assises rwanda 2001
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compte rendu intégral du procès
1. Introduction 2. Manfred Peters 3. Jean Cornil 4. Benoît Didier 5. Janek Kuzckiewicz 6. Paul Hermant 7. Patrick May 8. Méthode Ndikumasabo

Témoignages de citoyens: Manfred Peters

Est-ce en tant que linguiste, en tant que doyen d’une faculté de sciences humaines, en tant que responsable d’un projet de développement dans la région des Grands Lacs ou en tant que président de l’université de Paix que j’ai été sollicité par RCN Justice & Démocratie pour faire fonction d’observateur au procès en assises de quatre personnes de nationalité rwandaise accusées d’avoir participé au génocide de 1994 ? Peu importe le titre ; ce procès interpelle tout être humain ouvert au monde.

Il faudrait écrire de nombreuses pages pour formuler de façon exhaustive les impressions d’une seule journée de procès. Pour des raisons de temps disponible, je résume les miennes en sept points :

  1. Comme spécialiste de linguistique générale, j’ai été frappé d’emblée par la manipulation langagière.

    Ainsi, il est symptomatique qu’un accusé utilise dans un de ses courriers le mot « kirundi » signifiant « tuer » et l’interprète ultérieurement comme « évincer ». Par ailleurs, les génocidaires avaient élaboré un langage particulier dans lequel l’autre est complètement déshumanisé.

    Les Tutsis et les Hutus modérés sont devenus des « cancrelats » ; il convient, dès lors, de « nettoyer » le terrain et d’achever le travail. Cela me rappelle étrangement le langage nazi. Comme le dit le politologue français Alfred Grosser, le national-socialisme a véritablement créé une langue nouvelle dont les mots n’ont pas toujours d’équivalents en français ; il est parfois difficile de faire percevoir la coloration particulière des mots et des formules qui reviennent sans cesse dans le discours. Pour reprendre la comparaison avec des termes entendus à la Cour : les Juifs sont du « Ungeziefer » (vermine) pour lequel une « Endlösung » (solution finale) s’impose.

    Bref, à l’issue du procès, il serait utile de faire une analyse du discours, que ce soit au niveau des composantes lexicales ou au niveau de l’argumentation. Les enregistrements pourraient constituer le matériau pour un doctorat dans ce domaine.

  2. Autre problème : comment assumer de façon sereine un passé relativement récent qui a profondément marqué la mémoire collective du peuple rwandais ?

    Pour illustrer mon propos, je fais référence à un évènement qui a eu lieu récemment à Dinant : au cours d’une cérémonie publique, un représentant de la République fédérale a demandé pardon pour le massacre de civils commis par les troupes allemandes durant la première guerre mondiale. A cette occasion, on a interviewé de nombreuses personnes directement touchées par cet événement tragique : parents ou amis des fusillés.

    Or, presque un siècle plus tard, certains n’ont pas encore retrouvé la sérénité indispensable au pardon. L’effort qui est demandé aux survivants du génocide rwandais est donc immense. Les témoins sont censés témoigner sans haine aveugle et avec une certaine objectivité. Est-ce possible, alors que les blessures sont encore fraîches ?

  3. Et si j’étais juré ? A plusieurs reprises, je me suis fait cette réflexion. Ce sont des dizaines de milliers d’informations, parfois contradictoires, que devront assimiler et mettre en relation les membres du jury populaire. Ils n’ont pas été formés à ce genre d’exercice fastidieux et périlleux. De quels outils disposent-ils pour faire une lecture critique de l’acte d’accusation, des témoignages et des plaidoiries ?

  4. Le temps joue un rôle éminent dans ce procès, et cela à plusieurs niveaux.

    Il y a, tout d’abord, la durée du procès lui-même. Le jour où j’étais présent, le président a annoncé que le procès ne se terminerait pas à la date prévue, mais seulement le 8 juin ; j’ai observé la réaction des jurés et j’ai vu qu’ils n’étaient guère enchantés.

    On le comprend aisément, car certains devaient avoir des engagements professionnels ou personnels auxquels ils ne peuvent se soustraire ; en effet, ils vivent dans une société où le temps est strictement mesuré et où l’agenda se remplit longtemps à l’avance.

    Il y a également le stress dû aux contraintes du temps : plusieurs avocats se sont plaints qu’ils ne disposaient pas d’assez de temps pour leurs interventions et que certains témoignages étaient bâclés pour la même raison.

  5. C’est le facteur temps également qui m’amène à parler des aspects interculturels de ce procès.

    D’abord une petite anecdote : Le président de la Cour produit une lettre dans laquelle l’accusé, A. Higaniro, invite le président de la République de l’époque à son dixième anniversaire de mariage prévu les 10 et 11 mai (les dates ne sont pas exactes), et d’ajouter: « Tiens, chez vous, ce genre de fête dure deux jours ! ? ». Une telle remarque est incompréhensible pour un africain.

    Un carton d’invitation comportant la mention (j’en prends un réel qui se trouve justement sur mon bureau) « Madame X et Madame Y recevront après la cérémonie religieuse au Château Z le samedi 9 juin 2001, de 13 heures à 15 heures 30 » serait considéré comme un affront.

    Ce qui vaut pour les fêtes, est valable également pour les négociations : on sait quand la palabre commence, mais il serait inimaginable d’en annoncer la fin avec précision. Comment concilier la façon africaine et la façon européenne d’appréhender le temps ? Cela a dû constituer un grand problème pour beaucoup d’acteurs du procès.

  6. Depuis de nombreuses années, je m’occupe des problèmes de dialogue.

    Et à ce niveau également, le procès m’a interpellé. Pour le non-juriste, la procédure est étrange : toute question aux accusés doit passer par le président de la Cour ; le dialogue direct entre avocats et accusés ou entre jurés et accusés est prohibé. A plusieurs reprises, il y a eu des rappels à l’ordre à ce sujet : « Pas de dialogue, s’il vous plaît ! ». L’avocat doit dire : « Monsieur le président, voulez-vous bien demander à l’accusé si…? ». N’y a-t-il pas lieu de s’interroger sur cet aspect de la procédure, qui est certainement étranger à la pratique africaine et dont je ne vois pas les avantages ?

  7. Le procès montre aussi la nécessité pour une série d’institutions de faire leur examen de conscience. Cela concerne au premier chef l’Église catholique.

    Quel a été son rôle exact dans l’histoire du Rwanda ? En fonction de quels intérêts et de quels enjeux les alliances ont-elles été nouées? On a beaucoup parlé de pressions des milieux catholiques pour éviter le procès ou pour en influencer le déroulement. Qu’en est-il exactement ? La question concerne aussi les ministères de la coopération successifs (pas seulement belges) et les organisations non gouvernementales actives dans le pays des mille collines. Et même les services-clubs. Un des accusés, celui qui semble avoir joué le rôle le plus actif dans le génocide, n’était-il pas membre du Rotary Club ?

    « Le langage est l’autre tranchant de la machette. Il peut faire plus de mal que la machette » .

Manfred Peters, professeur d’université.

 

 
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