait pas les membres des familles des sœurs ?

Consolata MUKANGANGO : Les sœurs rapportent cet événement. Quand REKERAHO…

Le Président : Les sœurs rapportent cela, REKERAHO rapporte ça aussi.

Consolata MUKANGANGO : Oui, oui. Je n’ai pas nié que cet événement n’ait pas existé. Mais personnellement, je n’ai pas assisté à cet événement, et je ne dis pas que les sœurs ont tort, ni REKERAHO non plus. L’événement est que, quand je suis conduite avec les réfugiés, des sœurs supplient REKERAHO d’épargner leur famille et donnent déjà une somme d’argent. Mais ça, je l’ignorais. Mais l’événement a eu lieu effectivement.

Le Président : Bien. Il allait revenir, selon vous, le 25 avril après-midi ? Il n’est pas revenu. Il revient le 26 ?

Consolata MUKANGANGO : Oui.

Le Président : Que se passe-t-il le 26 alors ?

Consolata MUKANGANGO : Le 26, il arrive. Nous étions toujours prêtes à la mort. On attend, on s’assied. On ne sait pas appeler au secours, rien du tout. On est là, dans l’attente. On est des otages des miliciens de REKERAHO, on ne sait plus se déplacer. Le 26, il arrive avec l’ambulance. Il me dit : « Ma sœur, je n’ai plus d’essence dans ma voiture, il me faut de l’essence ». L’essence était dans un bâtiment, à la ferme. La personne qui s’occupait des voitures et de l’essence était sœur Bernadette. Sœur Bernadette était l’économe, la majordome qui s’occupait des ouvriers. Elle était recherchée. Les miliciens disaient : « Nous voulons la couper en morceaux ». Du coup, moi j’ai dit : « Bon ». Comme je l’ai dit, je ne réfléchissais pas, je n’ai pas dit : « Qu’est-ce qu’il va faire avec l’essence ? ». Je savais qu’il venait nous exécuter. Je dis à Bernadette : « Donnez les clés. Donne-moi les clés » puisqu’elle ne pouvait pas se manifester. Effectivement, j’ai donné les clés à REKERAHO qui va à la ferme, qui pompe l’essence qui était dans des… des tanks. Il revient lui-même et il remplit l’ambulance devant les yeux des sœurs et des personnes de la session. REKERAHO ne nous exécute pas. Il me dit… Oui. Donc, de nouveau, il me reproche que j’ai des armes, que je suis espion du FPR, que j’ai caché des personnes, que je n’ai pas toujours dénoncé les gens de la session qui nous protégeaient. Il me dit : « Je vais revenir ». Donc, il part. De toute façon, les miliciens sont à l’extérieur, ils attendaient l’exécution mais REKERAHO ne donne pas l’ordre. Nous vivons cette attente. Ils sont là. Ils…

Le Président : Donc, vous confirmez bien que les miliciens agissaient sur l’ordre de Monsieur REKERAHO ?

Consolata MUKANGANGO : À ce moment-là, les miliciens agissaient…

Le Président : Quand Monsieur REKERAHO ne donnait pas d’ordres, ils ne bougeaient pas ? Sauf peut-être à faire du bruit et à rester à l’extérieur ?

Consolata MUKANGANGO : Oui. Mais disons, à ce moment-là, le 26 aussi, comme le 25, la plupart de nos ouvriers étaient morts, les sœurs qui s’occupaient de la ferme ont décidé d’engager d’autres ouvriers. Dans la population, elles ont engagé les personnes qu’elles ont trouvées. Ces personnes engagées ont tué elles-mêmes, ce même jour, la matinée, toutes les personnes qui avaient réussi de se cacher à la ferme. Cela se passe le 26. Ils ont tué sans ordre de REKERAHO. Donc, ceci pour dire que les miliciens posaient aussi des actes, sans devoir passer par REKERAHO.

Le Président : Oui. Maintenant, vous pouvez continuer, le 26, 27, 28…

Consolata MUKANGANGO : Donc, le 26, REKERAHO s’en va. A la ferme, les ouvriers tuent les réfugiés cachés là-bas. Nous sommes toujours enfermées dans le couvent. C’est des fracas autour… autour du monastère. REKERAHO a dit qu’il va revenir, donc on attend. Toujours, nous attendons notre mort. Mais physiquement, on est… était des fantômes. Donc, on restait la journée. Le 27, REKERAHO revient le matin et il appelle la supérieure. Je sors, il était avec des miliciens. Il me dit : « Mais, je viens de Butare, et on m’a dit que tu étais espion du FPR, tout le monde le sait dans la ville de Butare ; la preuve c’est que tu as caché les clés d’un certain NZIGIYE ». Effectivement, j’avais les clés, je ne savais pas comment il avait su. Il me dit : « Tu as les clés ». J’ai tremblé. Mais cela aussi, je le dis, REKERAHO m’a terrorisée d’une manière épouvantable. Quand je le voyais, vraiment j’avais une peur terrible. Je lui dis : « Non, je les ai ramassées ». Et puis : « Non, non, tu as les clés de NZIGIYE ». Finalement, j’ai dit : « Oui ». « Eh bien, ça va, je vais revenir et tu vas en rendre compte ». Il repart. Je n’ai pas pu le dire aux sœurs. Je me suis dit : « Voilà, j’ai livré tout le monde, il va venir exécuter à cause de ces clés ». Mais, toujours est-il, qu’il n’est pas revenu. Nous avons attendu. Donc, ces événements ont perduré. « Je reviens demain, je reviens demain ». Il ne dit pas qu’il va… que les miliciens sont toujours au rendez-vous. La nuit, on ne sait pas dormir, ils tournent autour du couvent. Donc, notre sort n’est jamais résolu. Nous autres, on ne sait plus où aller, on ne sait plus crier. Cela aussi, je peux dire, la pire épreuve qu’on peut vivre…

Le Président : La porte !

Consolata MUKANGANGO : …la pire épreuve qu’on peut vivre, c’est de se trouver dans une situation où, quand on appelle, on n’a pas de réponse. J’ai vécu cela. Rien autour de vous… rien autour de nous. Nous sommes prises en otage. REKERAHO nous traite comme le chat et la souris. Il vient, il insulte, il fait ce qu’il veut. Nous ne savons plus quoi faire et de jour en jour nous sommes épuisées. Je dirais que personnellement, le fait qu’il arrivait, qu’il m’appelait, que je me confrontais à lui, j’ai reçu des coups invraisemblables. J’ai assumé une situation inhumaine, au-delà de mes possibilités. Quand il vient, je ne dis pas aux sœurs : « Voilà ce que je viens de rencontrer ». Les sœurs sont épuisées. Si je le dis, elles vont avoir peur. Donc, je garde tout sur mon cœur pour leur permettre d’avoir du répit. Mais entre-temps, j’encaisse et j’encaisse.

Vers la fin du mois d’avril, je ne sais pas dire exactement, REKERAHO revient. Il y avait une lettre, il me dit : « Le bourgmestre m’ordonne que les réfugiés qui sont ici, en tout cas, les gens de la session, doivent partir. Mais tu vas avec. Je te prends et tu montes sur la colline ». Sœur Scholastique est présente. Et elle me dit : « Mais, aller sur la colline, ça veut dire qu’on va vous exécuter, c’est fini ». Je n’ai plus d’argent et elle me dit : « On va cotiser, on va lui donner une somme d’argent, peut-être il peut accepter de nous épargner ». Ce que nous avons fait. Comme je n’avais plus assez d’argent, nous avons demandé aux personnes de la session et aux familles, de mettre ensemble, ce que j’ai donné à REKERAHO qui le prend et qui me dit : « Mais, tu n’iras pas loin avec ça. Je veux bien les avoir mais je suis obligé de te conduire à la préfecture et c’est toi-même qui vas déclarer que tu ne veux pas que les gens de la session partent ». Je dis : « Oui, Monsieur REKERAHO, si vous acceptez de ne pas nous exécuter, je suis prête à venir ». Il dit : « OK ».

Avec les personnes de la session, il accepte de ne pas nous conduire sur la colline. Il y va quand même tout seul, il revient et il nous prend. Nous montons à la préfecture, et là je rencontre le bourgmestre. Je dis : « Monsieur le bourgmestre, c’est vous qui avez envoyé REKERAHO avec un papier ? ». Il me dit : « Effectivement ». Mais je dis : « Pourquoi ? ». « Mais ma sœur, vous devez laisser ces personnes partir. Vous n’allez pas survivre. Ce n’est plus possible ». Mais je dis : « Mais, Monsieur le bourgmestre, où est-ce que vous voulez que ces personnes aillent ? Laissez-moi les garder jusqu’à la fin de la guerre ». Il me dit : « Mais alors, je ne sais plus rien faire, c’est ton problème ». Mais moi, j’étais heureuse comme tout. Je me suis dit : « Enfin, une fois que j’ai réussi quelque chose ». REKERAHO accepte, il nous reconduit au monastère, il s’en va.

Et un jour ou deux après, une attaque extraordinaire est organisée contre le monastère. Gaspard, qui avait hébergé une religieuse, le 24, quand ils sont venus nous exécuter, il avait pris la cousine de sœur Scholastique pour la faire échapper à l’exécution - il ne m’avait d’ailleurs rien dit - il l’a prise chez elle pour la protéger. Ce qui a fait qu’à ce moment-là, comme je n’ai pas retrouvé la sœur, Gaspard est venu me dire qu’il l’avait prise, il n’était plus dans le bâtiment de sa maison à côté du couvent, il était retourné chez lui, bien… chez son père qui était assez éloigné du couvent. A un moment donné, il est revenu et donc, quand il me dit : « Vous allez être exécutées, il n’y a plus moyen de survivre ». Alors, je demande… je dis à sœur Scholastique : « On me dit que nous allons mourir ». Je l’ai dit à sœur Marie-Bernard aussi, à sœur Régine. Sœur Marie-Bernard me dit : « Mais écoute, ce n’est pas de ta faute, laisse faire ». Vous pouvez vous imaginer que pour une supérieure qui a 29 religieuses qu’on veut assassiner, qui a des familles, me dire : « Laisse faire ». Il faut affronter l’événement et se dire ce qu’il faut faire.

Donc, moi, je dis : « Est-ce que j’adopte la politique de la mort ? Je laisse faire, on exécute ». Pour moi, personnellement, c’est ma conviction. Je n’ai pas adopté la politique de la mort. Pour moi, il fallait fuir. Donc, pour moi personnellement, c’est ma conviction, il fallait sauver le plus que je pouvais. C’est moi comme cela. Dire : « Reste mourir », mais je reconnais, je n’ai jamais voulu dire : « Laisse mourir ». ça m’a dépassée dans l’état où j’étais à ce moment-là. Je demande à sœur Ermelinda qui était chez Gaspard : « Est-ce bien sûr qu’on va me tuer ? ». Elle me dit : « Oui, on va vous tuer ». « Mais Gertrude, cela fait une semaine déjà, tu as accueilli ces réfugiés ; depuis… il y en a qui sont là depuis deux mois, mais laisse-toi aider. A quoi cela te sert de dire : « On descend, on laisse faire et puis on exécute tout le monde ? ». Là, je suis partagée. Je ne suis vraiment plus dans mes états, je ne suis plus bien du tout, mais du tout. C’est vrai, quand sœur Marie-Bernard dit que je lui ai dit d’essayer de chercher un autre refuge, mais je n’ai pas harcelé les personnes comme telles. Quand je leur ai dit : « Il n’y a plus moyen, nous devons essayer de nous enfuir. Si vous connaissez un ami qui puisse nous aider, c’est ça qu’il faut faire ». Elle m’a dit : « Mais non, laisse faire ».

Mais moi, personnellement, je n’ai pas dit à quelqu’un : « Sors pour qu’on te tue », ou dans l’intention de dire : « Vas t’en, qu’on te tue, je me débarrasse de toi ». Je ne pouvais me débarrasser de personne. Ce que je savais, c’est que j’étais impuissante, que les personnes qui étaient avec moi ont été exécutées devant l’église, presque sous nos yeux. C’était terrible à vivre. On avait exécuté les personnes le 22, nous avions vu des exécutions. C’est une expérience affreuse à vivre, voir quelqu’un dans son sang devant vous. La mort vous fait un effet sur vous, je ne sais pas le décrire, c’est une expérience à vivre. Donc, je… je suis partagée, je ne sais que faire. Je descends. Alors j’ai dit : « Peut-être on pourrait essayer de s’échapper ». « Non, laisse faire, ce n’est pas de ta faute ». Je passe une nuit où je perds presque la tête.

Nous sommes le 5 mai. Euh… On passe la nuit. On me dit que le 6 mai, nous allons être exécutés, il n’y aura plus de survivant. Gaspar me l’a confirmé, Ermelinda me l’a confirmé. Donc, la communauté… les sœurs disent : « Laisse faire, qu’on meure ensemble». D’autres me disent : « Mais non, laisse-toi aider. Si les gens arrivent à Butare, il y aura des amis. Tu as fait ce que tu as pu ». Donc, je suis dans un… je ne sais vraiment comment faire. Je souffre beaucoup. Dire aux sœurs de laisser partir les familles, ne croyez pas que c’était une joie pour moi. Elles souffraient et je souffrais avec. La famille de sœur Bénédicte, c’est moi-même qui l’avais accueillie. C’est… J’ai accepté. Bénédicte ne savait pas que sa famille allait venir. Je les ai fait venir au monastère croyant que le couvent quand même allait être respecté. Donc, je me trouvais devant une impasse. En tout cas, la mort était une évidence. Je ne pouvais plus nourrir l’illusion que les miliciens vont venir, ils vont nous épargner. Ils avaient déjà exécuté des personnes devant moi. J’avais des sœurs… la plupart, il est vrai, la majorité des sœurs étaient Tutsi. Il y avait des novices, la plus jeune avait 20 ans, la plus âgée, sœur Bénédicte était cousine du Mwami, le roi KIGERI, et tout ça que… causait vraiment une situation impossible et donc, je n’ai pas pu décider : « Oui. Qu’on vienne, qu’on exécute ». Aujourd’hui, on dit : « Des gens ont participé aux massacres ». Pour moi, dans cette période, dire : « Oui, qu’ils viennent, qu’ils attaquent », c’était alors participer. Grouper les personnes en sachant qu’on va venir les exécuter, pour moi, à ce moment-là, à cette heure-là, c’était collaborer effectivement.

Le Président : Alors, expliquez-moi votre lettre du 5 mai 1994 dans cette perspective de regroupement de personnes ?

Consolata MUKANGANGO : Oui. Donc, le 5 mai c’est fini, nous passons la nuit. Et les personnes qui sont au couvent, il n’y a plus… il n’y a pas d’autres possibilités. On me dit : « Laisse faire ». Je passe la matinée. Vers 10 heures, Gaspard vient. Il me dit : « Ecoute, il faut demander au bourgmestre, primo, qu’il prenne les réfugiés, on va chercher un autre lieu pour les cacher, on viendra en chercher là à la communauté ». Il était inviable, le monastère n’était plus possible, ni pour les sœurs, ni pour les réfugiés, d’y rester. Je dis à Gaspard : « Mais le bourgmestre… j’ai déjà dit que moi, je gardais des personnes ». Il dit : « Non, j’ai écrit une lettre, tu la signes et je lui demande de venir ». Effectivement, j’ai signé la lettre. Aujourd’hui, je l’ai retrouvée beaucoup plus tard, mais la lettre, je ne l’ai pas composée moi-même. Mon objectif à moi c’était que le bourgmestre arrive, ce qui a fait que je n’ai pas mis… étudié mot par mot pour dire tel mot signifie ceci ou cela. Mon objectif était que le bourgmestre vienne. Du reste, je dis à Gaspard : « Je vais signer la lettre mais tu me conduis chez le bourgmestre et je lui explique mon problème ». Il dit : « OK ». Je prends la Volkswagen. Nous allons chez le bourgmestre. Je ne le trouve pas. On ne le trouva pas. Il y avait son remplaçant, un homme gentil, je regrette de ne plus savoir son nom. Je laisse la lettre. Je rentre au monastère mais je suis déjà épuisée. Les témoignages des sœurs le disent, je ne sais plus tenir sur mes pieds. J’ai la malaria, je ne sais plus rien faire. Vraiment, je suis au bout de toutes les possibilités psychiques, physiques et humaines. Et pour moi, je ne savais plus faire quoi que ce soit. Je n’étais plus à même de continuer à veiller, je ne savais plus faire quelque chose. Donc, j’attends le bourgmestre qui est venu effectivement dans l’après-midi. Mais mon esprit…

Le Président : Selon certains témoignages, vous êtes revenue avec le bourgmestre ?

Consolata MUKANGANGO : Oui, Monsieur le président. Selon certains témoignages…

Le Président : Le bourgmestre lui-même, accompagné de policiers.

Consolata MUKANGANGO : Oui. Il est vrai, il est venu avec les policiers. Je suis revenue au monastère vers midi. J’étais malade. Sœur Solange est même le témoin puisqu’elle m’a cherchée. On lui a dit que j’étais malade. Quand le bourgmestre est arrivé, j’étais dans mon lit. On est venu me faire sortir de mon lit. Je n’en pouvais plus. Mais entre-temps, l’attaque annoncée avait lieu. Le couvent était encerclé et les miliciens attaquaient. Le bourgmestre, en arrivant… j’espérais lui dire : « Protège-nous. Cherchons des moyens de secours ». Il dit : « Je ne peux rien faire. Ce que je peux faire, c’est que les personnes partent ». Alors, vous pouvez me demander : « Mais comment les as-tu laissés partir ? ». C’est une situation difficile. Les garder, je ne sais plus. Les laisser partir, j’espère une chance, je compte là-dessus. Donc, c’était une situation sans issue. Personnellement, je ne sais plus quoi faire et j’ai la mort dans l’âme. Je suis mise au pied du mur et je suis horrifiée. Des personnes, effectivement, partent. Je ne sais pas réagir. Et le bourgmestre prend les personnes de loin, la famille de sœur Scholastique et d’autres. Les autres, il ne les prend pas. Il dit qu’ils rentrent chez eux. Des personnes effectivement partent. D’autres reviennent et se cachent dans la bananeraie. Là, ils ont été exécutés. On m’a rapporté plus tard… je n’ai pas pu me déplacer sur le lieu à cause des conditions que j’ai évoquées dans mon état physique et le lendemain, le bourgmestre est revenu et me dit : « J’ai mis les personnes chez l’évêque protestant ». Ce qui a nourri notre espoir.

Donc, c’est l’étape de la lettre et des circonstances du départ. Pourquoi j’ai signé la lettre ? C’est dans cette possibilité de trouver une échappatoire parce que j’étais mise devant un choix : « Ou bien tu acceptes l’exécution, ou tu acceptes que les gens partent ». Accepter l’exécution, je n’ai pas pu. Accepter que les gens partent, j’espérais qu’il y aurait moyen. Mais je n’avais pas… je ne savais pas faire autre chose, il n’y avait plus d’alternative. En tout cas, moi, personnellement, je peux affirmer dans mon cœur : je n’ai jamais voulu que quelqu’un meure et je ne l’ai pas recherché. Cela m’a été imposé par la situation. J’ai fait ce que j’ai pu humainement, physiquement, psychologiquement. Et je peux dire que j’ai aimé chaque personne selon l’amour que j’ai dans mon cœur et je me sens totalement paisible, j’ai souffert avec les personnes, je les ai aimées totalement et je les aime encore aujourd’hui. Parce que ce que je n’ai pas décrit… j’avais aussi une famille à Butare qui est venue, je n’ai rien pu faire, on les a exécutées à Karwanda, à 6 km. Je les aimais, mais je n’ai pas pu le faire, et je peux dire que j’ai voulu les sauver mais je n’ai pas pu les sauver tous, et c’est ça ma douleur.

Le Président : Il semble qu’à partir du 6 mai 1994, alors qu’il n’y a donc plus de réfugiés, ni de membres de la famille, ni de personnel Tutsi au couvent…

Consolata MUKANGANGO : Oui.

Le Président : …je ne vais pas dire que le calme revient…

Consolata MUKANGANGO : Pas du tout.

Le Président : …mais… il n’y a plus d’attaque contre le couvent ?

Consolata MUKANGANGO : Il y a des attaques sporadiques.

Le Président : Il n’y a plus personne qui sera tué entre le 6 mai… à partir du 6 mai ?

Consolata MUKANGANGO : Non.

Le Président : Et vous allez quitter fin juin ou le 1er juillet ?

Consolata MUKANGANGO : Nous allons… Oui, Monsieur le président.

Le Président : C’est l’évacuation de toutes les sœurs. Certaines seront malheureusement, suite à une erreur d’aiguillage, à une erreur de circulation, tuées mais l’ensemble de la communauté va quitter le Rwanda ?

Consolata MUKANGANGO : Oui. Je peux raconter ?

Le Président : Oui, mais disons que ce ne sont pas des faits qu’on vous reproche, ceux-là, donc, on ne va pas les aborder. Mais il y a une chose à ce sujet-là. Est-ce que REKERAHO n’accompagnait pas le convoi le 1er juillet 1994, lorsque vous avez quitté le couvent ?

Consolata MUKANGANGO : Oui. Donc, je passe très rapidement sur la période comme vous me le demandez. Le couvent, il restait toujours la cible. Il voulait les sœurs natives du lieu, et sœur Bernadette, on voulait la tuer à tout prix. Donc, après cette période, sans entrer dans le détail, nous avons continué à vivre la même tension, peut-être d’une façon pas la même qu’avant, mais quand même la tension est restée. Nous avons eu des attaques que… dont je ne vais pas rapporter puisque vous me demandez de ne pas le faire.

Le Président : En tout cas, ces attaques n’ont pas conduit à des morts ?

Consolata MUKANGANGO : Mais je veux dire que nous avons quand même souffert énormément et que Kizito elle-même a failli être tuée le 1er juillet… juin. Pourquoi les attaques ? Après le départ des familles, j’avais des vivres, j’avais accueilli des… des motos des réfugiés, il y avait des voitures des ONG. Les miliciens voulaient à tout prix s’en prendre à cela. Ils voulaient piller le monastère, ils ne comprenaient pas comment REKERAHO ne donnait pas ordre qu’on pille le monastère. Donc, ils voulaient eux-mêmes s’exécuter. Nous avons lutté. Nous avons… j’ai fait appel plus d’une fois au conseiller du témoin 151 qui, le 1er juin, a intervenu à une attaque, mais il y avait aussi des gens de la Croix-Rouge que Monsieur Gaspard avait placés devant le monastère pour justement endiguer les miliciens qui venaient tous les jours devant le couvent avec des bâtons qu’ils avaient plantés pour dire : « Eh bien, on va vous achever avec ceci ». Donc, on n’a pas vécu la paix du tout. Jusqu’à ce que les pouvoirs publics ont décidé de placer des militaires devant le couvent. Ça s’est passé vers le 10 juin.

C’est à partir du 10 juin que la communauté a pu retourner dans la chambre et dormir. C’est une situation inhumaine. On peut se demander comment on l’a traversée et comment on vit encore et comment on peut encore en parler. Et donc, les miliciens voulaient à tout prix nous exécuter. J’ai eu la chance, Monsieur Laurien est repassé. Je lui ai dit : « Mais les miliciens disent que nous sommes pro-FPR, que nous allons pouvoir raconter aux agents du FPR ce qu’ils nous ont fait ». D’ailleurs, ils nous reprochaient que déjà les gens du FPR sont dans le bâtiment et qu’ils veulent venir les faire sortir.

Et ils ont lancé une attaque contre le monastère et donc, c’est le conseiller communal qui a arrêté cette attaque. Monsieur REKERAHO, à ce moment-là, est revenu et a demandé aux miliciens de faire une réunion, et il a détourné l’attaque. Après, nous avons donc été protégées par les militaires et la mort des sœurs n’était pas exclue. On me dit : « Quand le FPR avance, ils arriveront ici quand nous vous aurons achevées ». Je dis donc à Monsieur Laurien : « Les gens du FPR n’arriveront pas à Butare, que le monastère de Sovu ne soit supprimé. Faites ce que vous pouvez. Demandez à l’évêque qu’on puisse nous évacuer. Ça devient impossible. Est-ce qu’il n’y a vraiment pas moyen de nous sauver ? ». Ce que Monsieur Laurien a fait, il peut le témoigner lui-même. Il dira les détails qu’il connaît, que je laisse dire.

L’évêque a été avisé de notre danger. Lui-même a contacté le colonel le témoin 151 et le colonel le témoin 151 a ordonné à REKERAHO de venir nous chercher, donc, nous autres et les bénédictins qui étaient à 2 kilomètres. Je ne savais pas qu’il allait venir. Il vient, il dit : « Monseigneur me demande de vous conduire chez lui ». ça paraît paradoxal. Nous n’avions pas le choix. Ou bien on montait dans la voiture de REKERAHO ou on restait sur place, on se faisait exécuter. Nous avons obéi. Nous sommes montées dans la voiture, donc l’ambulance. J’ai pris la voiture du couvent. Sœur Stéphanie a pris une autre petite voiture, une Volkswagen. Effectivement REKERAHO nous a conduits à l’évêché. Nous étions encore toutes en vie. Une partie des sœurs est restée à l’évêché, une autre est restée à l’ICA.

Mais à cette époque-là, donc, l’opération Turquoise arrivait sur Butare et nous avons… et l’évêque me dit : « Dès qu’ils viennent pour nous évacuer, je vais te téléphoner ». Nous sommes restés à l’institut cathéchétique et le combat était proche de nous puisque le FPR était à Save. On tirait dans tous les sens. C’est toujours une situation de tension, de peur et de panique. Mais on est là, on attend. Et le 3 juillet, le matin, l’évêque me dit : « Les militaires français sont là et ils vont nous évacuer ». Les militaires français sont arrivés au couvent… au… à l’ICA. Ils nous ont… ont fait monter les sœurs dans les camionnettes. J’avais la voiture du couvent, j’ai dit : « Est-ce que je peux la prendre ? ». Il me dit : « Oui ». J’ai saisi l’occasion de… Des personnes cachées à l’ICA m’ont dit : « Ma sœur, on peut venir avec vous ? ». J’ai dit : « Effectivement ». Nous sommes partis à l’évêché. Les sœurs dans les camions des militaires français. J’avais les réfugiés de l’ICA qui étaient cachés. On arrive à l’évêché.

Arrivés à l’évêché, il y avait beaucoup de voitures, des prêtres qui étaient cachés, toutes les personnes qui ont réussi en tout cas d’arriver là. Je rencontre une sœur européenne qui me dit : « Mais chez les petites sœurs de Foucauld, il y a des personnes cachées, entre autres l’abbé Modeste MUNGWARAREBA. Tu accepterais bien, avec l’escorte des Français, de venir prendre ces réfugiés, les sœurs qui veulent partir et l’abbé Modeste ? ». Je dis : « Volontiers, si les militaires nous accompagnent ». Ils acceptent. Nous allons chez le couvent des petites sœurs, les sœurs qui veulent partir, viennent. Sœur Théa qui était sur place a dit : « Non, moi je suis résolue à n’importe quoi, je ne viens pas, mais prends l’abbé Modeste MUNGWARAREBA qui est caché ici et qu’on recherche 100% ». Les réfugiés qui veulent partir et les sœurs… Nous partons, nous arrivons à l’évêché. Arrivés à l’évêché, des militaires français se mettent en ligne. On donne ordre. Nous autres, nous voulions aller au Burundi. C’était l’idée que nous nous étions faite depuis le début. Mais les militaires demandent que les voitures… les premières voitures aillent sur le Burundi, ce n’est pas nous qui avons décidé. On était dans une situation de folie totale. Les militaires du FPR et les militaires armés se battaient autour de nous, c’était la cacophonie, la peur. Et les miliciens arrachent le plus qu’ils peuvent.

Toujours est-il que nous avons donc… on a donné ordre, nous avons pris la route. Arrivés au milieu de Butare, les voitures qui partaient au Burundi étaient déjà parties. Mes sœurs à moi, je n’ai pas pu les prendre dans la voiture. Comme j’avais l’abbé Modeste, les autres sœurs de Foucauld, les réfugiées, elles ont dû monter dans les voitures disposées par l’évêché, avec l’abbé de Simbi qui conduisait. Donc, elles étaient parties sur le Burundi, je l’ignorais, c’était dans la folie. D’ailleurs, on croyait qu’on était sauvé, on faisait moins attention. Donc, en arrivant en ville, une jeep militaire arrive. Au milieu, on dit : « Vous partez sur la route, vers Bukavu ». Nous obéissons. Effectivement, nous arrivons dans un camp de réfugiés à Gikongoro, dans une situation impossible, où on avait exécuté des réfugiés ; nous voyons les cendres. Nous sommes restés dans les voitures. Nous n’avions rien sur nous, on est parti à la hâte. Il y avait des miliciens qui étaient… puisqu’on emmenait tout le monde… Donc, insécurité totale. Est-ce que je continue ?

Le Président : Ce ne sont pas les faits qu’on vous reproche, donc je pense que…

Consolata MUKANGANGO : Oui, je voulais un peu dire… Excusez-moi.

Le Président : Moi, je voudrais quand même encore vous demander, avant qu’on n’interrompe et qu’on ne procède à l’interrogatoire de Madame MUKABUTERA… Tout ce que vous nous dites aujourd’hui, notamment des relations avec Monsieur REKERAHO, tout cela est contredit par Monsieur REKERAHO.

Consolata MUKANGANGO : Oui, Monsieur le président.

Le Président : Tant dans l’audition de Monsieur REKERAHO faite par Monsieur TREMBLAY, l’enquêteur du Tribunal pénal international, que dans les auditions faites en présence du juge d’instruction. Il y a, entre ces versions de Monsieur REKERAHO, une seule différence, c’est le problème de l’essence qui aurait servi à faire brûler le… à mettre le feu au garage. Mais en tout cas, dans toutes ses déclarations, Monsieur REKERAHO dit vous connaître depuis bien avant le 22 avril 1994, avoir eu même des discussions politiques avec vous et avec sœur Maria Kizito, notamment le 19 avril, pour commenter le discours du président SINDIKUBWABO, avoir disposé de l’ambulance au moins depuis le 8 avril 1994. Et Monsieur le témoin 151, le conseiller municipal, dit même, lui, que même avant l’attentat contre l’avion présidentiel, Monsieur REKERAHO bénéficiait de cette ambulance. Monsieur REKERAHO dit, dans l’ensemble, qu’il a été là ou qu’il est intervenu, certes, parce qu’il a dirigé les massacres - il ne conteste pas tout cela - mais il dit aussi qu’il est intervenu pour vous protéger vous et votre communauté. Et en tout cas, entre ce que vous nous dites aujourd’hui et ce que Monsieur REKERAHO a dit, il y a une énorme différence.

Consolata MUKANGANGO : Oui, Monsieur le président. REKERAHO dit donc que j’ai eu des réunions avec lui, qu’il me connaissait bien avant les événements, ce qui est totalement faux. D’ailleurs, il se contredit lui-même. Au début, il dit aux enquêteurs d’Arusha qu’il connaissait le monastère, un point c’est tout. Plus tard, il dira : « Non, non, je connais la sœur Gertrude, sœur Kizito depuis le début de 94 ». Il ne situe pas ce début. Et il dit : « J’habitais à 300 mètres du couvent ». Pour moi, 300 mètres du couvent, c’est le centre et je n’ai pas vu de maison de REKERAHO à 300 mètres du couvent, je ne connaissais pas la maison de REKERAHO, je ne l’avais jamais vue comme je l’ai dit. Mais donc, il se contredit lui-même et on peut vérifier, en tout cas pour ce qui concerne son habitation, ce n’est certainement pas à 2 kilomètres en tout cas du monastère. Lui, dit 300 mètres. Il dit pour l’ambulance… il a plusieurs versions. Il dit que je lui ai donné cette ambulance vers le 7 pour qu’il protège le couvent. Dans une autre audition, il dit : « Non, non, sœur Gertrude m’a donné l’ambulance le 21… 19-21, quand on avait fait cette réunion chez Gaspard ». C’est déjà une contradiction qu’il fait lui-même. Ce que je peux affirmer, c’est que je ne connaissais pas REKERAHO, que je n’ai pas fait de réunion avec REKERAHO nulle part et que je n’ai pas fait de politique, que je n’étais pas raciste. Pour la question de l’ambulance en tout cas, je pense… la directrice du centre, qui était au centre jusqu’au 18, va venir ici et vous dira que l’ambulance était au couvent jusqu’au 22 avril.

Le Président : Comment savez-vous ce qu’elle va dire ?

Consolata MUKANGANGO : Je ne sais pas. Mais je vais donner une preuve aussi qui a été quand même confirmée. Sœur Bénédicte a été interrogée par les autorités de Kigali, et elle a confirmé ce que je viens de dire. REKERAHO a pris l’ambulance, le 22 dans l’après-midi, par ruse. Sœur Bénédicte le confirme, c’est dans l’audition de REKERAHO, dans le carton 9, donc, questionnée par les autorités de Kigali. Sœur Séraphine le confirme aussi. Donc, il y a déjà deux personnes qui ont le même langage que moi et qui contredisent REKERAHO. le témoin 151, lui, dira que j’ai donné cette ambulance bien avant la mort du président et pourtant, je n’avais aucune autorité sur le centre. Le centre était indépendant, il avait été mis à la disposition de la population par nos fondatrices pour aider la population. Je m’entendais très bien avec la directrice du centre, mais elle avait autorité totale. Je n’avais pas à m’ingérer dans la situation du centre et on collaborait en commun accord. Mais donc, REKERAHO n’a eu l’ambulance que le 22, vers 5 heures après avoir attaqué le centre.

Le Président : Alors, encore une chose. D’après divers témoignages, on semble dire que, lorsque vous vous déplaciez, vous, sœur Gertrude, que ce soit à l’intérieur du couvent ou à l’extérieur, vous étiez suivies comme par une ombre qui s’appelait Maria Kizito. Et je n’ai pas entendu un seul instant que vous ayez parlé pendant ces deux heures de sœur Maria Kizito.

Consolata MUKANGANGO : J’ai parlé plutôt de sœur Stéphanie qui était donc euh… et de sœur Bernadette et on… quand on parle de Kizito, on la confond avec sœur Stéphanie qui m’a accompagnée à Butare, qui avait la même taille que sœur Kizito. Mais Kizito était novice, elle était à l’intérieur du couvent, elle n’a rien fait de mal.

Le Président : Elle n’est donc jamais sortie, elle n’a jamais bougé, elle n’a jamais voyagé ?

Consolata MUKANGANGO : Sortir du couvent, euh… il y a une fois qu’elle a dû demander au bourgmestre…

Le Président : Pour aller chercher les motos, les vélos, c’est ça ?

Consolata MUKANGANGO : Oui. C’est la première fois qu’elle a pu quitter le couvent.

Le Président : Je peux comprendre que des personnes étrangères au couvent confondent Marie Kizito avec une autre religieuse qui aurait la même taille, mais entre religieuses, je pense que vous vous connaissiez ? Et que les religieuses de votre communauté ne confondaient pas Maria Kizito avec une autre ?

Consolata MUKANGANGO : Oui, Monsieur le président. Ici, il y a un problème d’accusation, il y a un problème de communauté qui est triste à aborder ici et on va l’expliquer mais les accusations sont là, je ne les nie pas mais je ne les approuve pas. C’est tout ce que je peux dire.

Le Président : Donc, les religieuses qui mettent en cause Marie Kizito et vous ont lancé, contre vous et Marie Kizito, des accusations mensongères ?

Consolata MUKANGANGO : Totalement mensongères.

Le Président : Bien. Vous pouvez vous asseoir. Nous allons suspendre l’audience. Elle reprend à 11 heures 45.

 
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