assises rwanda 2001
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Instruction d’audience C. Mukangango, « sœur Gertrude » et J. Mukabutera, « sœur Kizito » Audition témoins compte rendu intégral du procès
Procès > Instruction d’audience C. Mukangango, « sœur Gertrude » et J. Mukabutera, « sœur Kizito » > Audition témoins > le témoin 20
1. le témoin 19 2. M.le témoin 44 3. R. Tremblay 4. le témoin 110 5. le témoin 38 6. le témoin 72 7. le témoin 101 8. le témoin 79 9. le témoin 138 10. le témoin 57 11. le témoin 2 12. le témoin 66 13. le témoin 71 14. le témoin 64 15. le témoin 81 16. le témoin 151 17. le témoin 115 18. le témoin 136 19. le témoin 7 20. le témoin 75 21. le témoin 82 22. le témoin 80 23. le témoin 99 24. le témoin 152 25. le témoin 78 26. Commentaires sur textes rédigés à Maredret 27. le témoin 95 28. le témoin 133 et commentaires de défense 29. le témoin 74 30. le témoin 70 31. le témoin 20 32. le témoin 60 33. le témoin 17 34. le témoin 49 35. le témoin 127 36. le témoin 47 37. le témoin 46 38. le témoin 147 39. le témoin 51 40. A. JANSSENS 41. le témoin 48 42. le témoin 145 43. G. Dupuis
 

8.6.31. Audition des témoins: le témoin 20

Le Président : L’audience est reprise. Vous pouvez vous asseoir. Les accusés peuvent prendre place.

Alors, il y a déjà deux témoins qui sont présents, Monsieur le témoin 60 et Madame le témoin 20. Mais Madame le témoin 20 étant, semble-t-il, accompagnée par un jeune enfant, je suggère que nous l’entendions avant Monsieur le témoin 60. Pas d’objection ?

Madame, quels sont vos nom et prénom ?

le témoin 20 : Je m’appelle le témoin 20.

Le Président : Euh… oui, le témoin 20 est votre nom de jeune fille ?

le témoin 20 : le témoin 20.

Le Président : C’est ça. Quel âge avez-vous, Madame ?

le témoin 20 : 62.

Le Président : Quelle est votre profession ?

le témoin 20 : Enseignante.

Le Président : Quelle est votre commune de domicile ?

le témoin 20 : Ypres.

Le Président : Madame, connaissiez-vous les accusés ou certains des accusés, avant le mois d’avril 1994 ?

le témoin 20 : Je n’ai pas compris le début, s’il vous plaît.

Le Président : Connaissiez-vous, avant le mois d’avril 1994, certains des accusés ? Connaissez-vous Monsieur NTEZIMANA ?

le témoin 20 : Non.

Le Président : Connaissez-vous Monsieur HIGANIRO ?

le témoin 20 : Non.

Le Président : Connaissez-vous sœur Gertrude ?

le témoin 20 : Oui.

Le Président : Connaissez-vous sœur Marie-Kizito ?

le témoin 20 : Euh… je sais qui c’est, mais je ne la connais pas.

Le Président : Bien, donc vous connaissez uniquement sœur Gertrude ?

le témoin 20 : Oui.

Le Président : Etes-vous de la famille des accusés ou de la famille des parties civiles ?

le témoin 20 : Euh… d’aucun des deux.

Le Président : Travaillez-vous sous un lien de contrat de travail pour les accusés ou pour les parties civiles ?

le témoin 20 : Non.

Le Président : Je vais vous demander, Madame, de bien vouloir lever la main droite, et de prononcer le serment de témoin qui vous est présenté.

le témoin 20 : Je jure de parler sans haine et sans crainte, de dire toute la vérité, et rien que la vérité.

Le Président : Je vous remercie. Vous pouvez vous asseoir, Madame. Vous avez, Madame, semble-t-il, travaillé au Rwanda ?

le témoin 20 : Oui, Monsieur.

Le Président : Vous pouvez situer l’époque à laquelle vous avez travaillé au Rwanda ?

le témoin 20 : Oui, je suis partie en 91, et j’y suis restée deux années scolaires, c’est-à-dire jusqu’à juin, je pense, juin-juillet 93.

Le Président : A quel endroit travailliez-vous et en quoi consistait votre travail ?

le témoin 20 : Je travaillais au monastère de Sovu, et j’étais chargée de donner des cours de français aux sœurs.

Le Président : C’est ça. A partir de quand avez-vous connu sœur Gertrude ?

le témoin 20 : Je l’ai connue avant mon départ, ici à Maredret, je pense que ça devait être au début de l’année 91, avant mon départ pour le Rwanda.

Le Président : Oui. Elle se trouvait donc, à cette époque-là, avant votre départ pour le Rwanda, à Maredret ?

le témoin 20 : Oui.

Le Président : Elle a rejoint, semble-t-il, la communauté de Sovu vers la Noël 1991 ?

le témoin 20 : C’est ça.

Le Président : Elle n’était pas, à ce moment-là, la prieure de Sovu ?

le témoin 20 : Non, elle ne l’était pas.

Le Président : Il semble d’ailleurs qu’elle soit devenue la prieure en juillet 1993, donc, après votre départ du Rwanda ?

le témoin 20 : C’est ça.

Le Président : Comment décririez-vous l’attitude qu’avait sœur Gertrude à l’époque où vous l’avez connue à Sovu, et où, donc, elle n’était pas encore la prieure ?

le témoin 20 : En fait, moi, je ne la connais pas tellement. Mon travail là-bas consistait à m’occuper des sœurs et c’était la prieure de l’époque, sœur Marie-Jeanne, qui… c’est avec elle que nous parlions, que nous discutions de ce que nous avions à faire. Je n’ai vu sœur Gertrude que très peu à la chapelle ou bien quand il y avait une fête avec les jeunes sœurs, c’est tout.

Le Président : Vous avez pourtant déclaré à la police judiciaire que quand sœur Gertrude est arrivée à Sovu, en droite ligne de Maredret, elle avait quasiment tous les droits de la mère prieure.

le témoin 20 : C’est exact, mais ça, c’est un rapprochement que j’ai fait par la suite, c’est-à-dire par ce qui s’est… ce dont on a parlé ensuite, ici. Moi, j’ai commencé à y voir un petit peu clair et à faire des rapprochements. Mais quand j’étais là, je n’avais vraiment pas affaire à elle. Il n’y a eu aucun problème, tout s’est passé dans… amicalement, sans aucun… d’une façon tout à fait amicale et normale.

Le Président : Et pourtant, vous avez déclaré que vous aviez ressenti que depuis son arrivée à Sovu, il y avait, dans ce monastère, une ambiance exécrable et vous allez même jusqu’à dire que sœur Gertrude empoisonnait la vie des gens.

le témoin 20 : C’est exact. Je continue aussi à le maintenir. Mais je répète que je me suis rendu compte de cela, ici, par rapprochement en disant : « Voilà, il s’est passé ça, là-bas ». A ce moment-là, je ne comprenais pas : « Mais qu’est-ce qui se passe ? Mais pourquoi ? ». Et ce n’est qu’ici que j’ai fait des liens et que j’ai dit : « Mais c’est ça ». Mais je répète encore que là-bas, ce n’était pas le cas.

Le Président : Bien. Lorsque vous avez quitté le Rwanda en juin-juillet 1993…

le témoin 20 : Oui.

Le Président : …vous avez expliqué que sœur Gertrude était venue vous dire au revoir. Vous l’avez serrée dans les bras…

le témoin 20 : C’est juste.

Le Président : …qu’elle avait même demandé avec insistance de lui promettre d’être son amie, de jurer d’être son amie…

le témoin 20 : Oui, c’est exact. Ça m’avait beaucoup étonnée, mais enfin, moi, je ne comprenais pas tellement, je ne comprends pas encore maintenant. Et je lui ai dit : « Mais écoutez, ma sœur, moi, je… mes amis je les choisis, vous n’avez pas à m’obliger à être votre amie ». Et alors, elle a dit : « Mais promettez-moi que vous ne serez pas mon ennemie ». J’ai dit : « Mais je n’ai aucune raison d’être votre ennemie ». Et voilà, on s’est quittées comme ça.

Le Président : Lorsque la communauté de Sovu ou du moins les religieuses qui ont survécu aux événements qui se sont déroulés au Rwanda en avril-mai-juin 1994, ont rejoint Maredret, ou en partie rejoint Maredret, vous êtes allée rendre visite à ces religieuses ?

le témoin 20 : Oui, plusieurs fois.

Le Président : Avez-vous constaté quelque chose d’anormal en ce qui concerne les contacts qu’avaient éventuellement les religieuses de Sovu entre elles ?

le témoin 20 : La première fois, sincèrement, non. Parce que c’était une grande joie de se revoir, c’était tellement bien de savoir qu’elles étaient arrivées en vie et puis, c’est une… non, c’était très amical et très ouvert. La première fois, vraiment pas.

Le Président : Et au fil de vos visites, vous avez constaté des différences de comportement ?

le témoin 20 : J’ai senti que quelque chose clochait. Ce sont des choses qui se sentent. Ne me demandez pas quoi, parce qu’on le sent. Quelque chose ne va pas, mais on ne peut pas expliquer. Il ne faut pas oublier que moi, je ne savais rien à ce moment-là, absolument rien. Donc, oui, effectivement, il y a eu des changements, oui.

Le Président : Il semble que dans les changements de comportement, vous avez ressenti que les religieuses n’avaient pas la possibilité de communiquer librement ?

le témoin 20 : Exactement. Et puis, il y en avait beaucoup qui me disaient : « Il faut que je vous parle, il faut que je vous parle ». Moi, je pensais qu’elles voulaient me dire comment ça allait, ce que j’avais fait, enfin des choses comme ça, de la vie de tous les jours. Et je ne faisais pas tellement attention. Mais ce n’est qu’après, je vous dis, quand tout comme ça… quand ça a commencé à… c’est à ce moment-là que j’ai dit : « Voilà, mais voilà pourquoi elles voulaient me parler, voilà pourquoi elles disaient ça ». Mais sur le coup, moi, je pensais qu’elles voulaient me parler de choses et d’autres.

Le Président : Vous avez eu un contact, en particulier avec sœur Marie-Bernard qui, à ce moment-là, ne se trouvait en tout cas plus à Maredret, mais se trouvait à Rixensart.

le témoin 20 : Oui.

Le Président : Pouvez-vous expliquer, brièvement hein, ce dont sœur Marie-Bernard vous a fait part lors de cette rencontre ?

le témoin 20 : C’est difficile du dire brièvement parce qu’on a parlé une partie de la nuit. Elle m’a téléphoné et elle m’a dit si je pouvais aller la voir, que c’était très urgent, et que surtout, je ne dise à personne que j’allais là-bas. Je m’y suis rendue. Nous avons été très bien accueillies, et puis pendant la nuit, elle est venue dans ma chambre et elle a parlé. Sincèrement, si j’avais su tout ce qu’elle allait me dire, j’aurais dû l’enregistrer. Est-ce que je dois maintenant dire tout ce dont elle m’a parlé ? Elle a commencé à me dire tout ce qui s’était passé à Sovu, toutes les horreurs. Et moi, au début, je tombais des nues parce que je ne savais absolument rien. Elle m’a dit, ben, que les gens des collines étaient venus se réfugier au monastère, que la famille des sœurs était venue se réfugier au monastère, que tout le monde avait très peur, que c’était une époque épouvantable, mais ça, nous le savons tous, que ces gens avaient faim, que ces gens, c’était la saison des pluies, qu’ils étaient mouillés, qu’on a demandé à la prieure de leur donner à manger et qu’elle a dit qu’il n’en était pas question. Et j’ai demandé : « Peut-être il n’y avait rien à manger ». Parce que, c’est vrai, dans des moments pareils, c’est pas évident. Elle a dit : « Nous avions des provisions de riz et nous avions des provisions de… de macaroni » parce que ce sont elles-mêmes qui les fabriquent, donc ça, je sais qu’il y en a toujours. Mais elle a refusé de leur en donner.

C’était aussi la saison des pluies, et une des sœurs a dit : « Est-ce que nous ne pourrions pas ouvrir la chapelle pour les mettre à l’abri ? ». Et elle a répondu : « Non, parce que ces gens profaneraient les lieux ». Voilà ce que sœur Marie-Bernard m’a raconté. Et elle a dit, elle a raconté les crimes du garage, elle a raconté la peur, elle a raconté tout ce que vous savez déjà. Elle a dit également qu’on avait établi des listes avec des noms, que sœur Gertrude était sortie souvent et qu’elle voulait se débarrasser de ces gens. C’était son… d’après sœur Marie-Bernard, c’était son idée fixe, elle voulait se débarrasser d’eux. Et puis, qu’elle a fait venir le bourgmestre pour lui dire : « Allez, il faut les mettre dehors, etc. ». Et que le bourgmestre, et ça je m’en souviens très bien, je me souviens bien de ce qu’elle m’a raconté, hein, je parle par personne interposée, lui avait dit : « Ecoutez, ma sœur, patientez s’il vous plaît encore deux ou trois jours, parce que ce sont des gens que nous connaissons, ce sont des gens de la colline et puis tout va s’arranger, alors, prenez un peu de patience, gardez-les, gardez-les encore quelques jours ». Et qu’elle aurait dit : « Non, je ne peux pas attendre deux ou trois jours ». Et qu’à un moment donné - je pense que c’était après ça, mais ça, je ne peux pas le dire - elle a demandé à la communauté, à toutes les sœurs, de monter dans leurs cellules, de s’enfermer dans les cellules et de n’en sortir sous aucun prétexte, qu’elles ont entendu des cris épouvantables, des bruits de lutte et que, quand elles sont sorties, eh bien, elles ont trouvé ce qu’elles ont trouvé. Voilà à peu près ce qu’elle m’a raconté. Quand elle m’a raconté, à la fin, vers la fin, l’épisode du garage, mon cerveau s’est refusé à… à accepter encore cela parce que trop c’est trop.

Et puis moi, je vous dis, je connaissais sœur Gertrude, là-bas, qui était quelqu’un d’aimable, de gentil, vous ne pouvez pas imaginer tout d’un coup des choses pareilles. Et en moi-même, j’ai dit : « Tout de même, l’épisode du garage, ça c’est… peut-être qu’elles en rajoutent ». Ce garage, c’était moi qui l’avais construit avec des dons que j’avais reçus ; il était destiné à l’ambulance, pour garder l’ambulance. Et j’ai dit : « Mais on ne peut pas avoir brûlé des gens dedans, ce n’est pas possible ». Mais j’ai été moi-même après, à Sovu, et j’ai bien vu qu’il y a encore des traces de feu, des traces de fumée, je veux dire. Donc, il y a quand même une part de vérité, enfin, les faits étaient là. Voilà. Et à ce moment-là, j’ai dit euh… elle m’a demandé : « Est-ce que… est-ce que le moment venu, vous seriez prête à nous aider ? ». J’ai dit : « Mais vous aider à quoi ? ». Elle m’a dit : « Mais ça, on ne sait pas encore, mais est-ce que vous pourriez nous aider ? ». J’ai dit : « Mais vous savez que je vous aime beaucoup et j’aime beaucoup toute la communauté. Bien sûr que je peux vous aider, tout dépend de quoi. Et d’abord, j’aimerais… », et ça, je lui ai dit très sincèrement, j’ai dit : « Ecoute, Marie-Bernard, j’aimerais vraiment bien parler avec d’autres personnes qui ont vécu cela, parce que tout ce que tu me racontes est tellement effroyable, tellement inattendu, ça me tombe dessus comme ça, euh… j’aimerais quand même avoir d’autres avis ». Elle m’a dit : « Bien sûr, tu peux demander à n’importe qui, on te racontera la même chose ». Voilà, je pense que c’est à peu près tout.

Le Président : Et vous avez, par la suite, eu des contacts avec d’autres religieuses de la communauté de Sovu ?

le témoin 20 : Oui.

Le Président : Sœur Scholastique, sœur Solange et la novice, sœur Régine ?

le témoin 20 : Oui, et avec d’autres aussi. Sœur Scholastique n’était pas à Rixensart.

Le Président : Non, non. Oui, je ne dis pas que c’est à Rixensart que vous avez eu ces contacts, hein.

le témoin 20 : Non, ça c’est… oui. A Rixensart, c’était seulement avec Marie-Bernard.

Le Président : Et les autres religieuses de Sovu avec lesquelles vous vous êtes entretenue, vous ont fait le même récit ?

le témoin 20 : Avec des variantes, mais les faits essentiels coïncidaient tous. C’est ce qui a commencé à me troubler très fort.

Le Président : Etes-vous intervenue pour que sœur Marie-Bernard et sœur Scholastique, je crois, regagnent le Rwanda ?

le témoin 20 : Oui, Monsieur.

Le Président : Nonobstant le défaut d’autorisation de leur supérieure ?

le témoin 20 : Elles m’ont demandé de… parce que ce… il faudrait savoir une chose, c’est que, entre-temps, une religieuse m’a téléphoné de Maredret en disant : « Notre monastère n’est plus à nous ». Parce qu’en fait, elles avaient toutes envie de retourner là-bas, ça c’était clair. Elles étaient ici pour une période et puis, tout le monde rentrait là-bas quand tout serait en ordre, chez elles, elles essaieraient de reprendre la vie comme par le passé, ça c’est une… je pense que tout le monde est d’accord là-dessus. Euh… une… une… Sœur Geneviève m’a téléphoné de Maredret en disant : « Tu sais, Marie-Claire, notre monastère a été cédé à une organisation, il n’est plus à nous, il faut tout de suite avertir Scholastique et Marie-Bernard pour voir ce que nous devons faire parce que ce monastère est à nous et nous ne voulons pas le perdre ». C’est ce que j’ai fait. J’ai été voir sœur Marie-Bernard et j’ai été voir sœur Scholastique qui étaient absolument bouleversées parce qu’un monastère pour une communauté, c’est pas rien, c’est leur chez-elles, c’est leur famille, elles ont vécu là-bas, elles l’ont créé et puis on le donne comme ça.

Et ça les avait touchées très fort, elles en étaient… elles en étaient malades. Et c’est à ce moment-là qu’elles m’ont demandé : « Est-ce que tu pourrais nous aider à partir ? ». J’ai dit : « Oui », parce que je pense que c’est pour une bonne cause. Elles partaient là-bas pour récupérer ce monastère. Elles avaient cette idée absolument là ! Le monastère est le monastère. Je pense qu’elles ont… j’ai dit : « Mais est-ce que vous avez le… vous ne pouvez pas partir comme ça ». Elles m’ont dit : « Ecoute… »  - si j’ai bien compris, hein, parce que c’étaient des moments un petit peu difficiles, et puis tout ça, ça fait quand même assez longtemps - elles m’ont dit : « Nous avons besoin de trois autorisations, celle de l’évêque nous l’avons, celle de la communauté nous l’avons, celle de la prieure, nous ne l’avons pas, mais nous en avons deux sur trois, ça nous donne une force de vouloir partir ». Et à ce moment-là, elles m’ont demandé : « Est-ce que tu peux faire quelque chose ? ». Et j’ai dit : « Oui, bien sûr ».

Le Président : Vous vous êtes rendue, semble-t-il, pendant les vacances de Noël 1995, à Sovu.

le témoin 20 : Je me suis rendue plusieurs fois à Sovu, mais ne me demandez pas des dates parce que je n’ai pas la mémoire des dates et je ne peux pas répondre si c’est à ce moment-là. Mais effectivement, j’ai été à Sovu, oui. Je n’ai pas logé à Sovu, j’étais logée par l’évêque, à Butare, et j’ai fait une… j’ai visité les sœurs qui étaient parties et qui se trouvaient là-bas, oui.

Le Président : C’est ça. A l’occasion en tout cas d’une de ces visites, vous avez pu rencontrer, semble-t-il, quelques rescapés des massacres de Sovu ?

le témoin 20 : Oui.

Le Président : Et vous avez, semble-t-il, à ce moment-là, entendu parler pour la première fois de sœur Kizito et du rôle qu’elle aurait pu avoir ?

le témoin 20 : Oui. Mais moi, je ne la connais pas, je ne la connaissais pas et je ne la connais pas, donc, je ne peux pas dire : « Oui ». Effectivement, on parlait d’elle aussi, oui, c’est sûr. Moi, je ne savais même pas qui c’était puisqu’elle était à Kigufi.

Le Président : Et quel est le rôle qui était attribué, selon les personnes que vous avez rencontrées, à sœur Kizito ?

le témoin 20 : C’était euh… le rôle de son bras droit. Voilà. Elles formaient équipe. J’ai évidemment entendu l’affaire des jerricanes, que c’est elle qui les transportait, c’est elle qui mettait un petit peu… : « Allez, allez, il faut que ça marche, il faut que ça aille vite », mais, euh… pas plus.

Le Président : A propos des jerricanes…

le témoin 20 : Oui.

Le Président : …dont on attribuait, semble-t-il, dans les récits que l’on vous faisait, que l’on attribuait à sœur Kizito d’en tout cas les avoir transportés, ces jerricanes d’essence qui avaient été remis aux Interahamwe, euh… Vous a-t-on relaté que sœur Gertrude aussi, aurait remis des jerricanes d’essence ?

le témoin 20 : Si j’ai bien compris, c’est sœur Gertrude qui les lui procurait, et que c’est elle qui les transportait.

Le Président : Vous avez communiqué à la… je crois que c’est la police judiciaire qui vous a entendue, une lettre, enfin une copie plus exactement, copie d’une lettre datée du 5 mai 1994 qui était signée par sœur Gertrude et qui était adressée au bourgmestre de la commune de Huye. Vous avez le souvenir de cette lettre ?

le témoin 20 : Moi, j’ai remis une photocopie de cette lettre ? Je n’ai pas bien compris.

Le Président : Oui. Vous auriez, enfin moi, je… d’après ce que je lis dans un procès-verbal de la police judiciaire qui vous a entendue le 10 mai 1999, Monsieur STASSIN de la police judiciaire de Bruxelles, je vois, en fin de votre audition qu’il est indiqué : « Je vous remets une copie d’une lettre datée du 5 mai 1994, signée par sœur Gertrude et qui est adressée au bourgmestre de la commune de Huye, Butare ».

le témoin 20 : Je n’en ai pas souvenance mais si j’ai remis la lettre, c’est bien que je l’ai fait, je… je ne me rappelle pas de tout. Si j’ai donné la lettre, c’est… si vous l’avez, c’est que je l’ai fait. Est-ce que c’est une lettre écrite en kinyarwanda ?

Le Président : C’est ce que j’allais vous demander !

le témoin 20 : Ben euh… Il y a eu beaucoup…

Le Président : Avez-vous eu en votre possession, une lettre originale ou une copie de lettre écrite en kinyarwanda, adressée par sœur Gertrude au bourgmestre de Huye ?

le témoin 20 : Monsieur le président, ça vraiment, j’ai plusieurs lettres, je sais que j’en ai donné ; si c’était celle-là ou une autre, je suis incapable de répondre. Ce… Quand je dis un fait, c’est parce que j’en suis absolument sûre. Si je n’en suis pas sûre, je dis : « C’est probable ». Mais à ce moment-là, je n’ai pas tellement prêté attention puisque je ne savais pas que ce procès aurait lieu, donc, je n’ai pas fait attention à ces… à ces choses-là, vraiment pas.

Le Président : Bien. Avez-vous relaté les confidences qui vous avaient été faites  par diverses religieuses de la communauté de Sovu, à d’autres personnes qu’à la justice ?

le témoin 20 : J’en ai parlé à ma fille, c’est un peu normal, mais je ne suis pas sortie dans les rues crier ça à tous les toits. Ce sont des choses qu’on n’aime pas raconter, Monsieur, vraiment pas, non. Nous en avons parlé peut-être entre amis, entre personnes qui s’intéressaient à ce qui s’était passé, des personnes qui voulaient la vérité, oui, certainement. Mais je n’ai pas dit plus de ce qui se disait dans les journaux ou de ce qu’on voyait à la télévision.

Le Président : En avez-vous éventuellement parlé à des journalistes ? Ou avez-vous, parmi les amis auxquels vous auriez parlé, des journalistes ?

le témoin 20 : Je n’ai pas d’amis journalistes, j’ai très peu d’amis. Moi, j’habite en Afrique, et je ne viens ici que de temps en temps. Mais il est certain qu’il y a un groupe d’amis, et parmi eux, il y a un journaliste, et que nous avons parlé ensemble et il a écrit un article, oui, absolument.

Le Président : Ce journaliste serait Monsieur le témoin 60 ?

le témoin 20 : C’est Michel, oui, c’est ça, exactement. Mais Michel a écrit l’article, je pense, uniquement d’après ce que je lui ai dit, puisque je ne crois pas qu’il avait été là-bas, à ce moment-là.

Le Président : Ça permet comme ça de situer un petit peu les sources d’informations.

le témoin 20 : Oui, oui.

Le Président : Vous recevez des témoignages, je dirais, directs, de personnes qui se trouvaient dans la communauté de Sovu au moment des événements. Lui-même, Monsieur le témoin 60, par exemple, n’est pas témoin direct, n’a pas entendu non plus les témoins directs, c’est par votre canal qu’il… qu’il reçoit des informations.

le témoin 20 : Oui, oui.

Le Président : Bien. Y a-t-il des questions à poser au témoin ? Maître JASPIS ?

Me. JASPIS : Je vous remercie, Monsieur le président. Est-ce que le témoin se souvient, dans les récits qu’on lui a faits, donc au sujet de l’épisode qu’elle vient de nous relater, quand le bourgmestre a incité Gertrude à faire preuve de patience et à garder les réfugiés dans les murs du couvent disant que les choses allaient s’arranger ? Est-ce que vous pouvez peut-être demander au témoin, Monsieur le président, si elle se souvient quelle raison le bourgmestre a invoquée pour faire patienter Gertrude, s’il vous plaît, sœur Gertrude.

Le Président : Vous vous souvenez éventuellement du motif qu’avait invoqué le bourgmestre ?

le témoin 20 : Je ne pense pas qu’on ait évoqué des motifs. Je pense que…

Le Président : Dans la mesure où il aurait peut-être fait allusion à l’arrivée de troupes étrangères ?

le témoin 20 : Non, parce que c’est une question… une question que je me suis posée, et j’en ai déduit que, d’après l’époque plus ou moins, il devait quand même savoir ce qui se passait hors de Butare même, et que lui, devait savoir qu’il y avait quand même des gens qui approchaient pour essayer d’arranger les choses. Sinon euh… donc, pour quelle raison le bourgmestre aurait-il dit : « Prenez patience, ça va s’arranger. Attendez deux ou trois jours » ? C’est quand même très précis : « Attendez deux ou trois jours, ça va s’arranger, ce sont des gens de la colline, ce sont des gens que nous connaissons, attendez ». Ça, j’en suis absolument sûre, mais les raisons, non.

Le Président : C’est vous qui avez fait une déduction à propos des raisons ?

le témoin 20 : Oui, mais mes déductions ne comptent pas tellement parce que je peux très bien me tromper. Moi, à ce moment-là, je n’avais aucune idée de ce qui se passait là-bas.

Le Président : Une autre question ?

Me. JASPIS : Oui, Monsieur le président. Est-ce que le témoin peut nous préciser quand elle a parlé en premier lieu à sœur Marie-Bernard, à Rixensart et puis, par la suite, à d’autres religieuses séparément, si, d’après la manière dont les récits lui étaient rapportés, est-ce que ces personnes étaient en contact les unes avec les autres ? Et est-ce que ça donnait l’impression d’un récit concerté, autrement dit ?

Le Président : Avez-vous eu l’impression, dans vos contacts avec les diverses religieuses, d’une concertation entre elles ?

le témoin 20 : Alors là, je suis catégorique, c’est non ! Et c’est un non, vraiment, qui veut bien dire ce qu’il veut. Elles avaient… elles ne pouvaient pas communiquer entre elles, ni même à Maredret ; ce sont les jeunes qui me l’ont dit : « Dès notre arrivée, on a été séparées. Interdiction de parler entre nous ». Voilà pourquoi elles m’ont… elles ont eu recours à moi - je ne vais pas dire qu’elles m’ont utilisée, ce n’est pas le mot juste - elles ont eu recours à moi pour essayer un petit peu, parce qu’elles se sentaient complètement… elles voulaient parler, elles ne savaient pas comment, donc, il n’y a vraiment pas eu concertation. La preuve que moi j’ai dit à Marie-Bernard : « Ecoute, c’est bien, c’est bien. Tout ce que tu me dis, ça va, mais moi, j’aimerais quand même entendre d’autres versions parce que ce que tu me racontes est tellement épouvantable, tellement incroyable que moi, je ne peux pas dire oui tout de suite ». Et c’était pour moi-même que j’ai voulu entendre d’autres personnes, j’avais pas envie de me laisser gruger comme ça, ni me laisser raconter des bobards.

J’ai interrogé d’autres personnes. C’est-à-dire, elles ont parlé simplement, j’ai pas eu besoin de demander. Elles avaient hâte d’avoir quelqu’un qui les écoute. Et tous les récits concordaient et c’est ça, moi, qui a commencé à me troubler très fort. N’oubliez pas que quand moi je suis venue ici, sœur Gertrude, je la connaissais comme une personne aimable, comme une personne accueillante, comme une personne parmi les autres, ni plus ni moins. Et puis tout d’un coup, vous entendez ça et vous dites : « Mais je rêve, il y a erreur ». Une autre vous parle, elle vous dit la même chose. « Mince, il y a quand même quelque chose ». Et puis une autre, et puis une autre. Alors, vous êtes prise, vous ne pouvez pas penser que tant de personnes vont raconter la même chose sans qu’il y ait un fond, sans qu’il y ait un lien commun. Mais qu’elles disent… qu’elles parlaient entre elles, ça c’est complètement exclu. Lorsque les sœurs me téléphonaient, chaque fois qu’elles parlaient, elles disaient : « Attention, je vais parler très bas parce qu’on peut m’écouter. Et si je raccroche, je rappellerai ». Elles disaient des mots, crac, ça raccrochait. Bon. Moi, au début, ça m’agaçait parce que je ne comprenais pas ce climat, moi, je n’étais pas là-bas. Et c’était chaque fois la même chose. Ça prouve bien qu’elles ne pouvaient pas discuter entre elles, sinon on ne fait pas tant d’histoires pour dire quelque chose.

Le Président : Une autre question ?

Me. JASPIS : Oui, Monsieur le président. Concernant la question du voile qui a été procuré à certaines postulantes pour pouvoir s’enfuir en toute sécurité, le témoin a fait une déclaration à ce sujet. Je pense que Mesdames et Messieurs les jurés commencent à savoir ce qu’il y a lieu de penser de cette histoire du voile. Est-ce que le témoin a été confronté avec sœur Gertrude au sujet de cette question bien précise des gens à qui elle a donné le voile et surtout des gens à qui elle n’a pas donné de voile, s’il vous plaît ?

Le Président : Oui, avez-vous interrogé sœur Gertrude sur ce problème du port du voile par des personnes qui n’avaient pas, je dirais, les qualités requises pour normalement porter le voile, ne lui avez-vous pas posé la question notamment…

le témoin 20 : Je tiens…

Le Président : …de savoir pourquoi elle n’avait pas procuré un voile à KAMANZI Aline ?

le témoin 20 : Je vous remercie infiniment pour cette question parce que je ne savais pas comment l’aborder et j’avais très envie d’en parler. Quand je suis arrivée une des premières fois à Maredret, donc, c’était très sympathique, tout le monde sortait, on bavardait sans aucune contrainte, il y avait une ou deux jeunes que je connaissais déjà qui à ce moment-là, étaient postulantes. Quand on est postulante, on ne porte pas de voile. Il y en avait d’autres que je ne connaissais pas, et en parlant, vous savez comme ça, elles ont dit : « Oui, mais nous, on n’est pas là depuis longtemps ». Tiens, moi, ça m’a étonnée. J’ai dit : « Vous n’êtes pas là depuis longtemps et vous portez un voile blanc qui est réservé aux novices après un laps de temps plus ou moins long, et vous le portez déjà ». Elles ont dit : « Ah oui, mais tu comprends, c’était beaucoup plus facile, pour partir avec la communauté, ça simplifiait les choses, alors on nous l’a mis d’office ».

C’est à ce moment-là que j’ai eu le premier… disons qu’on s’est un petit peu affrontées avec sœur Gertrude, parce que je me suis retournée vers elle et j’ai dit : « Ecoutez, parmi les réfugiés, il y avait Aline, Aline était ma filleule, Aline était la nièce d’une de vos religieuses, Aline était une enfant bonne, Aline voulait entrer dans votre congrégation, ça vous le saviez, enfin, l’ancienne prieure le savait. On lui a dit d’attendre de terminer ses études. Aline n’était pas n’importe qui. Disons que toutes les jeunes filles qui étaient là-bas, étaient des enfants connues, mais Aline avait des liens familiaux avec la communauté, des liens spirituels. Aline avait le même âge que ces jeunes et Aline était là. Aline avait été chercher refuge là ». Et je lui dis : « Mais vous n’auriez pas pu lui mettre un morceau de chiffon blanc sur la tête et la faire partir avec vous ? ». J’étais un petit peu atterrée. Et là, elle est devenue… tout à coup, elle a grandi, elle est devenue tout à fait furieuse, elle a dit : « Madame, moi, je suis la prieure d’une communauté et j’ai d’autres choses à penser que celle-là ! ». Ça a été notre première… notre premier affrontement, le seul et l’unique tête à tête.

Le Président : Y a-t-il d’autres questions encore ? Maître VERGAUWEN ?

Me. VERGAUWEN :  Je vous remercie, Monsieur le président. Monsieur le président, le témoin a été entendu en 1999, par la police judiciaire à Bruxelles et elle commençait son audition par nous dire qu’en 1991, elle se trouvait à Sovu, au Rwanda, dans la communauté religieuse. Est-ce bien exact ?

le témoin 20 : C’est exact.

Me. VERGAUWEN : Et vous avez poursuivi votre audition en disant ceci : « A la Noël 1991, sœur Gertrude est venue rejoindre Sovu, elle venait en droite ligne de Maredret, elle n’était pas la mère prieure mais elle en avait quasiment tous les droits. J’ai ressenti que, depuis son arrivée, il y régnait une ambiance exécrable, j’irais même jusqu’à dire qu’elle empoisonnait la vie des gens ».

Le Président : Je pense avoir déjà posé cette question au témoin.

Me. VERGAUWEN : Donc, quand elle dit : « J’ai ressenti que depuis son arrivée, il y régnait une ambiance exécrable », elle a ressenti ça après ? Pas au moment même ?

le témoin 20 : A ce moment-là, il y a quelque chose qui a changé, mais je répète, je n’ai pas fait le rapport avec son arrivée. Je sais que ça a commencé à ce moment-là avec des exemples très précis, je ne peux pas vous dire ça, ou ça, ou ça, ou ça. Mais nous avions vécu quelques mois en parfaite harmonie, tout roulait bien, les cours, les… Et puis tout à coup, il y a quelque chose qui se bloque. Et vous dites : « Mais il y a quelque chose ici, il y a quelque chose de fêlé dans cette communauté. Qu’est-ce qui se passe ? ». Mais à ce moment-là, moi, je n’ai pas fait le rapport, c’est ce que j’ai dit tout à l’heure. Il y avait parfois des choses tellement incompréhensibles que c’était à se taper la tête contre les murs et je peux vous donner des exemples précis, mais ce n’est qu’ici que j’ai dit : « Mais voilà, il y a quand même quelque chose ». Il y avait quand même quelque chose ou quelqu’un ou quelque chose derrière, qui n’était pas net mais qui faisait que toute la vie en était changée. Voilà.

Me. VERGAUWEN : Je vous remercie. Deuxième question. Le témoin a rencontré sœur Marie-Bernard, sœur Scholastique, sœur Solange et sœur Régine. Est-ce que le témoin peut-il nous dire s’il avait l’impression, le sentiment que ces sœurs avaient confiance en elle ?

le témoin 20 : En qui ?

Me. VERGAUWEN : En vous.

le témoin 20 : Bien sûr, bien sûr.

Me. VERGAUWEN : Elles étaient en totale confiance avec vous-même ?

le témoin 20 : Mais toute la communauté, absolument toute, même les toutes jeunes.

Me. VERGAUWEN : Donc - je poursuis ma question - ni Solange, ni Scholastique, ni Marie-Bernard, ni Régine ne vous cachaient rien ?

le témoin 20 : Ça, c’est aller trop loin. Moi, je ne sais pas si elles me cachaient quelque chose. Moi, je sais qu’elles avaient envie, qu’elles avaient un besoin vital de parler avec quelqu’un. Si elles me cachaient quelque chose, ça, je ne peux pas savoir.

Me. VERGAUWEN : Elles avaient un besoin vital de vous parler de ce qui s’était passé là-bas ?

le témoin 20 : De ce qui s’était passé là-bas, et de leur dépression qu’elles subissaient ici. Elles ne comprenaient pas : « Mais pourquoi est-ce qu’on ne peut pas parler entre nous ? Pourquoi est-ce qu’on ne peut pas aller te rendre visite, alors que sœur Gertrude a dit que ce serait possible ? ». En fait, il y en a… euh… Cécile et Solange sont venues passer quelques jours chez nous, ça s’est très bien passé. Et il y en avait d’autres qui devaient suivre par la suite, et puis ça a été annulé, etc. Elles me disaient : « Mais pourquoi elles ont pu et pourquoi nous, est-ce qu’on ne peut pas ? ».

Me. VERGAUWEN : Je vous remercie.

Le Président : D’autres questions ? Maître VANDERBECK ?

Me. VANDERBECK : Je vous remercie, Monsieur le président. Le témoin nous a dit, semble-t-il, aujourd’hui, je répète ses mots, qu’elle m’arrête si je me trompe : « Quand je dis un fait, c’est que j’en suis sûre ». Alors, ma question est la suivante. Puisqu’elle a dit dans son audition de 1999 que ce n’est que durant les vacances de Noël 95 qu’elle a entendu parler, pour la première fois, du nom de sœur Kizito, est-ce qu’elle en est bien sûre ? Qu’elle confirme qu’elle est tout à fait sûre de cela. Vous avez dit ça dans votre audition. Vous dites que quand vous dites quelque chose, vous en êtes sûre, je voudrais savoir si vous êtes sûre de ce que vous avez dit.

le témoin 20 : Je vous dis que sœur Kizito, moi, je ne la connais pas. Elle n’était pas dans notre communauté. Je ne sais pas quand est-ce que j’ai entendu parler d’elle pour la première fois, entre soeurs. On peut très bien dire : « Une telle, ceci, cela ». Mais sœur Kizito n’était même pas un visage, elle ne… je ne l’ai jamais vue. On m’en a parlé comme ayant fait ça ou ayant fait ça, mais c’est tout.

Me. VANDERBECK : Le témoin dit dans son audition : « J’ai entendu pour la première fois parler du nom de Kizito qui aurait transporté des jerricanes d’essence en… à Noël 1995 ». Est-ce que ça veut donc dire que lorsqu’elle a recueilli les confessions de sœur Marie-Bernard, sœur Scholastique, sœur Régine et sœur Solange, elle n’a pas entendu un mot sur Kizito.

le témoin 20 : Peut-être, ça je ne sais pas, ça… ça… c’est peut-être venu dans la conversation, c’est très possible, je ne saurais pas vous dire. Mais c’était pour moi un nom entre beaucoup d’autres.

Me. VERGAUWEN : Pourquoi alors, si c’est venu dans la conversation, elle ne l’a pas évoqué, puisqu’elle nous dit qu’elle dit tout ce qu’on lui a dit et qu’elle est sûre de ce qu’elle dit ?

le témoin 20 : Mais quelle est votre question exactement ?

Me. VERGAUWEN : Je pose la question de savoir…

Le Président : On se pose la question de savoir si c’est une question.

Me. VERGAUWEN : Je pose simplement la question de savoir… je vais peut-être la réexprimer autrement pour être plus clair. Pourquoi, si le témoin…

Le Président : Madame, je vais poser la question de manière plus simple.

le témoin 20 : Oui, merci.

Le Président : Si sœur Marie-Bernard, lorsque vous l’avez entendue à Rixensart, vous avait parlé de ce que sœur Kizito, que vous ne connaissiez pas, avait transporté des bidons d’essence, si elle vous l’avait raconté à vous…

le témoin 20 : Elle m’a parlé de bidons d’essence, ça, j’en suis sûre parce que moi, je… à ce moment-là, c’est à ce moment-là que je ne pouvais plus croire à tant d’horreurs. Si elle a parlé de Kizito, ça, je n’en sais rien, je ne m’en souviens pas, vraiment pas. Je sais qu’elle m’a parlé des bidons d’essence, ça oui.

Le Président : Alors, quand vous relatez à la police judiciaire que durant votre séjour, pendant les vacances de Noël 95, vous entendez diverses personnes, dont des rescapés des massacres et que c’est à cette époque-là que vous entendez parler, dites-vous à la police judiciaire, pour la première fois, de sœur Kizito comme étant celle qui transportait les bidons d’essence et qui les remettait aux Interahamwe, cela correspond-il à une réalité de ce que vous avez retenu ?

le témoin 20 : En tout cas, c’est certainement à ce moment-là que j’ai commencé à réaliser que ce nom de Kizito, ça signifiait quand même quelque chose de plus poussé. Si j’ai entendu son nom avant, pour moi, ça passait comme on aurait dit sœur X ou sœur Z. Ne la connaissant pas, moi, je ne prêtais pas attention à ce nom. Ce n’est qu’à force de dire et à force de dire que vous dites : « Ah, mais si on répète et si on dit, ou ceci, alors… ». Moi, je ne la connaissais pas, elle n’était pas chez nous, vous voyez. On prête plus attention quand on vous cite des noms de personnes que vous connaissez.

Le Président : Bien. Une autre question ?

Me. VANDERBECK : Oui, Monsieur le président. Est-ce que le témoin peut nous confirmer alors, puisque ça c’est ce qu’elle a dit et qui figure dans son audition qu’elle a signée, qu’évoquant les événements du 6 mai et dans le résumé de ce qu’elle a appelé les grandes lignes des témoignages qu’elle a pu recueillir, elle dit ceci, vous me permettrez de lire la déclaration, Monsieur le président, pour rafraîchir la mémoire du témoin : « Le chef de police de Huye est venu exprès au monastère, a demandé à sœur Gertrude de patienter encore quelques jours, car les événements allaient changer dans le sens où les troupes étrangères ­ entre parenthèse les Français de la zone Turquoise - pouvaient arriver et ainsi sauver les réfugiés. Exaspérée par le refus des autorités de se débarrasser des réfugiés, elle a donné l’ordre aux sœurs de rester dans leur cellule et de n’en sortir sous aucun prétexte, même si elles entendaient du bruit. Sœur Gertrude, suivant les témoignages, est restée seule à l’extérieur et lorsque les autres sœurs sont sorties de leur cellule, les réfugiés avaient été massacrés ». Nous parlons bien du 6 mai.

le témoin 20 : Mais c’est ce que je viens de dire tout à l’heure. Si je comprends bien, il y a seulement un… vous parlez du chef de police, je crois ?

Me. VERGAUWEN : Je parle de ce que vous avez parlé, Madame.

le témoin 20 : Oui, et qu’est-ce qu’il y a là-dessus ?

Le Président : Dans la déclaration, vous dites : « Le chef de police », peut-être…

le témoin 20 : Et moi, j’ai dit : « Le bourgmestre ». Vous savez, n’étant pas là, comment voulez-vous, moi… pour moi, le bourgmestre, le chef de police, je ne sais pas, l’un des deux, disons, en tout cas, le reste coïncide bien.

Me. VERGAUWEN : La question n’est pas de savoir si c’est le bourgmestre ou le chef de police, je vous demande de confirmer ou de ne pas confirmer ce que vous avez dit…

Le Président : Vous ne demandez pas !

Me. VERGAUWEN : Enfin, je vous demande, Monsieur le président, de demander au témoin qu’elle veuille bien confirmer ou ne pas confirmer ce qu’elle a dit dans cette audition.

le témoin 20 : Mais je l’ai répété aujourd’hui, c’est la même chose.

Le Président : Oui, je pense effectivement, Madame, que vous avez…

le témoin 20 : C’est écrit et j’ai dit…

Le Président : …dans d’autres termes peut-être, exposé la même chose que dans ce procès-verbal.

le témoin 20 : J’ai dit ça à ce moment-là, j’ai dit ça aujourd’hui. Si les mots changent, il y a quand même des années entre les uns et entre les autres. Le fait est que j’ai dit la même chose.

Me. VERGAUWEN : Je vous remercie, Monsieur le président.

Le Président : Une autre question ?

Non Identifié : Oui, Monsieur le président. Le témoin vient de nous rappeler que, lors de son entretien avec sœur Marie-Bernard, cette dernière lui aurait parlé du bidon d’essence. Pourriez-vous demander au témoin si sœur Marie-Bernard a parlé de sœur Gertrude comme portant éventuellement des bidons d’essence à ce moment-là ?

le témoin 20 : Elle n’a pas parlé : « portant », elle a parlé euh… : « donnant », c’est-à-dire que c’est elle qui les procurait. « Portant », non, pas que je m’en souvienne. Peut-être qu’elle l’a dit mais je ne m’en souviens pas. Je sais qu’il y avait Gertrude et les bidons d’essence. « Porter » ou « donnant », ça je ne veux pas dire. Vous savez, ce sont des petits mots, ça fait des années et citer un entretien très dense et très bouleversant, il est extrêmement difficile de se rappeler des petits mots parce que, quand vous recevez des témoignages pareils, vous faites un tri, vous prenez les idées vraiment importantes et puis les autres, « portant » ou « procurant », vous les laissez de côté. Je suppose que tout le monde fait pareil.

Non Identifié : Oui, Monsieur le président, est-ce que vous pourriez demander au témoin si sœur Marie-Bernard lui a parlé de l’usage qui avait été fait de cette essence ?

Le Président : Sœur Marie-Bernard vous a-t-elle parlé de l’usage qui avait été fait de l’essence ?

le témoin 20 : Je ne sais pas si elle m’a dit : « L’essence, on l’a transportée dans des jerricanes, on a été jusqu’au centre, on les a versés, on a mis le feu ». Je ne sais pas si elle a dit ça comme ça. En tout cas, le rapport est bien net. Cette essence leur a été donnée. L’essence a été transportée et on les a brûlés. Le message était bien clair.

Non Identifié : Je vous remercie, Monsieur le président. Le témoin nous a rappelé tout à l’heure, donc, qu’elle avait été en contact avec Monsieur le témoin 60 et que c’est sur base des informations du témoin que Monsieur le témoin 60 avait rédigé un article. Pourriez-vous demander au témoin, toujours dans la droite ligne des questions précédentes, si elle a parlé à Monsieur le témoin 60 de ces bidons d’essence et de l’usage qui en avait été fait ?

le témoin 20 : Si Monsieur le témoin 60 l’a écrit dans cet article, c’est que je lui en ai parlé. Mais moi, je ne m’en souviens pas. Maintenant, s’il l’a écrit, c’est sûr que ça vient de moi, donc…

Le Président : Nous allons peut-être pouvoir poser la question à Monsieur le témoin 60 plutôt qu’à ce témoin-ci.

Non Identifié : Certainement, Monsieur le président, mais je pense que la réponse du témoin était éclairante malgré tout. Encore une question, Monsieur le président. Le témoin a-t-elle souhaité à l’égard de Monsieur le témoin 60, demeurer anonyme ? Et si oui, pourquoi ?

le témoin 20 : C’est une bonne question. Si oui, pourquoi ? La communauté de Sovu, j’aime beaucoup toutes ses religieuses, j’ai vécu avec elles deux années très enrichissantes, très riches, j’ai des quantités de lettres écrites par elles en disant que c’était bien, c’étaient deux années inoubliables. Moi, je ne voulais pas me brouiller avec elles. La tension était déjà très forte. Je savais que sœur Gertrude avait écrit des lettres diffamatoires à Butare, je ne sais pas si je l’ai déjà dit ici, et que ces lettres m’avaient été renvoyées. J’ai senti une tension et je ne voulais pas que ça s’envenime. Je tenais à garder euh… à être en bons termes avec cette communauté et j’y tiens toujours. Dans ce cas-là, je préférais ne pas remettre du bois au feu et d’essayer de tempérer les choses. Voilà pourquoi j’ai décidé… j’ai désiré de rester anonyme.

Le Président : Une autre question ? Les parties sont d’accord pour que le témoin se retire ? Madame, confirmez-vous les déclarations que vous venez de faire ? Persistez-vous dans ces déclarations ?

le témoin 20 : Absolument.

Le Président : Madame, la Cour vous remercie pour votre témoignage. Vous pouvez disposer librement de votre temps.