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4.2. Actes de partie civile
Le Greffier : La Cour
Le Président : L'audience est reprise. Vous pouvez vous asseoir. Les accusés peuvent
prendre place.
Bien. Alors les parties civiles souhaitaient exposer
le contenu d'un acte de partie civile, je ne sais pas si c'est comme ça que
vous l'avez intitulé. Qui prend la parole ?
Ce sera vous Maître HIRSCH pour l'ensemble des parties
civiles ?
Me. HIRSCH : Je peux m'engager pour certaines d'entre elles, dont je vais vous
dire les noms. Mais je ne sais pas s'il y a d'autres déclarations qui doivent
être…
Le Président : Y a-t-il d'autres conseils de parties civiles qui comptaient faire
une déclaration préliminaire ?
Me. RAMBOER : …qui a été dressée par Maître GILLET et Maître HIRSCH.
Le Président : Bien. D'accord.
Me. HIRSCH : J'allais le dire, Monsieur le président, donc Maître Dirk RAMBOER,
Maître Georges-Henri BEAUTHIER, Maître Jan FERMON, Maître Patricia JASPIS, Maître
Philippe LARDINOIS se sont associés à la déclaration que Maître Eric GILLET
et moi-même avons préparée.
Le Président : Bien. Alors, je vais demander si ce n'est déjà fait, qu'on distribue
un exemplaire de cet acte aux jurés et jurés suppléants, et est-ce qu'il serait
possible que nous en ayons un aussi, ainsi que Monsieur l'avocat général. La
défense a déjà reçu copie de cet acte.
Me. HIRSCH : Oui monsieur le président.
Le Président : Eh bien, Maître HIRSCH je vous donne la parole pour la lecture de
cette déclaration préliminaire.
Me. HIRSCH : Merci Monsieur le président. Mesdames et Messieurs du jury. Nous nous
adressons à vous comme avocats de victimes du génocide des Tutsi au Rwanda.
Nous représentons des survivants de Butare et leurs parents en Belgique. Certains
ont déposé plainte dès le mois de juillet 1994, et se sont ensuite constitués
partie civile. D'autres le feront par notre intermédiaire avant la fin des débats.
J'aimerais vous parler de chaque victime, de chaque
père, de chaque mère, de chaque enfant, de chaque famille dont les liens ont
été brisés. Impossible d'en citer même les noms. A Butare, il y a eu entre 100.000
à 300.000 morts. A ce jour, les morts n'ont pas pu être comptés. Les corps ont
été ensevelis dans des fosses, jetés, abandonnés. Les survivants sont encore
aujourd'hui à la recherche des corps de leurs proches, pour leur donner une
sépulture. Au cours de ces semaines, lorsque nous parlerons plus particulièrement
d'une famille décimée, ce sera sans jamais oublier les autres, toutes les victimes,
tous sont là. Les accusés sont venus en Belgique car ils pensaient y trouver
refuge et y jouir de l'impunité. Être à l'abri de la justice, ils ont eu tort.
Le monde se rétrécit autour des criminels contre l'humanité.
Un témoignage.
Durant le génocide, un prêtre se cacha pendant neuf
jours dans la sacristie. Il dit : « Je lisais le livre de Jérémie le chapitre
"Les lamentations". Autour de moi j'entendais les cris, la mort qui
rôde. Je me disais que s'ils me trouvent, je leur parlerai avant qu'ils ne me
tuent. Je leur demanderai : « Etes-vous devenus fous ? Avez-vous
perdu la raison ? ». J’avais très peur, si peur que j'avais de la
peine à respirer. J'étais noué, je me couchais pour mieux respirer. Je n'ai
pas perdu la foi durant ces jours là. C'est après, lorsque vous pensez à la
dureté des cœurs, à la résistance à la vérité, à l'occultation des crimes, que
vous vous prenez à douter de l'homme et de Dieu aussi. Si je retrouve un jour
un assassin qui me dise : « Ecoute c'est moi qui ai tué ton père »,
je pleurerai, je me dirai : « Cet homme revient à l'humanité, il refait
surface ».
Les victimes, les survivants sont parfois sans parole,
dans le silence, incapables de dire parfois, sans mémoire, personne n'est préparé
à survivre. Chaque survivant est seul. Certains vont avoir la force de parler;
des femmes vont quitter leurs collines pour la première fois, elles vont faire
un long voyage pour vous rencontrer, pour vous parler, pour nommer devant vous
ce qui leur est arrivé sous le regard des accusés. La force de raconter, de
vous raconter. C'est terrible de raconter. Parce que raconter c'est revivre.
C'est réinscrire la souffrance dans son corps, dans son être, dans sa mémoire,
c'est vivre encore l'impuissance de n'avoir pas pu empêcher que son enfant soit
arraché et tué sous vos yeux. Que votre petite fille soit violée devant vous
avant d'être laissée pour morte. Parler, c'est réactiver des souvenirs, c'est
dire qu'on est vivant, là devant vous, alors que tous sont partis et qu'on aurait
voulu les suivre. La mort ne l'a pas voulu. Ils vivent encore dans la mort des
leurs et c'est la mort des leurs qu'ils vivront sous nos yeux. Les survivants
sont responsables de la transmission de la mémoire. Pour acquitter leurs dettes
envers les morts. Pour donner par la parole, un cercueil aux morts. Mais comment
parler ? Comment dire ? Comment transmettre ? C'est la peur de
mal dire. La peur de mal faire. La peur de mal témoigner. La peur de trahir
la mémoire des morts. Ces hommes et ces femmes vont venir non pas pour accorder
le pardon, non pas pour demander vengeance, mais pour demander justice.
Mesdames et Messieurs du jury, comme nous, vous
allez être confrontés à l'indicible. Vous allez voir des images insoutenables.
Des enfants mutilés. Les coups de machettes inscrits dans les corps. Des charniers
où s'entremêlent les corps de femmes, d'hommes, d'enfants, de bébés tués dans
les bras de leur mère. Comme nous, vous allez entendre des récits abominables.
Vous allez les écouter. Comme nous, vous allez parfois vous sentir submergés
par la souffrance, y être confrontés, à la confusion de vos propres sentiments.
La colère, la rage, la peur, la tristesse, l'impuissance, le dégoût. Comme nous,
vous allez souhaiter que cela n'existe pas, que cela n'ait jamais existé. Pour
ne pas être confronté à cela. Vous allez perdre vos repères, comment est-ce
possible ? Vous allez avoir envie de fermer les yeux pour ne pas voir.
De vous boucher les oreilles pour ne pas entendre, pour ne pas ressentir, l'idée
d'humanité est atteinte, fissurée par ce crime contre le statut de l'être humain.
Le génocide va s'inscrire dans notre présent. L'innommable va entrer dans cette
salle. Vous allez avoir besoin de courage pour entendre et écouter. Vous allez
porter ce poids pendant longtemps. Ce sera lourd et douloureux. Comment des
hommes et des femmes ont pu décider que d'autres n'avaient pas le droit d'exister
et qu'il fallait les éliminer jusqu'au dernier. Et il y aura cette question
lancinante. Comment est-ce possible ? Comment ont-ils pu faire cela ?
Oui, vous allez devoir pénétrer l'horreur pour juger, lutter contre l'impunité
et vous allez trouver le courage de rendre la justice.
Me. GILLET : Ce génocide a été planifié. Il n'a pas surgi d'une impulsion subite
et spontanée d'une partie de la population. Les Hutu qui, attribuant la mort
de leur président aux Tutsi, s'en seraient pris à ceux-ci, aveuglément. D'abord
conçu dans le cercle le plus rapproché du président défunt, ce génocide a mobilisé
tous les moyens de l'État rwandais contre la minorité Tutsi et également contre
tous les opposants démocrates, toutes ethnies confondues. Une propagande, élaborée
de longue date par certaines élites intellectuelles du pays et sans cesse perfectionnée,
a permis de conditionner une population à tuer. A Butare, c'est-à-dire à l'échelle
locale, comme il le fut à l'échelle nationale, le génocide s'est reposé sur
trois piliers. L'État lui-même, avec son administration, son armée et ses milices.
En deuxième lieu, les milieux d'affaires, qui ont
fourni les moyens financiers et logistiques provenant du détournement des fonds
publics et des contributions des entreprises industrielles et commerciales dominées
par des proches du pouvoir.
Et enfin, en troisième lieu, les milieux intellectuels.
Les représentants de deux des trois piliers nécessaires pour réussir le génocide
à Butare sont présents aujourd'hui dans le box des accusés. Monsieur HIGANIRO
Alphonse, directeur d'entreprise et Monsieur NTEZIMANA Vincent, brillant professeur
d'université. Le militaire, représentant du troisième pilier, est absent. Il
s'agit du capitaine NIZEYIMANA Ildéphonse. Vous apprendrez que ce trio meurtrier
n'est pas né avec le génocide, il s'était constitué bien avant. L'efficacité
du génocide à Butare a reposé sur la complicité qui unissait ces membres et
quelques autres. Enfin, il y a ceux qui, dans l'Église, ont pris le parti inconditionnel
des extrémistes.
Mesdames et Messieurs du jury, dès le 7 avril 1994,
premier jour du génocide, le gouvernement lance cette entreprise ignoble et
ordonne à chacun de rester chez soi. Cet ordre vise à permettre à l'armée rwandaise
et aux milices d'éliminer méthodiquement, sur base de listes pré-établies, les
Tutsi et les Hutu qui ne sont pas acquis à l'idéologie raciste. Il suffit d'aller
les trouver chez eux. Dans les rues, des barrières sont dressées et ceux qui
essaient de fuir sont sauvagement exécutés. Les familles recluses vivent impuissantes
le rapprochement progressif des tueurs. Elles donnent par téléphone, aux familles
et amis résidents à l'étranger, les noms de leurs futurs assassins. Jusqu'au
moment fatal où la maison suivante est la leur. C'est ainsi que la mort de familles
entières a été vécue d'ici en direct, par téléphone.
Quelques semaines plus tard, les premiers assassins
fuyant déjà le Rwanda, apparaissent tranquillement dans les rues de Bruxelles,
de Liège, de Namur ou d'Anvers. Souvent, ils ont pu compter sur l'aide précieuse
d'amis belges pour faciliter leur arrivée. Ce sont ces circonstances atroces
qui poussent ceux qui résident en Belgique, victimes eux-mêmes du génocide,
à déposer des plaintes contre les bourreaux des leurs, alors que le génocide
est à peine terminé. Ce sont ces circonstances qui expliquent la détermination
qui les anime depuis le premier jour jusqu’ aujourd'hui. Des rescapés vivant
au Rwanda les ont entre temps rejoints ou les rejoindront au cours du procès.
Aujourd'hui, les adolescents qui ont tué, devenus adultes, se suicident. Des
enfants n'ont pas encore retrouvé la parole. Ce qu'ils ont vu les a enfermés
dans un mutisme qui achève de les détruire. Les enfants du viol ont sept ans.
Mais ils ne savent pas encore qui ils sont. Mais ce procès attendu depuis sept
ans, qui n'aurait pas eu lieu sans la vigilance constante de quelques-uns, fait
pourtant déjà partie de l'histoire intime de tous ceux-là. Des morts comme des
vivants. Aujourd'hui, ce sont des crimes contre l'humanité que vous allez juger.
Vous êtes saisis en vertu du principe de compétence universelle. Vous n'êtes
pas seulement un tribunal belge, vous êtes un tribunal qui représente la communauté
humaine.
Le Président : L'original de ce document signé devrait être évidemment versé au dossier.
Oui, Maître HIRSCH. |
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