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7.4.7. Lecture de déclarations de témoins par le président:
Edouard KAYIHURA
Le Président :
L’audience est reprise. Vous pouvez vous asseoir.
Les accusés peuvent prendre place.
Avant de donner la parole à Maître LARDINOIS, je
vous communique que Monsieur Edouard KAYIHURA m’a transmis un fax, Monsieur
KAYIHURA Edouard, résidant aux Etats-Unis, à Colombus. Je fais communiquer aux
parties un exemplaire de ce fax, enfin, une copie de ce fax qui a pour objet
un témoignage contre Alphonse HIGANIRO.
« Monsieur le président de la Cour d’assises,
Monsieur le président, ayant appris le déroulement
du procès de quatre rwandais poursuivis de crimes de génocide et de crimes contre
l’humanité commis au Rwanda, à partir du 6 avril au juillet 1994, j’ai l’honneur
de vous fournir les informations que je détiens avec le seul souci d’éclairer
la Cour en vue qu’un procès équitable soit rendu. Je ne doute pas, Monsieur
le président, que d’autres témoins auraient donné des informations qui permettront
à votre Cour de dire le droit. Tout simplement, je voudrais attirer votre attention
sur le rôle qu’ont joué les établissements publics et privés en récurrence,
leur directeur, dans la planification du génocide qui a endeuillé le Rwanda
où plus d’un million de Tutsi ont trouvé la mort.
En effet, Monsieur le président, grâce au poste
que j’occupais avant le génocide et après le génocide, et étant activiste des
droits de l’homme, j’ai eu le privilège de recueillir pas mal de témoignage
et d’instruire beaucoup de dossiers. Avant le génocide, je travaillais au parquet
de Kigali, et j’ai enquêté sur les crimes qui se perpétraient dans la ville
de Kigali ou les grenades et les mines explosaient jour et nuit. Après le génocide,
j’ai travaillé dans ce même parquet comme premier substitut du procureur responsable
de la Chambre spécialisée pour les crimes de génocide et les crimes contre l’humanité,
jusqu’en juillet 2000. Ce que je vais vous relater sont des faits dont j’ai
eu connaissance en exerçant les fonctions judiciaires, et ceux dont j’ai été
témoin oculaire.
Cependant, le génocide a été longuement préparé :
les structures organisationnelles du parti MRND ont été l’un des facteurs qui
ont facilité la perpétration du génocide dans moins de trois mois. Ce parti
avait les mêmes structures que celles de l’administration territoriale :
on parlait des organes du MRND au niveau national, au niveau de la préfecture,
au niveau de la commune, au niveau du secteur et au niveau de la cellule. Les
responsables des institutions de l’administration territoriale étaient les mêmes
que les responsables des organes du MRND auxquels s’ajoutaient d’autres membres.
Le MRND avait même implanté ses structures dans les établissements publics et
privés, sous l’appellation « cellule spécialisée du MRND ». Malgré
la naissance des partis politiques, ces derniers ne changent rien à ses structures.
Chaque cellule avait un groupe de choc d’animation, qui se transformait en milice
dès que le MRND organisa sa jeunesse sous le nom d’Interahamwe. Ces derniers
seront organisés et encadrés par la garde présidentielle (GP) et les sociétés
dont leur directeur était dans ce que l’on appelait AKAZU.
Ils essayaient à tout prix de faire échouer les
manifestations et les meetings des partis d’opposition. Ces derniers, qui se
voyaient menacés par les Interahamwe, organisaient aussi leurs jeunesses. Les
Impuzamuganbi de la CDR n’étaient que les Interahamwe qui changeaient d’habits
selon les événements. Lors des meetings ou des manifestations du parti MRND
ou du parti CDR, les Tutsi et certains membres de l’opposition étaient victimes
des actes de pillage et d’enlèvement. Plus l’opposition se consolidait, plus
les Interahamwe mettaient en action leur plan génocidaire. C’est ainsi qu’ils
se sont rendus au Nord du pays et ont massacré les Abagogwe, et se sont rendu
au Bugesera dans la commune de Kanzenze et ont massacré les Tutsi et ont brûlé
leur maison. Ainsi, les Interahamwe furent créés partout dans le pays, et certains
militaires ont du quitter l’armée pour renforcer la milice.
Pour encourager la jeunesse à s’enrôler dans la
milice Interahamwe, le MRND a créé des opportunités et leur a offert certains
avantages que d’autres partis d’opposition n’étaient pas capables de faire.
Les sociétés, les établissements publics et privés, ont joué leur rôle de les
encadrer et de les financer.
Les marchés publics seront seuls attribués aux
Interahamwe, aussitôt ces derniers se sont érigés en commerçants. Les sociétés
comme PETRORWANDA, ELECTROGAZ, MAGERWA, BNR, BCR, BACAR, ONATRACOM, SONARWA,
SORWAL, OCIR-THE, OCIR-CAFE, RWANDEX, Etablissements KABUGA Félicien, Laiterie
de Nyabisindu, ont toutes participé dans la planification du génocide. Ces sociétés
n’engageaient que des Interahamwe, ils recevaient même des entraînements militaires
dans les enceintes de ces établissements. Toutes ces sociétés versaient des
cotisations chaque mois dans la caisse des Interahamwe. Avec les marchés publics,
le MRND a pu diviser les partis d’opposition : la société ELETROGAZ a joué
un rôle très important dans la division du parti MDR. Monsieur KARAMIRA Froduald
qui était président du MDR Kigali-ville, dès qu’il a reçu le marché de plusieurs
millions de fournir à l’ELECTROGAZ des matériels d’électricité, a commencé à
s’allier au parti MRND, divisant en deux son parti, le MDR Power de KARAMIRA,
et le MDR dit modéré de TWAGIRAMUNGU.
Ce marché a été l’objet de critiques dans des
journaux. Je me souviens que quelques jours avant le génocide, le parquet de
Kigali avait déjà ouvert un dossier contre KARAMIRA Froduald, à cause des surfacturations
qu’il avait faites suite à ce marché. Pour se rendre dans des meetings dans
des préfectures, l’ONATRACOM mettait des bus gratuitement à la disposition des
Interahamwe ; la société PETRORWANDA donnait du carburant. Tous les Interahamwe
consommaient de l’essence sur des bons de PETRORWANDA. Les enquêtes qui ont
été menées avaient révélé que PETRORWANDA avait fourni de l’essence qui a brûlé
les maisons des Tutsi lors des tueries de Bugesera. Tous les Interahamwe, partout
dans le pays, avaient des uniformes qui étaient fournis par les Etablissements
KABUGA Félicien. Aussi, dans l’enceinte de l’immeuble de ce dernier, se tenaient
des entraînements militaires des Interahamwe. Le même immeuble avait aussi une
pharmacie et une infirmerie où les Interahamwe qui se blessaient se faisaient
soigner clandestinement. L’Etablissement KABUGA Félicien a aussi fourni des
machettes qui ont été utilisées dans le génocide. L’établissement UKWIZAGIRA
Gaspard a fourni des massues et des petites haches dites « Ntampongano
y’umwanzi ». Chaque Interahamwe devait être équipé d’une cordelette, une
petite hache, une massue, des grenades, poignards, et des petits pistolets.
L’OCIR-CAFE, l’OCIR-THE et le RWANDEX ont aussi participé dans la fourniture
des machettes. La BNR, la BCR et la BACAR ont favorisé le trafic des devises.
Avant le génocide, il y a eu pénurie des devises dans le pays. Seuls les Interahamwe
avaient l’autorisation d’ouvrir un crédit documentaire à la BNR, sous prétexte
qu’ils allaient importer les marchandises. Après avoir reçu la licence d’importation,
ils allaient à la BACAR et à la BCR et retiraient des devises qu’ils vendaient
sur le marché noir. La différence était trop grande. C’était une bonne affaire.
Ce système était connu dans les milieux de Kigali, il fallait être un Interahamwe
pour avoir accès à ces devises. La SORWAL, comme d’autres sociétés, n’engageait
que les Interahamwe. Ces derniers faisaient des entraînements militaires dans
les enceintes de la SORWAL.
Le directeur de la SORWAL a facilité les Interahamwe
à ouvrir des magasins en leur octroyant des crédits. Un Interahamwe qui voulait
entrer dans le commerce recevait un crédit de boîtes d’allumettes qu’il vendait
sur le marché à un prix inférieur à celui de l’usine, en vue de les écouler
dans un petit délai. Avec ces liquidités, il investissait dans d’autres activités
commerciales. Pour avoir ce crédit, on devait présenter une lettre de recommandation
de Monsieur KAJUGA Robert, qui était président des Interahamwe, ou de Georges
le témoin 121 qui était premier vice-président, ou de RUHUMURIZA Phénéas qui était
le deuxième vice-président. Je me souviens d’un certain le témoin 153 François, avec
qui on travaillait dans le même bureau qui a ouvert un magasin des produits
de la SORWAL pour sa femme grâce à ce système. Il était originaire de la même
commune que Monsieur RUHUMURIZA Phénéas : ce dernier lui a donné une lettre
de recommandation qu’il présenta au directeur de la SORWAL comme un Interahamwe
qui voulait entrer dans le commerce. le témoin 153 a été bien accueilli par le directeur
et rentra avec un crédit de boîtes d’allumettes équivalant à 5.000 francs rwandais…
pardon, 5 millions de francs rwandais. Ainsi sa femme ouvrit un magasin de produits
de la SORWAL dans le quartier commercial. Robert KAJUGA, RUHUMURIZA Phénéas,
ainsi que Georges le témoin 121, avaient des crédits envers la SORWAL. Quelques
jours avant le génocide, la SORWAL a eu un problème de trésorerie : un
dossier de détournement, dans lequel était impliqué Monsieur le témoin 40,
a été ouvert au Parquet de Butare. Dans cette période, certains chèques qui
étaient gardés dans la comptabilité de la SORWAL furent versés. Plusieurs personnes
furent sorties sur la liste des tireurs de chèques sans provisions en faveur
de la de la SORWAL, dont Georges le témoin 121 et KAJUGA Robert, président et Vice-président
des Interahamwe ainsi que RUHUMURIZA Phénéas.
Dès que le parquet de Kigali a voulu exercer des
poursuites contre Robert KAJUGA, Georges le témoin 121 et RUHUMURIZA Phénéas, ces
derniers ont présenté une lettre de décharge signée par le directeur de la SORWAL
comme quoi la SORWAL venait d’être payée. Mais en réalité, ce n’était qu’une
façon de les couvrir. Ils ont plutôt signé d’autres chèques qui remplaçaient
ceux qu’on avait présentés à la banque. Je me souviens même que, sur le magasin
de Monsieur RUHUMURIZA Phénéas, était inscrit : représentant officiel de
la SORWAL.
Monsieur Alphonse HIGANIRO sait que RUHUMURIZA
Phénéas, KAJUGA Robert, Georges le témoin 121 ainsi que d’autres Interahamwe ont
jusqu’à présent des dettes envers la société SORWAL, dont il fut le directeur.
Peu de jours avant le génocide, un camion qui se dirigeait vers le Burundi a
fait un accident dans la ville de Kigali. Ce camion contenait des armes à feu
et les enquêtes qui ont été menées ont révélé que Madame HIGANIRO était impliquée
dans cette affaire. Tout ce que je viens de décrire montre que Monsieur HIGANIRO
Alphonse était le cerveau des Interahamwe, il est parmi les planificateurs du
génocide. Comptant sur la sagesse de la Cour avec laquelle ce témoignage sera
examiné, je vous prie de croire, Monsieur le président, à l’expression de ma
très haute considération ».
Le Président :
Maître CUYKENS.
Me. CUYKENS : Monsieur
le président, Monsieur HIGANIRO souhaiterait dire un petit mot.
Le Président :
Y-a-t-il des observations en ce qui concerne
ce fax ?
Me. CUYKENS : C’est
à ce sujet-là je pense.
Le Président :
Il est versé, enfin l’original est versé au dossier.
Monsieur HIGANIRO.
Alphonse HIGANIRO :
Je vous remercie, Monsieur le président. Le document que je viens
de recevoir, je viens du lire en même temps que vous. Je vais faire quelques
observations rapides. Je relève quelques points où il est dit, par exemple,
que la SORWAL faisait des cotisations - c’est à la page 2 - versait des
cotisations chaque mois dans la caisse des Interahamwe : je pense qu’il
n’y a dans les comptes de la SORWAL, on ne peut trouver, Monsieur le président,
aucune pièce, aucun document à la SORWAL qui montre que la SORWAL a versé des
cotisations aux Interahamwe. Mais par contre, toutes les autres cotisations
que les autres entreprises faisaient, par exemple pour le soutien à l’effort
de guerre, on a bien vu que ces cotisations-là avaient des traces dans la comptabilité
de la SORWAL. Mais les cotisations dans le cadre des Interahamwe - c’est ce
qui est donné ici - est une fausse information, Monsieur le président :
il n’y a aucune trace, il n’y a aucune dépense au niveau de la SORWAL qui ait
été consacrée à ce but là.
On parle à la page 3, Monsieur le président, d’une
lettre de recommandation - il s’agit du deuxième paragraphe, la troisième ligne
- d’une lettre de recommandation de Monsieur KAJUGA Robert, du témoin 121 et
de RUHUMURIZA à des commerçants pour pouvoir avoir, faire des achats à crédit
à la SORWAL. Nous avons, les jours passés, constaté que ces trois personnes
étaient plutôt elles-mêmes clientes. Et à la SORWAL, que les deux premiers avaient
été suspendus de leur qualité de clients et poursuivis en justice, et l’ex-administrateur
de la SORWAL vous a dit ici que ce qui manquait à la SORWAL, c’est les clients
parce que la SORWAL produisait, pouvait produire plus que ce qu’elle produisait.
Donc, le problème d’avoir trop de clients ne se posait pas. Pour devoir bénéficier
d’une recommandation, pour être client de la SORWAL.
Je vous rappelle Monsieur le président, Messieurs,
Mesdames les membres du jury, que jusque fin 93, le système de vente à crédit
à la SORWAL était de règle. Le système de ventes à crédit a été supprimé, à
ma demande, en 1994, parce que toutes les formules possibles avaient échoué,
y compris l’exclusivité limitée à un nombre limité de clients. Donc, à partir
du moment où la vente à crédit est généralisée, tous les clients qui se présentaient
à la SORWAL, étant des commerçants, ayant des garanties, ils étaient servis.
La recommandation, on ne voit pas vraiment ce qu’elle devrait venir faire là-bas.
Autre observation, Monsieur le président :
à la même page 3, il est dit que j’ai couvert les personnes que j’avais moi-même
traduites en justice. Le témoin le dit ici, et il dit qu’il y a eu des documents
dans ce sens. Est-ce que ça ne serait pas plus pertinent que la Cour ici, que
Messieurs et Mesdames les jurés puissent avoir ce document ? Pourquoi ce
document-là n’est pas disponibilisé ? Cette pièce que j’aurais signée pour
pouvoir couvrir ces personnes là, pourquoi elle n’est pas là ? Pourquoi
tous les documents que nous sommes amenés à examiner ici viennent un après l’autre ?
Pourquoi tout ce dossier-là, dans son entièreté ? On choisit ce qu’on veut
choisir là dedans, on y tire cette pièce, on y tire cette pièce, on laisse d’autres
pièces, on ne veut pas les amener ensemble pour qu’on puisse, une fois pour
toutes, examiner ce dossier et en terminer.
L’ex-membre du Conseil d’administration qui a témoigné
ici lundi passé, il a confirmé ce qu’était la partie commerciale de la SORWAL,
vue par le Conseil d’administration. Je pense que ce qu’il a dit là, c’est ce
que je vous avais dit, ça correspond à ce qui se pratiquait réellement à la
SORWAL. Il est vrai qu’il n’a pas connu la période à laquelle j’ai proposé la
suppression, parce que c’est intervenu dans le Conseil d’administration de janvier
94. C’est là où j’ai proposé qu’on supprime purement et simplement le système
de crédits. Mais c’est ça, la solution qui est venue remplacer tout ce qui était
essayé et qui ne font fonctionnait pas. Pourquoi aurais-je traduit des gens
en justice, et là, tout le monde le dit, y compris celui qui m’a remplacé, Monsieur
le témoin 22 ? Il dit : « J’ai trouvé à la SORWAL les dossiers concernant
ces personnes-là à la justice ». Pourquoi aurais-je ouvert les dossiers
judiciaires contre ces personnes si c’est pour les couvrir comme on le dit ici
après ? Et pourquoi, si je dois financer les Interahamwe, si c’est ça le
but, et que je donne de l’argent à un commerçant, RUTANGANDA par exemple, dans
l’objectif de financer les activités des Interahamwe, et que donc c’est pas
lui le bénéficiaire final, ce sont les Interahamwe, pourquoi le lendemain je
dois aller traduire ce commerçant en justice ? Pourquoi je dois faire saisir
ses biens ? A mon niveau d’entendement, c’est absolument absurde.
Je ne vois même pas comment lui, il accepterait
d’encaisser les conséquences de cette traduction en justice, pour un montant
de la destination finale, et, finalement les activités des Interahamwe, les
activités du parti. Comme vous l’a dit l’ex-administrateur, les administrateurs
de la SORWAL n’étaient pas tous des amis du parti MRND. Mais comment est-ce
possible, comment aurait-il accepté, avec le descriptif qu’il vous a fait des
membres, de nos appartenances politiques, comment aurait-il pu accepter que
l’argent de la SORWAL soit utilisé à de telles fins ? Monsieur le président,
c’est les observations que je voulais faire à la première lecture de ce document,
mais il y a quelque chose derrière ceci qui est en train de se monter, et qui
n’est pas de nature à permettre de dire convenablement le droit, Monsieur le
président. Je vous remercie.
Le Président :
Merci, Monsieur HIGANIRO. |
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