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9.2.4. Réquisitoire de l’avocat général: C.
MUKANGANGO et J. MUKABUTERA
Le Président :
L’audience est reprise. Vous pouvez vous asseoir. Les accusés peuvent prendre
place. Monsieur l’avocat général, je vous redonne la parole pour la
suite et la fin sans doute de vos réquisitions.
L’Avocat général :
Je vous remercie, Monsieur le président. Je vais passer donc maintenant à l’étude
du dossier Sovu. Je vous ai dit, Mesdames et Messieurs les jurés, et d’autres
vous ont dit que ce dossier vous ferait voir des atrocités, des horreurs que
vous ne pourriez pas vous imaginer.
Le dossier, concernant les événements qui se sont
passés en avril et en mai 1994 au couvent de Sovu, va vous amener au bout de
l’horreur, au bout du soutenable, au bout de l’imaginable. Particulièrement
lorsqu’on tient compte du lieu où ça se passe du nombre des victimes, de la
manière dont ces victimes ont été traitées et, bien entendu, lorsqu’on tient
compte de la qualité des deux accusées : la prieure sœur Gertrude et son
alter ego, son âme sœur, son ombre, comme on dit dans le dossier : sœur
Maria Kizito.
On m’a toujours enseigné que, dans toute l’histoire,
les églises, les couvents, les monastères étaient des lieux de refuge, des lieux
d’asile, des lieux inviolables qu’il fallait respecter, en toutes circonstances.
Même le fameux Emmanuel REKERAHO y fait allusion. Dans la brochure, ici, d’African
Rights où figure à l’arrière la photo de Monsieur REKERAHO, l’intéressé vous
dit ce qui suit et je cite : « Dans notre culture, quand on chasse
un animal et que la bête arrive au village pour y chercher refuge, on ne peut
plus la tuer ». Les gens des collines de Sovu et d’autres ont vu dans le
couvent de Sovu un espace de sécurité, un lieu de refuge, un lieu inviolable.
Ils ont eu tort. Ce lieu s’est avéré être un piège mortel et un piège inéluctable.
Je ne sais pas si, à l’entrée du monastère de Sovu ou sur le fronton
du couvent, se trouvait - comme c’est souvent le cas pour ces bâtiments - une
inscription biblique quelconque. Il y a actuellement un monument devant le monastère :
un monument funéraire. Si on devait me demander quelle serait l’inscription
que je mettrais au-dessus du monastère de Sovu, je vous répondrais que je prendrais
le vers de DANTE qu’il place, lui, au-dessus de l’entrée de l’enfer : « Vous
qui pénétrez ici, laissez tomber toute espérance ».
Ce que les réfugiés et les familles des sœurs Tutsi
vont vivre au monastère est, en effet, l’enfer total : refoulés, affamés,
attaqués, enterrés vifs, achevés à coups de machettes, brûlés vifs. Dans tout
le dossiers de Sovu, on ne trouve lors des événements aucun geste de pitié,
aucun geste d’humanité, aucun geste de charité de la part des deux accusées.
Le seul geste de pitié qu’on découvre dans ce dossier va émaner d’un des tueurs.
Un geste de pitié monnayé : la mort par balle pour 7.000 francs rwandais,
au lieu d’être achevé à coups de machettes.
Vous avez entendu le récit du juge d’instruction
qui vous a dit que, de manière générale, sur le déroulement des faits, toutes
les parties sont à peu près d’accord, mais qu’elles ont une lecture différente
de ces événements.
La défense - et cela est apparu lors des questions
posées - va essayer, comme on l’a fait dans les autres aspects de ce dossier,
notamment celui d’HIGANIRO, d’embrouiller les pistes en recherchant des différences,
entre autres sur les dates. Je voudrais quand même, Mesdames et Messieurs les
jurés, que vous vous rappeliez des circonstances à ce moment : les survivants
se trouvaient dans un état de panique, affamés, refoulés, encerclés par des
militaires et des miliciens ; certains d’entre eux ont échappé à l’incendie
du garage ; certains d’entre eux ont déjà, à ce moment-là, perdu des membres
de leur famille. Ils sont entièrement traumatisés. Alors qu’on ne vienne pas
encore ajouter à leur douleur, à la douleur des survivants, en insinuant qu’elles
mentent, en insinuant, par exemple, qu’elles ne se rappellent pas avoir été
entendues par des enquêteurs, qu’elles se trompent sur la couleur ou sur la
grandeur des bidons d’essence !
Lorsque vous êtes traqués, pourchassés, blessés,
mutilés, traumatisés, incendiés, annihilés par la douleur ; lorsque vous
avez été, par exemple, enterré vif parmi des cadavres, probablement parmi ceux
des membres de votre famille, que vous avez passé toute une nuit à essayer de
sortir de ce charnier, est-ce que vous ne croyez pas qu’on puisse se tromper,
de bonne foi, sur certains détails ? Vous avez d’ailleurs entendu les conclusions
des experts qui ont été désignés par le président, et qui sont tout à fait affirmatifs
pour dire que les blessures dont font état les victimes ont bien été occasionnées
par les faits dont font état les victimes.
N’oubliez pas que ces personnes, ces survivants
vivent sur une même colline, se parlent, discutent, revivent ensemble ces événements.
Cela aussi fait partie du travail de deuil. N’oubliez pas que ces personnes
ont été entendues par des autorités judiciaires rwandaises, belges, internationales,
mais ont également été entendues par des journalistes, par des enquêteurs privés.
N’oubliez pas que ces personnes ont été approchées parfois de façon discrète,
parfois de manière effrontée par certaines autorités religieuses qui, elles
aussi, ont exercé des pressions.
Je ne vais pas m’étendre là-dessus mais les lettres
qui figurent au dossier et qui émanent des autorités religieuses, les termes
scandaleux qui y sont utilisés lorsqu’on parle des deux sœurs fautives… Ce ne
sont pas les deux sœurs dans le box qui sont considérées comme fautives pour
les autorités religieuses, ce sont celles qui ont osé désobéir et ont osé faire
les déclarations !
N’oubliez pas, Mesdames et Messieurs les jurés,
que les survivants ont douté, ont longtemps douté que justice leur serait jamais
rendue. Entre-temps, ils n’ont eu rien d’autre que leurs souvenirs, leurs douleurs,
leurs réminiscences horribles à partager, à ressasser, à raconter, et à revivre.
Alors, qu’il y ait des différences ou de divergences
entre ces déclarations, cela me semble normal, et cela me semble d’ailleurs
la meilleure preuve de leur sincérité. Cela me semble, en tout état de cause,
beaucoup plus normal, beaucoup plus sincère, beaucoup plus véridique que les
déclarations en bloc, copies conformes, en chœur - c’est le cas du dire -
uni solo, de toutes les sœurs de Sovu qui, elles, racontent la même chose,
au même moment, de la même manière, exactement. Trop exactement.
C’est cela qui devrait vous inquiéter, Mesdames
et Messieurs les jurés. Je réfute d’ailleurs complètement les allégations de
la défense, selon lesquelles les versions des victimes sont entièrement différentes.
On va s’attarder sur des différences ponctuelles mais on va passer à travers
le fil rouge, la trame du récit qui est la même pour tous les témoignages, qu’ils
aient été faits devant les autorités rwandaises, les autorités belges ou les
autorités du TPIR ou devant les membres d’African Watch.
Vous êtes ici pour juger des faits abominables,
commis dans des circonstances atroces ; alors moi, personnellement, cela
ne m’intéresse pas de savoir si les jerricanes d’essence étaient de couleur
blanche, verte, jaune ou bleue. Cela ne m’intéresse pas de savoir si Monsieur
REKERAHO était vêtu de feuille de bananiers ou portait un smoking. Ce qui m’intéresse
moi, c’est la trame du récit, le fil rouge du récit, qui est le même pour tous
ces témoignages.
Je n’accepte pas qu’on tente de déstabiliser des
témoins qui ont vécu et qui ont survécu aux pires atrocités, qui ont l’immense
courage de venir témoigner ici, malgré ce que cela représente de douleurs, de
souvenirs invivables et insurmontables. D’ailleurs, et j’y reviendrai, il n’y
a pas de contradiction fondamentale dans ces déclarations : il y a des
précisions qui ne sont pas incompatibles avec ce qui a été dit, tout au contraire.
Je donnerai un exemple : lorsque le témoin le témoin 72 vient déclarer
ici que sœur Gertrude, le 23, a roulé sur des cadavres ou des personnes pas
encore mortes, cela a fait sursauter toute la défense ; moi, je n’ai pas
poursuivi sœur Gertrude pour avoir roulé sur des cadavres.
Ce que je voudrais simplement vous souligner, c’est
que, lorsqu’il y a eu un massacre au centre de santé - vous avez vu les photos,
vous avez vu le chemin - on vous dit qu’il y a eu entre 3.500 et 6.000 victimes ;
eh bien alors moi, je trouve tout à fait vraisemblable que la route était jonchée
de cadavres et qu’effectivement, on a roulé en voiture sur ces cadavres. Cette
précision est donc non seulement vraisemblable mais elle correspond à la situation
des lieux et elle n’est rendue que plus vraisemblable et véridique justement
par une telle déclaration !
Même chose en ce qui concerne l’essence. A la limite, je vous dirais
que moi, cela ne m’intéresse pas de savoir, entre la couleur des bidons, si
c’est sœur Kizito ou sœur Gertrude qui portait les bidons ou si ce sont des
miliciens qui ont porté les bidons. Ce qui m’intéresse moi, c’est de savoir
que cette essence provient du monastère. Nous sommes à Sovu, on a posé la question
ou le juge d’instruction l’a dit de lui-même : « Ce n’est pas comme
ici, vous n’avez pas une station d’essence à tous les coins de rue, la station
d’essence est à 6 km des lieux ». L’essence provenait du monastère, l’essence
provenait de la réserve du monastère, sœur Gertrude avait les clefs de cette
réserve ; donc moi, il m’est complètement égal de savoir si elles l’ont
amenée elles-mêmes ou si ce sont les miliciens qui ont reçu cette essence de
sœur Gertrude. L’essence vient du monastère, un point c’est tout !
Ce qui m’intéresse, c’est que plusieurs témoins
oculaires, plusieurs auteurs, notamment Monsieur REKERAHO, disent qu’à un certain
moment, ils sont tombés à court d’essence et Monsieur REKERAHO le dira :
« Cela ne constituait aucun problème puisqu’il y avait suffisamment d’essence
au monastère ». C’est ça qui m’intéresse, pas la couleur des bidons ni
les personnes qui les ont portés. Cette essence a été livrée, ils venaient du
monastère, ils venaient de la réserve du monastère et si ce sont les deux sœurs
elles-mêmes ou une d’entre elle ou les miliciens qui l’ont apportée, cela ne
change rien au débat. Ce qui m’intéresse moi, c’est que plusieurs témoins déclarent
que sœur Kizito se trouvait là, parlait aux miliciens, semblait avoir des connaissances,
voire des familiers parmi ces miliciens qui l’appelaient leur sœur. On vous
a dit que Kizito était de la colline, que tout le monde la connaissait et qu’il
n’y avait donc pas de confusion possible avec une autre sœur. Plusieurs témoins
affirment que sœur Gertrude était également présente. En tout état de cause
- j’y reviens une dernière fois -, cette essence provenait de la réserve du
monastère et c’est sœur Gertrude qui décidait, oui ou non, de la procurer aux
miliciens.
Je vous ai déjà dit, Mesdames et Messieurs les jurés,
que la trame du récit, le fil rouge qui traverse… est le même. D’où provient
d’ailleurs la source de ces récits ? Il n’y en a que deux qui se trouvaient
à Sovu qui font des déclarations complètement différentes : ce sont les
deux accusées MUKANGANGO et MUKABUTERA. Des déclarations qui vont à l’encontre
de l’évidence, des déclarations qui sont contredites par des témoins dont la
bonne foi me semble difficilement contestable.
Je pense aux autres sœurs du couvent, pas seulement
à sœur Marie-Bernard ou sœur Scholastique, mais également à Régine NIYONTSABA,
le témoin 138, à Monsieur le témoin 110, à l’épouse de l’assistant
du bourgmestre qui fait état de plusieurs réunions à son domicile entre son
mari, REKERAHO et les deux sœurs. Je pense à la déclaration de Jean-Baptiste
le témoin 151 qui confirme que REKERAHO disposait du véhicule longtemps avant le 20
avril, et finalement, il y a la déclaration de Monsieur REKERAHO lui-même dont
je peux comprendre qu’elle gêne extrêmement la défense.
On a tenté de vous dire que Monsieur REKERAHO a
fait une déclaration dans le but de bénéficier d’une réduction de peine. On
a tenté de mettre en doute l’honnêteté de Monsieur TREMBLAY, l’enquêteur du
TPIR qui a recueilli les déclarations de Monsieur REKERAHO. Vous avez entendu
comme moi les explications de Monsieur TREMBLAY ; il nous a dit que des
contacts avaient été pris avec le TPIR, mais que le gouvernement rwandais avait
déjà jugé Monsieur REKERAHO à cette époque.
La défense a tenté, comme on l’a fait d’ailleurs
dans le volet NTEZIMANA, comme l’a fait dans son récit et sa sortie mesquine
Monsieur le témoin 144 en visant, lui, Monsieur de STEXHE, eh bien
la défense a fait la même chose avec Monsieur TREMBLAY. Je vous signale simplement
- Monsieur TREMBLAY y a fait allusion - que la personne qui dénonçait Monsieur
TREMBLAY est quelqu’un qui fait des enquêtes parallèles à la demande de défenseurs
de certains génocidaires. C’est symptomatique, lorsque les faits sont tellement
accablants, on essaie de les éviter et on parle de l’instruction. On parle de
tout ce qui entoure les faits, mais on évite de parler de ces faits.
Moi, je vais vous parler de ces faits, ces faits
parlent d’eux-mêmes, d’ailleurs. Il vous a aussi dit, Monsieur TREMBLAY, dans
quelles conditions Monsieur REKERAHO a fait sa déclaration… il a fait sa déclaration
lorsqu’on lui a fait part de la déclaration de sœur Gertrude qu’elle avait introduite
à l’appui de sa demande d’asile. Déclaration qui charge complètement, uniquement
et seulement REKERAHO et passe sous silence son propre rôle, celui de sœur Kizito,
et REKERAHO se trouve à ce moment en attente de son procès. Il sait ce qu’il
risque, il se fait - Monsieur TREMBLAY vous l’a dit -, il se fait très peu d’illusions
- il a eu raison d’ailleurs -, il se fait très peu d’illusions sur son sort.
Donc, quel serait l’intérêt de REKERAHO de faire des déclarations qui enfoncent
sœur Gertrude et sœur Kizito ?
Moi, je peux comprendre sa réaction. Il connaissait
ces deux sœurs. Il s’entretenait régulièrement avec elles. Il les considérait,
en tout cas pour sœur Kizito, comme une sœur de sang. Il les avait, chaque fois,
avisées de l’imminence des attaques. Il se considérait comme leur protecteur
et la suite des événements va d’ailleurs prouver qu’il les protégeait effectivement :
il les a escortées lors de leur fuite.
Il me semble à la fois normal et compréhensible
qu’il est amer, lorsqu’on lui dit ce que Gertrude écrit à son sujet.
Mesdames et Messieurs les jurés, il ne vous a quand
même pas échappé que le récit sur le déroulement des événements livrés par REKERAHO
est entièrement corroboré par plusieurs témoins et notamment par les sœurs,
dont plusieurs sont venues témoigner, ici à l’audience.
Je vais revenir brièvement, chronologiquement avec
vous sur ce fil rouge, sur cette trame générale, et vous verrez que les actes
ou l’absence des actes des deux sœurs entrent tous dans les modes de participation
que vous retrouvez dans mon acte d’accusation, et participent tous de la même
logique implacable des deux accusées.
Le 18 avril 94, lorsque les réfugiés reviennent
en masse au couvent, en plein jour, la grille est fermée. Alors que, normalement,
les grilles sont toujours ouvertes et que le monastère ne ferme que le soir.
C’est déjà là, même avant le début des massacres, un premier acte de refus d’aider.
C’est déjà là, le 18 avril 1994, une première omission d’agir punissable.
Les réfugiés ayant quand même réussi à pénétrer
dans le monastère, à l’intérieur de la clôture comme on a dit, sœur Gertrude
ira chercher des militaires ou des policiers pour refouler tous ces gens vers
le centre de santé. Nous sommes toujours le 18 avril 94. Il s’agit ici déjà
plus que d’une omission d’agir : il s’agit d’un acte caractérisé de participation
qui va faciliter la commission des crimes dont sœur Gertrude et sœur Kizito
sont accusées. On va délibérément chercher des forces de l’ordre pour refouler
de force les réfugiés : acte positif de participation.
Troisième point. Bien que la nourriture soit présente
en quantité suffisante au monastère, bien que le témoin 110 ait apporté
10 ou 12 sacs de 50 kilos de riz, les réfugiés ne recevront aucune nourriture,
ni le 18, ni le 19, ni le 20, ni le 21 avril 94. Ceci est non seulement une
omission d’agir, une omission de porter aide, cela va beaucoup plus loin.
Je vais y revenir tout de suite parce que je voudrais
quand même signaler un petit détail qui m’a quand même un peu troublé. Tout
le monde semble d’accord sur le fait que ces réfugiés n’aient jamais été nourris.
Sauf une sœur, sœur le témoin 2, qui non seulement parle de nourriture fournie, mais
également d’abri fourni et même d’hébergement à l’intérieur.
C’est en complète contradiction avec tout le reste
du dossier. Même les deux sœurs accusées n’en parlent pas. Je ne vais pas m’étendre
là-dessus plus longuement. Je crois que nous avons assisté, avec le témoignage
de sœur le témoin 2, à une démonstration qui vous prouve que le bien parlé n’est pas
l’apanage des uniques rwandais.
En outre, sœur le témoin 2 a une vue assez spécifique et
limitée des choses, parce que, lorsqu’elle se trouve dans le convoi, le 23,
et qu’on roule sur les 3.500 cadavres, elle ne voit rien. C’est pire que sœur
Anne. Sœur Anne ne voit rien venir, sœur le témoin 2 ne voit rien du tout. Sœur le témoin 2,
je suis tout à fait d’accord qu’on appartienne à un ordre religieux contemplatif,
mais enfin, il y a quand même des limites !
Souvenez-vous de la déclaration de Monsieur REKERAHO
et de celle de Monsieur le témoin 151 : « Après les massacres du 22 avril
1994 au centre de santé, lorsqu’ils vont se laver et boire, du lait et de la
bière, une discussion va avoir lieu au cours de laquelle sœur Gertrude s’étonnera
de la résistance opposée par les réfugiés, compte tenu du fait qu’on ne les
avait pas nourris pendant plusieurs jours ». En d’autres termes, le fait
de ne pas nourrir ces réfugiés était une décision concertée, délibérée, voulue,
une décision qui avait un but : affamer et affaiblir les réfugiés, diminuer
leur résistance et faciliter leur extermination. Une fois de plus, un acte de
participation positif permettant l’accomplissement ultérieur des massacres.
Il ressort du dossier que sœur Gertrude et sœur
Kizito, lors d’un entretien qu’elles ont eu avec Emmanuel REKERAHO, Monsieur
TREMBLAY l’a confirmé ici, sont avisées le 21 avril 94 de l’imminence de l’attaque
du 22. Le même scénario va se représenter le 24, pour l’attaque du 25. Cela
veut donc dire que ces deux sœurs connaissaient, à l’avance, la date des attaques.
Elles n’entreprendront rien ni pour les empêcher, ni pour aviser les futures
victimes, ni pour les cacher.
Pourtant, vous avez vu les photos et les vidéos
du monastère. Ce sont des bâtiments qui regorgent de possibilités pour cacher
des personnes et vous avez vu ici un des derniers témoins : un autre abbé
qui vous a dit qu’il avait lui réussi, lui et les siens, en hébergeant la nuit
des réfugiés, à sauver 30.000 personnes ! Le monastère était énorme, vaste,
grand : il y avait des combles, il y avait des caves, il y avait de multiples
possibilités de cachettes. Aucune de ces nombreuses possibilités n’a été utilisée.
Cela vaut pour toute la période datant du 18 avril 94 jusqu’au 6 mai 94.
Je crois qu’il ressort clairement du dossier, et
cela a d’ailleurs aussi été confirmé ici, qu’Emmanuel REKERAHO avait une grande
estime et une grande admiration pour les sœurs de Sovu. On vous a dit aussi,
et cela correspond d’ailleurs à la structure hiérarchisée de la société rwandaise,
que la prieure d’un couvent au Rwanda a une grande influence, une grande importance,
un grand statut.
D’ailleurs, j’y ai déjà fait allusion, lorsque sœur
Gertrude écrit au bourgmestre - et le bourgmestre, tout le monde est d’accord
là dessus au Rwanda, c’est également une personne qui a une importance prédominante
- lorsque sœur Gertrude écrit au bourgmestre pour lui demander de venir pour
le 6 mai 94 afin que, je cite : « Le 6 mai 94 soit la date limite,
qu’il faut que, pour le 6 mai 94, tout soit terminé ». Eh bien, le bourgmestre
s’exécute. Le 6 mai 94, tout sera effectivement terminé.
Je reviendrai bien évidemment là-dessus mais je
vous le signale pour vous dire que sœur Gertrude aurait pu utiliser son statut,
son influence, son ascendance, sœur Kizito de même, pour cacher des réfugiés
dans des caves, dans des greniers, dans des chambres, dans des magasins. Je
ne suis pas certain que les massacres auraient eu lieu dans ces circonstances
et certainement pas dans ces proportions.
Cela aussi n’a pas pu vous échapper, Mesdames et
Messieurs les jurés : aucun milicien, aucun militaire, à l’exception de
REKERAHO, n’a pénétré à l’intérieur du couvent. Les bâtiments n’ont pas été
attaqués, n’ont pas été fouillés, n’ont pas été démolis pendant tous les événements
de cette période. Je ne sais même pas si REKERAHO aurait osé transgresser la
décision de sœur Gertrude de cacher des réfugiés.
La question ne se pose pas, sœur Gertrude n’a rien
entrepris. Non seulement, elle n’a rien fait, sœur Kizito n’a rien fait, mais
l’ensemble du dossier démontre une volonté avérée, une volonté farouche, ferme
de l’accusée de ne rien faire. Pas parce qu’elle ne pouvait
rien faire, mais parce qu’elle ne voulait rien faire. Les bâtiments étaient
plus importants que les réfugiés. Les pierres du couvent valent plus que 6.000
morts. L’attitude de sœur Gertrude pendant les événements, ainsi que celle de
sœur Kizito, est une attitude d’omission volontaire : omission de nourrir,
omission de soigner, omission de protéger, omission de cacher.
Je ne peux manquer ici de relever l’énorme différence de traitement
lorsque les sœurs vont arriver en Belgique. Ici, elles vont être accueillies,
nourries, soignées, cachées. Des discussions, des réunions vont avoir lieu pour
isoler des sœurs qui en accusent d’autres, pour nier les faits, pour tenter
d’obtenir des rétractations des déclarations. Le contraste avec le traitement
réservé aux réfugiés de Sovu est énorme, criant, honteux.
C’est à se demander vraiment - je pèse mes mots
-, c’est à se demander quand les autorités hiérarchiques religieuses comprendront
que la destination première d’un couvent ou d’un monastère n’est pas d’abriter
des criminels de guerre mais de sauver les réfugiés qui en sont les victimes.
Nous arrivons alors à l’attaque du 22 avril 1994
qui a lieu, comme prévu, à la date prévue et annoncée par Emmanuel REKERAHO.
C’est là que se situe l’épisode de l’essence qui gêne tellement la défense.
Il ne fait aucun doute, j’y ai déjà fait longuement allusion, je ne vais plus
revenir là-dessus, cette essence provient du monastère, elle a été fournie par
sœur Gertrude et par sœur Kizito. Je ne dis pas qu’elles l’ont portée elles-mêmes,
je dis qu’elle provient de là, de leur réserve et qu’elle leur a été fournie
avec leur autorisation.
Quant à la présence des deux sœurs sur les lieux,
je vous en ai déjà parlé. Plusieurs témoins ont relevé la présence de sœur Kizito
et de sœur Gertrude, qui étaient d’ailleurs, il faut quand même le signaler,
plusieurs l’ont signalé ici, qu’elles étaient les deux seules à sortir régulièrement
du couvent. Plusieurs témoignages qui ont été répercutés ici font état de la
présence de ces deux sœurs au moment de l’incendie. Monsieur REKERAHO lui-même
fait état dans sa déclaration, après être revenu sur un passage puis avoir reconfirmé
que ces deux sœurs se trouvaient effectivement là, à ce moment-là.
Donc, cette essence provient du couvent, est stockée
dans le couvent. Dès lors, pour y accéder, il faut nécessairement passer par
sœur Gertrude. La présence de sœur Kizito me semble - plusieurs témoignages
du dossier l’ont attesté - suffisamment établie. C’est d’ailleurs, au début,
la seule sœur dont on parle. C’est après, effectivement, qu’on parlera seulement
de sœur Gertrude. Je l’admets volontiers, mais je vous le dis, même si sœur
Gertrude n’était pas présente sur les lieux, l’essence provient de chez elle,
a été fournie avec son autorisation et ce fait-là, à lui seul, suffit pour la
rendre coupable d’avoir livré et d’avoir ainsi facilité l’accomplissement de
plusieurs actes criminels, à savoir l’incendie du garage.
Moi, je peux comprendre l’énergie que les accusés
et leurs défenseurs mettent pour contrer cette accusation, parce que c’est probablement,
effectivement, l’épisode le plus affreux de tout ce dossier de Sovu. L’incendie
du centre de santé où se réfugient, où sont enfermées plusieurs centaines de
personnes est, à mon avis, le fond absolu de l’horreur que vous allez découvrir
dans ce dossier.
Les témoignages sont là, les constatations sont
là, les faits sont là, les déclarations des co-auteurs, REKERAHO notamment,
sont là. Cet incendie, cet enfer au sein d’un monastère a bien eu lieu, et tout
concorde pour dire que cela s’est fait non seulement en présence et sous les
yeux des deux accusées, mais avec leur aide, voire leur participation active.
C’est donc, bien évidemment, un acte positif posé par les accusées, acte positif
de participation qui a occasionné la mort, dans ce centre de santé et dans ce
garage, de six cents à sept cents personnes.
J’en arrive au 25 avril. Tout se déroule comme l’a prévu REKERAHO :
les sœurs sont avisées et l’attaque a lieu à la date prévue. REKERAHO se présente
au monastère et ne devra même pas fouiller : ce sont les sœurs elles-mêmes
qui vont se charger de faire le nécessaire pour que les réfugiés sortent et
pour permettre à REKERAHO de faire le tri. Apparemment, les sœurs avaient fait
sortir tout le monde, familles des sœurs Tutsi y comprises, et c’est Monsieur
REKERAHO, lui, qui va dire qu’en ce que le concerne, il s’arrête là. Après avoir
fait le tri et avoir fait exécuter les personnes qu’il voulait encore avoir,
il va déclarer à sœur Gertrude qu’en ce qui le concerne, il s’arrête là :
il a suffisamment tué. Deux jeunes enfants, dont un gravement blessé, implorant
sœur Gertrude de ne pas le livrer, seront emmenés personnellement par l’accusée
vers leur bourreau, malgré l’intervention d’autres sœurs. Sœur Gertrude, en
fait, peut se targuer de la même faculté que REKERAHO qui prétendait avoir le
pouvoir de décider de la vie ou de la mort. Le choix a toujours été le même :
la mort. Et ici, à nouveau - et je vous ai dit que certains des actes posés
par les accusés se rapprochent effectivement d’une participation pratiquement
personnelle ici, vous avez à nouveau un acte de participation active :
nous sommes pratiquement ici à l’exécution par les accusées elles-mêmes.
Ce qui va être dit ce 25 avril est important pour
la suite. Je vous l’ai dit : « Monsieur REKERAHO trouve qu’il a assez
tué, que les gens qui restent, dixit Monsieur REKERAHO, ne sont pas ceux qui
vont diriger le pays, et qu’en ce qui le concerne, il ne reviendra plus ».
Sœur Gertrude va tenter d’infléchir cette décision, mais sans succès.
Ce qui va suivre alors est la preuve ultime, s’il
en fallait encore une, de la décision arrêtée de sœur Gertrude et de sœur Kizito
d’en finir, une fois pour toutes, avec ceux et celles qui représentaient pour
elle un danger pour l’intégrité de son monastère, de ses bâtiments.
On vous l’a déjà dit, c’est avéré par le dossier,
par les témoignages, après le 25 avril 1994, il n’y a plus d’attaque du monastère.
En fait, ce monastère n’a jamais été attaqué pendant tous les événements, aucune
brique, aucune porte, aucune vitre n’a été détruite. Il ne reste dans ce monastère
que les familles des sœurs Tutsi. Pour sœur Gertrude, c’est encore trop ;
elle ira au bout de son raisonnement, elle ira au bout de sa logique mortelle
et je tiens quand même à le souligner, avec quel aplomb !
En effet, le déroulement de tous les événements
de Sovu, à partir du 18 avril 94 jusqu’à la fin, nous montre quand même une
image de sœur Gertrude qui est à mille lieues de celle qui a été décrite par
les experts psychiatres. Il s’agit d’une femme de caractère, décidée, autoritaire
- un témoin l’a dit ici - impatiente parfois, une femme qui connaît son pouvoir
et qui n’hésite pas à en user.
D’ailleurs, l’image de la femme apeurée, traumatisée,
effacée, s’est quand même assez rapidement effacée elle-même lors de l’interrogatoire
de l’accusée par le président où nous avons vu apparaître un autre personnage,
ayant réponse à tout, fournissant, elle aussi - la défense l’a si souvent souligné
pour d’autres témoins - fournissant, elle aussi, des explications qui sont tout
à fait nouvelles ici à l’audience, modifiant elle aussi ses versions et donnant
elle aussi, bien qu’elle avait déjà été entendue à neuf reprises, une autre
version.
Ici, devant vous, je vous l’ai dit au début de mon réquisitoire,
un accusé, lorsqu’il est devant ses jurés, à tendance à biaiser ; ici probablement,
l’accusée se retient encore : elle garde profil bas. Mais je voudrais vous
demander, comme je l’ai demandé pour les autres, de replacer cette femme d’autorité
et autoritaire dans son environnement naturel, dans son rôle naturel, dans son
rôle de dirigeante du couvent de Sovu, et d’ailleurs, elle va le dire elle-même.
Après avoir harcelé les sœurs, pour qu’elles livrent leur famille, pour faire
sortir les derniers réfugiés, après avoir essuyé des refus, elle leur dira textuellement :
« Si elles ne le font pas, c’est elle - sœur Gertrude - qui le fera, de
force si besoin ». Et c’est ce qui va avoir lieu. La lettre au bourgmestre
est pratiquement un ordre, une mise en demeure et, d’ailleurs, je vous l’ai
signalé : le bourgmestre s’exécutera le jour-même, le 6 mai. La prieure
va d’ailleurs s’assurer que le bourgmestre va y donner suite : elle va
aller voir, elle va aller rechercher.
On a déjà passé, à ce moment-là, Mesdames et Messieurs
les jurés, tous les stades : le refus de recevoir les réfugiés, le refus
de les nourrir, le refus de les héberger, le refus de les cacher, le fait de
ne pas les avertir des attaques, la livraison d’essence, l’expulsion des réfugiés
cachés au couvent, la livraison aux miliciens de deux enfants, etc. Tous ces
stades ont déjà été atteints et assumés.
Il ne reste plus que le tout dernier : la délation, la dénonciation.
C’est chose faite avec la lettre du 5 mai 94. Vous remarquerez, qu’outre le
ton impératif de cette missive, on n’y fait, à aucun moment, allusion à tout
ce qui s’est passé dans ce monastère depuis le 18 avril. D’ailleurs, si je
ne me trompe pas, Monsieur le témoin 110 a également revu sœur Gertrude
après les faits et lui aussi dira ici qu’elle ne lui a parlé de rien de spécifique.
La lettre du 5 mai 94 est l’aboutissement final et logique de toute la démarche
de sœur Gertrude. Logique implacable dans son esprit : avec l’aide de son
âme sœur - sœur Kizito -, elle fera tout pour sauver le monastère, tout - et
je cite de mémoire la lettre -, tout pour que les activités normales du couvent
puissent reprendre. Tout cela à n’importe quel prix, fut-ce au prix de milliers
de morts.
Après les faits, d’ailleurs, ce ne sont pas non
plus ces milliers de morts qui vont occuper sœur Gertrude et sœur Kizito. Ce
qui va les occuper, ainsi d’ailleurs que leurs autorités hiérarchiques en religion,
c’est de faire revenir sur leurs déclarations les sœurs qui les accusent ;
c’est d’exercer des pressions, voire des menaces sur ces sœurs ; c’est
tenter de faire exclure ces sœurs de la congrégation ; c’est d’elle-même
déposer plainte contre le journaliste qui ose écrire un article. La logique
reste entière : les victimes étaient la dernière préoccupation des deux
sœurs, étaient la dernière préoccupation de sa congrégation. Ce qui importait,
c’était le bâtiment, le monastère. Une fois les faits accomplis, rien n’était
plus important que l’obéissance à l’intérieur de la congrégation, l’ordre, la
mise en concordance des déclarations et les mots d’ordre de silence.
Alors, permettez-moi - je vous ai dit que j’allais
parfois être cynique, n’est-ce pas ? - permettez-moi d’être assez choqué
lorsque j’entends dire, et le terme a été fort mal choisi dans cette affaire,
que sœur Kizito se couperait en morceaux pour les autres, qu’elle est extrêmement
serviable : vous lui demandez des bidons d’essence, deux minutes plus tard,
ils sont là ! Permettez-moi d’être extrêmement cynique lorsque j’ai entendu
la déclaration de sœur Gertrude à la fin de son interrogatoire : « Je
les aimais tous, mais je n’ai rien pu faire ». Permettez-moi d’être particulièrement
cynique lorsque j’entends que les deux sœurs auraient donné leur vie pour les
autres : ce sont les autres qui sont morts. Je trouve cela particulièrement
déplacé et cruel.
Les deux accusées, MUKANGANGO Consolata et MUKABUTERA
Julienne, ont seules, individuellement ou ensemble, participé à la commission
des crimes de droit international, provoqué la commission de tels crimes, facilité
la commission de tels crimes, ordonné la commission de tels crimes ou omis d‘agir
pour empêcher une telle commission. Je vous demanderai de répondre : « Oui »
aux questions sur leur culpabilité.
On a souvent dit, Mesdames et Messieurs les jurés,
qu’à Butare, le génocide n’était pas inéluctable, qu’il aurait peut-être pu
être évité. Il me semble qu’à Sovu, ce qui s’est passé était, peut-être encore
plus qu’à Butare, évitable si les sœurs avaient eu une autre attitude, une attitude
en conformité avec leur foi, avec leur formation, avec ce qu’elles sont censées
représenter… Cela n’a pas été le cas.
Aucun des préceptes que défendent ces religieuses
- préceptes qui ne sont d’ailleurs pas l’apanage des seuls croyants -, préceptes
qui ont pour nom : fraternité, charité, commisération, humanité ;
tous ceux-la ont été systématiquement ignorés, bafoués, violés. Il n’y a même
pas eu de tentative en ce sens, au contraire : tout a été fait pour se
débarrasser au plus vite des réfugiés, de tous les réfugiés, jusqu’au dernier,
traqués dans leurs derniers retranchements. Le principal était sauvé :
le monastère, lui, n’a pas souffert.
Ce lieu qui symbolisait la charité, l’aide aux autres,
la sécurité a été le théâtre de tout ce que l’homme et la femme peuvent avoir
de plus bas, de plus vil, de plus cruel, de plus lâche et de plus inhumain.
Ce qui s’est passé là : c’est effectivement un véritable enfer. L’enfer
sur terre, au beau milieu d’un lieu censé le combattre. L’enfer avec la participation
active, l’omission voulue, l’aide et l’approbation de la mère supérieure et
de son bras droit.
Le couvent de Sovu, dernier espoir pour des milliers
de réfugiés, s’est, comme je vous l’ai dit au début, avéré être un piège mortel,
un piège d’où aucun réfugié, même pas la famille des sœurs, ne pouvait, ne devait
sortir vivant. Mission accomplie ! |
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