assises rwanda 2001
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compte rendu intégral du procès
1. Introduction 2. Manfred Peters 3. Jean Cornil 4. Benoît Didier 5. Janek Kuzckiewicz 6. Paul Hermant 7. Patrick May 8. Méthode Ndikumasabo

Témoignages de citoyens: Janek Kuzckiewick
Impressions d’audience

Bruxelles, 13 mai 2001

Faut-il traiter poliment les accusés lorsqu’on croise leur regard, saluer de la tête sœur Gertrude ou Kizito, voire même leur dire bonjour, lorsqu’on passe devant elles pour pénétrer par «l’entrée des artistes» dans la salle d’audience ? Etre courtois, est-ce ouvrir la voie au soupçon de partialité ? Le novice que je suis en matière de procès est bien vite confronté à son ignorance des us et coutumes de la Cour d’assises, tels le vent froid qui s’engouffre par une porte que l’on ne peut fermer (publicité des débats oblige, paraît-il) ou le gendarme qui vient réveiller un membre du public assoupi, sans doute pour outrage à la Cour.

Alors quoi, de graves criminelles, ces deux nonnes, assises sagement dans le couloir, les mains posées sur les genoux, le crucifix sur la poitrine ? Et sans menottes de surcroît ? Ah bon, elles comparaissent libres ? Et les deux autres aussi ? C’est vrai, je ne l’avais pas relevé, dans les rares comptes-rendus d’audience que j’avais pu lire. Mais alors, elles ne peuvent être dangereuses, si elles sont libres de leurs mouvements ? Ignorance, quand tu nous tiens ….

Le terrain devient plus connu, pourtant, dès que commence l’interrogatoire de sœur Marie-Bernard, témoin à charge. Pas dans les faits, ni dans les détails: « Je n’étais pas à Butare entre le 17 avril et le 6 mai 1994 ». Mais dans l’ambiance qui transpire, lourde, éprouvante déjà après plusieurs semaines de débats, on sent que le poids du procès commence à peser sur les épaules des magistrats, des jurés et des avocats. Ils ont dû tout entendre, tout voir et tenter de tout comprendre. Combien d’entre eux s’étaient penchés sur le génocide avant de se retrouver un jour dans cette salle, par profession, par devoir ou par accident de parcours ? Le découvrent-ils à peine, ou sont-ils depuis longtemps atterrés, révoltés, poursuivis par ces événements, et ceux qui les ont précédés ou suivis ?

Qui sont ces accusés, quelle part de responsabilité peuvent-ils porter, face à la magnitude des massacres ? On a tué beaucoup d’êtres humains, à Butare, en avril et en mai. Et encore plus dans tout le pays, pendant toute cette période. Pour faire mourir entre un demi-million et huit cent mille personnes, il faut beaucoup de monde, et surtout quand on le fait à la main. Quel luxe de justice, pour ces quatre accusés ! Croupiraient-ils dans l’uniforme rose, s’ils étaient au Rwanda aujourd’hui ? Ou bénéficieraient-ils sous peu de la gacaca et si oui, de quel degré de présomption seraient-ils taxés ?

Sœur Marie-Bernard s’exprime posément. Le président ne lui parle pas directement, il pose ses questions à l’interprète ; lui, par contre, répond à la première personne, lorsqu’il prend la parole, c’est le témoin qu’on entend par sa bouche, pas l’interprète : « Demandez-lui si elle a vu personnellement la lettre de sœur Gertrude du 5 mai ». Bref chuchotement : « Non, j’en ai entendu parler ». Deux heures que ça dure, j’espère qu’ils sont deux, je me demande s’ils alternent bien toutes les vingt minutes, temps réglementaire, et puis si on leur paie bien la bonne vingtaine de milliers auxquels ils devraient avoir droit chaque jour où ils exercent leur art, même dans cette enceinte. Mais que pèsent les règlements, face à la soif de justice ?

Autant de questions futiles qui me traversent l’esprit, pendant que j’admire la performance. Si les deux langues ne sont pas semblables, elles s’expriment au même rythme : tant les questions que les réponses mettent exactement le même temps à passer que l’original. Si seulement ces interprètes pouvaient évoluer en cabine, quel gain de temps cela ferait ! Le seul à profiter du délai est le témoin, qui comprend parfaitement le français : sœur Marie-Bernard l’utilise sans aucune difficulté. L’interprétation lui fournit un temps de latence : pendant qu’on lui traduit la question, elle prépare sa réponse. Mais lorsqu’elle est sûre de son propos ou lorsqu’une question la provoque particulièrement, elle rétorque du tac au tac dans la langue des débats, impatiente à asséner sa vérité, surtout lorsqu’elle est mise en doute.

La Cour fouille dans les moindres recoins de la mémoire du témoin. Les jurés, l’avocat général et les avocats des deux parties lui emboîtent le pas. On sent, ce lundi après-midi, que le contexte est connu : ce qui compte, à présent, c’est de vérifier les détails. Chacun a son importance. Qui a fait ou dit quoi, et à quelle date, voire à quelle heure ? L’on devine rapidement que ce qui compte, au bout de ce questions-réponses, c’est le thème des responsabilités : peu importe finalement, dans cette enceinte, qui a personnellement tué, l’essentiel est de découvrir qui pouvait donner les ordres funestes et qui pouvait les suspendre et surtout, si les accusés faisaient partie du nombre. « J’ai le pouvoir de tuer et de sauver » : le témoin cite l’adjudant Rikeraho, chef des milices. « Chain of command ? » : la question me saute aux yeux lorsque je rouvre mon carnet, quelques jours plus tard.

Les jurés prennent moult notes, aucun d’eux ne paraît s’assoupir. Et leurs questions ne sont pas pour la galerie, on devine derrière chacune un grand souci du détail : « A quelle date, exactement, l’ambulance a-t-elle changé de mains, combien de sacs de riz avaient-ils été fournis, et combien pesaient-ils chacun ? » ; « Douze sacs de 50 kg, pour l’ambulance, je ne me souviens pas bien si c’était avant ou après le 22 avril ». Le président prend son temps, accepte patiemment les questions et les réponses. Quant à l’avocat général, il assène ses questions plus qu’il ne les pose : « Pouvez-vous confirmer ceci, pouvez-vous confirmer cela ? ». Je me demande si c’est son boulot, ou s’il promène le témoin pour emmener le tribunal : « Leading the witness ? » ; encore une fois, la question est soulignée en jaune dans mes notes. Sûre de son coup, le témoin réplique sans hésitation, s’adressant directement à son interrogateur. Tant mieux, l’interprète pourra souffler un coup...

Il fait froid dans ce tribunal, le vent souffle en rafales et il y a longtemps que le col de mon veston ne me réchauffe plus, mais le gendarme a été remplacé par une blonde aux cheveux longs que son képi ne rend guère farouche et je risque de fermer d’abord un œil, puis les deux, gardant l’oreille aux aguets, des fois qu’elle viendrait m’expulser. Dans le brouillard qui m’enrobe, les questions me parviennent plus douces, comme filtrées. « L’avez-vous vu apporter les bidons d’essence ou mettre le feu ? ». « Non, je n’ai pas vu directement ». Un bruit de pas, un sursaut. Fausse alerte, j’ouvre un œil et reconnais le profil d’un journaliste qui s’éclipse discrètement. Arrivé à l’arrière, il se retourne dans le couloir central et, posant la main droite sur le coin du dernier banc, il incline légèrement la tête vers la Cour. J’ai l’impression un instant qu’il va mettre un genou en terre, mais préfère refermer les yeux.

Ce sont d’autres bruits qui me trottent en tête, à présent. Des cris stridents et nombreux qui arrivent par vagues et envahissent l’esprit, le grondement des moteurs diesels qui tournent sans arrêt dans le quartier, des coups répétés sur la porte en fer. « Venons-en au 29 avril. Il y a une fête, des tambours, des cris ». Entendue quelques heures plus tôt, la question du président me revient comme en ricochet, après toutes ces années. Le brouillard s’étend, je tente encore de remonter mon col et la chaise du flic « fédéral » est vide. Comment font ces jurés pour ne pas s’endormir ? En fait de fête, ce serait plutôt la curée… Et si c’en est une, ce n’est certainement pas pour m’y inviter qu’on vient donner des coups dans la porte. Les diesels sont aussi préoccupants : il y en a plus d’un et un peloton de blindés ne met pas des heures à se déployer, surtout dans un quartier urbain, adossé à une colline. D’ailleurs, la caserne de l’APR, disons plutôt son fort retranché, juste derrière la maison, est bien trop proche pour l’attaquer avec des chars. « Grosse machine, grosse machine », répond invariablement Joseph, le gardien. C’est un allié de choix : Hutu, il est le seul à oser monter sur le toit ou à sortir pour chercher des cigarettes. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris que les diesels faisaient tourner des bulldozers…

Le président montre moins de patience pour les avocats que pour les jurés. « Oui. Cela, on le sait », ou bien : « Ca, on l’a déjà dit ». Devant une protestation courtoise, il semble s’effacer de mauvaise grâce en autorisant certaines questions. On sent poindre une certaine frustration sur les bancs de la défense…

A la reprise des débats, l’épouse de Vincent Ntézimana paraît jouer sur du velours. Calme, restant claire dans ses explications détaillées, polie voire courtoise vis-à-vis de la Cour, elle semble limpide. Trop ? Le témoignage est lisse, sans accrocs. Tout ce qui plaide en faveur de sa thèse est conscient, voulu, planifié ; tout ce qui va à l’encontre est fortuit, accidentel ou secondaire. On lui manifeste beaucoup de respect….

Dans les rangs du public, l’attention est soutenue. Il est majoritairement composé d’Africains, sans doute rwandais, car ils rigolent entre eux en entendant la réplique d’un témoin, en kinyarwanda, avant que l’interprète ne la traduise. Et l’assistance, clairsemée en cette fin d’audience, renvoie sans cesse au paradoxe d’un procès tenu «hors contexte», où des étrangers jugent d’autres étrangers, ignorant mutuellement l’essentiel de la réalité de l’autre. Comme s’il fallait un exemple, pour les uns, de la compétence universelle en marche. Comme s’il s’agissait de voir, pour les autres, comment s’en tire l’homme blanc pour rendre justice d’une horreur qu’il n’a pas vécue et qu’il peine à comprendre…

 

Janek Kuczkiewicz
Militant des Droits de l’Homme

 

 
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