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Débats Plaidoiries partie civile compte rendu intégral du procès
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9.3.5. Plaidoirie de la partie civile: Maître LARDINOIS

Le Président : Maître LARDINOIS, vous avez la parole pour votre plaidoirie.

Me. LARDINOIS : Je vous remercie, Monsieur le président. Je souhaiterais préalablement déposer les notes de constitution de parties civiles contre Monsieur HIGANIRO et contre Monsieur NTEZIMANA, et également un schéma de Kigufi qui a été réalisé par Benoît le témoin 123, le jeune garçon qui est venu témoigner devant la Cour. Je souhaiterais qu’on remette à chaque membre du jury un exemplaire de ce plan, j’en ai prévu un pour chaque membre de la Cour également.

Le Président : Vous en avez prévu pour les parties ?

Me. LARDINOIS : Je l’ai déjà remis.

Le Président : Monsieur le greffier, vous verserez un exemplaire du plan au dossier. Alors, les parties civiles. Vous étiez déjà constitué ?

Me. LARDINOIS : Pardon ?

Le Président : le témoin 43.

Me. LARDINOIS : Non, non.

Me. LARDINOIS : le témoin 123.

Le Président : Ah ! Donc, maintenant, il y a une constitution de partie civile contre Monsieur NTEZIMANA. Vous avez reçu communication de ces notes ?

Me. LARDINOIS : Je les ai toutes transmises à euh...

Le Président : Donc, vous étendez en quelque sorte cette constitution de partie civile de NTAKIRUTIMANA…

Me. LARDINOIS : A Monsieur NTEZIMANA.

Le Président : Contre Monsieur NTEZIMANA. Pour les autres, vous n’étiez pas encore constitué partie civile ?

Me. LARDINOIS : Non.

Le Président : Donc, il y a alors des constitutions de parties civiles du témoin 43, du témoin 123, de NYIRABUKUMARI Marie Régine, de ZIMURINDA Gaston et de KAMILINDI Walter contre HIGANIRO Alphonse et Vincent NTEZIMANA. Y a-t-il des observations en ce qui concerne ces extensions de constitutions de parties civiles, et constitutions nouvelles ?

Me. CARLIER : Pas pour le moment, Monsieur le président.

Le Président : Alors, il vous est donné acte de nouvelles constitutions de parties civiles et extensions de parties civiles. Vous avez la parole.

Me. LARDINOIS : Je vous remercie, Monsieur le président. Madame, Monsieur les conseillers, Mesdames et Messieurs les jurés. En 1978 déjà, un jeune étudiant Hutu burundais, exilé au Rwanda, Melchior NDADAYE qui deviendra le premier président démocratiquement élu du Burundi et pour ainsi dire le seul à ne l’avoir jamais été dans la région, il le paiera d’ailleurs de sa vie, portait un jugement cinglant et prémonitoire sur le régime du président le témoin 32. Je cite : « Ici, au Rwanda, commence à naître une maladie qu’on appelle faire des Indurubuli, c’est-à-dire, faire des affaires. Il y a une course effrénée à l’argent, ne parlons pas du régionalisme et du népotisme qui risque de provoquer un autre puch militaire ».

Assurément, Melchior NDADAYE avait vu clair. La deuxième république rwandaise du président Juvénal le témoin 32, vous le savez, est l’histoire d’un clan, celui des Bashiru originaire de la préfecture de Gisenyi, qui prend le pouvoir à l’occasion d’un puch militaire en 1973, et qui progressivement se transforme en organisation mafieuse mêlée à tous les trafics possibles et imaginables, pour finir, à partir de 1991, quand il se voit acculé à devoir partager le pouvoir, en entreprise criminelle et génocidaire. Ce clan, cette clique de voyous en cols blancs, aussi corrompue qu’arrogante, s’organise autour d’un noyau dur constitué du président, de son épouse Agathe et des frères de cette dernière : Elie SAGATWA, Protais ZIGIRANYIRAZO et Séraphin RWABUKUMBA. Tous trois membres des escadrons de la mort.

A proximité de ce noyau dur, gravite toute une caste de nantis du régime, menant train d’émir, payant moins d’impôts qu’un vendeur de papayes sur le grand marché de Kigali, et dont Théoneste BAGOSORA et Joseph NZIRORERA sont parmi les plus influents. Indiscutablement, Alphonse HIGANIRO fait partie de cette caste de privilégiés, de cet Akazu qui se partage le gâteau avec la morgue du colonisateur d’autrefois. L’expert psychiatre vous l’a décrit comme systématiquement raisonneur, revendicatif, rancunier, vindicatif et méfiant. Pendant tout ce procès, j’ai surtout vu chez lui cette suffisance, cette arrogance, cette vanité propre à ceux qui se croient intouchables parce qu’ils se sont habilement arrangés pour jeter un écran de fumée sur leurs crimes.

La défense, en début de procès, a demandé à la Cour d’écarter des débats toute une série de pièces accablantes. Mesdames et Messieurs les jurés, quand on est vraiment innocent, on fait face à l’accusation, on ne la contourne pas. La défense vous dira qu’HIGANIRO n’est présent, ni à Butare, ni à Kigufi, au moment des massacres. C’est en partie vrai. Mais il est certain qu’il est toujours présent quand ceux-ci se préparent et se décident. Incontestablement, il fait partie des organisateurs et des planificateurs du génocide. La défense vous dira qu’il n’était pas membre de l’Akazu, qu’il n’avait pas, ou plus, d’activité politique, qu’il était tombé en disgrâce et que le beau-frère du président ne l’aimait pas. Un simple examen attentif de l’emploi du temps de Monsieur HIGANIRO pendant la période du génocide, démontre le contraire. Je me propose dès lors, de re-parcourir avec vous l’emploi du temps de Monsieur HIGANIRO, entre le 3 avril et le 4 juin 1994. Il est particulièrement parlant.

Dimanche 3 avril 1994, dimanche de Pâques. Monsieur HIGANIRO se trouve à Kigufi, il reçoit, à midi, a déjeuner chez lui toute une brochette, si je puis dire, de personnalités au sein de laquelle on compte le président Juvénal le témoin 32, Monsieur Joseph NZIRORERA, qui est actuellement en détention préventive à Arusha, qui est un ancien ministre des travaux publics et de l’énergie du gouvernement auquel participait Monsieur HIGANIRO, il est secrétaire national du MRND, il est actionnaire de la RTLM, et Monsieur GUICHAOUA vous l’a expliqué, début 1992, il devient une sorte de premier ministre bis d’un gouvernement parallèle, qui veille aux intérêts du clan présidentiel et du MRND. C’est à ce titre, qu’il placera à la tête des principales sociétés du pays, des caciques du régime et donc, il nommera Monsieur HIGANIRO directeur général de la SORWAL.

On trouve également ce jour-là chez Monsieur HIGANIRO, Monsieur Pasteur le témoin 21, qui est actuellement décédé. Vous le savez, c’est le petit frère du colonel Théoneste BAGOSORA, probablement le cerveau du génocide. Monsieur HIGANIRO dit dans ses déclarations que c’est un véritable ami. Ils ont d’ailleurs étudié ensemble en Belgique. Monsieur Pasteur le témoin 21 sera nommé directeur général de la BACAR, la Banque continentale qui est un important établissement financier rwandais. A la fin de l’année 1993, de nouveau on assiste au fait qu’on place des gens du régime à la tête des principales ressources financières du pays. Son épouse déclarera qu’il est accusé d’avoir détourné des fonds de la BACAR pour financer des armes et des machettes et qu’à ce titre, le Rwanda avait lancé un mandat d’arrêt international contre lui.

On trouve également ce jour-là le colonel Anatole SEGIUMVA, qui est actuellement en détention préventive à Arusha, qui est membre des escadrons de la mort, qui a été chef des renseignements militaires, qui est le commandant de place à Gisenyi pendant les événements, c’est-à-dire le commandant militaire de la préfecture de Gisenyi. Il est membre de l’ADSK, au même titre qu’Alphonse HIGANIRO et Monsieur NTEZIMANA,  Maître GILLET y reviendra dans sa plaidoirie cette après midi concernant cette curieuse association qu’est l’ADSK, et un témoin déclare dans le dossier qu’il dirigeait les Interahamwe pendant les événements à Gisenyi. On l’a appris au cours des débats, Monsieur le témoin 112 est également présent ce jour-là, chez Monsieur HIGANIRO. Il l’a déclaré lui-même quand il est venu témoigner en faveur de Monsieur HIGANIRO : « Monsieur le témoin 112, c’est le beau-fils du président le témoin 32 ». Selon le professeur Filip REYNTJENS, il est membre des escadrons de la mort, il est également actionnaire de la RTLM, et il est directeur général au département des ponts et chaussées du ministère des travaux publics et de l’énergie. Monsieur GUICHAOUA vous avait également expliqué que c’était un poste important à occuper pour pouvoir financer le parti. Je vous rappelle que Monsieur Joseph NZIRORERA était le ministre de département ministériel dans le gouvernement précédent, donc, il n’est pas étonnant qu’il ait placé Monsieur le témoin 112 au poste de directeur général.

Ce jour-là est également présent Monsieur BOOH-BOOH, représentant du secrétaire général de l’ONU. Le soir, ces différentes personnalités iront dîner chez le président le témoin 32, dont vous savez également qu’il possède une villa à quelques kilomètres de celle de Monsieur HIGANIRO, à Kigufi. D’après Monsieur BOOH-BOOH, ces différentes personnalités se sont insurgées de façon véhémente lorsqu’il a insisté sur la nécessité de la mise en place des organisations de transition prévues par les accords d’Arusha. Je vous rappelle que Monsieur HIGANIRO, dans la lettre qu’il adressait au président, le 16 janvier 1993, écrivait : « Le gouvernement de transition, tel que conçu dernièrement à Arusha, ne devrait pas voir le jour, quel qu’en puisse être le dérapage mais naturellement contrôlé ».

Différents témoins, l’épouse de monsieur HIGANIRO et d’autres personnes, des beaux-frères, des belles-sœurs, vous ont dit qu’on n’avait pas parlé politique, ce jour-là, chez Monsieur HIGANIRO. Le témoignage d’une de ses belles-sœurs contredit cette affirmation. Je lis le témoignage de Madame Jeanne le témoin 138 qui déclare, je cite : « Le week-end de Pâques 1994, je suis allée avec ma sœur et HIGANRO dans leur villa de Kigufi. Durant ce week-end nous avons reçu la visite du président feu HABYARIMA et de Monsieur BOOH-BOOH et NZIRORERA. Je n’ai participé à aucune conversation, cela ne fait pas partie de la mentalité rwandaise. J’ai cependant pu remarquer que le président n’avait pas l’air d’être inquiet. HIGANIRO ne m’a rien dit de ce qui avait été discuté le jour en question lors de la visite de ces personnalités ».

Lundi 4 avril 1994, vous le savez également, le président Juvénal le témoin 32 se rend chez le président MOBUTU, à Gbadolite, avec son homologue Burundais pour préparer le sommet de Dar es-Salaam prévu le 6 avril et qui en principe doit être l’occasion pour déclarer que le gouvernement de transition sera mis en place. L’épouse de Monsieur HIGANIRO nous a appris à l’audience, nous l’ignorions, que Monsieur HIGANIRO a quitté Kigufi le 4 avril, non pas pour se rendre à Butare comme nous le pensions, mais pour se rendre directement à Kigali où il va visiter, il va rendre visite à son beau-père, le docteur AKINGENEYE. Cette information me paraît importante lorsqu’on sait que le docteur AKINGENEYE est le médecin personnel du président le témoin 32, il est un de ses confidents, et surtout il fait ce voyage avec lui à Dar Es-Salaam. Il décédera également au retour dans l’avion qui sera abattu en arrivant à Kigali. Autrement dit, on peut raisonnablement penser que Monsieur HIGANIRO s’est arrêté à Kigali chez son beau-père pour essayer de lui demander de convaincre une dernière fois le président le témoin 32 de ne pas accepter le gouvernement de transition qui devait être mis en place par les accords d’Arusha.

Mardi 5 avril, d’après l’épouse de Monsieur HIGANIRO, celui-ci quitte Kigali pour Butare, avec les enfants. L’épouse de Monsieur HIGANIRO quitte Kigufi pour Kigali.

Mercredi 6 avril, le président Juvénal le témoin 32 accepte la mise en place du gouvernement de transition prévu par les accords d’Arusha. Son avion est abattu vers 20h20, lors de l’atterrissage à Kigali. Dans l’heure qui suit l’attentat, des barrages sont établis à Kigali par la garde présidentielle prise en main par le colonel BAGOSORA. Après l’annonce de l’attentat, l’épouse de Monsieur HIGANIRO nous a déclaré qu’elle s’est rendue à la résidence privée du président, où elle prendra le téléphone pendant une partie de la soirée et de la nuit, en présence de la veuve du président le témoin 32, Madame Agathe, considérée comme commanditaire de l’assassinat des principales personnalités de l’opposition Hutu, et particulièrement de la première ministre en fonction, Madame Agathe UWILINGIYIMANA.

Jeudi 7 avril, les dix casques bleus belges sont assassinés dans la matinée au camp de Kigali, alors qu’ils avaient tenté de porter secours à Madame UWILINGIYIMANA, la première ministre. La MINUAR est paralysée par la garde présidentielle qui contrôle la ville de Kigali. A Butare, Monsieur HIGANIRO se rend, tôt dans la matinée, à l’ESO, à l’école des sous-officiers de Butare où il rencontre le capitaine NIZEYIMANA, dont vous savez le rôle qu’il a joué dans les massacres à Butare. Ils s’entretiennent et puis à 11 heures, Monsieur HIGANIRO quitte Butare avec le convoi qu’escorte le futur nouveau président de la république, Monsieur SINDIKUBWABO. Vers 15 heures, il nous a expliqué qu’il était arrivé à Kigali et qu’il est resté quelques temps à l’état-major. Vers 16 heures, il se rend à la résidence de son beau-père, où il va rester jusqu’au 12 avril.

Vendredi 8 avril, assassinat de Benoît le témoin 123, de son épouse Constance et de ses enfants, Olive et Aline, à Kigufi. La défense, certainement, mettra en exergue les divergences, les contradictions qui peuvent apparaître dans les témoignages des personnes qui étaient présentes à Kigufi ce jour-là, mais je pense, ainsi que l’a rappelé l’avocat général, que le fil rouge des événements de la journée à Kigufi est particulièrement parlant. Dans la matinée, des militaires de la BRALIRWA viennent rançonner, à deux reprises, Benoît le témoin 123. Ils lui réclament la somme astronomique de 500.000 francs de francs rwandais, pour lui laisser la vie sauve. On leur donnera, dans un premier temps 120.000 et puis via une des sœurs du couvent, sœur le témoin 115, 150.000 francs. Vers 16 heures, 16h30, 17 heures, juste avant l’office du soir au couvent, l’heure est précise, il y a au moins six, sept témoins qui disent que l’attaque des Interahamwe a eu lieu entre 16 h et 17 heures, les militaires reviennent avec de nombreux Interahamwe qui sont dénombrés à plus ou moins 200. Benoît et sa famille se sont réfugiés au couvent, je pense qu’il est important de vous rappeler que l’assassinat, le massacre de la famille le témoin 123 ne se déroule pas dans la maison de Benoît le témoin 123, mais bien au couvent.

Les miliciens attaquent le couvent et cherchent Benoît et sa famille. Ils trouvent Benoît et sa famille après avoir fracturé plusieurs portes à coups de hache. Ils les amènent sur la pelouse, non loin de la chapelle et ils les massacrent à la machette. Olivier, blessé, vous vous souvenez qu’il a reçu un coup de machette au niveau de l’épaule, parvient miraculeusement à s’enfuir et à rejoindre à la nage la résidence de Monseigneur BIGIRUMWAMI, où il sera recueilli et soigné par le père le témoin 18. Vers 18 heures, les miliciens pillent le couvent et la maison de Benoît. Le père le témoin 18 dira dans son témoignage qu’il observe et qu’il voit à cette heure-là, les ouvriers de Monsieur HIGANIRO piller la maison de Benoît le témoin 123 et de transférer leur butin chez HIGANIRO. Il les observe à la jumelle, depuis sa résidence sur le domaine de la Trinité de Monseigneur BIGIRUMWAMI. Benoît et sa famille seront enterrés derrière leur maison par le témoin 12 et par d’autres personnes. Je reviendrai tout à l’heure sur cette question, en examinant avec vous le schéma que je vous ai fait remettre.

Une semaine après la mort de ses parents, Olivier se rend vers 4 heures du matin à l’endroit où sont enterrés ses parents, et il se cache dans la haie de cyprès qui sépare la parcelle de Monsieur HIGANIRO de celle de ses parents. Dans la matinée, il voit Monsieur HIGANIRO se diriger vers la parcelle avec le témoin 3 et le témoin 12 - ce sont les deux domestiques de HIGANIRO - qui indiquent à Monsieur HIGANIRO où est enterré Benoît, son épouse et les deux enfants. Il entend Monsieur HIGANIRO leur faire le reproche de ne pas avoir tué toute la famille et d’avoir enterré les cadavres sans les lui avoir montrés préalablement. Je ne reviendrai pas sur les questions déplacées, voire indécentes, qui ont été posées par la défense de Monsieur HIGANIRO à le témoin 123. Je voudrai simplement vous rappeler qu’au moment des faits, Olivier à moins de 14 ans, que depuis le matin il est dans un état d’angoisse maximum, il voit qu’on vient de rançonner son père, il sent que quelque chose de dramatique se prépare. Il va assister, il sera présent lors de l’attaque du bâtiment du couvent où la famille s’est réfugiée. Il va entendre les portes être fracassées à coups de hache. Il sera tiré avec les autres membres de sa famille sur la pelouse où son père et sa mère seront assassinés. Il assistera à la mort de son père, découpé à la machette, il parviendra blessé, à rejoindre le père le témoin 18 qui vous l’a dit ici, recueillera Olivier dans un état de traumatisme avancé et particulièrement blessé.

Je ne pense pas qu’on puisse sérieusement demander à quelqu’un qui a vécu de tels événements de donner l’heure de l’attaque, de préciser quand le témoin 3 et le témoin 12… où se trouvaient-ils lorsque l’attaque a eu lieu, les portes ont été fracassées. Il ne peut pas le savoir puisque lui-même dans ce témoignage dit qu’il était caché dans une armoire dans une pièce du bâtiment.

Si vous regardez maintenant le schéma que je vous ai fait remettre, vous verrez, à votre gauche, les différents bâtiments du monastère, avec en bas, avec une croix, la chapelle, et à coté deux petites croix qui indiquent l’endroit où Benoît et sa famille ont été assassinés. Vous avez, au milieu du dessin, avec la référence 1, la maison de Monsieur HIGANIRO, cette maison à double étage. A droite, vous trouvez avec le point 2, la maison de fonction de l’assistant médical, c’est-à-dire, de Benoît le témoin 123. Au-dessus, avec le point 3, vous trouvez le dispensaire lui-même, qui est plus important et qui se trouve de l’autre côté du chemin, où vous trouvez le numéro 7. L’endroit où est enterré, où sont enterrés les parents d’Olivier et son frère et sa sœur, se trouve derrière la maison de fonction, vous verrez le petit rectangle avec le point 4, où il y a quatre croix, c’est à cet endroit très exactement qu’ils sont enterrés. Ils sont enterrés dans un petit champ qui jouxte la maison de Benoît et qui est un peu plus haut. Il y a un petit monticule qui sépare la maison de ce champ.

Quand les témoins vous disent que les parents d’Olivier sont enterrés dans la concession du dispensaire, ils ont évidemment raison, puisqu’aux yeux des habitants de Kigufi, la concession du dispensaire comprend tant le dispensaire, que la maison et le champ qui jouxte cette maison. Quand Olivier dit : « Ils sont enterrés dans une parcelle qui n’appartient pas à la maison et qui est à côté », il a également raison. Pourquoi ? Parce que cette parcelle, ses parents n’en avaient pas l’usage. Elle appartenait à la concession mais elle était cultivée par une autre personne qui pouvait bénéficier, donc, retirer profit de l’exploitation de ce petit champ. Et Benoît, à l’encontre de Monsieur HIGANIRO, ne s’approprie pas ce qui ne lui appartient pas.

Olivier sera caché dans la haie de cyprès qui a été dessinée avec le point 5, dans le haut du coin, qui sépare, comme vous le voyez, complètement, la parcelle de Monsieur HIGANIRO de la parcelle du dispensaire. La responsabilité de Monsieur HIGANIRO dans l’assassinat de la famille le témoin 123 ne fait, à mon sens, aucun doute : il doit être considéré comme le commanditaire. A cet égard, il me paraît qu’on peut retenir un faisceau de cinq éléments. Tout d’abord, il ressort du dossier que Monsieur HIGANIRO a fait construire sa maison à Kigufi, soit en 88, soit en 89, il ne s’en souvient plus très bien, après, vous le savez, s’être approprié d’une manière plus ou moins douteuse, une parcelle entre le couvent et la maison de fonction du dispensaire. Il déclare qu’après la construction de sa villa, il va conserver quatre ouvriers pour l’entretien et la surveillance de sa villa, parmi lesquels le témoin 3 et le témoin 12, qui vont devenir véritablement ses hommes de main, ses obligés.

Benoît et sa famille arrivent au dispensaire dans le courant de l’année 1990, et non pas quelques mois avant les événements, comme le soutient l’épouse de Monsieur HIGANIRO. La date est importante parce que, vous le savez, c’est en octobre 1990 que le FPR attaque le Nord du Rwanda à partir de l’Ouganda. A partir de ce moment, Alphonse HIGANIRO n’aura de cesse d’accuser Benoît d’être un Inkotanyi et d’être un espion du FPR. Et il incitera les habitants de Kigufi à le tuer, ainsi que sa famille. Maître NKUBANYI vous a parlé mercredi passé de l’autorité que représentait Monsieur HIGANIRO à Kigufi, en tant que quelqu’un proche du régime qui reçoit régulièrement le président chez lui. On peut dès lors, sans difficultés, être certains que les propos que tient régulièrement Monsieur HIGANIRO à l’encontre de Benoît, seront, à un moment donné, exécuté. Un témoin important, le témoin 103, va confirmer à l’audience ce qu’il a déclaré à la police judiciaire : « HIGANIRO ma parlé personnellement, en ces termes, de la famille de Benoît. Il donne une phrase de kinyarwanda qui signifie en français : ce Tutsi d’à côté, qu’est ce que vous en faites ? Pourquoi ne le tuez-vous pas ? Ce petit Tutsi de médecin ».

Il a été interrogé sur le sens de cette phrase et il l’a confirmé, ici à l’audience, qu’il l’avait bien dite et qu’il l’avait bien entendue, qu’il avait bien rapporté ce propos de Monsieur HIGANIRO à la police judiciaire. Autre élément important à retenir, c’est la haine de Monsieur HIGANIRO à l’égard des Tutsi. Le dossier contient moult témoignages qui attestent de cette haine farouche que voue Monsieur HIGANIRO aux Tutsi. Je n’en retiens qu’un, celui du père le témoin 18, qui dit dans son témoignage qui figure au dossier, je cite : « Extrêmement raciste, il reprochait à des ouvriers Hutu des entreprises voisines de ne pas éliminer leurs femmes Tutsi ».

Troisième élément important qui permet d’établir la responsabilité de Monsieur HIGANIRO, c’est qu’il ressort des témoignages des religieuses qui ont également fait l’objet de l’attaque des Interahamwe, que c’est bien Benoît et sa famille qui étaient recherchés. Sœur le témoin 115 déclare à la police judiciaire, je cite : « Nous nous sommes cachés dans les différents endroits du monastère. Les miliciens ont commencé à casser les portes et le mobilier. Ils ont pris des objets appartenant à une personne qui était membre de la famille le témoin, et qui était venue de Belgique. Moi, j’étais cachée avec d’autres religieuses rwandaises dans une salle de bain qui jouxtait une pièce qui était en train d’être dévalisée par ces bandits. A un certain moment, au début de la soirée, je pense, on a entendu ces miliciens s’exclamer : on les a trouvés. J’ai directement compris qu’il s’agissait de la famille de l’assistant médical le témoin 123 Benoît », fin de citation.

Plus accablant, encore, à cet égard, est le témoignage de sœur Anonciata qui reçoit la confession, si je puis dire, d’un des leaders des Interahamwe qui ont attaqué le couvent ce jour-là. Je cite : « Je suis resté cachée et après les événements j’ai revu l’homme, chef des Interahamwe, il se prénomme Cipriani. Il est venu exprès de Kigali pour organiser l’attaque sur notre couvent, et pour tuer Benoît. Il est venu, il a organisé un groupe de plus ou moins deux cents personnes qui a attaqué notre couvent. Sur interpellation, il m’a dit qu’il avait comme mission précise de tuer Benoît et sa famille. Il m’a dit également qu’il nous avait bien vus dans notre cachette, mais qu’il n’a pas voulu tuer les sœurs. D’ailleurs, c’est grâce à lui que nous avons pu fuir vers Goma au Zaïre ». Donc, la mort de Benoît le témoin 123 et de sa famille, le 8 avril 1994, n’est pas le fruit du hasard. Les Interahamwe sont venus pour attaquer le couvent, pour le tuer, lui et sa famille, et non pas les sœurs.

Le comportement de Monsieur HIGANIRO quand il arrive à Kigufi, le 12 avril, ne laisse pas non plus de poser de nombreuses questions. Il constate que le couvent a été attaqué. Il nous a dit qu’il allait régulièrement rendre visite aux sœurs quand il venait à Kigufi. Il constate que la maison de Benoît a été pillée, il apprend que plusieurs personnes ont été massacrées et curieusement, il ne semble pas s’en préoccuper outre mesure. Il déclare, je cite : « Lorsque j’ai regagné ma demeure à Gisenyi, j’ai remarqué que des vitres et les portes de la demeure de cet assistant médical étaient brisées. J’ai demandé à l’un de mes veilleurs ce qui s’était passé. Ce dernier m’a dit que cette personne avait été tuée, de même que certains membres de sa famille, tout au début des massacres à Kigufi. J’ai pensé qu’il avait été tué parce qu’il appartenait à l’ethnie Tutsi. La maison était laissée à l’abandon et tout était désert, je n’ai plus vu le moindre membre de cette famille. Par après, j’ai rencontré la mère supérieure des bénédictines, dont je ne me souviens pas du nom. Elle m’a dit que des tueurs étaient également venus dans son couvent et qu’ils avaient massacré des personnes à l’intérieur. Je n’ai pas fait d’enquête pour savoir qui était responsable de ces massacres ».

Il déclare, un peu plus loin dans cette même audition, lors de cette même audition, je cite : « Je n’ai rien à me reprocher dans l’assassinat des parents d’Olivier ; cependant, je n’exclus pas que mes deux domestiques dont question le témoin 3 et le témoin 12 soient en partie impliqués dans ces massacres, vu qu’Olivier prétend qu’il y avait des frottements entre ses domestiques et sa famille. Néanmoins, tout le temps que je suis resté à Gisenyi, je n’ai pas eu la moindre information qui me permette d’aller dans le sens de cette thèse de participation à l’assassinat ». Il est pour le moins étonnant, quand vous voyez le plan et la proximité de la maison de Monsieur HIGANIRO, tant du couvent que de la maison de Benoît le témoin 123, que Monsieur HIGANIRO, qui a eu vent que ses domestiques auraient pu participer à ces massacres, n’ait pas fait la moindre enquête et ne se soit pas préoccupé, outre mesure, de ce qui s’était passé.

Dernier élément, après l’arrivé de Monsieur HIGANIRO à Kigufi, le 12 avril 1994, j’y reviendrai, les choses ne se calment pas à Kigufi ; un des témoins, Jean Baptiste le témoin, déclare : « Après l’arrivée de Monsieur HIGANIRO à Kigufi, la chasse aux Tutsi s’est intensifiée sous les collines ». Monsieur le témoin est un prêtre qui était en convalescence au couvent des bénédictines de Kigufi lors de l’attaque du 8 avril. Il restera caché dans les faux plafonds du couvent, jusqu’au 21 avril 1994. Il n’osera pas en sortir. A cette date, le père le témoin 18 réussira à le faire évacuer, ainsi que d’autres personnes, dont Olivier, la nuit, par le lac ; il réussira à payer des passeurs qui les emmèneront au Zaïre parce que - ils le font le 21 avril - parce que le père le témoin 18 a appris qu’une nouvelle attaque du couvent est préparée. Autrement dit, une semaine, plus d’une semaine après l’arrivée de Monsieur HIGANIRO à Kigufi, les Interahamwe s’apprêtent encore à attaquer le couvent et Monsieur, le prêtre le témoin n’ose pas sortir de sa cachette. Le père le témoin 18 vous a également expliqué, ici à l’audience, que le 6 mai 1994, Monsieur HIGANIRO est toujours à Kigufi. Sa résidence au domaine de la Trinité fera aussi l’objet d’une attaque des Interahamwe, qui saccageront quasiment l’intégralité de cette résidence.

Je reviens au 9 avril 1994, date à laquelle Monsieur HIGANIRO est rejoint à la villa de son beau-père, à Kigali, par son épouse, ses beaux-frères et ses belles-sœurs, par Pasteur le témoin 21, par le témoin 35, par André SINGAYE et par une partie de la famille de BAGOSORA.

Mardi 12 avril, Monsieur HIGANIRO quitte Kigali à 10 heures pour Gisenyi avec son épouse et ses enfants, plusieurs beaux-frères et belles-sœurs, le témoin 35 et sa famille, le témoin 35 est le beaux-frères de Monsieur Séraphin RWABUKUMBA ; il est également accompagné de Pasteur le témoin 21 et de sa famille, le petit frère de Téhoneste BAGOSORA, d’un certain Augustin, beaux-fils de BAGOSORA et d’André SINGAYE qui est un très grand commerçant de Gisenyi et qui est considéré comme avoir aussi eu des activités dans les services de renseignement du président le témoin 32. Partent également avec ce convoi, les enfants de Joseph NZIRORERA. Le colonel Théoneste BAGOSORA délivrera les laissez-passer à tout ce beau monde et fournit escorte militaire, plus que probablement des gardes présidentiels et accompagne lui-même le convoi jusqu’au pont sur la Nyabarongo, c’est-à-dire, jusqu’à l’extrême sortie de Kigali. En fin d’après-midi, le convoi arrive à Gisenyi. Alphonse HIGANIRO ira s’installer dans sa villa de Kigufi avec sa famille et celle d’le témoin 35. Pasteur le témoin 21 et la famille BAGOSORA s’installeront dans une villa d’André SINGAYE, au centre-ville de Gisenyi et située sur la colline de Rubavu.

Deux ou trois des militaires, selon les versions - l’épouse de Monsieur HIGANIRO dit : « Un », Monsieur le témoin 35 dit : « Deux », Monsieur HAKIZIMANA, un des beaux-frères de HIGANIRO, dit : « Trois » - donc, deux ou trois des militaires de l’escorte fournie par BAGOSORA seront affectés à la garde de la maison de Monsieur HIGANIRO, ce qui confirme bien ce que le père le témoin 18 déclarait : « J’ai vu, après le 12 avril, trois militaires de la garde présidentielle qui gardaient la villa de Monsieur HIGANIRO ». Vous vous souviendrez que Monsieur HIGANIRO a dit à ce moment là, quand je l’ai interrogé à ce propos, que le père le témoin 18 affabulait.

Mardi 19 avril, discours du président par intérim SINDIKUBWABO.

Mercredi 20 avril, début des massacres dans la ville de Butare. Les massacres font rage jusqu’au 25 avril. Entre le 26 avril et le 28 avril, on assiste à une sorte d’accalmie suite à une pacification trompeuse des autorités.

Jeudi 28 avril, Monsieur HIGANIRO quitte Kigufi avec son beau-frère, Janvier HAKIZIMANA, pour se rendre à Butare. Ils y arrivent tard dans la soirée, et ils vont loger dans la maison de fonction de Monsieur HIGANIRO à Buye. Buye c’est le quartier résidentiel de Butare où, je dirais, tout ce qui compte a Butare a sa villa. Monsieur NTEZIMANA avait sa villa à Buye, le professeur KARENZI avait également une villa dans ce quartier. Vous le savez, entre le 20 et le 25 avril, les massacres et les pillages font rage à Butare-ville. Monsieur Janvier HAKIZIMANA, beau-frère de HIGANIRO, déclare, et s’il le dit c’est qu’il estime que ça a pertinence, que la maison de Monsieur HIGANIRO à Buye est intacte et n’a pas été pillée. Alors qu’on a pillé partout, sa maison, qui n’était probablement pas gardée, elle, n’a pas été pillée.

Vendredi 29 avril 1994, dans la matinée, tôt dans la matinée, Monsieur HIGANIRO rencontre le témoin 21, directeur technique de la SORWAL, et Monsieur Jean-Baptiste SEBALINDA, le directeur financier, afin de préparer le redémarrage de l’usine. Il nomme, à ce moment-là, Innocent NKUYUBWATSI, dont on a parlé abondamment durant les débats, caissier de la SORWAL, alors que celui-ci a déclaré à Monsieur le témoin 21 qu’il était l’assassin de Jérôme NGARAMBE et de sa famille. Il est étonnant, et vous vous souviendrez que Monsieur le président a interpellé à plusieurs reprises Monsieur le témoin 21 sur cette question de savoir pourquoi la nomination de Monsieur NKUYUBWATSI comme caissier de la SORWAL. Il vous dira qu’à ce moment-là, je ne le savais pas encore, il n’avait pas encore fait ses déclarations.

Mais durant tout le mois de mai et tout le moins de juin, Monsieur NKUYUBWATSI, qui se vante tous les matins d’avoir assassiné et d’avoir été à la chasse aux Tutsi quand il vient à la SORWAL, restera en fonction. Il ira, il accompagnera même, le délégué commercial, le témoin 40, à Kigufi, le 14 mai. Là, également on assiste à un scénario semblable à celui de Kigufi, où, on sait, on entend, que des personnes ont participé aux massacres ; le témoin 3 et le témoin 12 d’un côté, NKUYUBWATSI de l’autre côté et rien ne se passe. Ces personnes sont maintenues dans leurs fonctions, aucune mesure n’est prise à leur égard. Dans la matinée du 29 avril, Monsieur HIGANIRO repart avec son beau-frère pour Gisenyi, où il arrivera dans l’après-midi. On s’est toujours posé la question, et Maître GILLET à plusieurs reprises a interrogé le témoin sur ce départ aussi rapide de Monsieur HIGANIRO de Butare ; il y est arrivé la veille tard dans la soirée, il repart dans la matinée, alors qu’il est venu pour faire redémarrer la SORWAL et que la situation s’est plus ou moins calmée à Butare. Nous n’avons toujours pas eu de réponse à cette question, mais l’on sait que dans la soirée du 29 avril 1994, les massacres reprennent à Butare.

Samedi 30 avril, important massacres à la paroisse de Ngoma à Butare. Le même jour a lieu une opération de nettoyage au couvent de Benebikira, à Butare, où s’étaient réfugiés les enfants du professeur KARENZI.

Samedi 14 mai, tôt dans la matinée, l’épouse de Monsieur HIGANIRO parle de 5 heures du matin, elle et ses enfants quittent Kigufi pour Ngoma, d’où ils partiront pour la Belgique. Le même jour, un peu plus tard dans la journée, arrivent à Kigufi l’agent commercial de la SORWAL, Jean Paul le témoin 40 accompagné d’Innocent NKUYUBWATSI. Ils utilisent la camionnette Daihatsu de la SORWAL et apportent selon leurs dires des cartons d’allumettes à Monsieur HIGANIRO. Ce jour-là, avant de quitter Kigufi, Innocent NKUYUBWATSI constate qu’il y a beaucoup de véhicules chez HIGANRIO, et que HIGANIRO déclare que ces véhicules ont été volés par les Interahamwe, à Kigali, et qu’il est chargé, et qu’il se charge de les revendre au Congo, à Goma.

Monsieur HIGANIRO a obtenu une autorisation spéciale de circulation de la Communauté Economique des Pays des Grand Lacs, de la CEPGL, délivrée le 29 avril 1994 à Gisenyi, et valable jusqu’au 28 octobre 1994. On n’a jamais retrouvé dans le dossier, j’ai cherché vainement, une copie de cette pièce, dont j’aurais bien voulu connaître qui en était le signataire et qui l’avait délivrée à Monsieur HIGANIRO. Monsieur HIGANIRO nous a expliqué que tout Rwandais pouvait se procurer ce document dès lors qu’il était en possession d’un passeport. Je pense que pendant les événements, après le 7 avril 1994, il n’était certainement plus possible pour tout Rwandais de se procurer un tel document. Par ailleurs, on parle d’une autorisation spéciale de circulation et tout me donne à penser qu’il s’agit d’un document réservé aux diplomates. Il ne faut pas oublier que Monsieur HIGANIRO a été, en son temps, diplomate de la CEPGL. Et un de ces témoins qu’il a fait venir ici à l’audience, Monsieur Emmanuel HAKIZIMANA, a déclaré qu’il avait remplacé Monsieur HIGANIRO comme secrétaire adjoint de la CEPGL, et qu’en avril et mai 1994, il était en poste et qu’il se trouvait à Gisenyi. On peut dès lors raisonnablement penser que Monsieur HIGANIRO n’a pu obtenir ce document que grâce à l’intervention de cette personne.

Dimanche 15 mai, à cette date ou dans les jours qui suivent, Monsieur HIGANIRO quitte Kigufi pour aller s’installer à Gisenyi, dans une villa appartenant à l’un des beaux-frères du président défunt, c’est Monsieur le témoin 35 qui nous l’a déclaré, probablement une villa appartenant à Séraphin RWABUKUMBA, située sur la colline de Rubavu, comme celle de Monsieur André SINGAYE. Il est accompagné ce jour-là par l’épouse de Séraphin RWABUKUMBA et par Monsieur le témoin 35, le beau-frère de Monsieur RWABUKUMBA. Monsieur HIGANIRO nous avait pourtant dit, il avait pourtant expliqué, qu’il était en froid avec les beaux-frères du président, raison pour laquelle il avait été exilé dans le Sud du pays, à Butare et raison pour laquelle son épouse avait adhéré à la CDR. Monsieur GUICHAOUA nous a expliqué que la CDR n’est rien d’autre que l’émanation la plus extrémiste du MRND et qu’elle était dirigée, en réalité, par les beaux-frères du président.

Qui est Monsieur RWABUKUMBA ? Monsieur NSANZUWERA, procureur du Roi à Kigali avant les événements, nous a expliqué qu’il était de notoriété publique qu’il était impliqué dans les trafics de devises, et qu’il était l’un des plus gros possesseurs de devises du pays, après la Banque Nationale. L’on sait également qu’il dirigeait la CENTRALE, une société d’importation de denrées alimentaires, dotée d’un quasi-monopole. Il est cité parmi les membres du réseau zéro ; le réseau zéro, c’est le réseau de son frère Protais ZIGIRANYIRAZO comme étant une des personnes qui a planifié le génocide. A nouveau on retrouve, avec Monsieur RWABUKUMBA, comme avec Monsieur le témoin 35, comme avec Monsieur le témoin 21, des personnes qui occupent des postes-clefs au niveau des entreprises et des sources de financement du pays. Monsieur HIGANIRO… excusez-moi, Monsieur RWABUKUMBA, s’est vu refusé le statut de réfugié en Belgique pour motif qu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’il s’est rendu coupable de crimes contre l’humanité. J’ai fait verser au dossier copie de la décision de refus de reconnaissance de la qualité de réfugié à Monsieur RWABUKUMBA. Il est actuellement poursuivi de ce chef par les autorités judiciaires belges.

Lundi 23 mai 1994, Monsieur HIGANIRO répond à la lettre-rapport du témoin 21. Dans cette lettre, vous le savez, il remercie pour le carburant qui lui permet de travailler. Il lui enjoint de poursuivre et d’achever le nettoyage pour la sécurité dans Butare. Je ne vais pas m’appesantir à nouveau sur la signification de ces mots, parce que je pense qu’il est apparu au cours des débats qu’il ne subsiste plus aucun doute sur la signification exacte de ces termes « travailler », « nettoyer » pendant la période du génocide, à savoir : tuer et exterminer. Monsieur HIGANIRO dit également à Monsieur le témoin 21 que : « La situation militaire est grave faute surtout d’armes et de munitions, ces fournitures demeurant la grande préoccupation du gouvernement ». Il lui explique que « pour le moment il s’occupe de la défense de la république surtout en relation avec le Zaïre, notre seule voie de sortie actuellement ». Ces explications, ces déclarations dans cette lettre-rapport nous ont toujours intrigués et quand il sera interrogé sur les circonstances dans lesquelles il a appris que la situation était grave et que les Forces armées rwandaises manquaient de munitions et d’armes, Monsieur HIGANIRO déclarera qu’il était en contact avec le colonel NSENGIYUMVA qui est le commandant de place à Gisenyi et que c’est lui qui lui explique qu’il y a des difficultés d’approvisionnement.

Tout donne à penser que cette activité de Monsieur HIGANIRO, quand il s’occupe de la défense de la république, surtout en relation avec le Zaïre, consistait essentiellement à faire du trafic d’armes. Monsieur François- Xavier NSANZUWERA, procureur du Roi, procureur, pardon, à Kigali avant les événements vous a expliqué qu’il avait ouvert avant avril 94 un dossier à charge de Monsieur HIGANIRO pour trafic d’armes en faveur de la rébellion burundaise. Pasteur le témoin 21 était accusé d’avoir détourné des fonds de la BACAR, l’organisme bancaire où il travaillait, pour acheter des armes et des machettes. Monsieur le témoin 35, tout comme Monsieur HIGANIRO, lorsqu’ils sont entendus dans le cadre de l’enquête, confirment que les armes qui peuvent encore passer au Rwanda, viennent de Goma et qu’elles transitent par Gisenyi. Interrogé par Maître BEAUTHIER sur les routes qui mènent de Gisenyi à Ngoma, Monsieur le témoin 35 vous dira qu’il en existe deux et quand on lui demande laquelle il utilisait quand il se rendait à Goma avec Monsieur HIGANIRO, il vous dit qu’il prend non pas l’autre route de la Corniche, mais la seconde route, et ce n’est que se rendant compte de ce qu’il dit, se corrige et qu’il dit : « Non, nous prenions bien la route de la Corniche ». Pourquoi ? Parce que l’autre route est celle des trafiquants d’armes.

Samedi 4 juin 1994, Monsieur HIGANIRO quitte Gisenyi pour Goma d’où il s’envolera pour la Belgique. Le troisième génocide du siècle est pratiquement terminé. Les forces armées rwandaises sont en déroute. Il est désormais temps pour Monsieur HIGANIRO de quitter les lieux de son forfait et de tenter de se faire oublier sous d’autres cieux.

Mardi 14 juin 1994. Alphonse HIGANIRO et son épouse introduisent une demande d’asile en Belgique, pour motif qu’ils pourraient faire l’objet d’une persécution dans leur pays d’origine au Rwanda. Par un habile maquillage, le persécuteur est devenu le persécuté.

Mesdames et Messieurs les jurés, l’histoire des hommes est la longue succession des synonymes d’un même vocable. « Barbarie, y contredire est un devoir », écrivait René CHAR, poète, résistant. Plus que jamais, contredire la barbarie où qu’elle ait lieu est un devoir pour chacun d’entre nous. Le 7 avril 1994, la barbarie s’est déchaînée au Rwanda où elle a pris la forme d’un génocide. En trois mois, près d’un million d’être humains sans distinction d’ages et de sexes, hommes, femmes, enfants, nouveau-nés, ont été assassinés, suppliciés de la façon la plus atroce qu’il soit pour l’unique et simple raison qu’ils étaient nés Tutsi. Organisé, systématique, planifié, ce crime de lèse-humanité n’avait d’autre objectif que la mise à mort d’un peuple entier.

Le sort vous a choisis pour juger quatre personnes accusées d’avoir participé à ce génocide. Vous le savez, on vous l’a dit, vous allez le faire en tant que citoyen du monde ; c’est cela la compétence universelle. En assumant pleinement votre rôle de juré dans ce procès historique, c’est-à-dire en refusant que les crimes qui portent atteinte à l’humanité-même passent aux pertes et profits de la vie internationale, vous contredirez ceux qui ont considéré et considèrent encore qu’en Afrique, un génocide ce n’est pas trop important.

Ce procès hors du commun vous aura confrontés à une troublante et lancinante question : comment les quatre accusés, ici présents, un professeur d’université, un ancien ministre devenu chef d’entreprise, et deux religieuses, dont une mère supérieure, ont-ils pu participer à une telle ignominie ? Comment, surtout, ont-ils pu y participer en toute bonne conscience et sans le moindre état d’âme ? Et pourtant… Et pourtant, ils l’ont fait. Ils l’ont fait librement, consciemment, froidement, comme s’ils n’accomplissaient finalement là qu’un geste assez banal de salubrité publique. Pour ce faire, ils ont déshumanisé leur victime, ils ont ôté toute humanité aux Tutsi en les assimilant à des insectes nuisibles, comme les Nazis l’avaient fait à l’égard des Juifs, assimilés à de la vermine. Parce qu’il nie toute dimension humaine aux hommes, femmes et enfants que l’on tue, le crime contre l’humanité est un crime barbare, un crime contre l’esprit, un crime qui ébranle l’ordre symbolique du bien et du mal.

Face à un tel crime, face à une telle négation de valeurs fondamentales, le premier devoir de la justice est de rétablir l’ordre symbolique bafoué, en rappelant l’humain qui atteste toujours la dignité de toute personne et en condamnant ceux qui ont cru pouvoir le fouler au pied. Contredire la barbarie est un devoir, disais-je, Mesdames et Messieurs les jurés. Comme les parties civiles que je représente aujourd’hui, je ne doute pas un instant que vous ferez oeuvre de justice en déclarant les quatre accusés coupables des crimes qui leur sont reprochés. Je vous remercie.

Le Président : Merci, Maître LARDINOIS. Maître HIRSCH devrait sans doute intervenir maintenant ? Nous allons peut-être suspendre l’audience un quart d’heure. Nous reprendrons, même un peu plus, à 10 h 50.