assises rwanda 2001
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compte rendu intégral du procès
1. Introduction 2. Manfred Peters 3. Jean Cornil 4. Benoît Didier 5. Janek Kuzckiewicz 6. Paul Hermant 7. Patrick May 8. Méthode Ndikumasabo

Témoignages de citoyens: Paul Hermant

Matinée du 26 avril 2001.

Au début, je ne comprends pas. Puis je comprends que je n’entends pas ce qui est dit parce que ce qui se dit est inouï. J’insiste sur ce mot « inouï », je ne veux pas dire « inaudible », je veux dire « qui n’a jamais été entendu ». Après tout, il y a là des gens que l’on n’aurait pas dû voir : il est aussi assez raisonnable qu’on les entende mal.

Ainsi, le récit d’une demi-journée de procès s’organise-t-il entre ce qui serait entendu et ce qui serait inouï. Ce qui serait entendu, c’est la localisation du procès : au bout du Tracé royal voulu par Léopold II, le Palais de Justice présente une comparaison justifiable avec ce monument que certains, en Afrique, au début du 20ème siècle, imaginaient bâtir avec les millions de squelettes et de crânes que la conquête léopoldienne avait laissé sous elle. On avait calculé : avec les 15 millions de crânes et de squelettes, il était bien possible d’ériger l’équivalent de la pyramide de Chéops, d’une base de 52.600m2 et d’une hauteur de 136 mètres, d’où s’élanceraient 40 avenues longues de 56 km bordées tous les mètres et demi de squelettes sans tête. Le Palais de Justice dispose, quant à lui, de 26.000m2 de superficie, le sommet de son dôme se situe à 105 mètres et, comme on l’a dit, figure l’aboutissement d’une urbanisation routière rectiligne.

Ce qui serait entendu serait l’implicite d’un procès. Ecoutez. Déposition d’un enfant : « Ma mère, ma grand-mère, ma sœur et moi, nous avons fui dans la forêt. Les soldats avaient tué beaucoup de gens de notre clan… Plus tard, ils ont entraperçu la tête de ma mère à travers les branchages. Ils se sont précipités là où nous nous cachions, ils ont attrapé ma grand-mère, ma mère, ma sœur et un autre enfant encore plus jeune. Tous les soldats voulaient ma mère pour femme, ils se sont bagarrés et, finalement, ils ont décidé de la tuer. Ils lui ont tiré une balle dans l’estomac, elle est tombée. Quand j’ai vu cela, j’ai pleuré parce qu’ils avaient tué ma grand-mère et ma mère et parce que j’étais tout seul. J’ai vu tout ce qu’ils ont fait ! ». Cela figure dans le Rapport du consul britannique Casement sur le Congo, publié en 1904 ; nous étions en plein « scandale congolais », Mark Twain en a repris des extraits dans « Le Soliloque du Roi Léopold » dont la première édition belge date de 1987. Ce qui serait entendu, ce serait cette histoire : nul doute que l’on soit fondé à se lever de cette place assise que l’on a obtenue pour fouiller sous les ors les os, dans les colonnes les crânes, sous les dalles les squelettes étêtés. Ce qui serait entendu serait en quelque sorte une gestion d’héritage : on n’arrêtera pas de si tôt, dans ce pays, de remuer les sols pour trouver des cadavres. Il y a les nôtres, il y a ceux des autres qui sont aussi les nôtres.

Ce qui serait inouï serait l’explicite d’un matin. Tout commence par un retard, un bus de témoins qui n’arrive pas, des jurés ralentis par un crash au carrefour Léonard. On comprend alors que les affaires du monde s’ingèrent et perfusent. Toutes les affaires : l’accident que vous verrez à la télé le soir, les visages que votre mémoire eût retenus si, en 1994, on vous avait averti que ces gens que les infos montraient, vous les auriez bel et bien devant vous en chair et os, à la barre, un jour, sept ans plus tard, et que vous auriez fait un effort. Ce qui serait inouï, ce serait la rumeur du monde. Vous n’êtes jamais à l’abri d’être responsable de ce dont vous n’êtes pas coupable. Je parle du juré n°6, voilà un homme qui pose des questions. Lui non plus ne comprend pas tout. On lui dit qu’au Rwanda, quand la nuit tombe, il fait noir tout de suite, qu’on n’y voit plus rien, qu’il n’y a pas d’éclairage, donc qu’on ne peut pas dire. Le président aussi insiste, elle tombe comment la nuit ? On sent qu’il va le dire, il ne le dit pas : comme un couperet? comme une machette ? elle tombe d’un coup comme on tombe d’un coup de feu ? Tombe. La nuit. Tout est dit. Tout est fermé, englouti, enterré. Au Rwanda, la nuit est une tombe, Monsieur le Président. Ce qui serait inouï, c’est comment les hommes règlent leurs affaires d’hommes. Un curé est là, est-ce parce qu’il sent qu’on sait et qu’on sait qu’il ment qu’il n’y aura pas de question supplémentaire ? Il n’apporte pas avec lui de tragédie mais le ton docte d’un homme qui tranche entre le blanc et le noir, c’est un observateur. J’ai vu de mes yeux un observateur de génocide. Lui aussi dit que quand la nuit tombe, on ne voit plus. C’est un observateur qui lorsqu’on ne voit plus rien ne voit plus rien. Ce qui serait inouï, c’est ce dialogue presque télégraphique : le Témoin : « Les soldats de la garde présidentielle sont arrivés pour commencer le travail », le Président : « Le travail ? », le Témoin : « Tuer, éliminer », le Président: « Nettoyer? », le Témoin : « Nettoyer ». On mande de Butare qu’on nettoie, qu’on assainit, qu’on purifie. Sept années plus tard, la nouvelle est arrivée à Bruxelles, Non, je corrige : elle n’y est pas arrivée, elle y est revenue.


Paul Hermant
Co-fondateur de Causes Communes

 

 
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