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Témoignages de citoyens: Patrick May Une journée d’assises
Si l’on peut regarder le déroulement d’un procès d’assises comme une pièce de théâtre, les comédiens de ce matin 27 avril 2001 n’ont pas tous été convaincants et le spectacle était davantage dans la maladresse avec laquelle certains ont tenté de disculper Vincent Ntezimana. À moins que leur outrance ne soit un calcul pour exténuer les jurés ?
C’est d’abord un petit prêtre fluet qui fait face à l’imposant bureau du président, flanqué de ses deux assesseurs et, plus loin, de l’avocat général et du greffier. le témoin 55 décline son identité, sa résidence. Il connaissait Vincent Ntezimana avant les faits qui lui sont reprochés. Ce disant, il ne peut s’empêcher de jeter un coup d’œil furtif sur sa droite, par-dessus les deux rangées des avocats des parties civiles et de la défense, vers son ami de jadis, enchâssé dans une immense cage de verre avec ses coaccusés. La cage est trompeuse : elle sent la prison, mais les accusés comparaissent libres.
Le témoin prête serment, s’assied. Il semble soudain s’émouvoir devant une forêt d’yeux fixés sur lui : les vingt-quatre jurés dont la moitié suppléant font face aux accusés. Le président de la cour assène ses questions avec calme et parfois un trait d’humour qui donne à ce procès une allure bon enfant. Mais la rigueur est présente, implacable. Si détente il y a, elle est calculée pour mettre les témoins en confiance.
Le petit prêtre chancelle tout à coup. Oui, avoue-t-il, Vincent Ntezimana s’est progressivement démarqué des groupes de réflexion organisés par les Rwandais à Louvain-la-Neuve, au point qu’on disait de lui qu’il était un espion du Nord, la région du président le témoin 32 dont l’accusé est originaire.
Plus tard, le prêtre lâche ce mot terrible : « Vincent Ntezimana était davantage opposé au MRND qu’au FPR ». Soudain l’on devine que l’accusé a construit ses positions politiques en fonction de ses espérances de pouvoir. Il a même créé juste avant le génocide un petit parti politique dans l’espoir d’avoir une part du gâteau d’Arusha.
Lorsque le prêtre se retire, l’on cherche à lire dans la pensée des avocats de la défense : était-ce bien habile de faire témoigner cet homme ?
Le prêtre fait place à un ami du secondaire de l’accusé, le témoin 100. Le constat est sobre : Vincent Ntezimana a demandé à son ami d’entrer dans son nouveau parti, ce que ce dernier a refusé. À la fin du témoignage, Georges-Henri Beauthier, avocat d’une des parties civiles, pose au témoin une question de contexte. Le président refuse la question. Beauthier tourne sa question malicieusement de manière à ce qu’elle puisse apparaître comme une question sur l’accusé. Nouveau refus du président. Beauthier pose une troisième question, plus concrète cette fois. Le président accepte, mais l’on sent que c’est à contrecœur. Après la réponse du témoin, Beauthier adresse au président des remerciements ironiques à force d’être polis. Ça y est, le procès a vraiment commencé, avec ses premières joutes oratoires et ses premiers traits blessants.
Le président appelle le témoin suivant. Le rituel est le même : l’huissier, en costume ordinaire, traverse toute la salle d’audience vers une salle annexe, puis revient, suivi du témoin. Alors, l’on voit s’avancer vers la barre un homme à la démarche de canard, c’est Rénovat le témoin 97, un ami de l’accusé à l’université nationale du Rwanda, dès 1985. Craignant peut-être de ne pas en dire assez, le témoin se lance dans un discours fleuve, qu’il bombarde sur son public mi-pétrifié, mi-agacé, avec son élocution saccadée et sa voix aiguë.
Premiers heurts avec le président : le témoin se dit vouloir aider la Belgique. Le président lui rappelle que la Belgique n’a pas besoin d’être aidée dans ce procès. Mais le témoin a dû apprendre son discours par cœur, car deux minutes plus tard, il veut à nouveau aider la Belgique. Nouveau rappel du président.
Après un long et fastidieux exposé sur son propre parcours politique et associatif, le témoin se lance dans une défense passionnée de l’accusé. Les arguments sont à la louche. Ntezimana, parce qu’il était originaire de la province d’le témoin 32, était courageux d’être opposé au MRND. Ntezimana est capable de vivre un conflit. Ntezimana cherchait une troisième voie, ni le FPR, ni le MRND. Ntezimana n’est pas un cerveau du génocide. L’argument est bouleversant de naïveté : « Comment Vincent Ntesimana, dit le témoin, avec toutes ses activités, aurait-il eu le temps de s’occuper du génocide ? ».
Le témoignage achevé, pour ne pas être à nouveau bombardés par cette éloquence de café du commerce, les jurés et les avocats ont la prudence de ne poser aucune question. Le public est soulagé. Le président remercie le témoin qui sort sa dernière facétie en demandant une minute de silence pour les victimes du génocide, ce que le président lui refuse. L’on regarde l’homme repartir dans le couloir central : il marche comme il parle, mal et de manière saccadée. Des trois témoins à décharge déjà entendus, celui-ci dessert l’accusé plus qu’il ne le sert.
Le dernier témoin de la matinée est un ami personnel de Ntezimana : pendant que Karenzi était assassiné, le 21 avril 1994, il jouait aux cartes avec lui. Il s’appelle le témoin 104, il est à peu près tout le contraire du témoin précédent : calme et méthodique. Son témoignage concerne des points précis sur les opinions de l’accusé et sur son emploi du temps le 21 avril. Ses déposition contredisent celles de témoins entendus les jours précédents et donnent un alibi à Ntezimana.
L’homme est intelligent : il sait répondre aux questions du président par des arguments justes. « Pourquoi Vincent Ntezimana, demande le président, craignait-il l’assassin de la jeune fille qui habitait chez lui, alors que l’assassin aurait plutôt dû craindre Ntezimana ? ». Réponse habile : « En période de guerre, un petit voyou armé peut faire ce qu’il veut. ». « Pourquoi aucun des joueurs de cartes n’est-il allé voir ce qui se passait chez les Karenzi ? ». Réponse encore plus habile : « Marquer de l’intérêt pour quelqu’un qui venait d’être tué, c’était risquer sa peau ».
À l’interruption du déjeuner, nous sommes perplexes. Nous savons encore un peu moins la vérité que la veille, la défense nous présente un panel complètement hétéroclite de témoins. Il ne nous reste que quelques certitudes : Vincent Ntesimena a rédigé des listes de Tutsi, il a assisté, sans réagir, à la mort d’une jeune fille, il a dénoncé de nombreux Tutsi et surtout, il fréquentait de manière assez assidue, pendant le génocide, l’un des plus grands génocidaires de Butare, Innocent Nkuyubwatsi.
L’après-midi commence par le témoignage triste d’un homme triste. Hubert Gallée a une petite voix cassée, l’éloquence grise comme sa personne. Gallée ne sait pas grand-chose, sinon qu’en tant que collègue de Ntezimana à l’université de Louvain-la-Neuve, il a commencé en 1994 une enquête sur ce dernier, parce que des rumeurs circulaient sur sa participation au génocide. Il laissera un autre collègue continuer l’enquête. Quand le témoin se retire, on a l’impression que c’est une immense chape d’incompréhension qui pèse sur lui : « Comment un homme aussi affable que monsieur Ntezimana peut-il avoir trempé dans une affaire aussi horrible ? » semble-t-il se demander.
Soudain la séance s’anime. Spéciose le témoin 84 est une grande femme. Elle a les cheveux soigneusement tressés, une veste blanche, une jupe grise, un collier. Spéciose n’a pas que l’élégance du vêtement, elle a aussi celle de ne pas verser une larme pour ses deux enfants morts avec les enfants Karenzi, même si sa voix s’étrangle par moments au cours de son récit.
Spéciose est méthodique, elle explique comment elle avait envoyé ses enfants à Butare pour qu’ils soient en sécurité, comment elle a appris leur assassinat, comment elle a conclu que les assassins de ses enfants étaient ceux de Karenzi : c’est grâce au récit d’une rescapée qui a révélé les prénoms des enfants que recherchaient les assassins. Les prénoms de ses enfants, mais aussi ceux des enfants Karenzi.
« Et vous, madame ? » interroge soudain le président. Spéciose semble interloquée par la question. « Moi ? Quoi ? – Comment avez-vous échappé aux tueurs ? – Je peux raconter ? – Oui, madame, la cour vous y autorise ». Spéciose raconte alors son calvaire, comment elle a fui Kigali à pied avec son mari, comment les assassins les ont rattrapés, comment ils les ont encerclés avec d’autres rescapés, comment ils ont mitraillé aveuglément. Spéciose ne doit la vie qu’à sa ruse. Vivante sous les cadavres, elle a fait la morte, la paresse des assassins a fait le reste.
Le président veut en savoir plus, il demande à Spéciose d’expliquer sa vie avant le génocide. Spéciose raconte que, devant accoucher en 1990, les infirmières hutu de l’hôpital lui ont refusé aide, comment, après l’accouchement, elles lui ont jeté le placenta à la figure. Plus tard, comment son mari a perdu toute sa famille dans le massacre des Bagogwe en 1991 et comment il a failli être assassiné en 1992. Lorsque Spéciose se tait enfin, nous sommes groggy.
Nous n’en sommes pas quittes pour autant de l’émotion, car succède à Spéciose une jeune femme de vingt ans, le témoin 36. Elle doit la vie à son opiniâtreté, à sa ruse et à son sens de l’observation. Dès le début du génocide, en cinq jours, sans manger, elle a couvert à pied les cent trente kilomètres qui séparent Kigali de Butare et est allée se réfugier dans le couvent où viendront se réfugier quelques jours plus tard les enfants Karenzi et ceux de Spéciose.
Lorsque les tueurs l’interpellent, elle se fait passer pour la nièce d’une des sœurs, laquelle joue le jeu. Lorsque les tueurs reviennent quelques jours plus tard, elle aperçoit une porte entr’ouverte, s’y glisse, c’est une toilette. De cette cachette, elle écoute, risque de temps à autre un regard. C’est grâce à elle que l’on sait quand et comment les enfants Karenzi et ceux de Spéciose ont été emmenés vers la mort.
Mais c’est paradoxalement le témoignage suivant, à décharge de Vincent Ntezimana, qui achève de donner la clé du calvaire des enfants de Pierre-Claver Karenzi et de Spéciose. C’est Bénédicte le témoin 143, la belle-fille de l’ancien président Grégoire le témoin 42, qui témoigne. Elle dit ne pas avoir connu de près l’accusé, avant les faits qui lui sont reprochés. Elle habitait Butare avec son mari, elle a fui vers le Burundi peu après le début du génocide. Sa maison est occupée en son absence par un certain Jean-Bosco SEMINEGA. C’est dans cette maison que prétend s’être trouvé l’accusé lorsqu’il a appris la mort de Karenzi, tandis qu’il jouait aux cartes avec le témoin 150, ce que niera le témoin 150 devant le juge d’instruction.
Mais soudain, c’est le coup de théâtre : le président rappelle au témoin qu’il a déclaré au juge d’instruction que Karenzi avait été assassiné sur la parcelle d’un institut dont il écorche le nom et non à la barrière de l’hôtel Faucon. le témoin 143 lance : « C’est une erreur. J’ai voulu parler des enfants Karenzi. » Ainsi, Spéciose, assise dans le fond de la salle d’audiences, apprend soudain et enfin où ses enfants ont été assassinés.
Un second coup de théâtre survient presque aussitôt : le témoin 143 se contredit sur un autre point par rapport à sa déposition devant le juge d’instruction.
Arrive alors le troisième coup de théâtre et le dernier. Lorsque le président rappelle au témoin qu’il a prétendu que le témoignage du témoin 150 avait été fait sous pression et que le juge d’instruction a pu recueillir un second témoignage du témoin 150 où il affirme qu’il n’a pas fait l’objet de pressions, le témoin 143 sort un document prétendument signé par le témoin 150 où il déclare avoir fait l’objet de pressions.
Le président propose alors que soit entendu ce le témoin 150 au procès. le témoin 143 a un grand sourire : « Il est mort il y a deux ans, Monsieur le Président ». Le président sourit doucement : il a réussi à faire prononcer cette phrase par le témoin.
Quand Bénédicte le témoin 143 se retire, on se rappelle que ses propos étaient émaillés de remarques sur le caractère dictatorial de l’actuel régime de Kigali qu’elle semble vouer aux gémonies, jusqu’à en perdre la pudeur en racontant qu’elle a caché la déclaration du témoin 150 dans sa petite culotte pour passer la douane en quittant le Rwanda. Ou est-ce pour dégoûter le président qui vient de prendre en main cette déclaration ?
Le président lève enfin la séance, après une longue journée. Le public se retire. Un dernier coup d’œil sur la salle d’audiences vide : cela ressemble un peu à une église, avec une première grille, puis une sorte de banc de communion, les écritoires brunes du premier banc des journalistes. Et, au-delà, dans le chœur du tribunal, les stalles des jurés et celles des avocats, que surplombe l’immense autel du président dont la toge rouge contraste avec celles noires des avocats et rappelle sournoisement la chasuble d’un grand confesseur. Et, devant cet autel, les pièces à convictions, rangées comme des reliques dans leur immense châsse de verre.
C’est bien à une pièce de théâtre que nous venons d’assister, mais une pièce de théâtre cynique, où les morts évoqués ne sont pas des Duncan ou des Cawdor imaginaires, où au moins la moitié des acteurs mentent, où la peine des rescapés n’a d’égale que la passion des témoins à décharge, où l’on se sent, au fil des témoignages, pris dans la réalité de ce génocide. Comme devant des acteurs de talent jusque dans l’hyperbole et les rôles de composition, l’on se sent emprisonnés petit à petit dans l’identification : « Qu’aurais-je fait, moi, si j’avais été à Butare au moment du génocide ? »
Et voilà que je me mets à rêver. J’étais à Butare. J’ai caché des Tutsi dans ma maison. De cette maison, je pouvais voir la barrière de l’hôtel Faucon, j’ai tout vu. « J’ai tout vu, Monsieur le Président. J’ai même pris des photos. Tenez, les voici. Voici la vérité. – Et dans quelles circonstances avez-vous quitté Butare ? – J’ai caché les Tutsi qui étaient chez moi dans le double fond de mon camion, Monsieur le président, et j’ai roulé jusqu’au Burundi. J’ai pu sauver cinq personnes, au risque de ma vie. »
Mais non, ce n’est qu’un rêve. Je ne suis pas un héros. Je ne suis qu’un être humain, comme tous les hommes et les femmes de ce procès, accusés, juges, témoins, jurés, avocats confondus. Et je suis peut-être aussi un lâche. Qu’aurais-je fait si j’avais été sur place ? Nom de Dieu, qu’aurais-je fait ?
J’ai envie de refouler la question, mais elle me revient sans cesse. Je vois une barrière, je vois un homme me demander d’en tuer un autre sous la menace de me tuer, je vois une machette, je me vois prendre la machette, je me vois lever la machette haut. Mes yeux s’injectent de sang. Est-ce le mien ou celui de l’homme que je viens de tuer ? Ai-je vraiment tué ? Ou suis-je moins coupable parce que je n’ai fait que dénoncer des Tutsi auprès des assassins ?
Ce que je sais depuis ce jour, c’est que la culpabilité est une maladie mortelle. Chaque jour, je meurs un peu de toutes les petites lâchetés qui émaillent ma vie. Je suis peut-être davantage coupable que les assassins, parce que je n’aurai pas la force d’avouer des petits délits mineurs qui ne me vaudraient que l’opprobre passager de mes semblables, ceux-là à qui je ne parviens pas à m’identifier totalement.
C’est peut-être pour conjurer le caractère mortel de ma culpabilité que je suis venu voir des gens qui passent aux yeux de la société pour plus coupables que moi. Comme si la justice était un analgésique qui, à force d’être consommé, était devenu une drogue.
La Belgique aussi ne fait peut-être pas autre chose, en jugeant quatre Rwandais, que de se donner bonne conscience, après l’abandon du Rwanda à ses démons en 1994 ? Et pourtant, il faut bien que justice se fasse, car comment vivre sans elle ?
Demain, je retourne prendre un peu de cette drogue.
Patrick May, écrivain.
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