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Débats Plaidoiries de défense compte rendu intégral du procès
Procès > Débats > Plaidoiries de défense > Défense C. Mukangango
1. Défense V. Ntezimana 2. Défense A. Higaniro 3. Lecture par président lettre Monseigneur A.N. Dupuis 4. Défense C. Mukangango 5. Défense J. Mukabutera
 

9.4.4. Plaidoiries de la défense: Défense de Consolata MUKANGANGO

Le Président : L’audience est reprise. Vous pouvez vous asseoir, les accusés peuvent prendre place. Bien, nous allons donc entendre aujourd’hui la défense de Madame MUKANGANGO. Maître VERGAUWEN, le plus jeune ou le plus âgé, je ne sais pas…

Me. VERGAUWEN : Le plus jeune !

Le Président : Vous avez la parole !

Me. VERGAUWEN : Je vous remercie, Monsieur le président. Monsieur le président, Madame, Monsieur les juges, Mesdames et Messieurs les jurés.

Le soir du 6 mai 1994, alors que le travail est maintenant terminé, sœur Gertrude regagne sa chambre d’un pas qui ne trompe personne. La démarche est ferme et décidée. Les mains ne sont pas jointes, ses deux points sont serrés. Pas un bruit dans le monastère de Sovu, peut-être quelques sanglots étouffés de l’une ou l’autre sœur, mais sœur Gertrude ne les entend pas, et ne souhaite pas les entendre. Pas un bruit, pas une âme, seule l’odeur indescriptible de la mort et deux mots qui cognent dans sa tête depuis le début de cette soirée du 6 mai 1994 : « Mission accomplie. Tous ces sales Tutsi, tous ces parasites, ces Inyenzi, ces cancrelats qui empestent et qui souillent mon pays depuis si longtemps, tous ceux-là sont maintenant exterminés : mission accomplie ».

Après les avoir affamés durant quatre jours, pour qu’ils deviennent moins résistants au couperet de la machette, après avoir participé à l’incendie du garage du centre de santé et assisté au spectacle jouissif de ces femmes et de ces enfants qui brûlaient mais qui, avant de brûler, étouffaient les uns après les autres, comme les juifs dans les chambres à gaz. Après avoir roulé avec son minibus sur les cadavres qui n’étaient pas encore tout à fait morts et qu’il fallait achever pour que la mission soit parfaite. Après avoir jeté aux fauves la cousine de sœur Théonille, et ce petit garçon qui s’accrochait désespérément à son aube, après avoir programmé le dernier convoi pour la mort, celui du 6 mai 1994, celui des familles de sœur Scholastique, Marie-Bernard, Régine et Bénédicte, Sœur Gertrude regagne sa chambre. Tout est bien, tout est calme, elle est maintenant heureuse et éprouve de la satisfaction, de la satisfaction parce que, non seulement les travaux habituels du monastère vont pouvoir reprendre en toute tranquillité, en toute sérénité, mais aussi, mais aussi et surtout parce qu’elle a apporté sa petite pierre à l’édifice du génocide, et Monsieur l’avocat général de vous dire : « Mesdames et Messieurs les jurés, excepté une figure de l’armée, il y a dans le box des accusés : l’intellectuel, l’industriel et l’Eglise ».

Vous avez dit, Monsieur l’avocat général, qu’il fallait replacer sœur Gertrude dans son rôle de dirigeante, qu’elle avait participé activement au génocide, mais aussi et pour reprendre les termes de la loi de 1993, qu’elle avait donné l’ordre de commettre des crimes de droit international, qu’elle les avait provoqués, qu’elle les avait proposés et avec les parties civiles, et avec les parties civiles, j’ai alors compris que si sœur Gertrude a pu commettre l’innommable, mais c’est évidemment parce qu’elle était viscéralement anti-Tutsi, anti-Hutu modéré, c’est évidemment parce qu’elle était Hutu Power, c’est parce qu’elle avait l’habitude d’écouter la radio Mille Collines, la radio qui lui rappelait inlassablement que le travail n’était pas terminé, c’est parce qu’elle avait compris le fameux discours du président SINDIKUBWABO qui, le 19 avril à Butare, haranguant la foule, critiquait sévèrement, je cite : « Les figurants qui ne font qu’assister, ceux qui ne se sentent pas concernés par les massacres ».

Mesdames et Messieurs les jurés, avant de vous demander de répondre « oui » à la culpabilité de sœur Gertrude, les parties civiles et l’avocat général, en chœur, se sont attelés à une tâche extrêmement précise et bien calculée. Ils ont voulu diaboliser sœur Gertrude, la rendre définitivement inhumaine, en faire une femme ordurière. Sur le site de Sovu, c’était l’enfer, c’était l’enfer, mais le diable de cet enfer dans la bouche des parties civiles et de Monsieur l’avocat général, ce ne sont plus les cohortes d’Interahamwe ivres de chanvre et de haine, découpant les bras, puis les jambes, puis la tête, comme un élagueur face son arbre, ce n’est plus l’adjudant en chef réserviste, Emmanuel REKERAHO, dont les larmes vont émouvoir Monsieur Réjean TREMBLAY, et dont la déclaration bouleversera profondément Maître Clément de CLETY.

Le diable, le diable, Mesdames et Messieurs les jurés, c’est sœur Gertrude et sœur Gertrude, c’est EICHMAN. Cela étant, avouons-le, la tâche n’était pas, en soi, insurmontable, parce que d’autres, avant l’avocat général, avant qu’il ne prenne la parole, avaient également réussi à diaboliser sœur Gertrude. Je pense notamment à African Rights, mais aussi et surtout et j’y reviendrai, vous le verrez, à l’enquêteur à charge du Tribunal pénal international, Monsieur Réjean TREMBLAY, dont l’impartialité et l’honnêteté intellectuelle me laissent abondamment perplexe. Mais pourquoi, me direz-vous, fallait-il faire de Gertrude une femme ordurière ? Pourquoi fallait-il la diaboliser ? Et c’est là tout le nœud du problème.

Pour être déclarée coupable de crimes de droit international, pour être déclarée coupable de n’importe quel crime d’ailleurs, il faut nécessairement que l’auteur des faits ait eu l’intention, la volonté délibérée de commettre le crime. Autrement dit, il faut que sœur Gertrude ait voulu l’enfer de Sovu, qu’elle ait voulu le mal pour le mal. Or, quel être humain, Mesdames et Messieurs les jurés, quel être humain, quelle sorte d’être humain est-il capable de désirer pareil désastre, si ce n’est un monstre ?

Avant de revenir à cette diabolisation, je voudrais, cela étant, qu’il n’y ait aucune méprise entre nous. Etre avocat de la défense, cela ne signifie pas que l’on est pour ceux que l’on appelle les génocidaires. Lorsque l’on plaide au Rwanda, et Maître JASPIS ne me contredira pas sur ce point, lorsque l’on plaide au Rwanda, la majorité de la population nous désigne comme les avocats des génocidaires, et parfois même, comme les avocats génocidaires.

Comme si, parce que le fait d’être à la défense présupposait que nous contestions qu’il y ait eu un génocide. Et si je vous dis cela, c’est en raison des propos tenus par Monsieur l’avocat général dans son réquisitoire. Lors de son réquisitoire, il avait le sentiment que l’on avait posé des questions pour s’en prendre au FPR et que ce faisant, la défense, subtilement, tentait de faire passer le discours révisionniste bien connu, consistant à nier le génocide ou à le justifier par les massacres du FPR. Alors, je vous rassure tout de suite, et qu’il n’y ait aucune méprise entre nous.

Premièrement, nous n’avons jamais eu le sentiment, ici, de défendre ce qu’on appelle une génocidaire.

Deuxièmement, si tel avait été le cas et si le génocidaire que nous défendions nous avait demandé de plaider la folle thèse révisionniste, eh bien, nous aurions purement et simplement refusé de l’assister, parce qu’avocat ne veut pas dire complice de son client et surtout, mais est-il vraiment nécessaire de devoir encore l’ajouter, nous ne contestons pas la réalité implacable du génocide rwandais.

Troisièmement, si l’holocauste du Rwanda fait partie intégrante de ce procès, permettez-moi de vous rappeler une dernière fois, une dernière fois que, même si la presse du monde entier couvre ce procès, nous ne sommes ici que pour débattre et juger de la culpabilité de quatre hommes et femmes, dont celle de Consolata MUKANGANGO, née le 15 août 1958, à Gitarama.

Autrement dit, la Cour d’assises de Bruxelles-Capitale n’a pas compétence pour juger le génocide rwandais de 1994. Sœur Gertrude, Madame Consolata MUKANGANGO, vous qui êtes dans mon dos, vous qui avez l’habitude de baisser la tête, vous qui faites la une de tous les journaux, vous qui, selon Monsieur l’avocat général, parlez d’une voix trop douce pour être celle d’une femme sincère, qu’avez-vous fait à Sovu et pourquoi, et pourquoi dit-on de vous que vous ressemblez au diable ?

Pour répondre à cette question, Mesdames et Messieurs les jurés, il va falloir prendre le temps et la patience de comprendre ce qui s’est passé en dépit, en dépit de tous les a priori légitimes qui sont les vôtres, légitimes parce que Sovu, c’est d’abord et avant tout, trois mille, quatre mille, cinq mille ou six mille morts. Sovu, c'est ensuite et avant tout les rescapés qui portent en eux les stigmates de l’holocauste et qui racontent, comme cet enseignant de Nyamata, un reporter de « Libération », je cite : 

« On fuyait, on fuyait sans répit. On fouinait la terre, on fouinait la terre à plat ventre en quête de manioc, on était bouffés de poux, on mourrait coupés à la machette comme des chèvres au marché, on ressemblait à des animaux puisqu’on ne ressemblait plus aux humains qu’on était auparavant et eux, ils avaient l’habitude de nous voir comme des animaux. En vérité, ce sont eux qui étaient devenus des animaux. Ils avaient enlevé l’humanité aux Tutsi pour les tuer plus à l’aise, mais ils étaient devenus pires que des animaux de brousse, parce qu’ils ne savaient plus pourquoi ils tuaient ». Un Interahamwe, quand il attrapait une Tutsi enceinte, il commençait par lui percer le ventre à l’aide d’une lame. Même, même l’hyène tachetée n’imagine pas ce genre de vice avec ses canines.

Sovu, Mesdames et Messieurs les jurés, c’est avant tout cette épouvantable réalité. Mais il faut donc, tous ici, tous, Monsieur le président, Madame, Monsieur les juges, Mesdames et Messieurs les jurés, tous être particulièrement vigilants pour que cette douleur-là, cette épouvantable réalité ne prenne pas le dessus sur le reste, c’est-à-dire ici, la recherche de la vérité. Ce n’est qu’à ce prix que justice peut être rendue.

Le dossier de Sovu, Mesdames et Messieurs les jurés, il se trouve, comme les autres, dans l’armoire grise qui est dans votre dos. Il est derrière vous, et il est constitué de ce qu’on appelle, en langage d’avocats, des cartons. Mais je crois que dans l’armoire, il y a des classeurs. Cartons, classeurs, peu importe. Ce qui compte, c’est évidemment le contenu du dossier de Sovu, et lorsque vous allez rentrer en délibération, toute cette armoire sera mise à votre entière disposition, et je vous demande, dès à présent, de retenir ceci : on n’en a pas encore beaucoup parlé, mais le dossier de Sovu, c’est en fait la conjonction de quatre sources d’informations différentes.

Il y a premièrement l’enquête menée par Monsieur le juge d’instruction Damien VANDERMEERSCH, enquête menée de 1995 à 2000. Et Monsieur le juge d’instruction VANDERMEERSCH a joint à son dossier, trois autres sources d’informations : le dossier constitué par Monsieur Réjean TREMBLAY au cours de l’année 1999. Troisièmement, le dossier judiciaire de Monsieur Emmanuel REKERAHO, qui a été condamné, au Rwanda, en août 1999, à la peine de mort mais qui, avant d’avoir été condamné, a été, a fait l’objet d’une enquête réalisée par les autorités rwandaises au cours des années 1997 et 1998. Enfin, dernière source d’information, deux rapports d’African Rights. Le premier s’intitule : « Rwanda : moins innocente qu’il n’y paraît », il a été réalisé en juillet 1995. Le deuxième a été réalisé en 2000, il s’intitule : « Entrave à la justice ».

Et je fais d’emblée deux remarques préliminaires.

Première remarque : les trois premiers dossiers, le dossier judiciaire de Monsieur VANDERMEERSCH, le dossier de Monsieur TREMBLAY, le dossier des autorités rwandaises, ont été constitués par des autorités judiciaires et ont, par essence, un caractère confidentiel. Les deux rapports d’African Rights, par contre, ont été réalisés par des hommes et des femmes qui ne sont pas des enquêteurs attachés à une autorité judiciaire, et les rapports n’ont rien de confidentiel. Autrement dit, les rapports d'African Rights sont publics, diffusés, distribués aux quatre coins de la planète. Si vous vouliez, Mesdames et Messieurs les jurés, vous procurer en 95, le livre : « Rwanda : moins innocente qu’il n’y paraît », vous pouviez parfaitement le faire. Et il n’est donc pas impossible que Monsieur REKERAHO lui-même, qui n’a été arrêté qu’en 1997, ait pu prendre connaissance des rapports, en tout cas du premier rapport d’African Rights, avant d'avoir été entendu par les autorités rwandaises et par Monsieur TREMBLAY, rapports où il est notamment question de l’incendie du garage du centre de santé, et du rôle qu’auraient joué les sœurs à cet égard.

Deuxième remarque : Monsieur Réjean TREMBLAY, grâce à qui, et vous le verrez, on va apprendre des choses extraordinaires à partir de 1999, est ce que l’on appelle un enquêteur à charge du Tribunal pénal international situé à Arusha. C’est la procédure anglo-saxonne. En Belgique, on dit que les enquêteurs sont à charge et à décharge, et je vous garantis que c’est souvent plus théorique qu’autre chose, et l’on constate qu’avec Monsieur STASSIN, on ne sait plus très bien s’il est envoyé par Monsieur VANDERMEERSCH ou par le procureur du Tribunal pénal international. Par contre, à Arusha, par contre à Arusha, les choses sont très claires. L’enquêteur est soit à charge, soit à décharge, mais jamais les deux à la fois. Autrement dit, Monsieur Réjean, quand il travaille, il ne recherche que des éléments en défaveur de l’accusé, et je peux vous dire qu’il a un sens aigu de la précision quand il s’agit de retranscrire des auditions, des auditions qui s’attachent à faire de sœur Gertrude, un personnage peu reluisant.

Mesdames et Messieurs les jurés, je vous ai parlé, au début de mon intervention, de la diabolisation de sœur Gertrude. Elle se traduit dans le dossier et dans les interventions des parties civiles et du procureur général, par sept affirmations dont j’entends démontrer ici qu’elles ne s’appuient pas sur des éléments sérieux. Diaboliser sœur Gertrude, c’est dire :

Un : Qu’elle a participé à de fréquentes réunions politiques anti-Tutsi, avant le déclenchement du génocide, et qu’elle y a fait valoir des idées extrémistes.

Deux : Qu’elle a affamé les réfugiés pour faciliter le travail des Interahamwe et les rendre ainsi moins résistants à la machette.

Trois : Qu’en date du 22 avril, elle a fourni de l’essence aux Interahamwe dans le but d’incendier le garage du centre de santé, qu’elle a porté les bidons d’essence, et qu’elle a assisté, dans la joie, à cet épouvantable carnage.

Quatre : Qu’en date du 23 avril, fuyant le couvent de Sovu, elle a roulé sur des cadavres, non pas par inadvertance comme on semble vous le dire aujourd’hui, mais pour achever ceux qui n’étaient pas encore morts.

Cinq : Qu’en date du 25 avril, elle s’est débarrassée de la cousine blessée de sœur Théonille et d’un petit garçon qui s’accrochait à son aube afin de ne pas être massacré par un Interahamwe.

Six : Que le 6 mai, elle a refusé de donner un voile à Aline KAMENZI, voile qui lui aurait permis de ne pas être embarquée par les Interahamwe.

Sept : Qu’elle a délibérément organisé, en date du 5 mai, en écrivant au bourgmestre, le dernier convoi, le convoi de la mort, parce qu’elle voulait que soient tués les membres des familles des sœurs.

Sept affirmations mensongères dont j’entends ici démontrer qu’elles ne s’appuient pas sur des éléments sérieux. Sept affirmations mensongères, dont la plupart apparaissent pour la première fois dans le cadre de l’enquête menée par Monsieur Réjean TREMBLAY, ou même pour la première fois, ici, devant la Cour d’assises.

Première affirmation reprise à leur compte par Monsieur l’avocat général et les parties civiles, avant le génocide : sœur Gertrude participait activement à des réunions politiques anti-Tutsi au cours desquelles elle aurait notamment manifesté sa grande colère à l’occasion de la nomination d'Agathe UWILINGIYIMANA, comme premier ministre du Rwanda. Première affirmation, évidemment capitale pour l’accusation, parce qu’elle va lui permettre d’avancer par la suite, d’autres énormités. Mesdames et Messieurs les jurés, pour pouvoir vous dire que sœur Gertrude a affamé les réfugiés et les rendre moins résistants à la machette, pour pouvoir vous dire que sœur Gertrude a mis le feu au garage, qu’elle a roulé sur des cadavres qui n’étaient pas encore morts, il faut nécessairement, au préalable, lui donner l’allure d’une femme anti-Tutsi, d’où les réunions politiques.

Qui déclare cela ? Qui dit que sœur Gertrude participait activement à des réunions politiques ? Pas deux, pas trois, pas quatre, pas dix personnes ! Une personne ! Qui n’est autre que ce bon Emmanuel REKERAHO, le grand ordonnateur des massacres. Le MENGELE de Sovu qui décide de la vie et de la mort des gens, en fonction de sa fatigue, en fonction de son humeur, en fonction de son programme d’extermination, et qui achève, parfois lui-même, de jeunes adolescents, à l’aide d’une houe.

A qui Emmanuel REKERAHO va-t-il déclarer cela ? A Monsieur Réjean TREMBLAY, qui le rencontre en 1999, dans sa prison à Kigali, et qui nous dira à l’audience, qu’il avait pitié, pitié de cet homme qui sanglotait devant lui, pitié de cet homme qui était détenu dans des conditions difficiles. Quand, et c’est très important, REKERAHO va-t-il déclarer cela à Monsieur TREMBLAY ? Le 7 juin 1999, c’est-à-dire, avant d’avoir été jugé et condamné par le Conseil de guerre de Kigali dont nous savons que l’audience a eu lieu au mois d’août 1999.

Or, le 7 juin, REKERAHO espère encore, espère encore être transféré et jugé à Arusha, devant le Tribunal pénal international. Pourquoi ? Parce que Réjean le lui a promis et j’en ai la preuve. La preuve de cette promesse est au dossier, Mesdames et Messieurs les jurés. Il le lui a promis deux mois plus tôt, très exactement le 16 avril 99, à une seule condition : s’il est d’accord de collaborer avec lui dans le cadre de son enquête sur les sœurs, autrement dit pour Réjean, s’il se montre de très bonne volonté et s’il ratisse bien large.

Et un contrat va donc être signé, un contrat va donc être signé entre REKERAHO et TREMBLAY, le 16 avril 1999. Et que dit ce contrat ? Mesdames et Messieurs les jurés, je le lis : « Je, REKERAHO Emmanuel, déclare être disposé à collaborer avec le TPIR, relativement aux événements survenus au monastère de Sovu, les 22, 23 avril 94 et 6 mai, et autres crimes commis à Butare lors du génocide au Rwanda en 1994. Cette collaboration implique ma propre participation à certains événements. Elle implique à dénoncer ceux de qui je recevais les ordres et toutes autres personnes qui ont collaboré au génocide à cette époque. Deuxièmement, je comprends que je deviendrai un accusé et un témoin à charge pour le Tribunal pénal international qui devra assumer ma sécurité durant les procédures judiciaires ». Signé à l’auditorat militaire de Kigali, le 16 avril 1999.

Mais, Mesdames et Messieurs les jurés, pour Emmanuel REKERAHO, le Tribunal pénal international, c’est comme un oasis dans le désert. Arusha, la prison d’Arusha, et je ne fais ici que reprendre l’expression utilisée par Maître JASPIS, c'est la Rolls des Rolls. Il y a trente-huit détenus à Arusha. Arusha, ce n’est pas une prison, c’est un palace ! Pour Emmanuel REKERAHO, cela veut dire, cela veut dire pour lui, une chambre pour lui tout seul, un lit pour lui tout seul, des repas, des repas variés, des repas tous les jours, Mesdames et Messieurs les jurés, et je ne parle même pas ici, et je ne parle même pas ici de la télévision.

A la prison centrale, par contre, de Kigali, et je peux vous le dire, il y a entre 12.000 et 13.000 détenus pour une capacité d’accueil de maximum 1.700 détenus. On meurt de faim, on meurt de faim à la prison centrale de Kigali. On étouffe, on se relaie la nuit pour dormir. Alors évidemment, lorsque Réjean le lui dit : « Tu vas devenir un accusé du Tribunal pénal international ». Arusha, c'est un palace pour REKERAHO, et non seulement c’est un palace, mais en plus, et il le sait parfaitement bien, à Arusha, la peine de mort, cela n’existe pas. Le Tribunal pénal international ne prononce pas - c’est une peine illégale - ne prononce pas de peine de mort. Au Rwanda, par contre, et REKERAHO le sait aussi très bien, on condamne à mort, et il arrive qu’on exécute, par fusillade ou par pendaison.

Mais Réjean, Réjean n’est pas un chic type. Réjean n’est pas un homme de parole. Il est vite devenu, malheureusement, un traître aux yeux de REKERAHO, parce que les belles promesses n’ont pas été tenues, l’oasis n’était en fait qu’un mirage. REKERAHO, malgré sa grande collaboration, ne sera finalement pas transféré à Arusha. L’audience aura lieu comme prévu, à Kigali, le 5 août 1999, et il sera condamné à mort par la suite.

Alors, pas étonnant de lire, Mesdames et Messieurs les jurés, de lire le compte rendu de la commission rogatoire réalisée au mois de mars 2000 par les enquêteurs belges, qui sont venus en mars 2000 pour entendre REKERAHO. Pas étonnant de lire ceci, en page 2 du compte rendu réalisé par Monsieur STASSIN : « En soirée, nous avons contacté notre collègue du TPIR, TREMBLAY Réjean. Notre collègue nous a dit qu’il avait revu REKERAHO aux environs du 25 février 2000, soit après sa condamnation par Kigali, et qu’à cette occasion, il nous a laissé sous-entendre qu’il avait constaté que REKERAHO était devenu amer, très aigri et déçu des autorités rwandaises ». Déçu des autorités rwandaises. Déçu par Réjean TREMBLAY.

Il est par contre, significatif et révélateur de constater que, devant Monsieur VANDERMEERSCH, le 3 mars 2000, REKERAHO expliquera, je cite : « J’ai dit toute la vérité à Réjean - il le dit comme ça, à Réjean - parce que j’espérais être transféré à Arusha et éviter ainsi ma condamnation ». Et on va vous prétendre aujourd’hui que ce témoin-là, que ce témoin-là, il est fiable !

Mais je veux vous démontrer que, non seulement il n’est pas fiable, mais qu’en plus, il ment. Il invente, il diabolise les réunions politiques anti-Tutsi avant le génocide. REKERAHO commence par raconter à Monsieur TREMBLAY qu’il connaissait bien sœur Gertrude, il la connaissait depuis janvier 1994, et qu’il l’a rencontrait une à deux fois par semaine, soit chez Gaspard, soit, il lui arrivait aussi de se rendre au monastère, où il était introduit, dit-il, dans une salle de réception, dans une salle de réception et là, là, ils évitaient, donc, Gertrude et sœur Kizito, ils évitaient de parler politique parce qu’il y avait, au monastère, des gens, dit-il, en qui nous n’avions pas confiance. Ces gens-là, ce sont donc les autres sœurs, celles qui, précisément, elles, ne participent pas aux réunions politiques anti-Tutsi.

Or, Mesdames et Messieurs les jurés, au cours des débats, avez-vous entendu une seule fois, une seule fois une sœur venir dire ici, devant vous, qu’elle avait vu REKERAHO au couvent, avant le 22 avril, introduit dans une salle de réception. Jamais ! Personne ne confirme que REKERAHO serait venu en visite au couvent avant les massacres.

Mais alors, pour vous démontrer qu’il y avait quand même des réunions politiques, Monsieur l’avocat général, Monsieur l’avocat général et Maître BEAUTHIER utilisent d’autres déclarations. Monsieur l’avocat général utilise la déclaration de la femme du bourgmestre qui est détenu, et qui dit ceci : « Avant les événements d’avril 1994, sœur Gertrude, qui était la directrice du couvent, venait à la maison trouver mon mari pour trouver des solutions aux différents problèmes qu’elle rencontrait au couvent ». Elle ne dit donc pas un mot sur la présence de REKERAHO mais ça, ça, ça confirme les réunions politiques anti-Tutsi et Maître BEAUTHIER, et Maître BEAUTHIER, avec une précision qui le caractérise, vous dira : « Carton 4 pièce 33, le témoin 133 ».

le témoin 133 est une jeune fille Tutsi qui se cachait chez Gaspard, et qui a été sauvée par sœur Gertrude pendant les événements. Et que dit, que dit le témoin 133 ? « Sœur Gertrude savait que j’étais chez Gaspard, car elle m’y avait vue lors d’une visite, un dimanche matin ». Un dimanche matin vous dit, vous dit d’emblée Maître BEAUTHIER, mais dimanche, dimanche cela correspond au 17 avril, donc, visite chez Gaspard le 17 avril avant, avant les massacres, donc, réunion politique, REKERAHO a raison.

Mais, Mesdames et Messieurs les jurés, le hic c’est qu’il faut lire l’entièreté de la déclaration du témoin 133. le témoin 133 précise d’abord avant de dire cela : « Je me suis sauvée de la maison de mes parents à Maraba, vers le 15 avril 1994 et j’ai été me réfugier chez ma grande sœur, à Gihindamuyaga, jusqu’au début juin 1994 ». A l’audience, elle était un peu en avance dans le temps. Elle a déclaré qu’elle était arrivée chez Gaspard, le 26 mai 1994. Il faut donc être prudent, Maître BEAUTHIER, quand on lit des morceaux de déclaration.

Mais, mais Emmanuel REKERAHO va encore plus loin dans sa déclaration, il va encore plus loin, et il ajoute : « Je me souviens d’avoir participé à une réunion chez Gaspard le 8 avril, à laquelle assistaient sœur Gertrude et sœur Kizito. Lors de cette réunion, sœur Gertrude a décidé de me remettre le véhicule ambulance du centre de santé. L’ambulance du centre de santé est remise le 8 avril 1994. Sœur Gertrude, vous le savez, déclare, quant à elle qu’elle a remis l’ambulance du centre de santé, le 22 avril 1994 et que c'est ce jour qu’elle a rencontré, pour la première fois, Monsieur Emmanuel REKERAHO. Cette question d’ambulance a l’air d’être une question de détail comme ça, hein ! Finalement on se dit : « Mais le 8 avril ou le 22 avril, peu importe ». Mais ce n’est pas du tout une question de détail ! Parce que l’ambulance est en quelque sorte la preuve, si elle est remise le 8 avril, la preuve matérielle de la complicité de sœur Gertrude et de REKERAHO.

Preuve matérielle de la soi-disant complicité entre sœur Gertrude et REKERAHO, en quelque sorte, la conséquence logique des réunions politiques. On participe avant, à des réunions politiques, et puis, le 8 avril, eh bien, on donne l’ambulance du centre de santé à REKERAHO puisqu’on se connaît bien, et puisqu’on sait que REKERAHO va, grâce à cette ambulance, pouvoir commettre le génocide. Cependant, là non plus, personne, ni les veuves, ni les sœurs n’ont vu REKERAHO en possession du véhicule ambulance, avant les massacres. Elles ne savent rien à ce sujet !

Par contre, et vous vous souviendrez de ce témoignage, Mesdames et Messieurs les jurés, la petite sœur Jean-Paul, la sœur polonaise qui n’a jamais été entendue dans le dossier, ni par Monsieur TREMBLAY, ni par Monsieur VANDERMEERSCH, ni par personne, qu’est ce qu’elle est venue nous dire à l’audience ? Elle est venue nous dire qu’elle avait été témoin de l’arrivée massive des réfugiés, le 18 avril et le 17, et elle est venue nous dire à l’audience que jamais le véhicule ambulance ne l’avait quittée avant son départ du Rwanda, jamais, et qu’elle a remis les clefs du véhicule, le jour de son départ, soit le 18 avril. Ca, c’est la preuve du mensonge de REKERAHO, l’ambulance n’a pas pu être remise le 8 avril, parce que cette ambulance se trouvait, jusqu’au 18 au moins, au centre de santé.

On découvre plus loin, si ça ne suffit pas à emporter votre conviction, on découvre plus loin, Mesdames et Messieurs les jurés, dans l’enquête menée par Monsieur le juge d’instruction VANDERMEERSCH, en mars 2000, un procès verbal d’un Interahamwe, Monsieur RUTEGESHA Alfred. Et que dit Monsieur RUTEGESHA Alfred ?

« Question : savez-vous quelque chose des massacres qui se sont passés à Sovu ?

Réponse : Il y a eu des massacres ordonnés par REKERAHO.

Question : C’était quand ?

Réponse : C’était le 22 avril 1994, à 10 heures.

Question : REKERAHO ne roulait-il pas en véhicule ? 

Réponse : Le jour où il m’a emmené, le 22 avril, il n’avait pas de véhicule. Mais plus tard, il a pris un véhicule du couvent, qui ressemblait à une camionnette blanche. D’ailleurs, par après, il l’a emmené ce véhicule au Zaïre, au moment de sa fuite ».

Voilà, Mesdames et Messieurs les jurés, on apprendra par la suite que, devant le conseil de guerre de Kigali, en août 1999, REKERAHO sera condamné pour le vol, pour le vol du véhicule ambulance. Aucune réunion politique anti-Tutsi avant les massacres, et je vous demande, déjà à ce stade, de retenir, parce que j'y reviendrai tout à la fin de mon intervention, qu’au couvent de Sovu, il y avait 27 sœurs, et que parmi ces 27 sœurs, il y avait 17 sœurs Tutsi. Aucune complicité entre sœur Gertrude et REKERAHO, mais la belle histoire ne fait que commencer.

Deuxième affirmation. Les parties civiles et l’avocat général soutiennent que sœur Gertrude a affamé les réfugiés de manière à ce qu’ils soient moins résistants lors de l’attaque des Interahamwe. Où va-t-on, Mesdames et Messieurs les jurés ? Et sur base de quelle pièce, Monsieur l’avocat général se fonde pour avancer de pareilles accusations ? Toujours grâce à la déclaration de ce bon Emmanuel REKERAHO, lorsqu’il parle à TREMBLAY, toujours le 7 juin 1999.

Et REKERAHO est extrêmement précis, REKERAHO est extrêmement précis. D’abord, il explique que les sœurs qui s’étaient enfuies à la paroisse de Ngoma, le 23 avril, sont revenues le même jour au couvent de Sovu, vers les 18 heures, ce qui est un premier mensonge, parce qu’il est établi que les sœurs ne sont revenues de Ngoma que le 24 avril, dans la soirée, c’est-à-dire, non pas le même jour, mais le lendemain de leur fuite. Puis, à propos de la journée du 24, il précise à Réjean TREMBLAY que, dans le courant de l’après-midi, il s’est rendu au monastère parce qu’il avait, parce qu’il avait soif ! Dans le courant de l’après-midi, il a soif, il a envie de se laver les mains. Il a envie de se laver les mains parce qu’il vient de massacrer trois jeunes adolescents à l’aide d’une houe. Il a du sang, il a du sang sur les mains et il dit, comme toujours, qu’il est accueilli par sœur Gertrude et sœur Kizito, ce qui est en fait impossible, impossible, étant donné que les sœurs ne sont revenues de Ngoma que le soir du 24, alors que REKERAHO précise que cet événement a lieu dans l’après-midi, après avoir massacré des jeunes à l’aide d’une houe.

Que les choses soient claires ! Le 23 avril, à partir de 5 heures du matin, jusqu’au 24 avril, dans la soirée, il ne reste au monastère que trois sœurs, sœur Scholastique, sœur Régine, sœur Bénédicte et sœur Fortunata. Et ne je prends pas la déclaration de sœur Gertrude à cet égard, parce qu’on va me dire : « On peut se méfier de ce qu’elle dit ». Je prends d’autres déclarations.

Je vais prendre la déclaration d’une partie civile, par exemple, sœur Régine. Sœur Régine à VANDERMERSCH, le 8 octobre 1995, dit clairement : « Nous sommes restées à Ngoma le 23 avril, et nous sommes retournées au couvent le 24 au soir ». Sœur Cécile à Monsieur BOGAERT, le 22 décembre 1995 : « Si nous devions mourir, il valait mieux que ce soit chez nous. Alors, sœur Gertrude a essayé de trouver des gens qui pourraient nous protéger pour le retour. Elle a téléphoné, je ne sais pas à qui, mais j’ai vu des militaires qui sont arrivés le lendemain. Le soir ils nous ont reconduites au couvent ». Un mensonge de plus, et qu’on ne vienne pas me dire qu’on ne peut pas jouer sur les heures, il est question de l’après-midi pour REKERAHO, il est question du soir pour toutes les autres.

L’épisode, l’épisode n’a donc pas pu avoir lieu, mais REKERAHO relate cependant ce qui suit, et je ne peux pas résister à l’envie de lire sa déclaration : « Pendant cette rencontre, et pendant que nous étanchions notre soif, sœur Gertrude m’a demandé : est-ce que tu en es rendu à être souillé de sang ? Je lui ai répondu que trois jeunes avaient résisté à la mort, et j’ai dû m’occuper d’eux. L’atmosphère était détendue. Et on se demandait, et on se demandait comment les réfugiés pouvaient offrir tant de résistance, considérant qu’ils n’avaient pas mangé depuis plusieurs jours. Cette rencontre a peut-être duré 45 minutes à une heure ».

Voilà, Mesdames et Messieurs les jurés, ce qui fait dire à Monsieur l’avocat général que sœur Gertrude a affamé les réfugiés pour qu’ils soient moins résistants au couperet de la machette. Une scène, un épisode qui n’a pas eu lieu, qui n’a pas pu avoir lieu, comme je viens de vous le démontrer il y a deux minutes, et que je vous demande, et que je vous demande simplement même d’imaginer, d’imaginer.

Représentez-vous Mesdames et Messieurs les jurés, ce surréalisme macabre, le surréalisme macabre dont REKERAHO fait preuve tout au long de son audition. Imaginez sœur Gertrude parlant à REKERAHO : « Emmanuel, mais tu as du sang, tu as du sang sur tes vêtements, c’est lamentable, tu sais ! ». « Oh ! Gertrude, j’ai tué trois, trois jeunes adolescents Tutsi », et puis « Tu ne trouves pas Emmanuel, c’est quand même incroyable ces réfugiés. Ces réfugiés, quelle résistance ils ont ? Quelle résistance, ça fait des jours et des jours qu’on les affame et ils tiennent le coup, ils tiennent le coup, la machette ne parvient pas à arriver à bout ». Vous imaginez la scène, Mesdames et Messieurs les jurés, sœur Gertrude parlant pendant 45 minutes, discutant avec Emmanuel. « Alors, tu as du sang sur tes vêtements, tu as du sang sur tes vêtements et tu ne trouves pas incroyable que ces réfugiés résistent, que ces réfugiés résistent à la machette ». Pardonnez-moi, mais moi aussi j’ai besoin d’avoir recours à l’ironie macabre pour pouvoir arriver au bout de la déclaration de Monsieur REKERAHO.

Troisième affirmation : l’essence. Et non des moindres. A propos de l’essence et des fameux bidons, Monsieur le procureur et Maître Clément de CLETY ont eu, tous les deux, recours à une formule aussi élégante que saisissante : « On s’en fout. On s’en fout. Tout ce qui importe, c'est que l’essence qui a servi à mettre le feu au garage du centre de santé, vient du monastère ». J’ai pour ma part le regret de vous dire, Mesdames et Messieurs les jurés, que cette question d’essence m’interpelle parce que la vérité a ses droits, et que dans pareil procès, on ne se fout de rien. Monsieur le procureur général vous a déclaré à propos de l’essence : « Ce qui m’intéresse, ce qui m’intéresse, c’est que plusieurs témoins disent qu’il n’y avait plus d’essence, mais qu’on pouvait en trouver au monastère et que c’est sœur Gertrude évidemment qui décidait de donner l’essence ».

Autrement dit, exit, exit African Rights où il est question de bidons, parfois de un bidon, parfois de deux bidons, des bidons de cinq litres, des bidons de deux litres, des bidons de vingt litres, exit toutes les déclarations postérieures devant Monsieur TREMBLAY, où il est cette fois question, pour la première fois, de sœur Gertrude portant aussi des bidons, exit les déclarations de ces témoins à l’audience où plus personne ne se souvient d’avoir été entendu par African Rights et par Monsieur TREMBLAY, mais où tout le monde revient avec une nouvelle version à propos des bidons. On s’en fout. On s’en fout. Puisque l’essence provient du monastère, et que la seule personne qui est habilitée à donner de l’essence c’est sœur Gertrude. CQFD. Alors, j’ai deux remarques à vous faire.

Première remarque. En soi, en soi effectivement, la taille, le nombre des bidons, la couleur des bidons, m’importe peu également, bien sûr Mesdames et Messieurs les jurés, je ne suis pas fou. Mais ce n’est pas, ce n’est pas moi, ce n'est pas nous, à la défense, qui en avons parlé avec tant de détails, ce sont les rescapés eux-mêmes qui, dans leur déclaration à African Rights, et dans leur déclaration devant Monsieur TREMBLAY, s’attachent à fournir ces curieuses précisions. Pourquoi insistent-t-ils toujours sur la couleur des bidons et sur les litres de ces bidons. Autrement dit, Mesdames et Messieurs les jurés, on ne se serait jamais permis de demander à ces rescapés : « Dites, est-ce que vous vous souvenez de la couleur des bidons ? Vous vous souvenez des litres ? Vous vous souvenez de la couleur ? ». Jamais, s’ils n’en avaient pas parlé eux-mêmes. C’est eux qui en parlent la première fois. Ce n’est pas nous qui posons ces questions en essayant de les piéger en disant : « Ah ! Mais puisqu’ils ne se souviennent pas de la couleur des bidons eh bien, ça veut dire qu’ils mentent ». Ce n’est pas nous qui disons ça. C’est eux qui disent ça la première fois, qui donnent ces curieuses précisions.

Pourquoi, quand on est dans ce garage du centre de santé, coincé, pourquoi devoir parler d’un bidon jaune, d’un bidon vert, d’un bidon rouge ? Pourquoi parler de litres, deux litres, trois litres, vingt litres. Pourquoi ? Je ne sais pas. Mais ce que je peux vous dire, c’est que ce n’est pas la défense qui est venue avec ces questions et qui a introduit ce problème de bidons.

Deuxième remarque : n'inversons pas les rôles. N’inversons pas les rôles, Monsieur le procureur général. Vous, avez la charge de la preuve. Il vous appartient de prouver que sœur Gertrude a effectivement fourni de l’essence aux Interahamwe, dans le but d’incendier le garage du centre de santé où s’étaient massées entre trois cents et six cents personnes et quel élément significatif va-t-il vous permettre de prouver la chose, c’est-à-dire sœur Gertrude, sortant du couvent et donnant accès à la réserve d’essence.

Quel élément significatif va-t-il vous permettre de prouver cela ? Le témoignage des autres sœurs ? Non, elles ne disent pas cela. Celui de Madame NOVAK ? le témoin 20 ? Ce témoin direct ? Je crois que ce n’est pas suffisamment sérieux. Par contre, par contre, il y a toujours, il y a toujours Emmanuel REKERAHO qui, le 7 juin 1999, devant Monsieur TREMBLAY encore, soit avant sa condamnation par le Conseil de guerre de Kigali, va dire, je cite : « Gaspard est venu me voir en me disant : l’essence que NYUNDO a apportée est finie. Je lui ai alors répondu qu’il ne devrait pas y avoir de problème avec l’essence puisque je connais une sœur du couvent qui pouvait lui apporter une solution. Au même moment, j’ai demandé à un jeune homme de se rendre au monastère et de demander à la directrice, sœur Gertrude, de lui remettre l’essence ». Voilà. Ça, ça c’est la preuve.

Eh bien, je vais vous demander, Mesdames et Messieurs les jurés, de ne pas croire à cette version. Pourquoi ? Parce que d’une part, REKERAHO a rétracté ses déclarations à propos de la participation des sœurs dans l’incendie du garage. Il s’est rétracté à deux reprises. Non seulement devant Monsieur HAQUIN, journaliste du Soir, qu’il a rencontré une semaine avant l’ouverture du procès, mais aussi, il y a plus d’un an, devant Monsieur le juge d’instruction VANDERMEERSCH lui-même. Vous me direz : « Des rétractations, hein ! Qu’est-ce que ça vaut ? Il a avoué une première fois, il se rétracte par la suite ! Moi, je ne crois déjà pas à la déclaration de REKERAHO, si en plus il se rétracte, que croire ? On ne sait plus quand il dit vrai, on ne sait plus quand il dit faux ».

Mais il y a un autre élément, beaucoup plus fondamental que cela, dont personne n’a encore parlé ici, et c’est pour ça qu’au début de mon intervention, je vous ai demandé de bien retenir qu’il y a le dossier de Monsieur VANDERMEERSCH, le dossier de Monsieur TREMBLAY et le dossier judiciaire d’Emmanuel REKERAHO, dossier judiciaire constitué par les autorités rwandaises, entre 1997 et 1998.

Parmi, parmi la quarantaine de témoins entendus au Rwanda, auditionnés en 1997 et 1998 - quarante ! C’est un dossier comme ça ! Comme ça ! - il y a notamment MUKABUTERA Adelice, il y a notamment le témoin Consolée, celles qui ont été entendues par African Rights avant, en 1995, et jamais, jamais il n’est question, dans la bouche de ces personnes de l’essence apportée par les sœurs au centre de santé. Il n’est pas question de bidon, ni de l’essence apportée par les sœurs. Jamais.

Quant à REKERAHO lui-même, c’est bien simple, il ne parle jamais de sœur Gertrude qui lui fournit de l’essence, devant les autorités rwandaises. Oui, mais on va me dire : « REKERAHO, REKERAHO il conteste, il contestait à l’époque, les faits. Alors, s’il contestait les faits, il ne va évidemment pas impliquer sœur Gertrude puisque, lui-même, il conteste sa participation dans les faits de Sovu ». Ce n’est pas tout à fait vrai, ce n’est pas tout à fait vrai. REKERAHO a été arrêté en 1997, il a été entendu par les enquêteurs rwandais, une première fois, le 14 septembre 1997, et il va nier toute participation au génocide, ça ne compte pas. Il sera réentendu les 27 juin et 16 juillet 1998, et il va encore nier sa participation dans les massacres de Sovu, ça ne compte pas.

Par contre, par contre, devant le conseil de guerre de Kigali, au mois d’août 1999, c’est-à-dire après avoir été entendu par Monsieur TREMBLAY, où il dit plein de choses sur sœur Gertrude, plein : qu’elle a affamé les réfugiés, qu’elle a incendié, qu’elle a apporté les bidons, plein de choses.

Eh bien, devant le Conseil de guerre de Kigali, Mesdames et Messieurs les jurés, REKERAHO plaide coupable et il dit ceci, devant ses juges rwandais : « Monsieur le président, Messieurs les juges, me basant sur la décision que j’ai prise de ne dire que la vérité au sujet des délits qui me sont reprochés, je vous prouve à nouveau comment et de quelle manière ces infractions ont été commises. Il y a des infractions que j’ai commises et que je reconnais, il y a des charges retenues contre moi que je n’ai pas commises et que je ne reconnais pas. Les crimes de génocide pour lesquels je plaide coupable ».

Un : le massacre des Tutsi qui a eu lieu au centre de santé de Sovu, REKERAHO ne conteste donc plus sa propre responsabilité dans les massacres de Sovu, dans les massacres de Kigali… devant le Conseil de guerre de Kigali, et précise cette fois, plus loin, qu’il a reçu l’ambulance de sœur Gertrude, le 20 avril et qu’il devait assurer la protection du couvent, à la demande de sœur Gertrude, c’est tout ce qu’il dit. Autrement dit, REKERAHO n’évoque plus la participation directe de sœur Gertrude dans les massacres de Sovu, il ne le dit plus après avoir été entendu par Monsieur TREMBLAY. Devant le Conseil de guerre de Kigali, pourquoi ne dit-il pas que sœur Gertrude a participé à des réunions politiques, qu’elle a fourni de l’essence, qu’elle était son complice, ce qui pourrait, devant le conseil de guerre, atténuer sa propre responsabilité. Il ne s’était quand même pas privé du faire devant TREMBLAY, le 7 juin 1999, et qu’est ce que Monsieur TREMBLAY, souvenez-vous, est venu nous dire, le 7 juin 1999 à l’audience ? Qu’est-ce qu’il a dit à propos de cette audition de REKERAHO ?

Il est venu vous dire : « Lorsque j’ai rencontré REKERAHO pour la première fois, c’était à la prison de Kigali. REKERAHO avait l’air triste, il contestait toute participation au génocide. Puis, puis, je lui ai montré le récit des événements donné par sœur Gertrude, le récit écrit et ça l’a rendu fou de colère. Fou de colère en lui montrant ce récit, REKERAHO a tout de suite, tout de suite commencé à me parler et c’est alors, et c’est alors qu’il a commencé sa longue litanie, et qu’il m’a tout raconté sur sœur Gertrude ».

C’est donc cette lettre qui le rend fou, le 7 juin 1999. Deux mois plus tard, deux mois plus tard, le 5 août 1999, devant le Conseil de guerre de Kigali, plus rien. Dois-je alors comprendre que la colère de Monsieur REKERAHO est curieusement retombée, et qu’il n’en voulait plus à sœur Gertrude, ou bien, plus simplement, cela veut-il dire qu’il n’a pas dit la vérité à Réjean TREMBLAY ? Et je vous demanderai, Monsieur le président, une interruption à ce stade-ci.

Le Président : Eh bien, nous allons suspendre l’audience. Nous la reprenons à 10 h 45.

[Suspension d’audience]

Le Président  : L’audience est reprise. Vous pouvez vous asseoir. Les accusés peuvent prendre place. Maître Alain VERGAUWEN, vous avez la parole pour la suite de la défense de Madame MUKANGANGO.

Me. VERGAUWEN : Je vous remercie, Monsieur le président.

Ecoutez, écoutez ce dialogue imaginaire entre un homme et une femme !

L’homme : Qui êtes-vous, Madame ?

La femme : Je m’appelle Consolata MUKANGANGO. Je suis née le 15 août 1958, sur la colline de Kinyabi, dans la préfecture de Gitarama au Rwanda. Mon père, François KAGWISA, a été assassiné au cours de la guerre de 1994. Je ne connais pas la date exacte de sa mort. Il était marchand de bestiaux. Ma mère, Cécile MUKANGUBITO, est morte au mois d’avril 1999. Elle vivait toujours au Rwanda, elle y vivait avec un de ses neveux. J’ai un frère et deux sœurs. Ma sœur aînée, Colette est mariée et a plus de quatre enfants. Elle a trois ans de plus que moi, elle ne travaille pas, elle s’occupe de ses enfants. Son mari est aujourd’hui décédé et ma sœur n’a pas grand chose pour vivre. J’ai aussi un frère, qui est né en 1961. Il s’appelle Marcel. Il est marié et a trois ou quatre enfants. Mon frère ne travaille pas, et se débrouille comme il peut pour nourrir sa famille. J’ai enfin une petite sœur qui s’appelle Marcelline. Elle a 32 ans, elle est veuve. Son mari est mort après la guerre et elle a trois enfants. Elle ne travaille pas. J’ai une autre sœur, Spéciosa, qui est née en 1964 et qui est morte à 20 ans, lors de son premier accouchement. L’enfant n’a pas survécu.

L’homme : Je crois que vous n’avez pas très bien compris la question. Je vais la formuler autrement. Pourquoi êtes-vous habillée de la sorte ?

La femme : Parce que je suis religieuse.

L’homme : On y arrive, je répète ma question : qui êtes-vous Madame ?

La femme : En religion, on m’appelle Gertrude.

L’homme : Vous êtes donc sœur Gertrude !

La femme : Oui.

L’homme : Sœur Gertrude, la supérieure du monastère de Sovu.

La femme : Oui.

L’homme : Sœur Gertrude, la supérieure du monastère de Sovu qui fait partie de l’Eglise catholique rwandaise ?

La femme : Oui.

L’homme : Sœur Gertrude, la supérieure du monastère de Sovu qui fait partie de l’Eglise catholique rwandaise, monastère où ont été massacrés des milliers de Tuts,i en 1994 ? 

La femme : Oui.

L’homme : Alors, Madame, vous voyez bien que vous et votre Eglise, vous avez été un des piliers du génocide rwandais de 1994 !

Monsieur le président, Madame, Monsieur de la Cour, Mesdames et Messieurs les jurés, ce dialogue imaginaire que je viens de vous lire, est à mon sens l’illustration du raccourci saisissant auquel se sont livrés, tant Monsieur le procureur général que la plupart des parties civiles, pour tenter de faire de la femme qui est derrière moi, l’instrument du mal absolu. On a fait le reproche à la défense d’utiliser - et je reprends les termes de Monsieur le procureur général - une stratégie pour noyer le débat ou pour embrouiller les pistes.

Eh bien ! Non seulement, je crois qu’il s’agit là d’un procès d’intention blessant, et nous vous démontrerons, au cours de cette journée, que ce reproche n’est pas fondé, mais en outre, j’ai envie de vous dire, aux uns comme aux autres : « Et si vous faisiez preuve d’un peu plus de modestie intellectuelle avant de lancer de telles accusations ? ». Parce qu’en matière de raccourcis, Mesdames et Messieurs les jurés, mes contradicteurs, certains d’entre eux en tout cas, ont fait preuve d’un talent redoutable. Alors, avant de vous parler de sœur Gertrude et de Consolata MUKANGANGO, je voudrais faire un sort définitif à ce que j’appellerai ce procès dans le procès. Le procès de l’Eglise à travers sœur Gertrude, de sœur Gertrude à travers l’Eglise et pour reprendre la magnifique expression de Maître BEAUTHIER : le procès de cette organisation criminelle.

Deux aspects.

Premier aspect : le rôle de l’Eglise à travers sœur Gertrude et de sœur Gertrude à travers l’Eglise, avant le génocide.

Deuxième aspect : toujours le même rôle, l’Eglise-Gertrude, Gertrude-l’Eglise, après le génocide.

Alors avant : l’Eglise et Gertrude et/ou Gertrude et/ou l’Eglise, pilier du génocide. Alors, Mesdames et Messieurs les jurés, que l’Eglise ait eu de tout temps au Rwanda, une attitude ambiguë, pour le moins dans ses relations avec les autorités, je n’en disconviens pas. Qu’il soit éminemment critiquable que l’archevêque de Kigali ait été membre du Comité central du MRND jusqu’en 1993, c’est-à-dire, jusqu’à ce qu’il se fasse tirer les oreilles par le pape, je l’admets bien volontiers. Mais de là à venir soutenir que l’Eglise a participé activement à la préparation, à la réalisation, à la réalisation du génocide, je crois, Mesdames et Messieurs les jurés, qu’il y a un pas que l’on ne peut pas raisonnablement franchir et qu’aucun des témoins de contexte n’ont franchi dans cette salle d’audience.

Et puis, en outre, et plus très fondamentalement encore, venir prétendre avec Monsieur REKERAHO, que sœur Gertrude ait joué un rôle quelconque dans la planification des massacres - et on vous a parlé ici de racisme de sœur Gertrude - tout cela relève de la plus haute fantaisie et est en contradiction totale avec toutes les déclarations reprises au dossier, on vous en a parlé ce matin. Il n’y avait, avant le génocide, aucune animosité quelconque avant le génocide de sœur Gertrude vis-à-vis des Tutsi.

Deuxième aspect, les pressions de l’Eglise à travers Gertrude, de Gertrude à travers l’Eglise, après les faits. Pressions sur les témoins, pressions sur les autorités judiciaires. Les témoins d’abord. Vous vous souviendrez de l’allusion qui a été faite à la démarche du père COMBLAIN, au mois d’août et septembre 1995, à la demande de la hiérarchie de sœur Gertrude, pour inciter sœur Marie-Bernard et sœur Scholastique à se désolidariser des rumeurs. Je vais être très clair : je désapprouve totalement cette démarche. Mais dans le même temps, je vais être tout aussi clair en vous disant ceci :

Un : Nous ne sommes pas les avocats de l’Eglise, nous sommes les avocats d’une femme accusée.

Deux : En tout état de cause, cette initiative, pour déplorable qu’elle soit, elle ne vient pas de sœur Gertrude et vous vous souviendrez que lorsque j’ai posé la question à Monsieur le juge d’instruction, c’était tout au début de ce procès, il l’a confirmé.

Trois : Bien au contraire, l’attitude de sœur Gertrude dans ce dossier, est aux antipodes de toute pression. Dois-je vous rappeler que c’est sœur Gertrude elle-même qui a officialisé les rumeurs qui circulaient à son sujet, via sa demande d’asile en avril 1995, et puis surtout, via sa plainte en diffamation contre l’article publié par Monsieur le témoin 60. Alors, je vous pose la question : si vraiment sœur Gertrude voulait se terrer dans le clocher de Maredret, pourquoi donc avait-elle besoin d’aller déposer plainte, avec constitution de partie civile, c’est-à-dire, d’aller elle-même saisir un juge d’instruction, déposer plainte contre Monsieur le témoin 60 à propos d’un article paru dans un journal qui s’appelle « Solidaire », dont j’ignore le tirage, totalement, mais il y a en tout cas une chose qui est certaine, dont le tirage, eh bien, il est certainement inférieur et nettement, à celui des journaux qui suivent ce procès. Alors, Monsieur VANDERMEERSCH l’a confirmé à nouveau. De quoi a-t-il été saisi ? Des faits qui étaient reprochés à sœur Gertrude dans cet article. Et forcément, quand on dépose une plainte en diffamation, qu’est-ce qu’on va faire ? Eh bien, on va vérifier si, effectivement, il y a, ou non diffamation. Et c’est sœur Gertrude qui est à l’origine de cela.

Quant aux pressions sur les autorités judiciaires, Maître BEAUTHIER vous a parlé du courage de Monsieur VER ELST-REUL, vous savez, le procureur du Roi qui, en chambre du conseil, avait dit qu’il avait résisté aux pressions qui venaient d’en haut. Mais ce que Maître BEAUTHIER ne vous a pas dit, c’est que cet épisode en Chambre du conseil, il ne concerne pas le dossier des deux sœurs. Le dossier des deux sœurs était traité par un procureur du Roi différent, qui s’appelle Monsieur MAIRE, et vous savez par le juge d’instruction, qu’il y avait des dossiers distincts. Et le dossier des deux sœurs était un dossier distinct. Et lorsque ce dossier est venu en Chambre du conseil, ce n’était pas Monsieur VER ELST-REUL, c’était Monsieur MAIRE, et Monsieur MAIRE n’a jamais fait état de quelconques pressions qui auraient été exercées sur lui ou sur son office, par sœur Gertrude ou par n’importe qui, d’ailleurs. Alors de grâce, de grâce, arrêtons ces amalgames déplacés et tendancieux.

Et si vous vouliez encore, Mesdames et Messieurs les jurés, que je vous convainque définitivement du fait que sœur Gertrude est étrangère à toute pression, eh bien, cette preuve, on la trouve dans cette superbe lettre qui a été adressée à Monsieur le président de la Cour d’assises, ce 30 mai 2001, par un certain Albertus NICOLAUS, archepiscopus titularis myrrhencis, qui se présente comme étant l’archevêque titulaire de Myrrhe-en-Lycie et qui, dans des termes tout à fait excessifs et même menaçants, vient se plaindre des diatribes contre l’Eglise et contre tout, effectivement le monde de l’Eglise, telles qu’il les a lues dans la presse.

Alors, une chose est bien claire, Mesdames et Messieurs les jurés, cette lettre, elle ne provient ni de sœur Gertrude, ni de son entourage. Et je ne sais pas, d’ailleurs, qui est ce Monsieur, qui est cet archevêque titulaire de Myrrhe-en-Lycie, je ne sais pas où se trouve Myrrhe-en-Lycie, je n’en sais rien et j’ai envie de vous dire, pour reprendre une expression à la mode décidément dans ce dossier : « Je me fous de cet archevêque ! ». Mais ce qui est beaucoup plus important et que je vous demande de retenir, c’est que ce Monsieur, moi, je lui en veux profondément, je lui en veux profondément parce que ce type de démarche, Mesdames et Messieurs les jurés, c’est précisément ce qui, ce qui suscite et ce qui a suscité tous les amalgames qui ont été faits dans ce dossier, et dont la première et injuste victime, c’est Consolata MUKANGANGO qui est derrière moi.

Alors, avant de vous parler d’elle, et puisque je viens d’évoquer l’origine de ce dossier, encore un mot sur la genèse des accusations, parce que ce qui m’étonne, et je voudrais quand même encore y revenir un instant, c’est tout de même la manière particulièrement sournoise dont ces accusations sont apparues dans ce dossier.

On vous a parlé, ce matin, de Madame NOVAK, et cette madame NOVAK, j’en dis encore un mot, parce que c’est quand même un personnage particulier, hein ! Madame NOVAK, elle recueille nuitamment, et sans bruit, des confidences de celles qui avaient ce besoin vital de parler en septembre 1994 et puis, qu’est-ce qu’elle fait Madame NOVAK ? Elle va s’enregistrer sur cassettes et puis, elle communique, plusieurs mois plus tard, ce qu’elle a enregistré sur cassettes, à un journaliste qui n’est pas son ami, mais à propos duquel elle va laisser échapper à l’audience, un « Michel ! ». Et puis, elle va dire qu’elle l’a rencontré chez des amis, et Monsieur le témoin 60 va dire,  lui : « Non, moi, j’ai eu uniquement cette dame au téléphone, parce que j’avais reçu cette cassette ».

Et puis, mais ce n’est pas tout, puis après ça, ces confidences reçues par Madame NOVAK, elles deviennent, dans l’article du 31 mai 1995, je cite : « Le récit d’un témoin ». Alors que Madame NOVAK n’est pas témoin des faits, et ce témoin, ouvrez les guillemets : « Pour des raisons de sécurité, souhaite rester anonyme ». Et quand on pose la question à Madame NOVAK sur la raison de cet anonymat et sur la raison de sa sécurité, eh bien, vous avez cette merveilleuse réponse : « Parce que je connaissais bien les sœurs de Sovu ».

Alors, je pose une question par rapport à ceci : trouvez-vous qu’il est normal, quand vous recevez des confidences aussi graves, et, je vous dirais même que, particulièrement, singulièrement, les plus graves soi-disant, notamment l’essence, les plus graves, Madame NOVAK qui viendra dire : « Oui, oui, Marie-Bernard m’a parlé de l’essence et elle m’a parlé de Gertrude et le lien était clair ». Je lui avais posé la question. Eh bien, elle n’enregistre pas ça sur la cassette, ça ne se retrouve pas dans l’article. Et Madame NOVAK qui reçoit ces accusations, qu’est-ce qu’elle fait ? Aucune initiative pour dénoncer de tels faits à la justice. Rien, zéro, zéro ! Et idem pour les sœurs Scholastique et Marie-Bernard, qui ne font rien, à supposer même qu’il y ait eu des pressions en Belgique, elles ne feront rien pour déposer plainte.

Qu’est-ce qui les empêchait, dès leur retour, en novembre 1994 au Rwanda, qu’est-ce qui les empêchait d’aller porter plainte au Rwanda ou en Belgique, d’ailleurs ! Pourquoi pas par l’intermédiaire de Madame NOVAK, contre sœur Gertrude. Alors, cette question, Mesdames et Messieurs les jurés, je me la pose toujours aujourd’hui parce qu’elle plane sur ce dossier. Voilà.

Alors, maintenant, si on parlait un peu des faits et de Consolata MUKANGANGO. Nous ne sommes pas d’accord sur grand chose dans ce dossier, vous l’aurez compris, entre les différentes parties, mais il y a bien un point sur lequel toutes se rejoignent, c’est une évidence qui constitue la triste caractéristique de tout procès d’assises. Elle nous prend à la gorge et peut-être plus encore dans ce procès-ci que dans tout autre, parce que les mots pour la dire, cette évidence, eh bien, il n’y en a pas d’assez forts, et on ne vous le répétera jamais assez, et je le répète moi aussi en tant qu’avocat et en tant qu’homme, ce qu’ont enduré, voici sept ans, des milliers de victimes et ce qu’endurent encore aujourd’hui des milliers et des milliers de rescapés, Mesdames et Messieurs les jurés, tout cela dépasse tout entendement.

Et puis, à côté de cette évidence-là, il y en a une autre, qui peut paraître à première vue, bien dérisoire, à côté de la première, c’est la suivante : devant une Cour d’assises, il est aussi question d’un accusé, un homme, une femme, et cette évidence elle est aussi importante que la première, et je dirais même, elle l’est d’autant plus que l’accusation est grave, parce que ce qu’on vous demande dans ce dossier, c’est la question suivante, n’est-ce pas, ni plus, ni moins : oui ou non, sœur Gertrude est-elle coupable d’avoir commis ce qui dépasse l’entendement, et ça, c’est une accusation particulièrement grave.

Alors, ce matin, nous vous avons exposé les raisons pour lesquelles nous estimions que sœur Gertrude n’était pas ce monstre qui vous a été décrit par les parties civiles et par Monsieur l’avocat général. Si, Mesdames et Messieurs les jurés, ce raisonnement ne vous paraît pas dénué de toute pertinence, je crois que la question de la culpabilité de sœur Gertrude peut être posée en ces termes : est-il concevable que sœur Gertrude ait eu, pendant les événements d’avril-mai 1994, un comportement inadéquat en prenant certaines initiatives et en n’en prenant pas d’autres, sans pour autant que ce comportement inadéquat consiste dans un comportement criminel ?

En d’autres termes, et plus concrètement, le fait d’abandonner ces réfugiés sous la pluie, de ne pas les héberger, de les refouler vers le centre de santé, de ne pas leur distribuer de la nourriture, de partir à Ngoma sans les réfugiés, d’envoyer la lettre du 5 mai avec les conséquences dramatiques que l’on connaît, ce comportement-là rend-il automatiquement sœur Gertrude coupable au sens pénal du terme ? Coupable, c’est-à-dire complice des Interahamwe, et, dès lors, responsable et coupable de la mort des réfugiés. Mesdames et Messieurs les jurés, je crois que cette réponse est négative à cette question, et je vais tenter de vous en faire la démonstration.

C’est le dernier avocat qui est intervenu au nom des parties civiles, vous vous en souviendrez, Maître Jan FERMON qui, je crois, a évoqué la question qui est au cœur du débat sur la culpabilité de sœur Gertrude, je veux parler de la contrainte morale. Je soutiens, en effet, que tous les actes positifs ou négatifs que sœur Gertrude a posés ou n’a pas posés, pendant la période entre le 17 avril et le 6 mai 1994, eh bien, tous ceux-ci ont été accomplis, ou ne l’ont pas été, sous l’emprise d’une double pression, d’une double pression psychologique que cette femme n’est pas parvenue à maîtriser.

Et pourquoi double ? Parce qu’elle a une double facette, d’un côté la peur, et pas n’importe quelle peur, Mesdames et Messieurs les jurés, la peur d’être tuée elle-même, et la peur de voir les religieuses de son couvent être tuées également. Deuxième facette, la pression psychologique terrible des Interahamwe en général et de Monsieur REKERAHO, et de Monsieur Gaspard en particulier.

Alors, contrairement à l’opinion de Maître FERMON, je pense que cette double pression a bien constitué cette contrainte qui est prévue dans l’article 71 de notre Code pénal et qui, effectivement, prévoit, et Maître FERMON vous l’a dit, à juste titre, qu’il n’y a pas d’infraction si, au moment où un accusé a agi, je cite : « Il a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister ».

Eh bien, puisque vous êtes juges à part entière comme n’importe quel magistrat professionnel, on vous demande d’appliquer la loi pénale, mais à la différence d’un magistrat professionnel, vous êtes juges d’un jour, je devrais plutôt dire dans ce cas-ci, de plus de six semaines. Et vous devez, dès lors, être en mesure d’apprécier si telle ou telle disposition de la loi pénale s’applique dans le cas d’espèce. Je dois donc, moi aussi, vous expliquer ce que signifie l’article 71 du Code pénal, selon moi, en droit, et ce que recouvre cette notion de contrainte morale. Ce sera le premier chapitre de mon intervention. Dans un deuxième chapitre, je tenterai de vous dire pourquoi cette contrainte morale s’applique au cas de sœur Gertrude. Et enfin, dans un troisième et dernier chapitre, je vous dirai quel est l’effet de l’application de cette contrainte morale sur la culpabilité de sœur Gertrude.

Premier chapitre : quand parle t-on de contrainte à laquelle un accusé n’a pu résister ?

Première observation, première observation : la contrainte morale, elle n’est pas fonction de la gravité d’une infraction et retenez bien ceci : elle peut s’appliquer à toute infraction, c’est-à-dire, de la simple contravention, le fait de brûler un feu rouge sous l’emprise d’une contrainte morale, jusqu’à l’infraction la plus grave, le fait de tuer sous l’emprise d’une contrainte morale.

Deuxième observation : la contrainte morale, c’est une notion essentiellement subjective : vous avez un fait, vous avez un individu qui a commis ce fait. Ici, vous le savez, les faits qui sont reprochés à l’accusé sont qualifiés « crimes », et donc, il faut voir si l’accusé a été contraint par cette force qu’on a appelée « irrésistible ». Et Maître FERMON vous a dit, tout à fait justement, qu’il devait s’agir d’une force qui diminue le libre-arbitre, qui le réduit, qui l’affaiblit. Il faut une force qui supprime totalement le libre-arbitre, c’est-à-dire qu’il faut une force qui suppose que l’on soit totalement dépassé par les événements.

Mais il y a une précision fondamentale que Maître FERMON a oubliée de vous rappeler, et que je me permets de vous rappeler, parce qu’elle est effectivement au cœur de cette notion. On ne parle pas d’une force irrésistible, en soi, dans l’absolu, on parle, et c’est le texte même de la loi qui le dit : « …d’une force à laquelle il n’a pu résister ». Et « Il » c’est qui ? C’est l’accusé. Alors, Mesdames et Messieurs les jurés, oserais-je vous dire que, à chacun son livre, à chacun sa bible, et moi, je vous dirais que mon livre ou ma bible, en droit pénal, ce sont les « Novelles », c’est un gros ouvrage de doctrine qui commente tous les articles du Code pénal, et ce que je viens de vous dire, eh bien, il ressort très expressément de ce commentaire que je vais me permettre de vous lire et sur lequel j’attire tout particulièrement votre attention :

« Si l’irrésistibilité doit être totale, encore faut-il apprécier ce point en tenant compte des variétés des tempéraments humains et des diversités des situations. Il résulte, tant des travaux préparatoires que des termes de l’article 71 et de son économie, que la contrainte doit s’apprécier in concreto eu égard aux qualités personnelles de l’agent - l’agent c’est l’accusé - qui subit la contrainte, raisonnablement et avec humanité. Le caractère subjectif de l’appréciation ressort de ce que le texte exige non pas une force irrésistible, mais une force à laquelle lui, l’accusé, n’a pu résister ». Ecoutez bien : « Le juge doit s’assurer du caractère plus ou moins faible et impressionnable de l’accusé. Le Code n’exige pas l’héroïsme, il conçoit l’homme ordinaire avec ses défaillances. Toutefois, il ne faut pas exagérer l’indulgence, le juge ne doit pas perdre de vue que si la justice pénale n’exige pas une contrainte capable d’ébranler l’homme le plus ferme, elle ne condescend pas non plus à de coupables faiblesses ».

Alors, Mesdames et Messieurs les jurés, pratiquement qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que vous allez devoir effectuer un travail difficile, puisque la question qui vous sera posée et que je vous pose, ce n’est pas de vous demander comment vous auriez réagi dans les circonstances de l’espèce, comment vous auriez réagi ou votre voisin, ou Monsieur le greffier, ou Monsieur l’avocat général, ou moi, ou n’importe qui dans cette salle. La question qui est posée est de savoir comment elle, celle qui est là, derrière, elle, Consolata MUKANGANGO, avec sa personnalité à elle, avec ses forces et ses faiblesses à elle, comment elle a réagi face à une situation déterminée ?

Troisième observation. La contrainte morale est ce qu’on appelle une cause de justification. Cela ne veut pas dire, Mesdames et Messieurs les jurés, que si vous retenez la contrainte morale, vous diriez que le fait est juste, que le fait est bien, je ne vais d’ailleurs jamais prétendre que sœur Gertrude a eu le courage d’un docteur ZACHARIA, d’un le témoin 110, ni celui d’Elsa VANDENBON, ni celui de l’abbé le témoin 54. Un acte justifié, il l’est parce qu’un comportement qui est en soi condamnable dans l’absolu - le comportement, il est condamnable - mais il devient justifié parce qu’il se situe dans un contexte déterminé et exceptionnel, qui a pu concrètement annihiler définitivement le libre-arbitre d’une personne bien déterminée. Voilà pour l’aspect juridique de cette notion.

Alors, application à sœur Gertrude. Pourquoi, à mon sens, peut-on parler de contrainte dans son chef ? Dans son introduction, Monsieur l’avocat général a fait allusion au fait que les accusés, généralement, essaient de prendre des distances par rapport aux faits - c’est ce qu’il vous a dit - eh bien, moi, Monsieur l’avocat général, je ne comprends pas cette réflexion à propos de sœur Gertrude. Parce que, s’il y a vraiment quelqu’un dans ce dossier qui est totalement imprégnée de ce qu’elle a vécu et qui est totalement dans les faits, c’est bien elle.

Et vous vous souviendrez, Mesdames et Messieurs les jurés, c’était il y a un certain temps, le 4 mai 2001, lorsque Monsieur le président a interrogé l’accusée sur les événements, il y avait un mot qui revenait toutes les trois phrases dans sa bouche, un mot de quatre lettres, le mot « Peur ». Et je cite : « J’étais anéantie, paralysée par la peur, elle vous prenait aux tripes ». Alors, il est vrai que ce mot qui revenait tout le temps, que ce discours répété à l’envi par sœur Gertrude, a pu vous apparaître, dans cette ambiance feutrée de la salle d’audience de la Cour d’assises, eh bien, tout cela a pu vous paraître lassant, lancinant, mais ce que je n’admets pas, c’est que l’on puisse sous-entendre que ce discours de peur était un discours construit pour les besoins de la cause, par l’accusée, construit pour les besoins de l’audience.

J’affirme en effet que les propos tenus par sœur Gertrude à l’audience, étaient totalement sincères, parce que, non seulement ce discours, elle le tient depuis toujours, depuis le début de cette affaire, mais aussi parce que la peur, Mesdames et Messieurs les jurés, eh bien, c’est la dominante de tout ce dossier, la dominante de ces treize semaines infernales, il n’y a pas d’autre mot.

Premier aspect : le discours constant de sœur Gertrude.

Dès le début de l’enquête, audition du 11 octobre 1995, la peur, eh bien, elle transparaît entre chaque ligne. Je cite toujours l’accusée : « C’était effrayant car nous avions peur ». Un peu plus loin : « Cela a été horrible, nous attendions la mort, je ne savais plus à qui me fier, je ne savais plus quoi faire ». Audition du 25 janvier 1996 : « Il est vrai que j’ai été dépassée par les événements, je me demande qui ne l’aurait pas été, et qu’à la fin, je n’avais plus la force physique, ni psychique, de me battre. Je n’étais, en fait, plus maître de la situation. En voyant maintenant la chronologie des événements et la conséquence que chaque décision a engendrée, il est facile de me juger après coup, mais, au moment même, j’ignorais ce qu’il fallait faire et une décision pouvait s’avérer être la bonne ou la mauvaise ».

Mesdames et Messieurs les jurés, il ne s’agit pas de propos de circonstances, il ne s’agit pas d’un système de défense, tout simplement, parce que lorsqu’elle est interrogée, en 1995 et 1996, sœur Gertrude, elle est pas juriste. Elle ne connaît pas les conséquences éventuelles et la portée juridique de ce qu’elle dit. Absolument pas. Moi, je la connais, mais elle ne le sait pas. Et, dès lors, ce qu’elle dit à ce moment-là, et ne retenez… je veux bien que l’on ne retienne que ce qu’elle a dit à ce moment-là, mais ce qu’elle dit à ce moment-là, eh bien, c’est l’expression spontanée d’une réalité à laquelle elle a été confrontée et elle dit ce qu’elle a ressenti et ce qu’elle a vécu. Même si, sans doute, cette vision des événements, elle est bien difficile à se représenter sept ans après et à 6.000 km de distance.

Et puis, deuxième aspect, la peur, la peur. Eh bien, elle a été la constante de ces six semaines de débats. Mesdames et Messieurs les jurés, dans les auditions des témoins, ce mot est revenu, non seulement dans la bouche de Monsieur le juge d’instruction, dans la bouche des témoins de contexte, dans la bouche de tous ceux qui ont vécu ces treize semaines de terreur. Ce mot, il était sur toutes les lèvres. Souvenez-vous, celles de ceux, bien sûr, qui ont souffert dans leur chair. Mais celles aussi de tous ceux qui ont été les témoins épouvantés et impuissants de tous ces massacres. Et même les plus courageux, même les plus courageux, et je pense à Monsieur le témoin 110 dont on vous a rappelé tout le courage, à raison. Lorsqu’il est venu à cette audience, Mesdames et Messieurs les jurés, écoutez ce qu’il a déclaré :

« La peur régnait en maîtresse, tout le monde avait peur de tout le monde, ce qui ressortait le plus, c’était la peur devant ». Ah, on a beaucoup reproché à sœur Gertrude de ne pas dire à l’abbé le témoin 54 ce qui s’était passé au centre de santé, c’est le témoin 110 qui parle : « Ce qui ressortait le plus, c’était la peur devant, on n’évoquait pas ce qui était passé, on pensait à l’avenir, chacun se préoccupait de sa propre mort ».

Alors, c’est à la lumière de ce climat bien particulier - et vous en conviendrez avec moi - que je vous demande de parcourir le cours du temps et le film des événements. Je voudrais le faire pour vous expliquer comment la résistance morale de sœur Gertrude a été totalement annihilée et je vais évoquer cinq périodes, le fil du temps.

Première période : avant le 6 avril 1994. Deuxième période : entre le 6 avril et le 17 avril. Troisième période : entre le 17 avril et le 22 avril. Quatrième période : entre le 22 avril et le 24 avril et puis enfin : entre le 24 avril et le 6 mai.

Alors, première période : avant le 6 avril 1994, au monastère de Sovu. Oui, c’est un havre de paix, c’est un havre de paix avec différentes activités et lorsque sœur Gertrude est entendue le 11 octobre 1995, elle déclare ceci : « Nous avions, comme activité principale, l’organisation d’un centre nutritionnel, d’un dispensaire et d’un groupe d’alphabétisation destiné aux enfants rencontrant des difficultés de scolarisation. Ceci, comme activité externe au monastère. Au niveau du monastère lui-même, nous avions une activité tournée vers les pauvres à qui nous dispensions notre aide à raison d’une centaine de personnes par semaine. Et puis, en plus, vous le savez, il y avait des séminaires, des séminaristes qui venaient passer des journées au couvent, plusieurs jours, une semaine. Bref, effectivement, Sovu était un havre de paix ».

Mais une chose est certaine, c’est que, déjà avant avril 1994, le tonnerre gronde au Rwanda. Le tonnerre gronde, et sans vouloir remonter trop loin, je crois que l’on peut dire avec Madame DESFORGES, avec Monsieur REYNTJENS qui connaissent bien la question, que l’assassinat du président burundais NDADAYE, en octobre 1993, souvenez-vous, c’était le premier président Hutu qui a été assassiné au Burundi, en octobre 1993, eh bien, cet événement a accéléré le processus de ce qu’il faut bien appeler aujourd’hui, malheureusement, la chronique d’un génocide annoncé. Et je crois pouvoir dire que toute la population au Rwanda, eh bien, elle voit les nuages noirs qui sont encore loin, mais ils sont là ! Et bien sûr, le monastère de Sovu, les nuages noirs, il les voit aussi, et sœur Gertrude aussi.

Deuxième période : du 6 avril au 17 avril 1994. Vous avez l’assassinat du président le témoin 32, le massacre des Hutu modérés, immédiatement à Kigali, massacre aussi des dix casques bleus belges, et puis, à Butare, au départ, les choses sont un peu plus calmes, mais très rapidement, très rapidement, il y a des installations de barrières et après, des massacres aussi à Butare.

Et j’en veux pour preuve le récit de ce témoin que l’on a déjà évoqué à plusieurs reprises, le témoignage de Monsieur ZACHARIA, ce médecin de Médecins sans frontières, qui est venu ici - et je me souviens encore, il s’exprimait en anglais, avec une certaine pudeur, une certaine réserve, il n’y avait pas un bruit dans la salle, c’était tout à fait poignant, ce qu’il racontait - et il avait déclaré notamment ceci :

Le 13 avril 1994, il est intercepté à une barrière. Le 14 avril 1994, il n’ose plus rouler avec son chauffeur Tutsi à cause de ce qui s’est passé à la barrière, le 13 avril. Le 16 avril 1994, il apprend qu’il y a eu des massacres à l’Eglise de Kibeho et lui, le courageux médecin, il veut y aller, il veut aller soigner les blessés et il passe huit postes de contrôle, huit postes de contrôle où il y a des hommes avec, avec quoi ? Avec cette arme tout de même peu rassurante, que Monsieur l’avocat général vous a montrée à la fin de son réquisitoire, eh bien, ces hommes sont là, et je crois pouvoir dire que cette arme-là, ce n’est pas une arme de guerre classique. C’est quand même un instrument de torture bien particulier.

Et puis, le 17 avril, le docteur ZACHARIA, le 17 avril, il est à Butare et il voit qu’il y a, à Butare même, plusieurs barricades, pas seulement aux alentours de Butare, à Butare même, il y a des barricades partout, et il voit un camion avec des gens avec des écharpes jaunes, et ces gens crient et sifflent et Monsieur ZACHARIA de vous dire ici à l’audience : « J’ai cru que c’était une équipe de football, mais c’était des Interahamwe ». 17 avril 1994 ! Alors, je pose simplement la question suivante : ce climat de terreur qui vous est décrit, pourquoi sœur Gertrude ne pourrait-elle pas le ressentir, elle aussi, lorsqu’elle va à Butare chercher de l’aide, le 17 avril 1994 ?

Ce n’est pas, Mesdames et Messieurs les jurés, parce qu’on est religieuse, ce n’est pas parce qu’on est religieuse Hutu que l’on est plus à l’abri que quiconque. J’ai envie de vous dire, dans ce genre de contexte, il n’y a plus de religion qui compte, on est une femme comme une autre et nous savons, non seulement que les Tutsi sont en danger, mais les Hutu modérés sont en danger. Et certains témoins vous ont dit même : « Mais le Hutu qui cache un voisin Tutsi, il est aussi une cible potentielle et les religieux sont aussi en danger, vous savez ». Souvenez-vous simplement de ce témoignage de ce père le témoin 17 qui a vu massacrer et emmener les deux moines Tutsi de son monastère et le monastère de Gihindamuyaga où il se trouvait, il est à deux kilomètres de Sovu.

Alors elle, elle qui est la supérieure du couvent de Sovu, elle qui a charge d’âmes, charge d’âmes, c’est quoi ? Ca veut dire qu’elle a la responsabilité de ces religieuses dont, on vous l’a rappelé ce matin, plus de la moitié sont Tutsi, 17 sur 27. Eh bien, elle qui est aussi, et avant toute chose peut-être une femme comme une autre, quand elle voit aux barrières, ces êtres menaçants et agressifs, quand elle voit cette fameuse arme qu’on vous a montrée, ici, l’autre jour, quand elle croise ces gens avec ces écharpes jaunes, qui crient et qui sifflent, pourquoi dire d’elle qu’elle ment lorsqu’elle affirme qu’elle a été paralysée par ce climat, qu’elle est paralysée par la trouille, la trouille de mourir ?

Troisième période. Je crois que vous aurez certainement tous été impressionnés par cette image de milliers de réfugiés, sous la pluie, dans cette cour du couvent de Sovu, le soir du 18 avril, ces réfugiés à qui on n’ouvre pas les portes, ces réfugiés à qui on ne distribue pas de nourriture, on ne leur distribue pas le riz que le témoin 110 va apporter le 19 ou le 20 avril.

Je le dis d’emblée, Mesdames et Messieurs les jurés : ce comportement, c’est un comportement lâche, parce qu’évidemment on aurait pu héberger au couvent, plus que les 100 personnes ; et je reprends ici le chiffre cité par sœur Scholastique aux enquêteurs : il y avait environ 100 personnes, familles des sœurs, familles des travailleurs au couvent. On aurait pu en héberger plus, c’est clair. Mais je formulerai trois remarques par rapport à cette question importante.

Première remarque. Quand on parle des réfugiés sous la pluie, on ne parle pas de dix réfugiés, de vingt réfugiés, de cinquante réfugiés, on parle de milliers de personnes. Mesdames et Messieurs les jurés, je vous demande de vous représenter ce que ça veut dire des milliers de personnes. Dans cette salle d’audience, par exemple, je ne sais pas combien on est ici, deux cent cinquante, trois cents, je n’en sais rien. Imaginez des milliers de personnes, Mesdames et Messieurs les jurés.

Tout ce que je veux vous dire, c’est que, face à cette marée humaine, ce réflexe qui est un réflexe de lâcheté, peut être conditionné par une menace. La menace, c’est pas les réfugiés, c’est pas eux qui sont menaçants, mais c’est ce qu’il y a derrière eux, parce que ces réfugiés, pourquoi ils sont là ? Parce qu’ils fuient. Et ils fuient qui ? Ces hommes aux écharpes jaunes, hein ! Ces Interahamwe, eh bien, ceux-là, ils font peur.

Deuxième remarque. La lâcheté de sœur Gertrude. La lâcheté de sœur Gertrude, elle est collective, Mesdames et Messieurs les jurés, elle est partagée par toutes les religieuses de ce couvent, et elles sont 27. 27, et on en enlève deux, les deux méchantes : Gertrude et Kizito. Il en reste combien ? 25. Eh bien, 25, c’est votre jury, Mesdames et Messieurs les jurés.

Et je vous pose une question : si vraiment c’est une décision individuelle de sœur Gertrude, qui a été prise à ce moment-là, qu’est-ce qui empêchait les 25 autres de se rebeller ? De se rebeller et de dire : « Mais ça ne va pas ça, sœur Gertrude ! ». Et qu’on ne vienne pas me dire : « C’est une question de clés, c’est une question de clés. Sœur Gertrude avait pris toutes les clés, et il y a la règle de Saint Benoît, c’est la règle de l’obéissance ».

Mais de quoi nous parle-t-on, Mesdames et Messieurs les jurés. Vous imaginez un peu cette situation et personne ne fait rien, personne ne fait rien parce que tout le monde est lâche, tout le monde a peur, et la preuve de cette lâcheté, eh bien, elle se trouve dans la première audition de sœur Scholastique.

Sœur Scholastique, c’est qui ? C’est la sœur hôtelière qui, en principe, a les clés des chambres de l’hôtellerie. Eh bien, dans son audition du 10 octobre 1995 : pas un mot sur l’épisode de la pluie. Pas un mot. C’est seulement plus tard qu’elle viendra dire : « Oui, mais j’ai ouvert une petite chapelle ». Je ne sais pas si c’est vrai ou si c’est pas vrai, peu importe. Et pour la nourriture, elle dira dans cette audition : « Mais c’est Gertrude et Kizito qui ont réceptionné le riz ». Ce qu’elle ne sait pas, c’est que le témoin 110, celui qui a amené le riz, il a été entendu le 9 octobre...

[Interruption d’enregistrement]

...la nourriture, c’est la preuve de cette lâcheté collective, parce que toutes les sœurs avaient peur, elles avaient peur de mourir, d’être massacrées si elles venaient en aide aux réfugiés. Et c’est pour cela, parce qu’il faut mettre toute la responsabilité sur Gertrude, c’est elle la responsable, c’est elle la chef, c’est elle le gardien du troupeau. C’est pour cela, n’est-ce pas, que l’on n’ose pas dire : « Mais, moi aussi, au fond, je n’ai pas été très courageuse à ce moment-là ». 

Troisième et dernière remarque, Mesdames et Messieurs les jurés, et je reviens à nouveau dans un peu de juridique, parce que c’est quand même fondamental. L’omission d’agir que l’on reproche à sœur Gertrude à propos de ces faits, l’omission d’agir, eh bien, celle sur laquelle vous allez devoir vous pencher dans votre délibéré, ce n’est pas cette lâcheté-là, ce n’est pas cette lâcheté-là.

Ici, l’omission d’agir dont on vous parle, c’est une omission d’agir, considérée comme un acte de participation à des massacres, et cette participation par omission, elle est visée par la loi de 1993 de manière très spécifique, et Monsieur l’avocat général, dans son réquisitoire, l’a évoqué, il vous a évoqué tous les modes de participation : provoquer, donner l’ordre, etc. et puis, en page 36 de l’acte d’accusation, vous verrez que l’on parle de l’omission d’agir, et cette omission d’agir, d’ailleurs, elle sera reprise dans les questions qui vous seront posées. Que vise-t-on par cette disposition ? Eh bien, je cite, parce que Monsieur l’avocat général, il vous a parlé de l’omission d’agir mais il ne vous a pas lu toute la phrase. Il ne vous a pas lu toute la phrase et moi, je vais vous la lire.

Ecoutez bien : « Avoir omis d’agir dans les limites de sa possibilité d’action, alors qu’il avait eu connaissance d’ordres donnés en vue de l’exécution de crimes de droit international ou de faits qui en commencent l’exécution ­ écoutez bien - alors qu’il pouvait en empêcher la consommation, ou y mettre fin ».

Qui vise-t-on par cette disposition bien spécifique ? On vise, Mesdames et Messieurs les jurés, l’attitude du supérieur hiérarchique. On parle de crimes de guerre hein, même de crimes de génocide, peu importe, on vise ici l’attitude du supérieur hiérarchique qui sait que le crime va se commettre, et qui ne fait rien pour l’en empêcher. C’est ça qu’on vise dans ces dispositions !

La preuve de ce que j’avance, eh bien, je la trouve dans les travaux préparatoires de la loi - une loi, ça se prépare, ça ne tombe pas comme ça du ciel, ça se prépare et ça se discute - il y a toute une série de personnes qui ont préparé cette loi, et vous avez une commission de la justice du sénat qui a examiné les hypothèses de la loi de 1993. Et, à propos de cette omission d’agir, qu’a-t-on dit ? Eh bien, dans le projet initial, l’omission d’agir, elle n’était pas mentionnée.

Alors, on lit ceci dans le rapport de la commission de la justice :« Or, le nouveau texte de l’article 4 - c’est celui qui vise cette omission - s’il vise notamment la participation à l’infraction, ne vise pas l’abstention du supérieur de mettre en œuvre ses possibilités d’action pour empêcher des personnes placées sous son autorité de commettre une infraction grave ». C’est pour cela qu’on a rajouté cet alinéa sur l’omission d’agir alors qu’on pouvait en empêcher la consommation ou y mettre fin.

Et les exemples, à cet égard-là, eh bien, ils sont bien simples : c’est l’attitude de l’officier qui voit ses hommes, commettre des actes de torture abominables sur des gens qu’on a fait prisonniers, et l’officier, eh bien, il peut dire : « Non, stop. Arrêtez, ne faites pas ça ». Et il ne fait rien. C’est ça, l’omission d’agir. C’est ce supérieur qui ne fait rien.

Alors, Mesdames et Messieurs les jurés, moi, je dis haut et fort, n’est-ce pas, qu’il est absurde de soutenir que sœur Gertrude avait un pouvoir de commandement sur les Interahamwe ? De grâce, de grâce que l’on arrête de dire que sœur Gertrude pouvait empêcher les massacres et c’est pour cela, c’est pour cela qu’on a cherché à la diaboliser, n’est-ce pas ? Il faut faire d’elle, effectivement, le diable, parce que cette femme, cette femme, elle n’a jamais, elle n’a jamais manifesté des sentiments anti-Tutsi, ni avant, ni pendant, ni après le génocide et c’est ça, le problème, évidemment. C’est là que le bât blesse.

Alors voilà, on en arrive au 22 avril. Quatrième période, 22-24 avril. A partir du 22 avril, la tension à Sovu est à son comble et c’est indéniable. C’est indéniable et j’affirme aussi qu’à partir des atrocités commises le 22 avril au centre de santé de Sovu, la résistance morale de sœur Gertrude, si tant est qu’il lui en reste encore, eh bien, la sienne, et je vous demande encore de faire l’effort de vous mettre dans sa tête à elle, avec ses facultés intellectuelles, ses responsabilités à elle, sa fragilité à elle, et j’y reviendrai encore plus tard, à partir de ce moment-là en tout cas, je crois très sincèrement que la résistance de sœur Gertrude, elle est définitivement anéantie.

Je vous demande, Mesdames et Messieurs les jurés, c’est un effort sans doute difficile mais je crois qu’il doit être fait, d’imaginer un instant ce que fut cette journée apocalyptique, quand l’horreur atteint un tel paroxysme, on est ici au bout du bout de l’horreur. Quand on ne l’a pas vécu, on a sans doute effectivement beaucoup de mal à s’imaginer tout cela mais les massacres du centre de santé, Mesdames et Messieurs les jurés, les sœurs, toutes les sœurs l’ont vécu à 150 mètres. A 150 mètres, imaginez un seul instant ces hordes d’Interahamwe qui déferlent des collines et qui viennent, armés jusqu’aux dents, n’est-ce pas, armés de machettes, de gourdins, de bâtons, de fusils, que sais-je encore, et qui viennent entourer le monastère.

Et ces Interahamwe - on ne l’a pas beaucoup dit - ces Interahamwe, ils sont nombreux. Il n’y en pas dix, il n’y en a pas vingt, il y en a des centaines, parce que, imaginez un instant, pour massacrer comme ils l’ont fait entre 3.500 et 7.000 Tutsi en une journée, vous imaginez le nombre, le nombre d’agresseurs qui devaient être là. Je crois qu’on peut parler d’un « carnaval de la mort » avec ces sifflets, n’est-ce pas, ces sifflets et ces tambours que l’on entend dans les oreilles, même si on ne le voit peut-être pas quand on est caché au couvent, eh bien vous avez ces cris de bêtes sauvages, ivres d’alcools, ivres de sang…

Vous avez tout cela dans vos oreilles, et puis, vous avez aussi les cris de ces femmes, de ces enfants qu’on viole et qu’on égorge, c’est le massacre du centre de santé de Sovu, du 22 avril. Et puis, imaginez enfin ce que devait être ce spectacle en fin de journée, ce spectacle de désolation, il n’y a pas d’autre mot, à la nuit tombée, une fois que ceux qui ne sont plus des hommes, s’en sont partis repus.

Eh bien, croyez-vous, croyez-vous, Mesdames et Messieurs les jurés, qu’après cette journée infernale, ceux qui se trouvent terrés au monastère ont bien dormi ? Alors oui, oui, oui, le 23 avril, à l’aube, à 5 h et demie du matin, sœur Gertrude décide de fuir avec les sœurs uniquement, en abandonnant les réfugiés au monastère. Eh oui, à nouveau oui, cet acte est lâche, c’est clair. Mais est-il déraisonnable de penser que c’est la peur d’être tuée qui a guidé cette décision et la peur d’être massacrée aux barrières si l’on emmène des réfugiés ? Parce qu’il ne faut pas oublier ça aussi, n’est-ce pas, quand on quitte Sovu, c’est pas une petite route tranquille, il y a des barrières et aux barrières, qui il y a ? Des Interahamwe.

Eh bien, si trois religieuses, sœur Scholastique, sœur Fortunata et sœur Bénédicte vont choisir de rester pour mourir avec les leurs, l’abandon des familles, à nouveau, il est le fait de toutes les religieuses, en ce compris sœur Marie-Bernard et sœur Régine qui vont abandonner leur propre famille. Et qu’on ne vienne pas de nouveau me prétendre qu’elles ont été forcées par leur supérieure, n’est-ce pas, la preuve en est : il y en a qui sont restées. Mais ce que je veux simplement vous dire, c’est qu’elles ont toutes été paralysées, tétanisées par la peur de subir quoi ? Ce qui s’est passé pendant toute cette journée du 22 avril.

Alors, réfléchissez, Mesdames et Messieurs les jurés, à ce qui va se passer ensuite. Qu’ont-elles ressenti, ces sœurs qui vont partir en voiture ? Il y aura deux convois pour aller de Sovu à Ngoma. Vous avez cette route jonchée de cadavres mutilés. Vous avez ces barrières, et ces barrières - je crois que vous l’aurez compris - ce n’étaient pas des haies d’honneur pour les sœurs de Sovu : « Mais, passez, mes sœurs, allez-y ». N’est-ce pas, ces barrières, ce sont des obstacles successifs où, chaque fois, il faut parlementer pour pouvoir avancer.

Et puis, tant bien que mal, on arrive chez le bourgmestre de Huye, le fameux Jonathan RUREMESHA. Alors, je sais, on vous a dit : « Mais Gertrude, comment pouvez-vous, comment pouvez-vous contacter le bourgmestre, alors que vous avez reconnu que le 18 avril des réfugiés vous avaient dit que le bourgmestre, c’est lui, avait joué un mauvais rôle sur la colline ? ». Alors, je vous réponds simplement ceci. Qui a déclaré cela : « Les réfugiés m’ont dit que le bourgmestre avait joué un mauvais rôle sur la colline » ? C’est sœur Gertrude, sœur Gertrude la machiavélique, la menteuse, la manipulatrice. Elle dit devant le magistrat instructeur, le 26 janvier 1996, spontanément : « Les réfugiés m’avaient dit que le bourgmestre avait joué un mauvais rôle sur la colline ».

Mais, le 23 avril, quand on arrive à Huye, sœur Gertrude, elle n’a pas vécu ce qui s’était passé sur la colline et, ce qu’elle a comme image du bourgmestre, elle, à ce moment-là, eh bien, c’est le bourgmestre d’avant les événements, d’avant le 6 avril. Celui - on vous l’a rappelé ce matin - auquel elle fait appel quand il y a des problèmes au couvent. Eh bien, oui, elle croit, elle croit que, elle sœur Gertrude, parce qu’elle est en confiance avec ce monsieur, c’est un bourgmestre.

Eh bien oui, elle croit que ce bourgmestre, il va pouvoir faire quelque chose, il va pouvoir leur venir en aide à ce moment-là. Et dans cette panique, dans cette panique, quand on essaie d’avancer, de passer de barrière en barrière, on va, parce qu’on veut aller à l’évêché, on va demander de l’aide à Monsieur Jonathan RUREMESHA, et qu’est-ce qu’il va faire, le bourgmestre ? Eh bien, il va dire : « Oui, je vais vous aider. Toutes les sœurs, hein… Hutu et Tutsi, je vais vous aider, je vais vous escorter et on téléphone à l’évêché ».

Alors, on téléphone à l’évêché et, malheureusement, il n’y a pas de réponse parce que l’évêque de Butare, eh bien, comme tout le monde, il a la trouille, il est mort de trouille, il est sous son lit, je ne sais pas où il est mais il ne répond pas. Il n’est pas là. Et puis, on décide d’aller alors à la paroisse de Ngoma. Vous savez, la paroisse où se trouve l’abbé le témoin 54. Et c’est le bourgmestre qui va escorter les sœurs et qui va les faire passer, les aider à faire passer les barrages successifs, il y a encore des barrages, on croise toujours ces Interahamwe, ces hommes aux écharpes jaunes. On négocie et puis, on arrive à Ngoma.

Et, à Ngoma, le bourgmestre repart à Sovu pour chercher les sœurs qui étaient restées et lorsqu’il arrive à Sovu - retenez bien ça - qu’est ce qu’il fait le bourgmestre ? Il prend les sœurs, il ne veut pas prendre les autres, mais il dit à Scholastique de se cacher, de cacher tout le monde et de se barricader dans le couvent. Retenez bien cela parce que s’il y a une autre constante dans ce dossier, c’est ce que j’appellerai « La particulière duplicité », « Le double jeu perfide », n’est-ce pas, de tous ces génocidaires qui manient avec une dextérité impressionnante, tristement impressionnante : ils manient tantôt la douceur, tantôt l’horreur.

Alors voilà, quand on est à Ngoma, quand on est à Ngoma, et que le deuxième convoi arrive, se déroule une scène, une scène capitale pour la compréhension de tout ce qui va suivre. Une scène capitale sur laquelle tant Monsieur l’avocat général que les parties civiles, font l’impasse. Impasse totale sur ce qui s’est passé à Ngoma. On n’en parle pas pour une raison bien simple, pour une raison bien simple : c’est que c’est là que le fil rouge, le beau fil rouge de Monsieur l’avocat général se brise définitivement. Cette scène, Mesdames et Messieurs les jurés, elle dérange. Elle dérange tout le monde parce qu’elle détruit la thèse qui présente Gertrude comme un complice des génocidaires.

Nous savons, de l’aveu même de toutes les sœurs présentes à la paroisse de Ngoma, que des miliciens Interahamwe sont arrivés et qu’ils s’en prennent directement aux sœurs ; ils veulent savoir qui sont les dernières sœurs qui sont arrivées avec le bourgmestre, et puis, ils ont des paroles aussi terribles, c’est sœur Marie-Bernard qui vous les a rapportées : « Tous les Tutsi du pays, sans exception, on veut les tuer, on veut les éliminer ». Ces hommes-là, ces gentils Interahamwe avec leur belle écharpe jaune, voilà les discours qu’ils tiennent à la paroisse de Ngoma. Et cela dure plusieurs heures et nous savons, nous savons que sœur Gertrude a donné de l’argent aux Interahamwe. Non seulement, elle a donné de l’argent, pour qu’ils partent, et toutes les sœurs, toutes les sœurs ont bien dû le reconnaître, non seulement elle. Mais cela est confirmé aussi par qui ? L’abbé le témoin 54, dont on vous a aussi déjà parlé.

Et, lors de son audition du 8 juin 1995, c’est une audition de 17 pages, dont Maître FERMON vous a parlé, Monsieur le témoin 54 est entendu par le procureur du Roi VER ELST-REUL, et Maître FERMON vous en a parlé pour décrire tout le courage de cet homme, courage que je ne mets pas, évidemment, en doute. C’est clair que ce prêtre Tutsi a eu du courage et il retrace dans cette audition tout ce qu’il a vécu, et cette audition, elle est essentielle - je vous demande bien d’écouter ce que je vais vous dire - elle est essentielle parce qu’elle se situe le 8 juin 1995, c’est-à-dire, avant le début de l’enquête sur les massacres de Sovu, par Monsieur VANDERMEERSCH. Cette enquête ne débutera qu’en août 1995. Cette audition, elle se situe avant le rapport d’African Rights qui date lui, de juillet 1995 et, dès lors, je crois qu’elle a une importance fondamentale et, si vous me permettez, Monsieur le président, je vous demanderai peut-être une petite interruption maintenant ?

Le Président  : Parfait !

Me. VERGAUWEN : Merci.

Le Président  : Eh bien, nous allons suspendre l’audience maintenant, nous la reprenons à 15 h 15.

[Suspension d’audience]

Le Président  : L’audience est reprise. Vous pouvez vous asseoir. Les accusés peuvent prendre place.

Monsieur le caméraman. Maître VERGAUWEN, je vous restitue la parole pour la suite de votre plaidoirie.

Me. VERGAUWEN : Je vous remercie, Monsieur le président.

Mesdames et Messieurs les jurés, j’en étais donc arrivé à la relation des événements d’avril 1994 par le père le témoin 54, dans cette longue audition de juin 1995, au terme de laquelle il dit, je cite : « Je précise que mon récit est dans ma mémoire, je n’ai rien écrit, mais tout ce que j’ai vécu est inscrit à jamais dans ma mémoire, je ne l’oublierai jamais ».

Ce qui est frappant, c’est que dans cette audition, Monsieur le témoin 54 parle de ce qui s’est passé à la paroisse de Ngoma, les 23 et 24 avril. Il parle de l’arrivée des sœurs et, dans cette audition, il n’y pas une seule critique sur le comportement de sœur Gertrude, que du contraire. Et, curieusement, cette critique de l’abbé le témoin 54 à l’égard de sœur Gertrude, parce qu’il y en aura une, elle n’apparaîtra tout à coup que plusieurs mois plus tard, quatre mois plus tard, en octobre 1995, dans le cadre de la commission rogatoire menée par Monsieur le juge d’instruction VANDERMEERSCH et surtout - c’est ça qui me paraît important - après le rapport d’African Rights, de juillet 1995.

Alors, je pose une question : si le père le témoin 54 était vraiment choqué par l’attitude de sœur Gertrude lorsqu’elle était à Ngoma, pourquoi n’en  parle-t-il pas, en juin 1995 ? Pourquoi ne manifeste-t-il pas sa désapprobation ? Alors qu’il dit, dans cette première audition, qu’il a tout en mémoire, que tout est inscrit dans sa mémoire, et si je vous dis cela, c’est parce que je vous demande de comprendre le malaise qui est le mien, le malaise qui est le mien et dont je vous parlais au début de mon intervention, par rapport à ces accusations qui apparaissent, comme ça, tout à coup.

Je ne peux pas m’empêcher de penser, je ne peux pas vous le prouver, je ne sais pas vous le prouver, mais que le père le témoin 54, lorsqu’il est entendu en octobre 1995, il a eu vent de ce que l’on raconte dans African Rights, et ce que l’on raconte dans African Rights, eh bien, c’est terrible pour sœur Gertrude. Eh bien, ce prêtre Tutsi, volontairement ou involontairement, n’est-ce pas, est-ce qu’on ne peut pas s’imaginer qu’il en veut un peu à sœur Gertrude lorsqu’il entend raconter tout ce qui se serait passé à Sovu ?

Et alors, vous allez voir que dans son audition d’octobre, il s’étonne non seulement d’une prétendue familiarité de sœur Gertrude avec le terrible lieutenant HATEGEKIMANA, le commandant militaire du camp de Ngoma, mais il va jusqu’à une affirmation, qui a été reprise par les parties civiles, et qui est en totale contradiction avec le récit de toutes les sœurs sur ce qui s’est passé à Ngoma et dont je viens de vous parler. Non seulement en contradiction avec le récit des sœurs, mais en contradiction avec sa propre audition d’il y a quatre mois avant, parce que, nous dit-il au mois d’octobre, je cite, et on vous l’a plaidé du côté des parties civiles : « Curieusement, alors que nous étions la cible des tueurs, notre paroisse n’a pas été réellement attaquée par ceux-ci lorsque les sœurs étaient chez nous ».

Pourtant, Mesdames et Messieurs les jurés - vous allez le voir - au mois de juin 1995, il dit exactement le contraire, l’abbé le témoin 54 et ce passage de l’audition, du mois de juin 1995 a sans doute échappé à Maître Clément de CLETY quand il vous a dit qu’il avait lu les 18.664 pages du dossier, mais je vais vous le lire ce passage.

Ecoutez ce qu’il dit l’abbé le témoin 54 : « Les religieuses nous ont dits que la route reliant Huye à Ngoma était jonchée de cadavres - les religieuses viennent d’arriver - les tueries ont continuées à Ngoma pendant toute la journée. Par les fenêtres de la cure, je voyais des personnes sur la route qui portaient des massues, des haches et des machettes. Tous portaient le chapeau du MRND ou de la CDR. Ceux qui ne portaient pas un chapeau avaient des feuilles de bananier autour du cou ou sur l’épaule. Ils portaient un médaillon à l’effigie du président le témoin 32 sur la poitrine, même les plus jeunes essayaient aussi de porter une arme ou un bâton et le médaillon. Nous avons reconnu aussi des jeunes du PSD qui portaient le chapeau du MRND ou de la CDR et le médaillon du président. Nous ne comprenions pas comment cela était possible. Le PSD s’opposait à la MRND et à la CDR, j’ai vu un autre groupe qui portait le médaillon du MDR Parmehutu ».

Et puis ceci, dans l’après-midi, le conseiller de Ngoma, Saïd, a conduit une attaque contre la paroisse de Ngoma. Quatre jeunes l’accompagnaient, ils ont demandé à me voir mais je n’ai pas voulu sortir, j’étais enfermé dans ma chambre, le conseiller a demandé de l’argent à mon confrère pour arrêter l’attaque. Il a reçu dix mille francs de la supérieure des bénédictines de Sovu, sœur Gertrude, qui est actuellement en Belgique à Maredret, et 5.000 francs de mon confrère. Le conseiller a compté combien de personnes se trouvaient dans les locaux de la paroisse, ensuite, il est parti avec les jeunes.

Mesdames et Messieurs les jurés, cette version de juin 1995 qui est la première, qui est la version spontanée, on vient vous demander aujourd’hui - on n’en parle pas - et on vient vous demander aujourd’hui : « Faites comme si elle n’existait pas », « L’audition de juin, elle n’existe pas… » parce qu’elle dérange, parce qu’elle détruit la thèse de l’accusation.

Ces heures d’angoisse à Ngoma, que toutes les sœurs ont décrites et que l’abbé le témoin 54 décrit dans ce passage, eh bien, ne suis-je pas en droit de vous dire qu’elles ont bien existé et que, quand on a été face à face avec ce qu’il faut bien appeler la mort, Mesdames et Messieurs les jurés, elles sont face à face avec ces Interahamwe, ils sont là, dans la paroisse, quand on a vu la mort de si près. Quand on a vu sa dernière heure arriver, est-ce qu’il vous paraît hallucinant de venir dire qu’il y a là de quoi perdre tous ses moyens, n’est-ce pas, et de ne plus savoir comment on s’appelle.

Ce que je dis, cela vaut pour toutes les sœurs, mais y compris, y compris pour sœur Gertrude et parce qu’on a frôlé la mort à Ngoma, parce qu’on a vu l’horreur, à ce moment-là, on a vu l’horreur arriver et on a dû payer de l’argent pour les faire partir et on a du parlementer, on s’est dit : « Qu’est-ce qu’il va arriver ? ». Eh bien, c’est pour cela que les religieuses décident de retourner quoi faire à Sovu ? Retourner mourir à Sovu, dans leur couvent. Parce que, quitte à mourir effectivement, autant mourir dans leur couvent.

Et je voudrais m’arrêter un instant pour vous rappeler ce que je vous avais dit au sujet de cette double pression. N’est-ce pas qu’elle est là, cette double pression : il y a cette peur, cette peur de mourir, affreuse, et il y aussi cette pression des Interahamwe. Qu’on ne vienne pas me dire que ce qui s’est passé à Ngoma, avec ces Interahamwe, ne constitue pas une pression énorme, n’est-ce pas, énorme, et je vous demande avec insistance, de bien avoir à l’esprit cette pression morale insoutenable pour analyser la suite des événements.

Mais, avant d’en venir au retour à Sovu, je voudrais ouvrir une parenthèse dans le temps, pour faire un sort à deux arguments qui ont été avancés par l’accusation et par les parties civiles et qui, à mon sens, ne résistent pas à l’examen.

Premier argument. On vous a dit et répété : « Mais puisque le monastère de Sovu est intact, puisqu’il n’y a pas d’impact de balles, puisqu’il n’a pas été attaqué, mais cela prouve que les sœurs n’étaient pas en danger, et puis, cela prouve aussi que la seule chose que souhaitait sœur Gertrude, c’était préserver ses briques. Ça, c’est le but de sœur Gertrude ».

Alors, je réponds en trois points. Premier point : si réellement sœur est préoccupée par ses briques, elle, la copine de REKERAHO, si elle est réellement préoccupée par ses briques, pourquoi part-elle, le 23, avril et quitte-t-elle ses chères briques-là ? Pour le coup, eh bien, l’abandon du monastère et l’abandon des pierres, il est là. Au contraire, je crois pouvoir dire, Mesdames et Messieurs les jurés, sur base de ce qui s’est passé à Ngoma, que ce départ à Ngoma démontre que ce qui a constamment préoccupé sœur Gertrude, c’est quoi ? C’est la survie des sœurs de sa communauté et la sienne propre, bien évidemment. C’est ça qui la préoccupe, et pas ses briques.

Deuxièmement, ce qui s’est passé à Ngoma, cela démontre de manière définitive, je crois, que la vie des sœurs était bien en danger, et ça, c’est capital. La vie des sœurs était bien en danger parce que nous savons ce qui s’est passé à Ngoma, et puis, nous savons aussi que les religieux, en général, je vous l’ai déjà dit, mais je vous le répète pour mémoire, nous savons aussi que des religieux ont été attaqués, que des religieux sont morts pendant les événements d’avril 1994.

Et puis, troisième, troisième réponse. Moi, quand j’entends tout ce qu’on vous raconte, n’est-ce pas, j’ai l’impression qu’on en arrive à ce paradoxe inouï, ce paradoxe inouï selon lequel, pour prouver sa bonne foi, sœur Gertrude, pour démontrer que les sœurs étaient bien en danger, eh bien, il aurait fallu, oui, que des sœurs soient tuées à Sovu ou à Ngoma. Et je dis : « Cela, ça ne va pas, n’est-ce pas ? Ca, ça ne va pas, ce n’est pas parce que sœur Gertrude a réussi à éviter la mort de toutes ses sœurs, toutes ses sœurs qui ne lui en sont plus reconnaissantes aujourd’hui, eh bien, ce n’est pas pour ça qu’on va venir dire que la vie des sœurs n’était pas en danger ». Ca, c’est quand même un paradoxe tout à fait saisissant.

Et puis, deuxième observation par rapport à l’autre argument que l’on vous a assené, assené à plusieurs reprises, et qui concerne les rapports de sœur Gertrude avec les autorités militaires et avec les autorités civiles, en l’occurrence le bourgmestre. Ah ça ! Dès que Gertrude prend contact avec Monsieur HATEGEKIMANA ou Monsieur Jonathan RUREMESHA, ça, c’est la preuve de sa complicité avec les génocidaires.

Eh bien, je vais vous montrer deux exemples qui démontrent la duplicité dont je vous parlais tout à l’heure, ce double jeu cynique de toutes ces autorités et ce double jeu, il est permanent. Il est permanent.

Premier exemple. L’abbé le témoin 54, toujours lui, dans cette fameuse audition de juin 1995, à propos de ce qui s’est passé le 16 avril 1994, je lis, écoutez bien :

« Le 16 avril 1994, KANYABASHI Joseph ­ KANYABASHI, c’est le bourgmestre de Ngoma - m’a téléphoné pour me dire qu’une réunion se tiendrait, et il m’a demandé d’y participer. Vers midi, j’ai été à cette réunion présidée par le bourgmestre et à laquelle participaient le commandant du camp de Ngoma, Ildephonses HATEGEKIMANA, Laurien   - c’est le témoin 110 - Charles MUNDIRABI du PSD, et moi-même, représentant des réfugiés qui exerçaient des fonctions dans leur commune d’origine. La réunion avait pour objectif l’évacuation des réfugiés qui devenaient trop nombreux dans la ville. Il fallait trouver des endroits extérieurs où on aurait pu les garder. Le bourgmestre a défendu cette position et a dit qu’un groupe devait être emmené à la paroisse Karama et un autre à Simbi, respectivement distantes de 12 et 15 km de Ngoma. Je suis intervenue pour demander au bourgmestre s’il s’était assuré de la sécurité dans ces deux endroits, le commandant Ildephonse a dit que ces deux paroisses étaient très calmes ».

Alors, Mesdames et Messieurs les jurés, que penser de cette audition, n’est-ce pas ? On vous parle du bourgmestre de Ngoma et nous savons par Monsieur le juge d’instruction, qu’il y a actuellement toujours en cours, une instruction, ici en Belgique, à charge de qui ? De ce bourgmestre. Et puis, on vous parle aussi du fameux terrible lieutenant HATEGEKIMANA. Alors, voilà, Mesdames et Messieurs les jurés, c’est ça la double personnalité de ces êtres terribles, parce que l’on sait, et si vous lisez la suite de cette longue audition, vous verrez, tous ces réfugiés, ils ont été massacrés, n’est-ce pas ? Et, le brave Ildephonse qui venait dire : « Tout est calme, toute est calme, rassurez-vous, tout est calme ». Par derrière, on les massacre tous. Et enfin, au terme de cette audition toujours, il dit encore l’abbé le témoin 54 ceci, écoutez bien : « Beaucoup de gens sont morts parce qu’ils ont été endormis  - et le mot est entre guillemets - par leur bourgmestre auquel ils faisaient confiance ».

Deuxième exemple, Mesdames et Messieurs les jurés : le docteur ZACHARIA, celui qui voulait que son hôpital reste neutre. Vous l’avez entendu ici. Et je ne sais pas si cela vous a frappés à l’époque, mais moi, ça m’a frappé parce que, à qui s’adresse-t-il ? Il s’adresse au capitaine NIZEYIMANA qui, suite au massacre de patients Tutsi dans son hôpital, lui avait, je cite : « Promis qu’il allait faire une enquête, et faire tout son possible pour assurer la sécurité ».

Eh bien, malgré les promesses du capitaine, tout le personnel Tutsi est tué le lendemain, et vous avez cette scène avec cette malheureuse infirmière Hutu et l’épouse d’un Tutsi, et puis, le lendemain, le docteur ZACHARIA estime que la neutralité de son hôpital est brisée et il s’en va, et il revoit le capitaine. Et le capitaine lui dit : « Ah mais, la situation était hors de contrôle et ils ne pouvaient plus garantir quoi que ce soit ! » Et puis, sur question de Monsieur le juge assesseur, le docteur ZACHARIA va répondre qu’il avait eu des contacts, tant avec le capitaine NIZEYIMANA qu’avec le colonel le témoin 151, et que l’un comme l’autre, lui ont dit qu’ils ne contrôlaient plus la situation.

Mesdames et Messieurs les jurés, quand vous savez ce qu’ont fait ce capitaine NIZEYIMANA, ce capitaine le témoin 151, ces bouchers de Butare, eh bien, n’y a-t-il pas là dans ces, dans ces réactions, dans cette déclaration, un cynisme, un cynisme terrible, n’est-ce pas ?

Alors, pourquoi faut-il toujours imputer à sœur Gertrude des intentions criminelles quand elle, elle prend contact aussi avec un bourgmestre en qui elle croit avoir confiance, et quand elle prend contact avec un lieutenant, un militaire, HATEGEKIMANA, en qui elle croit aussi pouvoir faire confiance. Pourquoi toujours venir lui reprocher cette phrase, n’est-ce pas, qu’elle a déclarée et qui est tellement parlante de vérité : « Celui qui pouvait vous tuer, pouvait vous sauver » ? Cette phrase est le reflet, je crois, de cette criante réalité qui constituait cette duplicité systématique des bourreaux au Rwanda, en 1994.

Retour à Sovu. Cinquième période : du 24 avril au 6 mai. La tension qui a été vécue à Ngoma le 23 et le 24, loin de s’apaiser, eh bien, elle va se poursuivre sans relâche quand on revient à Sovu, le soir du 24 avril. Parce que, qui est là pour accueillir les sœurs ? Les Interahamwe et l’ineffable REKERAHO.

Et qu’est-ce qu’il a fait, Monsieur REKERAHO, le 23 et 24 avril, pendant que les sœurs étaient à Ngoma ? Il a fait travailler ses hommes pour enterrer les cadavres et puis, il est aussi retourner au monastère. Et qu’est-ce qu’il a fait au monastère ? Il a fait la liste de tous les réfugiés qui se trouvaient là. Et cette liste, il l’a faite en imposant à Scholastique qui, elle aussi, était morte de peur, eh bien, elle l’a laissé faire, n’est-ce pas ? Elle ne pouvait pas faire autrement. Et par qui apprend-on que REKERAHO a été au couvent et qu’il est venu forcer Scholastique à dresser cette liste ?

Par les autres sœurs à qui Scholastique, lorsqu’elles vont revenir le 24 avril ou dans les jours qui suivent, eh bien, elle va raconter ce qui s’est passé, et elle va dire : « REKERAHO est venu et il voulait faire la liste de tous les réfugiés qui étaient au monastère » et ce qui est symptomatique, n’est-ce pas, c’est que, de nouveau, sœur Scholastique, elle ne parle pas de cet événement aux enquêteurs en octobre 1995. Que dit-elle ? Elle dit : « Gertrude et Kizito ont établi la liste des réfugiés au monastère » et puis, à l’audience, elle viendra vous dire : « Oui mais, il y avait deux listes, il y a avait deux listes : il y avait une liste pour le monastère - elle est bien obligée du reconnaître à ce moment-là - et puis, il y avait la liste au centre de santé ».

Mesdames et Messieurs les jurés, tout ce que j’essaie de vous dire, c’est que ce glissement, ce glissement, n’est-ce pas, de la liste qu’elle a été contrainte de faire, et qui devient la liste des méchantes, Gertrude et Kizito, eh bien, ce glissement, il n’a qu’une seule raison : c’est faire de Gertrude et Kizito, les responsables des massacres qui vont suivre.

Parce que, quand les sœurs arrivent de Ngoma, Monsieur REKERAHO, il est fâché. Ah il est fâché, Monsieur REKERAHO, et vous pouvez quand même vous imaginez qu’un homme qui a tellement de sang sur les mains, n’est-ce pas, cet abominable REKERAHO, quand il se fâche, eh bien, ça ne doit pas être très rassurant, et le mot est faible. Et il dit à sœur Gertrude, avec un cynisme superbe, n’est-ce pas : « Mais, ce n’est pas bien Gertrude, pourquoi est-ce que tu es partie, pourquoi est-ce que tu es partie ? Moi, je voulais te protéger, n’est-ce pas, et tu as bousculé tout mon programme ».

Mais oui, et on va croire ça, et on va croire cela, et REKERAHO de dire : « Je reviens demain matin, ah oui, je reviens demain matin ». Il joue, n’est-ce pas, Monsieur REKERAHO, avec la peur des religieuses. Il joue avec ça. Ah c’est amusant ça. Et le lendemain, il est là, il est là, le lendemain matin et après tout ce qu’elles ont déjà vu, ces sœurs, à Sovu le 22 avril, à Ngoma le 23 avril, eh bien, le 25 avril, eh bien, rebelotte, passez-moi l’expression, nouvelle scène d’apocalypse, n’est-ce pas, sous leurs yeux, à quelques mètres d’elles. Eh bien, elles vont assister au massacre, de nouveau, de réfugiés mais là, tout près, à quelques mètres… REKERAHO, il choisit les réfugiés, et hop, ils sont massacrés immédiatement.

Mais, bien sûr, on vous dira… mais grand seigneur, grand seigneur REKERAHO, grand seigneur va dire : « Ah, les familles des sœurs, oh, je les épargne, je les épargne. Moi, j’ai assez tué, ce sont pas ces familles qui vont gouverner le pays. Ca suffit, je m’en vais, je ne reviendrai plus ».

Et, pour les parties civiles et Monsieur l’avocat général, ces paroles sont la preuve, n’est-ce pas, de ce que REKERAHO a enterré la machette de guerre. C’est fini, REKERAHO, la machette, c’est fini, fini. C’est le calme à Sovu après cela. Ca, c’est la preuve. Après le 25, c’est fini à Sovu, tout est calme. Et puis, il n’y a plus de pressions sur Gertrude, REKERAHO est parti, il n’y a plus de pressions et dès lors, c’est elle qui va prendre la responsabilité du massacre du 6 mai, elle toute seule.

Eh bien, moi, je vous dis que je ne crois pas un seul instant aux soudaines bonnes intentions de ce bon Emmanuel REKERAHO et ce, pour plusieurs motifs. Vous savez que sœur Gertrude a toujours affirmé qu’elle avait été harcelée, entre le 25 avril et le 6 mai, tant par les Interahamwe en général que par Monsieur REKERAHO en particulier, et elle déclarera qu’elle lui a encore donné de l’argent. Alors, pourquoi puis-je vous dire que je pense que la version de sœur Gertrude est plus crédible que celle d’Emmanuel REKERAHO ?

Premier point : les Interahamwe, ils sont toujours présents à Butare et aux alentours, en avril et mai, cela n’est pas contestable et il n’y a pas de raison de penser que, dans l’environnement direct du couvent, la situation serait différente. La poudrière, elle est toujours là et elle est là, partout.

Deuxième élément : Monsieur REKERAHO, on vous l’a rappelé ce matin, eh bien, il s’est malheureusement contredit, il s’est malheureusement contredit lorsqu’il voulait à tout prix enfoncer sœur Gertrude. Il va dire chez Monsieur TREMBLAY, qu’il est venu plusieurs fois. Pourquoi est-ce qu’il revient au couvent si, s’il a fini et s’il a assez massacré ? Il ne veut plus, c’est fini. Le couvent, ça ne m’intéresse plus ! Alors, n’est-ce pas, la superbe explication de REKERAHO : « Ah oui, mais Gertrude, elle vient raconter que je l’ai harcelée ! Mais non, c’est elle qui m’a harcelé ». Et puis, quand on interroge les sœurs : « Mais REKERAHO, il n’est pas venu ». Alors quoi ? Il est venu ? Il n’est pas venu ? C’est lui qui harcèle ? C’est Gertrude qui harcèle ?

Troisième élément : Gertrude a dit : « Je lui ai encore donné de l’argent ». Réponse de Monsieur REKERAHO : « Ca, le seul argent qu’il a reçu de sœur Gertrude, c’était avant, et l’argent qu’il a reçu, c’était pour récompenser les bons travailleurs qui avaient bien enterré les cadavres ». Et le problème pour Monsieur REKERAHO, c’est que vous avez eu un témoin qui est venu ici, Jean Baptiste le témoin 151, celui qui a travaillé pour Monsieur REKERAHO. Et quand un membre de votre jury lui a posé la question de savoir s’il avait été payé pour son travail, eh bien, Monsieur le témoin 151, il a dit : « Ah ça, non, pas un franc, je n’ai pas reçu un franc ».

Dommage pour Monsieur REKERAHO, et c’est lui qu’on vous demande de croire, Mesdames et Messieurs les jurés. Par ailleurs, le fait de donner de l’argent, nous savons que sœur Gertrude - elle l’a fait à Ngoma - cette attitude de donner de l’argent pour essayer de sauver, elle l’a déjà eue, mais elle, on ne veut pas la croire. Ah non, ça, ce qui s’est passé à Ngoma, c’est une fable, n’est-ce pas, c’est une fable, ça, c’est pas Gertrude, non non, surtout, surtout on oublie.

Quatrièmement. De nouveau, n’est-ce pas, par rapport à ces déclarations de Monsieur REKERAHO, dans le chef des génocidaires, vous avez toujours cette distance habituelle entre ce qu’on dit et ce qu’on fait ; et il y a ce double visage, n’est-ce pas, et je vous renvoie simplement à ce capitaine NIZEYIMANA qui vient dire au docteur ZACHARIA : « Je veille à assurer la sécurité de l’hôpital ». Et puis, qu’est-ce qu’il fait ? Il fait tuer tout le monde, n’est-ce pas, et Monsieur REKERAHO lui, ça, c’est pas possible, quand Monsieur REKERAHO dit : « Moi, pas de problème, sécurité absolue pour le couvent, je ne reviens plus » et on va dire : « Lui, il est sincère, n’est-ce pas ? Oh, capitaine NIZEYIMANA peut-être ? Oui mais, REKERAHO, non ».

Voilà, Mesdames et Messieurs les jurés. Et j’en arrive maintenant à ce dernier épisode, et à la lettre du 5 mai dont vous connaissez les termes, que l’on vous a rappelé ce matin, et ces termes qui ont été qualifiés, à juste titre, d’épouvantables. Et vous connaissez les conséquences dramatiques de cette lettre pour les familles des sœurs. Enfin, vous savez que l’explication qui a été donnée par sœur Gertrude à l’envoi de cette lettre, elle l’a donnée dans son audition du 26 janvier 1996, elle dit ceci : « Finalement, voyant qu’il n’y avait plus d’issue, j’ai écouté le conseil de Gaspard RUSANGANWA, qui m’a dit de laisser partir les réfugiés qui auraient ainsi une petite chance de survivre, plutôt que de les garder au couvent où ils étaient voués à la mort. Il a adressé une lettre au bourgmestre lui demandant de venir prendre les réfugiés au couvent, j’ai signé cette lettre espérant que c’était une échappatoire, j’ai fait pour bien faire ».

Alors, bien sur, on vous dira : « Oui, mais c’est une explication a posteriori… » n’est-ce pas, « Elle dit cela parce qu’elle est confrontée à une lettre qui l’accable, et bien sûr, elle essaie de s’en sortir par une pirouette : « J’ai signé, mais je n’ai pas rédigé, et le rédacteur, c’est Gaspard » et Maître BEAUTHIER de vous dire : « Mais c’est la faute à pas de chance pour sœur Gertrude. La lettre du 5 mai, on l’a retrouvée dans le kit du père COMBLAIN qui était allé en septembre 1995, essayer d’influencer les sœurs Marie-Bernard et sœur Scholastique. Et voilà, dans le kit, on a retrouvé la lettre, alors forcément, Gertrude, elle est coincée ».

Eh bien, le problème, voyez-vous, parmi tant d’autres dans ce dossier, le problème, c’est que maître BEAUTHIER a du avoir des difficultés de classement, parce que cette lettre, elle n'est pas apparue, elle n’ était pas dans le kit de COMBLAIN. Elle est apparue, pour la première fois dans ce dossier, en juin, juillet 1996 et, une fois n’est pas coutume, cette lettre, elle est arrivée en Belgique, comment ?

Dans une certaine presse, en été 1996, une certaine revue « Goliath » dont j’ignore tout à fait également le tirage, c’est comme « Solidaire », moi, je ne sais pas, ces revues, elles sortent comme ça, et puis, ça arrive sur le bureau du magistrat instructeur qui l’a jointe à son dossier, en juillet 1996. Alors, j’en tire comme argument, simplement ceci : c’est que, lorsqu’elle est entendue en janvier 1996, on a parlé déjà dans l’article de « Solidaire » du fait qu’elle aurait écrit au bourgmestre pour chasser les réfugiés. Mais ce qu’elle dit à ce moment-là, eh bien, c’est une déclaration spontanée, on n’a pas le texte de la lettre, ce fameux texte qui est horrible, et qui est… et dont on se sert pour dire : « Voilà, c’est une épouvantable personne, sœur Gertrude ».

Le texte, il n’est pas là, n’est-ce pas, et donc, elle fournit une explication spontanée et on va peut-être venir vous plaider : « Mais Gertrude, Gertrude c’est… Elle est non seulement menteuse, elle est non seulement manipulatrice, mais elle a un don d’anticipation ». Elle anticipe, elle anticipe, elle devine que cette lettre, elle va apparaître tout à coup ; à un moment donné, on va la retrouver, je ne sais pas très bien comment, d’ailleurs, parce que le juge d’instruction, quand il est allé au mois d’octobre, eh bien, la lettre n’était pas là. Eh bien, Gertrude elle, elle anticipe. Ah ! Elle est machiavélique, Gertrude, elle est machiavélique.

Mais admettons même que ce soit ça, ce que je ne crois absolument pas, et vous verrez quand je vous parlerai de la personnalité de l’accusée, vous verrez que cela ne cadre pas du tout. Mais, imaginons même. Eh bien, le problème, c’est que ce que dit sœur Gertrude dans cette audition, quand elle dit : « C’est Gaspard qui a rédigé, moi, j’ai signé. Gaspard avait dit :  voilà, c’est la seule manière de s’en sortir et j’ai cru que c’était une échappatoire », quand elle dit cela, c’est confirmé par plusieurs éléments.

Premier élément d’abord, on vous l’a aussi rappelé ce matin, c’est le grain de sable de REKERAHO. REKERAHO qui vient dire chez Monsieur TREMBLAY : « Gaspard m’a dit qu’il avait suggéré l’envoi de la lettre ».

Deuxième élément. Deuxième élément : c’est la présentation formelle de cette lettre qui contient des mentions en français. Maître BEAUTHIER vous en a parlé. Et cela ne lui a pas échappé, en bas, à gauche de la lettre, il est écrit ceci : « Copie pour information - c’est souligné - Monsieur le préfet de Butare, Monsieur le commandant de place de Butare ». Et Maître BEAUTHIER de vous dire : « Voilà, j’ai fait appel à deux traducteurs qui m’ont dit… mais Gaspard, il n’a pas l’instruction suffisante pour écrire des mots en français ». Non, non. Alors moi, je ne sais pas qui sont ces deux traducteurs fantômes, n’est-ce pas, qui apparaissent comme ça. Il y a tellement de choses qui apparaissent, ici dans ce procès, on ne sait pas d’où elles viennent. Ici, il y a maintenant deux traducteurs fantômes qui ont l’air de si bien connaître Monsieur Gaspard, alors que nous savons tous que ce Monsieur Gaspard, on ne sait pas où il est, il est quelque part au Burundi. Mais les deux traducteurs, là oui, ça, ils savent que Monsieur Gaspard, il n’a pas l’instruction suffisante.

Eh bien moi, je me base sur ce que je trouve dans le dossier, n’est-ce pas. C’est peut-être plus sage. Et dans le dossier, on dit que Monsieur Gaspard, c’est qui ? C’est le voisin, c’est un ancien moine du monastère de Gihindamuyaga Ah ! Bien sûr, tous les moines sont illettrés, ça, c’est bien connu. Et puis, Monsieur Gaspard RUSANGANWA, il est conseiller adjoint du bourgmestre de Ngoma.

Alors, Mesdames et Messieurs les jurés, quand on connaît cette fonction administrative de Gaspard, quand on sait qu’au Rwanda - et c’est Monsieur le juge d’instruction qui vous l’a rappelé - les documents administratifs, il y a copie toujours à tout le monde. Copie, copie pour, copie pour… Ca, c’est la règle administrative au Rwanda, qui avait toujours cours pendant le génocide. Quand on voit que cette mention « Copie pour information », elle figure sur cette lettre, ne pensez-vous pas qu’elle vient renforcer la crédibilité de Gertrude quand elle dit que c’est Gaspard qui a bien rédigé cette lettre ? Pourquoi elle, la religieuse, irait-elle adopter ce style administratif ?

Et puis, troisième élément. Troisième élément : c’est que la preuve - et ça je crois qu’elle est définitive, n’est-ce pas - la preuve que c’est bien Gaspard qui a rédigé cette lettre, elle figure dans les témoignages écrits du père le témoin 17, qui est venu, ici, à l’audience. Vous savez, ce père du monastère de Gihindamuyaga, à deux kilomètres de Sovu, et dont on vous a dit qu’il avait beaucoup d’objectivité parce qu’il disait : « Moi, je ne me prononce pas sur la culpabilité, je m’en réfère au jury ». Et ce moine, eh bien, il avait aussi subi l’attaque de REKERAHO et on avait emmené deux frères Tutsi pour les massacrer.

Eh bien, le père le témoin 17, il a rédigé, le 13 avril 1995, un témoignage écrit. 13 avril 1995, c’est important parce que c’est ce qu’on appelle « in tempore non suspecto », c’est avant le début de l’enquête du juge d’instruction, c’est avant le rapport d’African Rights, et c’est aussi avant l’article de Monsieur le témoin 60 qui ne paraîtra dans la revue « Solidaire » - je vous le rappelle - que le 31 mai 1995. Et Monsieur le témoin 17, il est le témoin d’un épisode qu’il est le seul à connaître et que je vous rapporte, je cite :

« Peu de temps avant le massacre des familles des sœurs de Sovu et de leurs travailleurs qui avaient cherché refuge et y avaient été accueillis, Gaspard RUSANGANWA, ancien moine du Gihindamuyaga et proche voisin des sœurs, est venu me trouver, à mon grand étonnement. Ce fut la première et la dernière fois durant tout le temps du génocide. Il voulait simplement me faire part de ce qu’avec le bourgmestre de la commune de Huye dont fait partie la commune de Sovu, il avait essayé jusqu’alors de protéger les sœurs, mais que la sécurité de celles-ci ne pourrait plus être assurée si les familles, tant des sœurs que de leurs travailleurs, continuaient à recevoir l’asile du monastère. Je compris aussitôt l’horrible vérité et l’atroce dilemme que les sœurs de Sovu, et leurs supérieures en tout premier lieu, allaient devoir affronter. Atterré mais impuissant, je ne pus que conjurer Gaspard RUSANGANWA de faire tout ce qui était en son pouvoir pour sauver la vie de tous ».

Mesdames et Messieurs les jurés, ce témoignage, il est doublement significatif. D’une part, parce qu’il est révélateur de l’intervention de Gaspard dans la rédaction de la lettre du 5 mai. Mais aussi, mais aussi de ce perpétuel double visage, ce perpétuel double visage qui est ici celui, tant du rédacteur de la lettre, Gaspard RUSANGANWA - je vais vous le montrer - que celui du bourgmestre, du destinataire de la lettre, Jonathan RUREMESHA.

Mais je vais vous faire une parenthèse avant de vous démontrer cette duplicité. La parenthèse est la suivante : Monsieur Gaspard RUSANGANWA, le bourgmestre de Huye, ils sont en fuite au Burundi, et je formule l’hypothèse suivante : s’ils avaient été arrêtés, si on les avait retrouvés et si devant un vrai enquêteur, pas Monsieur TREMBLAY hein… un enquêteur à charge et à décharge, qui ne signe pas des contrats qu’il ne respecte pas par la suite, n’est-ce pas, pour obtenir des accusations, eh bien, si ces deux génocidaires étaient venus faire amende honorable et dire « Oui, nous avons trompé sœur Gertrude », croyez-vous, Mesdames et Messieurs les jurés, que cette femme serait derrière moi, dans le box des accusés.

Alors, on me dira : « Mais avec des « si » et des « mais », on peut mettre Paris dans une bouteille, avec des hypothèses, c’est un peu facile… ». Je veux simplement vous dire ceci : le fait qu’il n’y ait pas, dans ce dossier, la version ni de Gaspard, ni du bourgmestre, eh bien, cela ne peut en aucune manière porter préjudice et être interprété en défaveur de sœur Gertrude, parce qu’elle n’y est pour rien, n’est-ce pas ? Elle n’y est pour rien.

Alors, la double personnalité de ces deux personnages très curieux, très énigmatiques. D’un côté, il y a Gaspard, il y a Gaspard qui se présente vis-à-vis du père le témoin 17 et vis-à-vis de sœur Gertrude comme celui qui a essayé de sauver la vie des familles, n’est-ce pas ? Rappelez-vous ce qu’il dit : « Il voulait simplement me faire part de ce que, avec ce que le bourgmestre de la commune de Huye dont fait partie la commune de Sovu, il avait essayé, jusqu’alors, de protéger les sœurs ». La duplicité, elle est là, n’est-ce pas ?

Et puis, par rapport à sœur Gertrude, avec sœur Gertrude, il n’y a plus de duplicité, pourquoi ? Retenez ceci, n’est-ce pas, Gaspard c’est le voisin, c’est le voisin du couvent de Sovu, c’est un ancien moine. Gertrude, elle peut avoir confiance dans un ancien moine, et puis aussi, il cache une religieuse Tutsi, la sœur Ermelinda, il cache cette religieuse Tutsi chez lui, et puis de l’autre, il y a le bourgmestre.

Et le bourgmestre - je vous en ai déjà parlé mais c’est tout de même, dans l’esprit de sœur Gertrude, on ne va pas… on ne va pas me contredire sur ce point, n’est-ce pas ? C’est tout de même… c’est une question, et ça, c’est une question de fait, c’est tout de même celui qui a conduit les sœurs à Ngoma, donc, qui les a aidées, et puis le bourgmestre, c’est aussi celui qui a dit à sœur Scholastique, en revenant de Ngoma chercher les autres sœurs : « Mais, cachez tout le monde, fermez tout, fermez tout pour être en sécurité ». Alors, bien sûr, n’est-ce pas, les intentions de Gaspard et du bourgmestre, leur intention à eux, elle est différente de celle de sœur Gertrude ?

Ce que je plaide : c’est qu’elle, quand elle signe cette lettre, compte tenu de son état psychologique, après ces 20 jours d’enfer, après ces 20 jours vécus dans un climat cauchemardesque, elle qui est à la fois la supérieure d’un couvent, première supérieure rwandaise du couvent avec cette responsabilité, peut-être un peu trop lourde pour elle - vous verrez quand je vous parlerai de sa personnalité, parce qu’elle est une femme un peu fragile, un peu simple finalement - eh bien, peut-on encore lui demander, à elle, de faire preuve de lucidité ? Ne peut-on pas envisager, n’est-ce pas, qu’elle ait complètement perdu ses moyens, à ce moment-là, quand elle a signé cette lettre, malgré les termes abominables de la lettre ?

Et, ne peut-on pas imaginer qu’elle est sincère lorsqu’elle vient dire que, depuis toujours elle a cru, elle a cru, en dépit de la lettre, eh bien, que le bourgmestre, ben oui, il ferait quelque chose. C’est celui qui a aidé avant pour elle, il ferait quelque chose et si on essaie d’imaginer ce qui a pu se passer, est-ce qu’on ne peut pas imaginer, est-ce que ça vous paraît totalement déraisonnable d’imaginer que Gaspard, eh bien, il vient chez Gertrude et il lui dit : « On va - le harcèlement, il est là - on va essayer de trouver une solution. Je crois que, malheureusement, il faut essayer d’évacuer les réfugiés, sinon le monastère, il va être attaqué. Et voilà, j’ai préparé une lettre, voilà, tu la signes ». Gertrude, dans l’état où elle est, eh bien oui, elle ne fait pas trop attention à ce qui est écrit, n’est-ce pas, mais Gaspard lui, il va plus loin, il lui dit : « Viens, on va aller chez le bourgmestre ». Et quand on arrive chez le bourgmestre, le 6 mai, le bourgmestre, il dit : « Oui, je vais venir, Gertrude. Cet après-midi, je suis là ».

Et, dans son esprit à elle, n’est-ce pas, avec tout ce qu’elle a vécu, avec tout ce qu’elle croit, à tort, avec toute sa naïveté, eh bien, elle espère encore, elle espère encore. Ca paraît ahurissant comme ça, à froid, mais elle espère encore, dans sa situation à elle que ce bourgmestre, il va peut-être faire quelque chose, et c’est tout ce qu’elle dit quand elle parle d’échappatoire, elle y croit encore un peu. Voilà.

Voilà, Mesdames et Messieurs les jurés, pour l’application de cette notion de contrainte morale à sœur Gertrude. Je pense véritablement que c’est bien dans cet état d’esprit qu’elle a agit comme elle l’a fait.

Troisième chapitre : l’incidence de cette contrainte morale sur la culpabilité de l’accusée.

Vous avez entendu les parties civiles et l’avocat général vous dire qu’il fallait vous mettre en garde. Ils vous ont mis en garde en vous disant : « Vous allez voir, vous allez voir, on va vous plaider ceci et on va vous plaider cela » en sous-entendant, n’est-ce pas, de manière à peine voilée, que nous, la défense, nous allions essayer de vous égarer hors du dossier. Hors du dossier. Alors, ce n’est jamais agréable pour un avocat d’entendre dire de telles choses, mais qu’importe, je vous dis simplement ceci : « Vous apprécierez les arguments que nous vous avons avancés en retenant simplement que nous vous avons livré notre intime conviction. Et si cette conviction est aussi la vôtre, c’est-à-dire, si vous êtes d’accord avec nous pour dire que la femme qui est derrière moi n’est pas un monstre, si vous êtes d’accord avec nous pour dire que pendant toute cette période, sœur Gertrude était dans un délabrement psychologique tel, qu’elle a agi sous l’emprise d’une force à laquelle elle n’a pu résister. Alors, vous répondrez « Non » aux questions qui vous seront posées sur sa culpabilité, et vous l’acquitterez ».

Alors, Mesdames et Messieurs les jurés, un acquittement, dans l’hypothèse que je vous demande de formuler ici, n’est-ce pas, un acquittement quand on parle de contrainte morale, c’est pas : « Bravo, bravo, vous n’y êtes pour rien, vous n’avez rien fait ». Un acquittement, dans ce cas-là, cela veut dire ceci, cela veut dire : « Madame, Madame vous savez mal agi, mais ce que vous avez fait, eh bien, vous l’avez fait sous l’emprise de cette contrainte morale de l’article 71 ».

Et je voudrais terminer mon intervention par cinq considérations finales qui, je crois, confirment que l’application de cette contrainte morale à sœur Gertrude n’est absolument pas déraisonnable.

Première considération : la contrainte morale, elle est consacrée par la loi. Elle est consacrée par la loi. Cet article 71, ça veut dire quoi ? Ca veut dire que le législateur, ceux qui ont préparé la loi, eh bien, ils ont estimé eux-mêmes que, dans des situations extrêmes, les actes, même les plus graves, pouvaient être justifiés par cette contrainte à laquelle un accusé n’a pu résister.

Deuxième élément : lorsque le législateur, parce que c’est de cela dont vous êtes saisis, a édicté la loi de 1993 qui visait donc les violations graves du droit international humanitaire, et qui est à la base des infractions qui sont reprochées à sœur Gertrude, ceux qui ont préparé cette loi, ont aussi expressément songé à l’application de l’article 71 du Code pénal. J’en veux pour preuve, les travaux préparatoires de la commission de la justice du Sénat et je lis ceci : « La forte pression psychologique peut éventuellement donner lieu à des circonstances atténuantes. C’est pourquoi il faut conférer au juge, un large pouvoir d’appréciation. Du reste, toutes les circonstances qui constituent des circonstances atténuantes doivent être prises en considération. En outre, l’article 71 du Code pénal reste applicable, cela signifie que le juge dispose d’un pouvoir d’appréciation allant des circonstances atténuantes à la prise en compte de l’article 71 ».

C’était prévu expressément dans les travaux préparatoires de la loi de 1993 et, ne suis-je pas en droit de dire, n’est-ce pas, que quand on parle de crimes de guerre, quand on parle de crimes de guerre parce que c’était ça, ce dont on parlait en 1993, et qu’on regarde ce qui s’est passé au Rwanda en 1994, c’est quand même pas n’importe quelle guerre, Mesdames et Messieurs les jurés ! Est-ce que vous ne pensez pas que l’atrocité au Rwanda, mais ça dépasse toutes les bornes, c’est le sommet de la cruauté ?

Troisième réflexion : le juge d’instruction, Monsieur VANDERMEERSCH lui-même, il a été frappé par cet aspect psychologique lié au drame du Rwanda. Lorsqu’il a interrogé sœur Gertrude, le 26 janvier 1996, il a décide de l’inculper, mais il a décidé de ne pas la placer sous mandat d’arrêt. Et il a dit ceci, je cite :

 Attendu qu’il n’y a cependant pas d’absolue nécessité pour la sécurité publique de décerner un mandat d’arrêt à charge de l'inculpée ;

Attendu, en effet, que nonobstant la gravité des faits, il y a lieu de prendre en considération le contexte tout à fait particulier et exceptionnel du déroulement des faits et des répercussions que ce contexte a pu avoir sur l’état psychologique de l’intéressée.

Quatrième considération : vous avez entendu, tout au début de ce procès, c’était le 19 avril, les experts psychiatres. Vous avez vu dans cette salle d’audience, le docteur psychiatre DELATTRE, le psychiatre CROCHELET et puis, la psychologue, Madame le témoin 16. Madame le témoin 16 qui avait travaillé, elle, avec un autre psychiatre, le docteur le témoin 30. Les docteurs CROCHELET et DELATTRE avaient été requis par le juge d’instruction. Nous avions demandé à la défense, au docteur le témoin 30 et à Madame le témoin 16, d’examiner également sœur Gertrude.

Et ils se sont penchés sur la personnalité de l’accusée et, la semaine passée, Monsieur le procureur général a écarté d’un revers de manche, les avis des experts, et Maître JASPIS aussi. On vous a dit d’un côté : « Oh, ils se sont trompés » et de l’autre, on vous a parlé « D’errements, errements des psychiatres ». Alors pourquoi ? Eh bien, de nouveau, parce que la personnalité de sœur Gertrude qui est décrite par les experts, elle dérange fondamentalement la thèse de l’accusation qui veut faire de cette femme, une femme froide, une femme déterminée, une femme manipulatrice, une menteuse, une fieffée menteuse, une machiavélique, avec une personnalité sur mesure, à la mesure des Interahamwe, à la mesure de Monsieur REKERAHO. Mais oui, c’est ça, sœur Gertrude.

Ah ! Si les experts psychiatres avaient pu dire, si les experts psychiatres avaient pu dire que sœur Gertrude était cette femme dure, manipulatrice, sans cœur… Ah, la bonne affaire pour l’accusation, n’est-ce pas, Mesdames et Messieurs les jurés, la bonne affaire. Qu’est-ce qu’on aurait pas entendu… eh bien, non. Malheureusement, les experts, ils ont dit tout le contraire, n’est-ce pas, et c’est un peu facile de venir prétendre : « Ah, ils se sont trompés », alors moi, je ne me fous pas de leur avis.

Les psychiatres et les psychologues, ce sont les personnes les mieux placées pour apprécier la personnalité de quelqu’un. Ce sont des hommes de l’art et je peux vous dire que les docteurs CROCHELET, DELATTRE et le témoin 30, dont c’est le métier de sonder les âmes, eh bien, ils ne doivent pas être ravis d’entendre Monsieur l’avocat général venir dire ce qu’il vous a dit, parce qu’ils sont tous les trois des experts agréés auprès des tribunaux, et ils ont une longue expérience.

Et, ils sont venus vous dire quoi, ces psychiatres ? Eh bien, Gertrude, c’est une femme pas très intelligente, elle n’est pas très intelligente, elle est fragile, elle n’est pas manipulatrice, elle n’est pas perverse, elle n’a pas ce plaisir de faire du mal qu’ont les pervers. En un mot comme en cent, la personnalité de l’accusée est aux antipodes de celle qui vous a été décrite.

En outre, ces experts ont mis l’accent sur un aspect capital de la personnalité de sœur Gertrude, quand on connaît le contexte de ce dossier. Je cite : « Une certaine fragilité - c’est le rapport des docteurs DELATTRE et CROCHELET - une certaine fragilité psychologique a pu jouer un rôle aggravant dans une situation de stress particulièrement intense, tel un génocide en cours, et a pu favoriser une certaine confusion de la pensée et du comportement ».

Mesdames et Messieurs les jurés, la fragilité psychologique de sœur Gertrude, elle n’en est pas responsable. Elle n’en est pas responsable et les experts disent que tout cela a eu une influence capitale. Alors, quand vous relisez le commentaire de l’article 71, quand vous repensez à ce qu’on disait, n’est-ce pas, dans les « Novelles », la contrainte doit s’apprécier in concreto eu égard aux qualités personnelles de l’agent qui subit la contrainte. Raisonnablement et avec humanité, le juge doit s’assurer du caractère plus ou moins faible et impressionnable de l’accusé. Ne voyez-vous pas là un parallèle avec ce que viennent dire les experts et avec ce que je vous ai plaidé.

Cinquième et dernière considération, Mesdames et Messieurs les jurés : en avril 1994, en avril 1994, il y a eu des personnes au Rwanda qui, bravant le danger, ont témoigné d’un courage exemplaire. Parmi ceux-ci, il y eut le docteur ZACHARIA, il y eut Madame Elsa VANDENBON, il y eut l’abbé le témoin 54, il y eut le témoin 110. Eh bien, malgré leur immense courage - et je pense ici expressément au docteur ZACHARIA et Madame Elsa VANDENBON - terrifiés et impuissants face aux massacres, ils sont partis, ils ont quitté le Rwanda - ils vous l’ont dit - le 23 avril 1994.

Alors, au Rwanda, il y a eu aussi, en avril 1994, des belges, et ces belges, ils ont été atterrés par le massacre des dix casques bleus et ils sont, eux aussi, partis. Et j’ai encore en mémoire, Mesdames et Messieurs les jurés,  - je ne sais pas si certains d’entre vous ont vu les émissions télévisées à l’époque en 1994 - vous avez eu des images, je crois que c’était à la RTBF, qui montraient ces camions de militaires dans les rues de Kigali, qui évacuaient les ressortissants belges et derrière eux, eh bien, derrière eux, il y avait ces rwandais, ces rwandais qui tendaient les mains. C’était pas pour dire au revoir. C’était pour dire : « Ne nous abandonnez pas ».

Alors, au Rwanda enfin, en avril 1994, il y aurait pu y avoir des milliers de militaires envoyés par les Nations Unies. Ces Nations Unies qui savaient dès janvier 1994, par le général DALLAIRE, qu’on était prêt à tuer mille Tutsi par heure, ces Nations-Unies que le général DALLAIRE alertera après le mois de janvier, à cinq reprises, mais en vain, pour qu’on envoie d’urgence une force d’intervention. C’est Madame DESFORGES qui nous l’a rappelé mais, parce que, comme elle l’a écrit dans son livre, je cite : « On préférait faire des économies plutôt que de sauver des vies humaines ».

Eh bien, Mesdames et Messieurs les jurés, au Rwanda, en avril 1994, dans les rues de Butare, sur les pistes de Butare jusqu’au monastère de Sovu, on ne verra pas, ni un béret vert, ni un béret rouge, ni un béret bleu, on ne verra, Mesdames et Messieurs les jurés, que ces écharpes jaunes des Interahamwe. Alors, face à ce « Courage, fuyons général », de tous ceux qui avaient les moyens d’empêcher les massacres, ne pensez-vous pas que la prieure du couvent de Sovu, sœur Gertrude mais d’abord Consolata MUKANGANGO, une femme comme une autre, eh bien elle a du se sentir bien seule pendant toutes ces semaines d’enfer, n’est-ce pas ?

Et retenez bien ceci : jamais, ni pendant l’instruction, ni à l’audience, l’accusée elle-même n’a songé à se retrancher derrière l’abandon de la communauté internationale, pour justifier ses actes. Jamais. Jamais. Mais, c’est nous qui en parlons, et c’est moi qui vous en parle maintenant parce que nous disons, en notre qualité d’avocat de la défense, en notre qualité d’homme, nous disons que l’abandon du Rwanda par la Communauté internationale - et nous ne disons rien d’autre - cumulé avec la peur de mourir, avec la peur de voir ses sœurs mourir, avec la pression internationale des Interahamwe, avec l’horreur épouvantable des carnages auxquels elle a assisté, eh bien, tout cela a contribué à briser totalement la résistance morale de cette femme-là et pas d’une autre.

Sa résistance à elle, parce qu’elle n’est pas une femme plus forte, plus solide que la moyenne, c’est le contraire, les psychiatres l’ont dit : « C’est une femme moins forte, moins solide que la moyenne ». Alors, sa fragilité, elle n’en peut rien.

Mesdames et Messieurs les jurés, si Consolata MUKANGANGO, la fille de François KAGWIZA, le marchand de bestiaux de la colline de Kinyabi, elle ne fut pas une héroïne, non, elle a bien sûr manqué de courage, mais je crois fondamentalement que cette femme-là ne fut pas une criminelle. Je vous remercie pour votre attention. J’ai dit.

Le Président  : Merci, Maître VERGAUWEN. Eh bien, nous allons suspendre l’audience pour cette semaine. Nous la reprendrons mardi prochain à 9 heures et nous entendrons alors la défense de Madame MUKABUTERA. Je vous souhaite un excellent week-end prolongé. A mardi prochain.