assises rwanda 2001
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Débats Réquisitoire avocat général compte rendu intégral du procès
Procès > Débats > Réquisitoire avocat général > Conclusions
1. Général 2. Dossier V. Ntezimana 3. Dossier A. Higaniro 4. Dossier C. Mukangango et J. Mukabutera 5. Conclusions
 

9.2.5. Réquisitoire de l’avocat général: conclusions

L’Avocat Général : J’en arrive à mes conclusions finales, Mesdames et Messieurs les jurés. On vous a déjà suffisamment dit que ce procès était historique, unique, exemplaire. Ce procès laissera des traces. Il laissera des traces aussi parmi nous tous, vous, nous tous ici présents. Ce procès a été dur, éprouvant tant physiquement que psychiquement, que mentalement. Vous avez vu, vous avez entendu, vous avez écouté des choses qui, il y a six semaines, vous semblaient inimaginables, impensables, impossibles, horribles à un point tel que la première réaction de tout être normal, c’est de se refuser de l’admettre. Je crois que personne ne sortira indemne de ce procès, et sur ce point aussi, il laissera des traces.

Pourtant, ce qui s’est passé au Rwanda n’est malheureusement pas un fait isolé de l’histoire. Je vous ai déjà dit qu’il s’agissait du troisième génocide du vingtième siècle. Plus je me suis enfoncé dans ce dossier, dans l’étude de ce dossier, plus je me suis intéressé aux événements du Rwanda, plus j’ai été frappé par la similitude avec le génocide Juif : même méthode de propagande, même propagande d’incitation à la haine raciale, même mise en condition de la population, même désignation à tous les niveaux de l’ennemi, l’ennemi héréditaire, même implication de pratiquement tous les milieux, même participation d’une partie ou de toutes les entreprises.

Prenez encore une fois, regardez encore une fois, le texte de l’ « Appel à la conscience des Bahutu » et les « Dix commandements ». Remplacez dans ce texte le mot Hutu par Aryens et le mot Tutsi par Juif et vous avez un texte qui pourrait sortir droit des imprimeries du troisième Reich. On vise à la même chose : l’exclusion de la vie sociale, à tous les niveaux, des ennemis héréditaires. Les Juifs là, les Tutsi au Rwanda. L’élimination physique suivra.

On constate aussi, malheureusement, que ce texte répandu, publié dans la revue « Kangura » ne fera finalement pas l’objet de beaucoup de réactions, même pas dans les milieux intellectuels. C’est malheureusement aussi quelque chose qu’on a déjà vécu par le passé. Lorsque, par exemple lors de l’occupation, les autorités allemandes ont interdit l’inscription : « Avocat Juif » sur le tableau de l’Ordre du barreau, très peu de leurs confrères ont réagi...

Je ne sais pas si Alphonse HIGANIRO a effectivement dit qu’il fallait appliquer la solution finale aux Tutsi ; ce que je sais, c’est que tout a été fait pour y arriver. Il y a d’autres similitudes qui sont des constatations ponctuelles : vous vous souviendrez que j’ai demandé à un témoin de vous confirmer qu’on avait effectivement, comble de la cruauté, demandé aux victimes de chanter qu’ils étaient victimes du FPR avant de les tuer ; dans les camps de concentration, il y avait aussi des orchestres, composés d’ailleurs de futures victimes, qui accompagnaient les victimes le jour avant d’être gazées.

Autre similitude, troublante celle-là : l’apparente résignation des victimes qui n’opposeront finalement que très peu de résistance. Autre similitude frappante et troublante : le rôle effacé et trouble de l’Eglise.

Mais s’il y a des similitudes évidentes et frappantes, il y a une différence de taille entre ces deux génocides : lorsque le génocide Juif a été connu, révélé, la réaction de la population allemande a été la même, pour pratiquement tous : « Wir haben es nicht gewusst », « Nous n’en savions rien ». Ici au Rwanda, tout le monde savait, une grande partie de la population, mise en condition, invitée par les médias, provoquée, entraînée, souvent déjà depuis des mois sinon des années à l’avance, a participé aux massacres.

Je vous livre ici un tout petit passage du livre de Madame DESFORGES, avant d’en venir à ma conclusion finale. Madame DESFORGES cite dans son ouvrage un officier de la MINUAR qui dit : « J’ai vu la guerre auparavant, mais je n’ai jamais vu une femme avec un enfant sur le dos tuer une autre femme avec un enfant sur le dos ».

J’en arrive à ma conclusion, Mesdames et Messieurs les jurés, on va vous dire, on l’a déjà fait, que d’autres responsabilités doivent être prises en considération lorsqu’on analyse les événements du Rwanda.

On va vous dire que la Belgique, en tant qu’ancienne puissance coloniale, porte une responsabilité morale pour avoir, par exemple, institué la carte d’identité, et avoir ainsi rendu permanente la distinction entre ethnies. C’est un fait avéré. Il se trouve dans mon acte d’accusation, je n’éprouve aucune difficulté à l’admettre.

On va vous dire que la France, autre puissance présente en Afrique centrale ainsi que les Etats-Unis, portent une grande responsabilité. C’est fort probable, je n’éprouve aucune difficulté à l’admettre.

On va vous dire que le retrait du contingent belge de la MINUAR, après la mort affreuse des dix casques bleus, est un élément, une décision qui a eu des conséquences énormes et catastrophiques. Je veux bien l’admettre.

On va vous dire que la communauté internationale n’a pas réagi ni à temps, ni de la manière adéquate. Je signale d’ailleurs ici que Monsieur DEGNI-SEGUI, dans son audition par la commission, déclare que ce n’est pas par hasard qu’on s’en est pris aux dix casques bleus belges. Attaquer ou oser attaquer les soldats de l’ancienne puissance coloniale, sans qu’il y ait de réaction de la communauté internationale, était le test ultime et la preuve de ce que ce qui suivrait pourrait être accompli en toute impunité.

On va vous dire que les Nations Unies portent une part de responsabilité. D’abord, pour ne pas avoir pris suffisamment au sérieux les avertissements. Puis, pour ne pas avoir mis sur pied une force d’intervention plus importante, avec un mandat plus large. Puis enfin, pour avoir retiré la MINUAR, permettant ainsi aux massacres de s’étendre en toute impunité.

Tout cela est probablement vrai. Tout cela figure dans les conclusions de la commission parlementaire qui se trouvent jointes au dossier. Le rapporteur de cette commission - l’actuel premier ministre - en a, à l’époque, tiré les conséquences et s’est rendu au Rwanda pour ouvertement reconnaître ces erreurs. Je n’éprouve donc vraiment aucun problème à vous dire que, probablement, il y a aussi des responsabilités ailleurs.

Nous vivons à une époque - elle est assez rare pour mériter d’être soulignée -, nous vivons à une époque où des choses peuvent être dites, pensées, exposées et ce n’était pas possible il y a quelques années. Je crois d’ailleurs personnellement que la Belgique, en reconnaissant éventuellement ses erreurs, se grandit.

Tout cela ne peut pas vous faire oublier que ces massacres, ce génocide était planifié depuis longue date, préparé longtemps à l’avance, mis en marche, c’est encore une fois Monsieur DEGNI-SEGUI qui le dit, avec une rapidité époustouflante qui prouve la préparation : 30 à 45 minutes après l‘attentat sur l’avion présidentiel, les premières barrières étaient en place.

Tout cela ne peut vous faire oublier que les massacres dans les rues, dans les villages, dans les églises, dans les écoles, dans les hôpitaux ont eu lieu au Rwanda par des militaires, par des miliciens, par des civils, par des personnes de tous genres et de tous statuts : agriculteurs, ouvriers, travailleurs, industriels, professeurs d’université, médecins, politiciens, religieux, religieuses, tous confondus.

Tout cela ne peut vous faire oublier que les 800.000 morts se trouvent au Rwanda, que les fosses communes se trouvent au Rwanda, qu’actuellement on découvre, encore et toujours de nouveaux charniers. Certains des lieux de ces drames sont gardés dans l’état où ils se trouvaient après les faits. Je pense, par exemple, au site de Murambi où des centaines de cadavres sont visibles dans la position qui étaient la leur au moment de leur mort. C’est un peu, je reviens encore une fois à l’histoire de la deuxième guerre mondiale, comme les villages             d’Oradour-sur-Glane où vous pouvez, encore aujourd’hui, constater les conséquences des représailles des nazis contre les villageois.

Tout cela, Mesdames et Messieurs les jurés, se passe au Rwanda. Les tueurs étaient des Rwandais : des connaissances, parfois des amis, des voisins, des familiers sinon même parfois des membres de la famille des victimes. Les grenades, les fusils, les couteaux, les houes, les masses, tout cela, c’était au Rwanda entre Rwandais. Les coups de machette, ce terrible instrument, c’est au Rwanda que cela se passe.

Je n’ai pas l’habitude d’effets de manche, Mesdames et Messieurs les jurés, je vais simplement vous monter une machette : ça, c’était la réalité journalière d’avril à mai 1994. C’est avec ça que le travail était fait, c’est avec ça que le nettoyage était accompli. Un instrument qui permet de cogner, de poignarder, d’enfoncer, de couper les bras, les jambes, la tête, de mutiler ou, comme on le faisait souvent afin que les tueurs ne se fatiguent pas en pourchassant les réfugiés, c’est de couper le tendon d’Achille et de revenir plus tard pour achever la besogne. Le génocide,  c’était ça, Mesdames et Messieurs les jurés.

Je vous ai dit et j’en termine. Je vous demande justice, pas vengeance. Je vous demande de rendre justice : les victimes la réclament depuis longtemps. La justice leur est nécessaire personnellement pour entamer leur processus de deuil, et éventuellement pour commencer un processus de réconciliation. Les victimes elles-mêmes, d’ailleurs, ne recherchent pas cette vengeance.

Je vais terminer en vous lisant la fin de la déclaration d’un témoin que vous avez vu ici : Madame le témoin 72. Vous verrez ce que les victimes, les survivantes demandent. Cette femme, qui a perdu plusieurs de ses enfants, le plus jeune étant tué par un coup de lance qui l’a transpercé alors qu’elle le portait dans son dos, cette femme qui a été frappée par plusieurs coups de machette, cette femme qui a été jetée vivante parmi les cadavres et enterrée, cette femme qui a lutté toute la nuit pour sortir de cette fosse commune, cette femme a témoigné, et elle termine sa déclaration du 8 octobre 1995 comme suit : « Nous voulons qu’on nous amène ces tueurs pour qu’ils disent où les nôtres ont été enterrés, pour que nous puissions leur rendre hommage, les enterrer dans l’honneur ».

Je vous demande avec conviction et avec confiance, Mesdames et Messieurs les jurés, de répondre : « Oui » aux questions sur la culpabilité des quatre accusés. Je vous remercie.

Le Président : Merci, Monsieur l’avocat général. Nous allons suspendre ici l’audience. Nous la reprendrons demain et, en raison d’une difficulté rencontrée par l’un ou l’autre des jurés, je suggère que nous ne la commencions qu’à 10 heures, demain matin. C’est réglé ? Oui ? On peut commencer à 9 heures ? Sûr ? Oui ? Eh bien, alors on peut commencer à 9 heures. Nous commencerons à 9 heures, nous entendrons les plaidoiries des parties civiles, le début en tout cas de ces plaidoiries. Je vous souhaite à tous et à toutes une bonne soirée. Nous nous retrouverons donc demain, à 9 heures.