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Témoignages de citoyens:Jean Cornil
Fragments infimes de la souffrance humaine.
Bruxelles, le 7 mai 2001.
La matinée est superbe. Après un mois d’avril de pluies folles, le soleil éclaire enfin la vie. Mon cœur aussi. Quelle émotion de se rendre dans cette salle d’audience du Palais de justice. Avec ce sentiment si rarement éprouvé que la vertu justice rencontre l’institution judiciaire. Premiers sentiments : l’ambiance est à la fois lourde et solennelle. Tout le décorum de la justice. Mais pas la justice au quotidien, si prosaïque, si lointaine et si proche à la fois. La justice de la procédure, des toges, des effets de manches, le spectacle, la cérémonie. Non, ici rien de tout cela. Ici, je me sens profondément au cœur d’un drame.
La tragédie rwandaise m’a ébranlé en 1994 comme nombre d’entre nous. Les images de la mort, les charniers, les machettes, les mutilés se sont inscrits dans ma chair. Ces images de désespérances, de détresses, de folies, de tristesses fulgurantes. Ces images d’au-delà des mots. Réalité monstrueuse. Parole silencieuse face à l’ignoble, face à la quintessence de l’ignominie humaine. Cette réaction d’impuissance du citoyen. Cette révolte face aux monstres froids, les Etats, si engagés dans leurs colonies, si vite désengagés d’un génocide.
Sérénité des débats. Dureté des propos. Anxiété des accusés. Le dialogue avec le juge d’instruction s’engage. Précis, vif, structuré. L’histoire de ce couvent, refuge puis cimetière, l’attitude des sœurs, les complicités, les amitiés douteuses. Les affinités meurtrières. L’horreur. Les mots de Yolande M. me traversent les tripes. Les images de ces femmes blessées, qui tentent de reconstruire une vie après la mort, en ramassant des patates douces dans leurs champs. « Dans le nu de la vie » écrit Jean Hatzfeld. Chroniques du marais rwandais. Comment juger la monstruosité de l’homme ? La part d’ombre, cette part maudite de George Bataille.
Rwanda ou l’obsession du classement, de la catégorie, de l’enfermement dans des ethnies, des clans, des genres. Une croyance en une nature éternelle. Généalogie d’une identité immanente, identités meurtrières si bien évoquées par Amin Maalouf. Physique Tutsi ? Physique Hutu ? Physique mixte. Dès les premières phrases de cette audience, le problème est posé à propos des sœurs. Pourquoi cette difficulté à s’émanciper de ces enfermements pseudo-scientifiques ? Comment rêver de la réconciliation d’un peuple, en entretenant des divisions, des assignations, des descriptions issues de toute l’idéologie raciale du XIXème siècle ? Et qui sont toujours vivaces de nos jours, des rues des banlieues aux livres d’histoire écrits par de prétendues sommités scientifiques.
Réactions indignes. Soutiens douteux. Solidarité de corps. La justice sur la place publique, dans les médias au nom d’un corporatisme d’un autre âge ? D’une amitié indéfectible qui aveugle ? D’une mauvaise foi odieuse ? Huit cent mille morts, un crime contre l’humanité, sans émoi, sans compassion ? A quoi joue l’Eglise et ses réseaux ? Et l’Etat qui régularise des accusés, inculpés depuis des années ? Insoutenable injustice face à tous ceux qui espèrent dans l’angoisse sortir enfin des souterrains de la vie clandestine ?
La cage en verre plantée au milieu de la salle. Les rangées d’avocats, l’hermine des juges. Les journalistes fiévreux. L’audition du juge d’instruction, précis et déterminé. Un drame atroce s’engouffre dans ce monde feutré et silencieux. Des bidons d’essence. Le refus d’ouvrir les portes du couvent aux réfugiés. Le massacre. Le récit est tout à la fois si abstrait, si lointain, et si proche, si concret, si dense.
La vie et la mort sont dans tous les regards de la salle. Kigali. La souffrance baigne l’assemblée dans une dignité extraordinaire. Aujourd’hui, j’ai le sentiment exceptionnel que la justice est plus une vertu qu’une autorité, que la volonté de la Cour de faire éclater la vérité, aussi difficile à traquer fût-elle, est manifeste. Que l’attention des jurés, la tension qui traverse la défense participent de cette inexorable volonté de penser, avant tout autre chose, aux centaines de milliers de victimes. Au fond, ce sont évidemment les victimes qui sont au centre de ce procès. Ce sont elles qui guident mon engagement, ma révolte, ma solidarité.
Jean CORNIL
Sénateur
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