assises rwanda 2001
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compte rendu intégral du procès
1. Introduction 2. Manfred Peters 3. Jean Cornil 4. Benoît Didier 5. Janek Kuzckiewicz 6. Paul Hermant 7. Patrick May 8. Méthode Ndikumasabo

Témoignages de citoyens: Benoît Didier
A propos du procès du Rwanda…

D’abord, une première réaction sur la dilution de l’information et sa banalisation. Si je n’avais pas été invité par RCN, je ne serais pas venu de moi-même assister à une journée d’audience. Avant de recevoir l’invitation, je prenais des nouvelles de ce qui se passait là, en fonction de ce qu’il en était répercuté dans la presse.

Comme beaucoup de gens, je suppose, qui reçoivent d’une oreille un peu distraite les nouvelles du monde entre la poire et le fromage. Parfois, il y a une « affaire » qui marque un peu plus, et qui sollicite d’avantage l’attention. Parce que c’est un peu plus extraordinaire, parce que les images sont un peu plus fortes, les morts un peu plus nombreux, l’injustice un peu plus flagrante, le crime un peu plus horrible ou parce que cela se passe un peu plus près de chez nous. Alors, pour un instant, l’intérêt se ravive.

Pour un instant seulement. De la « une », l’affaire est reléguée dans les pages intérieures, avant de disparaître et d’être remplacée par une actualité plus chaude. Cette loi de l’actualité joue également pour moi dans mon rapport au procès des quatre de Butare. C’est une première remarque pessimiste sur les limites humaines à constituer un fait comme historique, et donc à le faire échapper radicalement à l’oubli.

Cette remarque fait également entrevoir la vertu de l’invitation lancée par RCN. D’avoir assisté à cette journée d’audience contribue pour beaucoup au renouvellement de mon intérêt pour ce qui s’est passé au Rwanda en 1994.

Il est dit de ce procès qu’il est un événement comparable au procès de Nuremberg, qu’il a la même portée historique. Voilà qui est singulièrement impressionnant et intimidant. Voilà qui incite à s’arrêter pour prendre la mesure de l’événement. On éprouverait presque de la culpabilité et de la mauvaise conscience de ne pas le faire.

Si je ne me considère pas particulièrement bien informé des enjeux de tous ordres qui traversent ce procès, et certainement pas mieux, ou avec un point de vue plus original ou plus spécialisé que l’homme de la rue, je sais néanmoins pourquoi, au delà de la simple curiosité, j’ai répondu à l’invitation qui m’a été faite.

Il y avait, dans la lettre d’invitation, cette petite phrase « En individualisant les responsabilités pour éviter la culpabilité collective, la justice joue un rôle essentiel dans la reprise de la vie après la tragédie». Dans le contexte du génocide, cette phrase rentre particulièrement en résonance avec l’urgence des procès des génocidaires, avec l’urgence de retisser, de ré-instituer du lien et du contrat social.

Elle appelle, en outre, des commentaires sur les rapports de la responsabilité et de la culpabilité. Cela intéresse particulièrement le psychologue, l’anthropologue clinicien que je suis, car cela place la justice dans une position que l’on pourrait qualifier de thérapeutique. Voilà qui tranche sur le lieu commun d’une justice répressive. Voilà qui tranche aussi sur le débat des rapports de la justice et de la santé, débat particulièrement sensible dans le domaine de la toxicomanie, qui est mon champ professionnel. Ma curiosité est donc celle de voir fonctionner la justice en tant qu’institution et de voir comment elle articule ces dimensions de responsabilité et de culpabilité.

Ce procès m’intéresse en ceci : qu’il me montre de manière particulièrement nette la distinction qu’opère l’anthropologie clinique entre un plan « du politique » et un plan « de la morale ». Elle se manifeste de manière visible dans le hiatus entre les attentes du public et ce qui se joue dans l’exercice social de la justice. La justice, (non pas comme idéal et comme vertu), est avant tout un appareil politique, (non pas de politique politicienne mais au sens noble de l’intérêt pour la cité et les citoyens, pour la vie en commun).

Tout ceci pour vous dire que mon propos ne porte pas spécifiquement ni sur la question du génocide, ni sur la question du Rwanda, mais sur un certain clivage entre la politique et la morale. Si j’ai à dire quelque chose de cette journée, c’est sur ce clivage, dont je pressens qu’il est à l’œuvre dans tout procès et inhérent au fonctionnement de l’institution judiciaire.

Cela étant dit, je me suis engagé à témoigner de cette journée et je dois dire qu’elle m’a plongé dans une grande perplexité. Il faut bien avouer que je me suis demandé ce que je faisais là. Je regarde autour de moi, je suis attentif, et j’essaye de comprendre ce qui se passe. Qui est qui ? Qui a quel rôle ? Qui cherche quoi ? Pourquoi ce procès en Belgique ?

Tout est en place pour que les choses m’apparaissent comme dans un songe, et que je me trouve réduit à ne pas trouver comment le problème se formule. Car, le défaut des intellectuels est de chercher à comprendre, or, il n’y a rien à comprendre dans le procès du Rwanda aux assises de Bruxelles. Il n’y a pas de problèmes.

J’imagine que les procès d’assises se déploient de la même manière chaque fois. Le dispositif est en place, l’institution judiciaire est en marche, le procès est en cours et s’achemine imperturbablement vers son accomplissement ; que la justice soit rendue ! Le jury populaire rendra son verdict. La roue tourne.

Quel témoignage pourrais-je donner de cela, en dehors de ce sentiment d’étrangeté, d’être invité à voir et à entendre quelque chose d’indécent et d’impudique. J’ai envie de ne pas être concerné, et j’éprouve que cela ne me regarde pas.

Lorsque j’affirme qu’il n’y a pas de problèmes, soyons clair, cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y a pas d’horreur. Qu’il n’y ait rien à comprendre ne signifie pas pour autant que tout soit limpide et transparent. Mais, pour l’heure, le citoyen que je suis est pris entre l’attente de quelque chose, dans l’effort de comprendre ce qui se passe sous mes yeux, et l’angoisse de ne pouvoir témoigner de rien. Je me demande effectivement si ce que je pourrais avoir à raconter sur cette journée de procès, sur l’insupportable du génocide, est bien intéressant?

Je me le demande car je suppose que l’on attend de moi un point de vue, une analyse, une critique. Je n’ai aucune envie d’être convoqué à me prononcer sur quelque chose qui m’échappe en grande partie, je n’ai aucune idée du bien fondé ou non de l’accusation. J’ignore les tenants et les aboutissants politiques, les implications, les faits, les nuances, les rouages, les mécanismes qui ont abouti au génocide.

Je sais qu’il y a eu génocide, que la question du rétablissement d’une institution judiciaire qui puisse prendre en charge le jugement du génocide est particulièrement cruciale pour l’avenir de la cohabitation de ces deux ethnies.

Je sais tout ça. De ma place de citoyen, je m’associe à la défense des droits de l’humain, du droit à un procès équitable, du droit des victimes; je m’associe à la condamnation de la barbarie. De ma place d’intellectuel, je n’ai rien à en dire. Comme je l’ai déjà indiqué plus haut, ce que je note ne concerne pas la spécificité du crime de génocide ou des événements survenus au Rwanda, mais les rapports entre justice et morale.

Avant de pouvoir dire quelque chose sur cette journée d’audience, je veux préciser que c’était ma première participation à un procès. Il y a donc un moment nécessaire au citoyen pour prendre la mesure de ce qui se joue devant ses yeux.

Et d’abord, le rituel policier (photocopie de la carte d’identité, détecteur de métal,…). Puis, les inculpés dans le box que j’imagine à l’épreuve des balles, et là encore l’omniprésence de la police. Le décor ; d’abord le marbre ; très beau (trois couleurs), froid et très solennel. Puis, les fresques au-dessus du portail du fond avec une imagerie religieuse mais que je ne parviens pas à identifier. Les colonnes et l’impression générale du bâtiment ; c’est à la fois impressionnant et cela dégage à la fois l’impression d’une grande droiture (pas de fioritures, pas de surcharges dans le style), d’une grande solidité (pas d’impression de faiblesse, pas d’impression de vacillement, pas de vertige devant la grandeur : Ca s’impose plutôt), et encore d’une intemporalité (c’est classique, donc rassurant, la Tradition s’impose dans le présent sans anachronisme. Le lieu est habité au présent et cela se sent aussi. Pour le dire autrement, ce n’est pas l’ambiance d’une église où l’on chuchote dans la crainte et le mystère divin).

Il y a encore la présence de ces personnages en toge, avocats, procureur, président. Et encore le rituel de l’interrogatoire, les mêmes questions répétées, l’ordre de prise de parole réglé comme un ballet et tout cela entrecoupé, haché par la traduction et la retraduction. Cette traduction induit une lenteur et hache le fil normal d’une conversation, cela met l’attention à rude épreuve.

Il est extrêmement difficile de mettre des images sur ce que disent les témoins. Ils sont là, en principe, pour témoigner de la tuerie de Sovu. (Je me rendrai compte, par la suite, que ceci est une méprise, ils ne sont pas là pour témoigner mais pour être interrogés sur le témoignage qu’ils ont fait aux enquêteurs). Les quelques chiffres que je peux avoir en tête (3500 ?, 7000 ? tués) laissent imaginer une boucherie sans nom. L’innommable de l’intention d’un groupe dit ethnique d’en supprimer radicalement un autre, sans d’autres justifications qu’il est précisément autre. L’inimaginable des corps attaqués à l’arme blanche.

Et voilà justement que rien de cela ne se passe, rien de cela ne se laisse imaginer. Je ne comprends pas, et je n’entends pas les témoins témoigner de quelque chose. Ils ne témoignent pas, ils répondent à des questions. Des questions dont je n’ai pas pu m’empêcher de penser qu’elles étaient lourdes de sous-entendus, lourdes d’une précision que l’on attend, d’un détail qui sera dit ou pas. J’entends l’émotion des témoins (ils pleurent…), et je vois que cette émotion n’est pas partagée, elle n’est pas communicative, elle est de l’ordre de l’épiphénomène.

L’émotion, elle est ailleurs pour moi. Elle est là quand le président, comme une question rituelle demande à chaque témoin, vers la fin de l’interrogatoire, combien de personnes il a perdu dans la tuerie de Sovu. Chaque fois, l’image d’une famille décimée. Je vois aussi de l’émotion lorsque le témoin arrive et plus encore quand il repart et retraverse le public. L’émotion alors se trouve dans le regard du public, regard de haine ou regard de compassion. Le témoin, lui ne regarde jamais le public, il est tendu dans la volonté de ne pas croiser de regard.

Je sursaute au moment où le président interroge un témoin. « Est-ce la vérité vraie que vous venez de dire ? ». Je sursaute parce que je ne comprends pas comment un président peut poser une telle question. La vérité vraie ?! Il y aurait une vérité fausse ?! Et puis, n’est-ce pas là typiquement la question que l’on pose à un enfant que l’on soupçonne de mentir ? Est-ce à dire que j’assiste à l’interrogatoire d’un père vis-à-vis de son enfant, où peut être plus grave, est-ce une réminiscence, un vieux fond de colonialisme paternaliste qui joue au retour du refoulé ? Dans l’après-midi, j’aurai la même impression lors de l’incident entre le président et Maître Vergauwen, avocat de la défense.

Contrairement à l’impression que mon propos pourrait laisser, il ne pointe pas vers la question d’un racisme sous-jacent. J’en reparlerai plus loin. Pour l’instant, je suis avec cette impression que quelque chose ne rencontre pas mon attente et je n’arrive pas à préciser quoi, ni préciser ce que j’attendais. Plus tard, au moment où j’écris ces lignes, il me semble y voir un peu plus clair.

Ce malaise me semble provenir d’un décalage entre les attentes naïves que le commun des mortels peut avoir vis-à-vis de la justice, attentes qui me semblent toucher à la dimension morale et d’autre part, la fonction de la justice telle que peuvent le percevoir les professionnels de l’institution ; juges, avocats, chroniqueurs judiciaires,... Pour le dire de manière plus ramassée, le décalage entre notre capacité à juger éthico-moralement, et l’office de l’institution judiciaire, instance de régulation des échanges sociaux.

C’est peut-être le clivage entre la raison technicienne juridique (la construction rationnelle de l’interrogatoire des témoins par le président et surtout par les avocats) et le registre des affects, de la douleur, de la vengeance… ; l’opposition entre le sens moral du terme de « justice », et son sens politique qui est peut-être le synonyme d’équité. Et ce n’est effectivement pas le même univers désigné par l’une ou l’autre acception.

La dimension morale de la justice réfère cette dernière à une question de vertu et de vice. Elle renvoie à la question du bien ou du mal, du permis ou du défendu. La dimension que nous nommons ici politique renvoie à la question du partage de ces dites valeurs et à la question du semblable et du différent.

La dimension politique de la justice prescrit que tout le monde est égal devant les lois, qu’un dommage doit être réparé et que quelqu’un de responsable doit répondre de ses actes devant la communauté. C’est donc un principe d’équité qui est ici mis en place. De ce point de vue, la justice est cette institution dont l’objectif est de réaliser la péréquation entre le dommage et le dédommagement. Cette péréquation nécessite bien entendu une connaissance approfondie des circonstances dans lesquelles le dommage est intervenu.

Ce point de vue est celui que j’imputerai aux techniciens et fonctionnaires de la justice en tant qu’elle est repérable par un palais qui lui est dédié, un ministère, une part du budget de l’Etat,… Ce point de vue ne me paraît pas être celui que j’impute à la vision commune de la justice.

Il me semble que la justice est vécue comme quelque chose de moral. La justice est ce qui vient dire qui a raison ou qui a tort, qui est dans le vrai et qui est dans le faux, qui est le bourreau et qui est la victime. La justice, entendue comme vertu, n’est évidemment pas localisable institutionnellement, elle ne s’incarne pas dans un monument, dans des budgets, et encore moins dans des personnes physiques.

Cette justice est l’énoncé moral de ce qu’il ne faut pas faire. Cette fonction humaine de juger moralement de ses actions me semble projetée sur l’institution qui se trouve pour le coup investie subrepticement d’une fonction qui, d’une certaine façon, ne la regarde pas.

Je pourrais situer ce clivage à plusieurs niveaux. Entre la recherche d’objectivité du juge et le parti pris des avocats ou du public, acquis ou non à la cause de telle ou telle partie. Ce premier clivage montre que, du côté du fonctionnaire de l’institution judiciaire, la question est de savoir si les faits sont établis ou non, alors que pour les parties en présence, la question est bien de faire prévaloir quelque chose.

Cela se manifeste lorsque qu’un témoignage se charge d’une émotion par l’attitude presque gênée du président. Il ne peut, il n’ose pas, je ne sais, mais en tout cas, il paraît embarrassé par cette manifestation, et pourtant, il la respecte en ponctuant les larmes du témoin par un moment de silence. Pendant ce bref moment, il semble être dans la compassion, dans la commisération pour l’autre. La fonction de juge semble, pendant ce bref moment, habitée par un être humain, respectueux de la détresse de l’autre. Il me paraît évident qu’il ne peut pas aller plus loin que le respect.

Le clivage se manifeste aussi dans le décalage entre ce qui se joue dans l’audition des témoins et ce à quoi il me semble difficile de ne pas penser : l’atroce réalité du génocide. Décalage entre l’exercice de l’établissement des faits et la question de la culpabilité et du mensonge. Décalage entre la finesse technique presque malsaine et manipulatrice des avocats dans l’exercice des questions au témoin, sous le regard et l’attention du jury, et d’autre part cette logique binaire qui nécessite que les accusés soient coupables ou innocents.

Il est donc difficile de ne pas penser que quelqu’un ment, porte faux témoignage, essaye de se disculper, d’échapper aux conséquences de ses actes, bref, qu’il y a, nécessairement, d’un côté ou de l’autre, tromperie, duplicité, comédie, mensonge et fausseté. Les réactions du public témoignent de cela et, selon le parti pris, celui-ci s’indignera de la comédie supposée du témoin ou sera touché par son courage.

Lors des interruptions de séance, mon oreille traîne et capte quelques commentaires. Selon le parti pris, le public met l’accent sur les contradictions, sur l’intention de nuire, sur le courage des accusées de subir ces mensonges et faux témoignages. D’autres mettent en évidence les faiblesses de la mémoire après le traumatisme, la perversité de ces êtres de Dieu, leur cynisme, le courage d’oser témoigner malgré des représailles redoutées, lors du retour au pays.

Le juge est dans une toute autre problématique, celle de savoir:

  • Si les témoins sont fiables, oui ou non.
  • Si Gertrude et Kisito ont porté les bidons d’essence, oui ou non.
  • Si Gertrude et Kisito fréquentaient de longue date les exécuteurs génocidaires, oui ou non.
  • Si Gertrude et Kisito ont fait établir des listes des réfugiés, dans l’intention de faciliter la tâche des génocidaires, oui ou non.
  • …et de manière générale, si Gertrude et Kisito peuvent, oui ou non, être convaincues de ce qu’on leur reproche.

Ce qui est important pour le juge, c’est l’enchaînement des « oui ou non » qui vont dessiner, le plus précisément possible, les contours d’un acte et d’une intention. Le clivage dont je parle se retrouve encore à ce niveau dans la mesure ou l’on sait bien qu’un acte, ce n’est pas une intention. Et qu’il est toujours plus redoutable d’avoir à juger d’une intention qui n’a d’existence que subjectivement, alors que l’acte peut être pris dans les trames objectivantes de l’interpersonnel. On sait aussi, pour l’avoir appris de la psychanalyse, que la culpabilité n’est pas nécessairement dans l’acte, et qu’elle peut exercer son pouvoir ravageur à partir de la seule intention.

On dit qu’il ne faut pas faire de procès d’intention, entendu comme le fait de ne pas faire de procès de l’intention si cette intention ne s’est pas concrétisée dans un acte. Or, il me semble que, dans le cas du génocide, nous sommes bien dans l’ordre de l’intention. La qualification de génocide, si j’ai bien compris les choses, s’applique à l’intention de détruire la race, l’ethnie, le groupe dans l’autre. C’est plus que le meurtre de l’autre, c’est le meurtre au titre de cette différence raciale, ethnique, groupale.

Il me semble que le clivage que j’essaye de faire entendre est condensé dans la formule rituelle du serment. « Je jure de parler sans crainte et sans haine, et de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité ».

D’abord, commenter le « je jure ». Comment cette phrase peut-elle faire serment ? Il me semble que pour qu’il y ait serment, il faut l’invocation d’un tiers transcendantal par rapport aux parties. On ne dit pas « je promets » et on ne dit pas non plus « je jure devant Dieu (ou le Roi, ou la République ou tout ce qui peut faire consensus sacré entre les parties).

Ensuite, « Sans craintes et sans haine ». Comment peut on penser une seule seconde qu’il soit possible de parler sans craintes et sans haine ? Comment, autrement que par un souhait, un vœux pieux, peut-on sérieusement penser qu’un témoin qui a vu sa famille décimée puisse parler devant ses bourreaux «sans craintes et sans haine ». Si je peux, bien entendu, comprendre et approuver la dimension symbolique de l’énoncé, je m’interroge sur la manière dont un témoin, dans une affaire comme celle-ci, peut psychologiquement comprendre cet énoncé. Nous sommes, me semble-t-il, dans une forme d’énoncé moral. Il faut également peut-être y entendre l’avertissement que le dispositif judiciaire est peu enclin à servir d’exutoire aux épanchements sentimentaux, aux effusions affectives et aux manifestations émotionnelles intempestives.

La dernière partie de la phrase sur la vérité, « Toute et Exclusive » me semble relever de tout autre chose, du moins en partie.

Il me semble que l’on peut soutenir que le juge et les parties n’ont pas une même définition de la justice. Il me semble soutenable de dire que les parties n’attendent pas un jugement, car le jugement est, pour eux, une affaire entendue.

Pour les parties, les choses sont dites. Et c’est bien parce qu’elle sont dites (mais de manière irréconciliable entre le procureur du roi + partie civile et prévenu) que le procès existe.

Les choses ne se présentent pas de la même manière pour les professionnels de la justice. Si du côté des « clients », la cause est, pour chacun, entendue, du côté des professionnels, c’est au contraire là toute la question.

De ce côté, on pourrait concevoir les choses comme un processus technique destiné à faire émerger la vérité du jeu contradictoire entre témoignage à charge et à décharge, entre plaidoirie de la défense et réquisitoire de l’accusation. La condamnation est peu de chose, elle est relativement automatique et prescrite.

Par contre, l’établissement objectif de cette balance entre les tenants et les aboutissants, entre les faits et les intentions, entre les dommages et les intérêts, voilà ce qui me semble être le point de vue des fonctionnaires de l’appareil judiciaire.

La représentation symbolique de la justice, cette femme avec un bandeau sur les yeux et qui tient une balance dans sa main, me semble manifester cela. La justice est aveugle, ce qui est, à bien y réfléchir, un comble. Pour juger, ne faut-il pas précisément bien voir ? C’est en tout cas ce que nous pensons naturellement et c’est de cette manière que nous agissons dans notre vie de tous les jours. Remarquons que la justice dans sa représentation symbolique n’est pas aveugle de naissance. Elle n’est pas privée de la capacité de voir, mais, volontairement, elle s’en abstient. Elle ne peut exercer son travail de pesée qu’avec ce bandeau sur les yeux. Et, là encore, on ne peut que ressentir combien ce voile sur les yeux offusque les « clients ». Car, eux, ils tiennent à montrer, à faire voir et valoir leur droit et leur douleur, et l’injustice dont ils sont la victime.

Nous pouvons affirmer que d’un certain point de vue, ce que l’on appelle justice n’est au fond qu’un métier parmi tant d’autres. Envisager la justice, avec tout l’appareil qui l’accompagne et la rend possible, comme un métier permet de faire valoir quelques considérations particulières.

Si elle est un métier, alors, elle est assimilable à une prestation de service rémunéré. Ce qui pose la question à la fois de la nature de la prestation ainsi que de la nature de la rémunération. La prestation de service implique toujours nécessairement l’organisation de l’incompétence du « client ». Cela pose la question de la nature de cette incompétence. Concevoir la relation du justiciable à la justice de cette manière permet également de mettre en évidence la nécessaire relation de tutelle entre celui qui offre le service et celui qui le demande.

Si l’on veut toujours bien suivre ce raisonnement, il nous faut également souligner que les deux parties sont parties prenantes dans cette définition et répartition des rôles de chacun. Cela me semble rendre compte à la fois de cette dimension que l’on pourrait qualifier de coloniale et impérialiste de ce procès, mais qui n’est peut-être au fond que la manifestation de cette relation de tutelle. Le contexte historique venant bien entendu surdéterminer cette impression. Cela me semble également rendre compte du fait que les prévenus consentent à la prétention universaliste de la loi belge. J’y reviendrai.

Le malaise me semble aussi provenir du décalage entre la portée symbolique de ce procès et le contenu explicite des témoignages. Décalage entre le circonstanciel explicitement présent dans les témoignages et dans les questions ( De quelle couleur étaient les bidons d’essence ? Est ce qu’il a plu la nuit du 18 avril ? Un peu ou beaucoup ? Est ce que le chef des milices était couvert de feuilles de bananier ?…), et l’ampleur symbolique de la tâche de juger un crime contre l’humanité et contre une « ethnie ».

Cette dimension symbolique est, bien qu’implicite, omniprésente : C’est l’entièreté du génocide qui est jugée, c’est l’implication des milieux catholiques, c’est le rôle de la Belgique, ce sont les conséquences d’un certain colonialisme qui sont ici jugés, la bonne ou la mauvaise conscience de la Belgique ou l’impérialisme de l’homme blanc.

Ceci me permet de reprendre l’incident de l’après-midi entre le président et Maître Vergauwen, avocat de la défense. Ce dernier demande que soit posée au témoin la question de savoir s’il se souvient d’avoir été interrogé par l’auditeur militaire, et de préciser « un homme blanc ». Cette précision fait rire le public. Le président refuse la question en arguant qu’il connaît la réponse puisque le procès-verbal de cette audition figure dans le dossier.

Je ne saisis pas exactement l’enjeu de cette question mais elle paraît importante pour la construction de la plaidoirie de Maître Vergauwen, car il revient à la charge lors d’un commentaire après l’audition du témoin pour exprimer l’importance de cette question. Il a alors cette phrase que je trouve riche de sens et qui a fait réagir bruyamment la salle : « Je respecte le témoin et je peux comprendre ses troubles de mémoire dû au traumatisme, mais pourquoi croyez-vous que j’ai parlé d’un homme blanc et que j’ai insisté pour que ce soit formulé de cette manière? Parce que ça marque, évidemment ! »

Même si l’argument n’est pas dénué de tout fondement psychologique, qu’une différence de couleur de peau est un indice important pour caractériser quelqu’un, il y a une désinvolture proprement impérialiste dans ces propos. J’ai trouvé que ces propos faisaient état d’un grand mépris pour ces cultivatrices analphabètes des collines de Sovu.

Or, je suis par ailleurs convaincu de la bonne foi et du caractère respectueux de Maître Vergauwen. Une bonne intention, (aider le témoin à se souvenir), qui vient ostensiblement trahir, à la manière d’un lapsus, d’un acte manqué et lever le voile sur l’inconscient de celui qui s’en prévaut. Au-delà de l’anecdote, qui pourrait peut-être avoir un côté cocasse si l’on fait abstraction des millions de morts, je me demande si l’on est capable de supporter l’autre, avec ses différences.

Tout comme le génocide, l’impérialisme est la volonté d’anéantir l’autre dans l’assimilation culturelle. Les moyens sont différents, différence lourde de millions de vies humaines, mais l’intention est-elle si différente ? Car voilà que surgit la question de la prétention extraordinaire de la justice belge à juger tous les crimes contre l’humanité où que ce soit dans le monde et par qui que ce soit.

En l’occurrence, ce que je trouve vraiment extraordinaire, c’est que les prévenus comme les témoins et les parties civiles consentent à cette prétention universaliste de la justice belge. Quelle que soit les raisons politiques qui ont permis que cette loi soit votée, il me semble que ces deux faits illustrent encore d’une autre manière le clivage dont j’ai parlé plus haut. De même que les droits de l’homme sont universels, les crimes contre l’humanité sont, également et selon le même raisonnement, universels. On voit par là la dimension impérialiste de cette loi. Mais l’on peut se demander s’il ne s’agit pas pour une institution de gérer sa mauvaise conscience d’ancien colonisateur ?

Une dernière chose. J’ai été particulièrement sensible à la requête que deux témoins ont formulée au président après l’interrogatoire. Après les remerciements d’usage, le président demande aux témoins de rester à la disposition administrative du tribunal. A ce moment, un témoin ajoute quelque chose. Il remercie également le président et, retournant sa position d’interrogé, il devient interrogateur. « Pourriez-vous, monsieur le président, leur demander (à Gertrude et Kisito) ce qu’est devenu mon oncle et mes parents qui étaient avec moi au couvent, je n’ai plus de nouvelles et elles devraient savoir ? » ( Je cite de mémoire). Le sens de l’analyse que je propose ici, et qui repose sur les principes de base de l’anthropologie clinique, peut se saisir à travers deux questions:

  • Savoir ce qu’est devenu son oncle. Est-il bien le contenu de la requête auprès du juge ? Sa question dit que c’est ce savoir-là qu’elle recherche, mais est-ce bien de cela qu’il s’agit ?
  • Peut-on raisonnablement penser que le président du tribunal va répercuter la question comme telle aux inculpés ? Peut-on penser que le président du tribunal est dupe de la question et ne saisit pas la portée de celle-ci ?

Dans les manœuvres que l’on entreprendra pour répondre affirmativement ou négativement à des deux questions, s’opposera la différence de conception de la justice en tant que vertu et la justice en tant qu’institution sociale.

 

DIDIER Benoît
Psychologue

 

 
assises rwanda 2001