8.3. Interrogatoire de Julienne MUKABUTERA
Le Président : L’audience
est reprise. Vous pouvez vous asseoir et les accusés peuvent prendre place.
Je vais demander à Madame MUKABUTERA de bien vouloir se lever pour son interrogatoire.
Madame, vous avez entendu, en ce qui concerne la chronologie des événements
qui se sont déroulés au couvent de Sovu, l’exposé qui a été fait par Madame
MUKANGANGO.
Julienne MUKABUTERA : Oui, Monsieur
le président.
Le Président : A propos de
cette chronologie, avez-vous des remarques à formuler, des choses à préciser ?
Julienne MUKABUTERA : Ce que je
souligne, c’est qu’au moment des événements tragiques qui se sont abattus sur
notre communauté, nous avons toutes, tous souffert, exactement. Moi aussi j’ai
souffert parce que ces événements, aussi, se dirigeaient vers moi.
Le Président : Vous êtes
personnellement et peut-être même la seule de la communauté, à être originaire
de la colline de Sovu ?
Julienne MUKABUTERA : Je ne suis
pas la seule originaire de Sovu parce que sœur Fortunata et Régine étaient aussi
originaires de ma colline.
Le Président : Certains éléments
du dossier laissent penser que parmi les Interahamwe qui ont attaqué les réfugiés,
que ce soit au couvent ou dans le centre de santé, se trouvaient deux de vos
frères. Vous avez quelque chose à dire à ce sujet ?
Julienne MUKABUTERA : Comme je
me suis bien expliquée pendant les interrogatoires que j’ai reçus pendant la
PJ, je n’ai jamais vu aucun de mes frères parmi les miliciens et je n’ai pas
eu de contact lorsqu’on attaquait le centre de santé, avec aucun de mes frères,
puisque j’étais toujours au monastère.
Le Président : Etant originaire
de Sovu, connaissiez-vous Emmanuel REKERAHO, avant l’attaque du 22 avril 1994 ?
Julienne MUKABUTERA : Non, Monsieur
le président. La connaissance de REKERAHO, c’est le 22 avril, lorsqu’il est
venu réquisitionner l’ambulance du centre de santé, que j’ai vu la première
fois ce monsieur. Il n’est pas mon voisin. Ma famille, c’est à 2 km du monastère
et REKERAHO, d’après ce que je vois dans le dossier, il habite à peu près 2
km de ma famille, donc, il n’est pas mon voisin, je ne le connaissais pas avant
le 22.
Le Président : A part au
moment où, le 23 avril 1994, vous allez avec d’autres sœurs quitter le couvent
de Sovu pour vous réfugier à la paroisse de Ngoma, avez-vous quitté à un autre
moment le monastère ? Vous avez quitté aussi le 1er juillet
lorsque...
Julienne MUKABUTERA : Non, Monsieur
le président. J’ai quitté le 23 pour aller nous réfugier à Ngoma. Depuis lors,
nous sommes revenues au monastère et nous restions au monastère, cachées. Et
d’ailleurs, notre vie ne nous autorisait pas d’aller en dehors de la clôture,
ce que je n’ai pas fait, excepté lorsque je suis allée à la commune, à la demande
de sœur Gertrude, pour porter des vélos à moteur parce qu’on faisait tout pour
que la milice ne trouve pas l’accès au monastère.
Le Président : Donc,
à un moment donné, vous êtes allée faire les démarches pour que des objets,
notamment vélos, vélomoteurs qui appartenaient à des réfugiés qui avaient été
tués, soient entreposés dans des locaux communaux pour les mettre à l’abri et
éviter que ces objets ne soient emportés par les miliciens ?
Julienne MUKABUTERA : Si je m’explique,
ces objets, ce n’est pas les mettre à l’abri, c’est les faire sortir au monastère
parce que la milice voulait venir piller le monastère. Garder ces objets et
ouvrir le portail pour que ces miliciens viennent les chercher, personnellement,
c’est donner la mort aux réfugiés et aux moniales qui étaient dans la communauté.
Le Président : Vous savez
que certains témoignages font état de ce que, le 22 avril 1994, vous auriez,
soit avec sœur Gertrude, soit seule, fourni de l’essence à Monsieur REKERAHO,
essence qui aurait servi à incendier le garage du centre de santé ?
Julienne MUKABUTERA : Ca, c’est
une invention. Je n’ai jamais mis mon pied au centre de santé et je n’ai jamais
fourni quoi que ce soit aux miliciens, ni à REKERAHO.
Le Président : Certains témoignages
disent aussi, qu’après les massacres du 22 avril, vous vous baladiez entre
les corps ?
Julienne MUKABUTERA : Voulez-vous
préciser ?
Le Président : Cherchant
l’argent ou critiquant les victimes qui avaient brûlé l’argent avant de mourir ?
Julienne MUKABUTERA : Je n’ai
pas bien compris la date.
Le Président : Le 22 avril.
Julienne MUKABUTERA : Le vingt… ?
Le Président : Le 22 avril
1994, le jour de la grosse attaque, le jour de l’incendie.
Julienne MUKABUTERA : Le 22 avril,
je le répète, je n’ai pas mis mon pied à l’extérieur du monastère. Je suis restée
avec toutes les sœurs et des réfugiés qui étaient avec nous. Je n’ai pas mis
mon pied à l’extérieur, à l’exception vers 5h00, où REKERAHO est venu réquisitionner
l’ambulance.
Le Président : Vous avez
donc accompagné cette fois-là, sœur Gertrude ?
Julienne MUKABUTERA : S’il vous
plaît ?
Le Président : A cette occasion-là,
vous avez donc accompagné sœur Gertrude lorsqu’elle a remis les clés de l’ambulance
à REKERAHO ?
Julienne MUKABUTERA : Oui, Monsieur
le président. Lorsque nous étions à l’hôtellerie en train de prier, Monsieur
REKERAHO que je ne connaissais pas à ce moment-là, il a secoué le portail en
criant d’ouvrir le portail. Le policier qui gardait le monastère est venu
secouer donc au balcon qui va vers l’hôtellerie. Sœur Gertrude est sortie et
un peu plus tard je l’ai suivie. C’est l’amour que je portais à ma sœur. Voir
ce monsieur qui avait un fusil à la main, moi j’ai eu peur. Je suis sortie pour
la faire revenir, l’avertir que ce monsieur avait un fusil.
Le Président : Elle savait
le voir, hein, tout comme vous.
Julienne MUKABUTERA : Pardon ?
Le Président : Sœur Gertrude
pouvait voir aussi bien que vous que ce monsieur avait un fusil.
Julienne MUKABUTERA : À ce moment-là,
il fallait y être. Nous étions aveuglées par des atrocités qui se sont passées
au monastère. Toute la journée, on a massacré des personnes, nous les voyions.
On avait les yeux vraiment aveuglés. Quand j’ai vu sœur Gertrude sortir, moi
je suis allée derrière elle pour la faire revenir. D’ailleurs, je n’ai pas continué
mon chemin, je suis restée à la dernière marche des escaliers lorsqu’elle a
continué vers cet homme. Et c’est à ce moment-là que la peur m’a reprise. J’ai
rebroussé chemin en arrière lorsque REKERAHO est entré dans l’enceinte du monastère
pour prendre l’ambulance.
Le Président : Avez-vous,
à d’autres moments, accompagné sœur Gertrude lorsqu’elle se rendait par exemple,
à la commune ou à la préfecture ?
Julienne MUKABUTERA : Non, Monsieur
le président.
Le Président : Avez-vous,
à un moment quelconque, servi à boire à REKERAHO et à d’autres génocidaires ?
Julienne MUKABUTERA : Non, Monsieur
le président. Si vous permettez, je peux expliquer à la première question que
vous venez de me poser. Vous venez de me demander si, à un moment donné, j’aurais
accompagné sœur Gertrude. Le 23 avril, nous sommes allées à Ngoma ; à ce
moment-là j’étais avec elle. Quant à servir à boire… Le 24 avril, lorsque nous
sommes revenues au monastère, nous avons trouvé REKERAHO posté devant les escaliers
du monastère. A ce moment-là, il m’a agressée en demandant pourquoi j’avais
fui le monastère. Je lui ai répondu que j’avais peur et que de toute façon je
devais aller où ma communauté allait se réfugier. A ce moment-là, il m’a dit
que, suivant mes origines Hutu, je n’avais rien à craindre et qu’il ne fallait
pas aller m’exposer à la mort à Ngoma. Je lui ai dit que je n’avais pas peur
de mourir, mais mourir avec ma communauté. A ce moment-là, il m’a fait entrer
dans la chambre de l’hôtellerie avec Gaspard. J’ai été torturée me demandant :
« Pourquoi vous avez fait fuir les personnes qui étaient à l’hôtellerie qui
sont des partisans du FPR ? ». Je lui ai dit que je ne connaissais pas
ces personnes. Il me demandait : « Maintenant, je vais vous rapatrier
dans votre famille et après, vous reviendrez ». A ce moment-là, je lui
ai dit que dans le monastère il n’y a pas de Hutu, il n’y a pas de Tutsi, que
nous étions des enfants de Dieu. A ce moment-là, il m’a giflée, me disant que
je ne dois pas dire que je ne suis pas Hutu alors que lui voulait me rapatrier
pour liquider le FPR, qui sont mes sœurs et des réfugiés.
Le Président : C’est la première
fois que vous déclarez cela, hein ? Ce que vous expliquez, c’est la première
fois ?
Julienne MUKABUTERA : Oui. Excusez-moi,
parce que je veux vous expliquer, à ce contexte-là, de servir à boire. Ce soir-là,
on a servi à boire à des militaires pour essayer d’apaiser leur colère contre
nous. Je ne vois pas autre part où j’aurais servi à boire à qui que ce soit.
Le Président : Donc, REKERAHO
vous a torturée et frappée, giflée ?
Julienne MUKABUTERA : Il m’a giflée.
Je me souviens bien que dans mes premières déclarations devant la PJ, j’ai exprimé
que j’ai été giflée par REKERAHO parce qu’il voulait me rapatrier.
Le Président : Alors, est-ce
que vous avez servi à boire ?
Julienne MUKABUTERA : Lorsque
les militaires étaient là.
Le Président : Donc,
ce n’est pas à REKERAHO que vous avez servi à boire, c’est aux militaires ?
Julienne MUKABUTERA : REKERAHO
était là. Lui, il voulait absolument que je quitte le monastère avec sœur Emelinda.
Sœur Emelinda a eu peur. Elle a accepté d’entrer dans une jeep de militaire
qui nous a suivie lorsque nous sommes revenues au monastère. Moi, j’ai refusé.
Je lui ai dit que je dois rester solidaire à ma communauté. S’il fallait mourir,
que je meure dans la communauté parce que ma place était là. A ce moment-là,
quand on a apporté un casier de bière, j’étais obligée de participer à ce service.
Je l’ai fait avec sœur Stéphanie et sœur Thérèse.
Le Président : Ces militaires,
c’étaient les militaires qui vous avaient raccompagnées depuis Ngoma ?
Julienne MUKABUTERA : Oui, Monsieur
le président.
Le Président : Vous n’avez
jamais servi à boire à Monsieur REKERAHO ?
Julienne MUKABUTERA : Je ne vois
pas quand est-ce que j’ai servi à REKERAHO à boire, excepté ce 24 avril, lorsque
nous sommes revenues au monastère.
Le Président : Il a bu en
même temps que les militaires alors ?
Julienne MUKABUTERA : Je n’ai
pas su observer qu’il buvait. On servait des militaires qui étaient là. C’était
d’ailleurs dans le noir. On n’allumait pas de bougies.
Le Président : Qu’est-ce
que vous savez sur la nourriture que l’on aurait distribuée, ou pas distribuée,
aux réfugiés ?
Julienne MUKABUTERA : Si vous
permettez, ce que je peux expliquer, c’est que lorsque des réfugiés sont arrivés
au monastère, chaque sœur faisait tout son possible. Personnellement, je faisais
la cuisine à l’intérieur, et je sais que nous cuisinions dans des grande casseroles,
et pour des réfugiés de l’hôtellerie, et pour des réfugiés de l’extérieur. Sœur
Fortunata et l’ouvrier qui travaillait à l’hôtellerie avec sœur Scholastique,
servaient la nourriture à l’extérieur le soir, et je me souviens que le 19,
Fortunata et Augustin MPAMBARA sont venus dans la cuisine pour prendre de la
nourriture pour aller donner aux réfugiés du centre.
Le Président : C’est tout
ce que vous savez à propos de nourriture ?
Julienne MUKABUTERA : Je ne sais
pas exprimer autre chose que je n’ai pas fait. Je sais qu’on cuisinait pour
des réfugiés mais la répartition de la nourriture, cela ne revenait pas à moi.
Il y avait sœur Fortunata qui s’en occupait.
Le Président : Etiez-vous
présente le 25 avril 1994 lorsque REKERAHO a fait le tri entre les réfugiés
qui se trouvaient encore dans le monastère ?
Julienne MUKABUTERA : Le 25, j’étais
au monastère.
Le Président : Etiez-vous
présente lorsque REKERAHO a fait le tri ?
Julienne MUKABUTERA : Je n’étais
pas présente quand il a fait ce tri, j’étais dans l’église et je ne sais pas
fournir quelques éléments parce que je n’ai pas assisté à cela.
Le Président : Donc, vous
étiez dans l’église ?
Julienne MUKABUTERA : Oui, Monsieur
le président.
Le Président : Vous n’avez
pas été inquiétée dans l’église par des miliciens ou des militaires qui sont
venus visiter l’église pour vous faire rejoindre tout le monde ?
Julienne MUKABUTERA : Nous avons
été… Le matin, je ne dois pas recommencer parce que sœur Gertrude a expliqué
longuement l’arrivée de REKERAHO et la milice après les rôles de REKERAHO.
Après avoir averti les réfugiés de l’hôtellerie, il y avait le sauve-qui-peut.
A ce moment-là, quand REKERAHO a commencé à frapper sur le portail avec une
ambulance, nous étions dans l’église. Sœur Gertrude est sortie avec sœur Scholastique.
Moi, personnellement, je suis restée à l’intérieur de l’église.
Le Président : Vous n’avez
donc pas assisté à un entretien au cours duquel REKERAHO aurait dit qu’en ce
qui le concernait, il épargnait ou il était d’accord d’épargner ou il ne voulait
pas tuer les membres des familles des sœurs ?
Julienne MUKABUTERA : Je suis
ignorante de cette conversation, Monsieur le président.
Le Président : Bien. Vous
pouvez vous asseoir.
Julienne MUKABUTERA : Je vous
remercie. |