assises rwanda 2001
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Instruction générale d'audience Audition témoins de contexte compte rendu intégral du procès
Procès > Instruction générale d’audience > Audition témoins de contexte > F.X. Nsanzuwera, ex procureur République à Kigali
1. C. Braeckman, journaliste 2. F. Reyntjens, juriste 3. A. Desforges, historienne 4. G. Sebudandi, journaliste 5. Y. Mukagasana, écrivain 6. R. Zacharia, médecin 7. J.P. Chrétien, historien, J.F. Dupacquier, journaliste 8. F. Twagiramungu, ex premier ministre rwandais 9. J. Matata 10. C. Vidal, historienne, sociologue 11. C. De Beul, ingénieur technicien 12. W. Defillet, assistant social 13. E. Vandenbon, assistante sociale 14. A. Vandeplas, magistrat retraité 15. le témoin 39, ex militaire de l’APR 16. le témoin 135 17. Explication suite déroulement procès 18. le témoin 41, sociologue 19. F.X. Nsanzuwera, ex procureur République à Kigali 20. A. Guichaoua, sociologue et commentaires A. Higaniro
 

5.5.19. Témoin de contexte: François-Xavier NSANZUWERA

Le Président : Alors, si Monsieur NSANZUWERA est présent, il peut approcher. Monsieur, quels sont vos nom et prénom.

François-Xavier NSANZUWERA : Monsieur le président, je m’appelle NSANZUWERA François-Xavier.

Le Président : Quel âge avez-vous ?

François-Xavier NSANZUWERA : 45 ans.

Le Président : Quelle est votre profession ?

François-Xavier NSANZUWERA : Je suis juriste.

Le Président : Quelle est votre commune de domicile ?

François-Xavier NSANZUWERA : Berchem-Sainte-Agathe.

Le Président : Connaissiez-vous, Monsieur NSANZUWERA, certains des accusés ou tous les accusés, avant le mois d’avril 1994 ?

François-Xavier NSANZUWERA : Je connais un seul accusé.

Le Président : Il s’agit de… ?

François-Xavier NSANZUWERA : HIGANIRO Alphonse.

Le Président : HIGANIRO Alphonse. Etes-vous de la famille des accusés ou de la famille des parties civiles ?

François-Xavier NSANZUWERA : Non, Monsieur le président.

Le Président : Etes-vous attaché aux accusés ou aux parties civiles, par un lien de contrat de travail ?

François-Xavier NSANZUWERA : Non, Monsieur le président.

Le Président : Je vais vous demander, Monsieur NSANZUWERA, de bien vouloir lever la main droite et de prêter le serment de témoin.

François-Xavier NSANZUWERA : Je jure de parler sans haine et sans crainte, de dire toute la vérité et rien que la vérité.

Le Président : Je vous remercie. Vous pouvez vous asseoir. Monsieur NSANZUWERA, vous avez dit, il y a un instant, que vous étiez juriste. Exerciez-vous, en avril 1994, des fonctions particulières au Rwanda ?

François-Xavier NSANZUWERA : J’étais procureur de la République au tribunal de 1ère instance de Kigali, Monsieur le président.

Le Président : Vous-même avez été menacé lors des événements qui vont débuter dans la nuit du 6 avril 1994 ?

François-Xavier NSANZUWERA : Euh… même avant, j’avais des problèmes avec certains éléments de l’armée rwandaise, raison pour laquelle le 6 avril, j’ai quitté ma résidence officielle pour aller dormir chez un voisin qui était un adjudant-chef, gendarme. Et le 10 avril, j’ai été me réfugier à l’hôtel des Mille Collines, sous l’escorte d’un colonel des Forces armées rwandaises.

Le Président : Vous avez dit, il y a quelques instants que, parmi les accusés, vous ne connaissiez que Alphonse HIGANIRO. Pouvez-vous exposer de quel type de connaissance il s’agit ?

François-Xavier NSANZUWERA : Quand je disais, Monsieur le président, que je ne connaissais que Alphonse HIGANIRO, je veux parler de l’avoir rencontré, d’avoir parlé avec lui. Sinon, les autres, je les connais de par les dossiers, parce qu’avant de quitter le Rwanda, en mars 95, j’avais eu connaissance des dossiers des quatre accusés. Mais HIGANIRO Alphonse, je le connaissais avant parce que, quand il était secrétaire exécutif de la Communauté économique des pays des Grands Lacs et qu’il résidait à Gisenyi, à l’époque, j’étais procureur de la République à Gisenyi. Et puis, je pense qu’on s’est… j’ai été chez lui une fois, puis, je pense qu’une fois on a assisté à un même mariage.

Le Président : Comment décririez-vous Monsieur HIGANIRO sur le plan de la personnalité et sur le plan des options politiques ?

François-Xavier NSANZUWERA : Euh… je sais… connais pas à quel parti politique il appartenait, mais je sais qu’il était le gendre du médecin particulier du président de la République, le docteur AKINGENEYE, et puis, originaire de Gisenyi qui, en avril 94, était quand même la préfecture qu’on appelle le « Nazareth rwandais », donc, la préfecture de tous les privilégiés du régime. Comme personnalité, c’est quelqu’un que je qualifie d’extrémiste, de cynique et de froid. Euh… pour avoir entendu une fois, en assistant à un mariage, comme je le disais - je ne me souviens pas exactement en quelle année, mais c’était un mariage qui a été célébré à l’église Saint-Michel, la cathédrale Saint-Michel de Kigali - et je l’avais salué, il était en compagnie de l’ancien ministre des travaux publics, NZIRORERA Joseph, et je me souviens de sa remarque. Il m’a dit : « Monsieur le procureur, vous ressemblez aujourd’hui à KAGAME ». Alors, bon, j’ai un peu réagi ; le ministre NZIRORERA a demandé pourquoi et l’autre a dit : « Ah, il est très maigre comme KAGAME ». Et je me souviens, le ministre NZIRORERA a demandé si j’avais un problème particulier avec lui. J’ai dit que non. Mais à l’époque, vous dire que vous ressembliez au commandant des combattants du Front patriotique rwandais à l’époque, qui étaient des rebelles, c’était comme une menace. Mais on n’a pas discouru là-dessus. On a assisté au mariage et puis, on s’est séparé. Donc, c’est quelqu’un que je considère comme extrémiste.

Le Président : Vous dites aussi qu’avant votre départ du Rwanda… vous avez dit que c’était en mars 95… ?

François-Xavier NSANZUWERA : 95, Monsieur le président.

Le Président : …vous aviez connaissance de dossiers à charge ou dans lesquels étaient impliqués les quatre accusés. Vous pouvez exposer ce qu’il y avait éventuellement dans ces dossiers ?

François-Xavier NSANZUWERA : Parce qu’avant le déclenchement du génocide, il y avait, c’est aux mois de février et de mars, il y avait des dossiers d’assassinats politiques et il y avait également des dossiers d’attentats aux mines et aux explosifs. Il y avait des dossiers sur des trafics d’armes et des dossiers sur la distribution d’armes, aux miliciens et à la population civile. Donc, après le génocide, je reprends tous ces dossiers parce qu’avant le génocide, j’étais procureur de la République à Kigali et quand le gouvernement d’Union nationale a été installé en juillet 94, mon ancien chef, mon ancien procureur général, Alphonse-Marie NKUBITO, est devenu ministre de la justice, il m’a reconduit dans mes fonctions. Et j’ai commencé à reprendre les anciens dossiers, du moins ce qu’il en restait parce que les dossiers confidentiels, surtout les dossiers d’assassinats politiques, avaient été pillés. Et puis, j’ai commencé également à rassembler des témoignages, surtout qu’à cette époque, il y avait déjà des arrestations des Interahamwe et d’autres personnes impliquées dans le génocide d’avril 94.

Et, quand j’ai commencé donc… j’ai recommencé mes fonctions, j’ai eu une heure de travail avec le ministre de la justice ; à l’époque, d’ailleurs, il n’y avait pas de procureur général, donc, sur les dix procureurs de la République, existants avant le génocide, j’étais le seul, après le génocide, à être au pays et à être dans mes fonctions. Donc, on avait fait une stratégie avec le ministre de la justice sur les dossiers des auteurs présumés du génocide et il y avait une catégorie, à l’époque, qui nous intéressait, la catégorie que nous appelions les « cerveaux du génocide », donc, les auteurs intellectuels, ceux qui n’avaient pas pris la machette et la kalachnikov pour tuer les gens, mais qui avaient pensé et planifié le génocide ; et à l’époque, nous avions aussi des informations sur la présence de certains d’entre eux en… dans les pays occidentaux. Et c’est comme ça que j’ai commencé à réunir des informations sur HIGANIRO, sur NDINDILIYIMANA, sur NTEZIMANA. Les religieuses, je ne les connaissais pas, c’est le ministre de la justice, à l’époque, qui m’a donné un dossier. D’ailleurs, sur les premiers arrêts, plutôt les premiers mandats internationaux, donc, les premières demandes d’extradition qui ont été faites par le ministre de la justice, c’est moi qui avais rédigé, à l’époque, les mandats d’arrêt, donc, sur base de certains éléments que j’avais personnellement et sur d’autres éléments que m’avait donnés le ministre de la justice, à l’époque.

Ce que je pourrais ajouter, enfin, qui était intéressant pour moi, à l’époque, c’est que, sur le cas de HIGANIRO Alphonse, avant le génocide, j’avais un dossier de trafic d’armes en faveur du Palpehutu, donc la rébellion burundaise. Et en février 94, il y a eu un accident d’un véhicule burundais devant le bâtiment de l’ancien Parlement rwandais et la personne, le citoyen burundais qui conduisait le véhicule accidenté - lequel véhicule contenait des armes, donc des munitions pour les fusils kalachnikovs qui sont les armes d’assaut soviétiques et un fusil d’assaut L4 de fabrication sud-africaine, ainsi que des grenades en majorité de fabrication soviétique ­ donc, j’avais interrogé le citoyen burundais qui conduisait le véhicule, qui m’avait dit qu’il avait reçu ces armes du camp militaire de Kanombe et que ces armes étaient destinées donc, à la rébellion burundaise, surtout le Palpehutu. Et en continuant cette enquête, j’avais reçu un témoignage qui disait que l’épouse de HIGANIRO Alphonse, Madame Alphonsine, donc la fille du docteur AKINGENEYE, qui travaillait à l’époque à la station d’Electrogaz à Butare, était impliquée dans ce trafic.

Mais, on est en février et les événements se précipitent. Donc, le 6 avril, il y a l’attentat et puis, le 7 avril, commence le génocide. Donc, ce sont des dossiers que je n’ai pas pu, malheureusement, clôturer mais j’avais ces pistes de trafic d’armes pour la rébellion burundaise et la distribution aux miliciens Interahamwe ; et dans ce trafic, j’avais déjà le nom d’Alphonsine, donc l’épouse de HIGANIRO, mais je n’avais pas le nom de HIGANIRO.

Le Président : Qu’aviez-vous recueilli et donc, par la suite, après le génocide, en ce qui concerne Monsieur Vincent NTEZIMANA ?

François-Xavier NSANZUWERA : Pour Vincent NTEZIMANA, les éléments que j’avais dans le petit dossier, c’est le ministre de la justice, à l’époque, qui me les avait donnés, mais je n’ai pas, moi-même, travaillé sur son cas.

Le Président : Que contenait ce dossier ?

François-Xavier NSANZUWERA : C’était sur son implication dans le génocide dans la ville de Butare, où il était question de la liste des professeurs Tutsi qui ont été tués avec leur famille. Et dans le dossier de NTEZIMANA, l’élément dont je me souviens bien, c’est l’assassinat du professeur KARENZI parce que j’étais très proche, comment dire, je le connaissais très bien parce que j’ai étudié à l’université nationale du Rwanda et que j’avais un ami médecin qui est aujourd’hui en prison à Kigali, qui avait épousé la petite sœur de la femme de KARENZI. Donc, les éléments dont je me souviens aujourd’hui, après six ans, c’était surtout l’assassinat du professeur KARENZI que je connaissais très bien.

Le Président : Dans le dossier de Monsieur HIGANIRO, à part le problème du trafic d’armes dans lequel certaines informations laissaient supposer que son épouse aurait pu être liée à un trafic d’armes avec la rébellion burundaise ?

François-Xavier NSANZUWERA : Le cas du dossier HIGANIRO, je n’avais pas beaucoup d’éléments dans la mesure où lui, pendant le génocide, il était à Butare. Butare n’était pas dans mon ressort judiciaire, et puis, il était originaire de Gisenyi, ce n’était pas, là non plus, dans mon ressort. Les éléments que j’avais, c’est le ministre de la justice qui me les avait donnés, où il s’agissait de son implication avec la société qu’il dirigeait, l’usine d’allumettes, dans la distribution d’armes aux miliciens à Butare. Mais ça, c’était le contenu du dossier du ministre. Le seul élément sur lequel j’ai travaillé, c’est l’armement des miliciens Interahamwe. Parce qu’avant même le génocide, j’avais demandé à mon premier substitut de faire une étude sur les Interahamwe, leur équipement ; surtout qu’avant le génocide, les Interahamwe, donc les miliciens Interahamwe, disposaient d’uniformes et de cordelettes des para-commandos, et ça, ça nous avait inquiétés - je parle du service du parquet - dans la mesure où ces cordelettes que portaient souvent les Interahamwe, appartenaient aux para-commandos qui étaient une unité d’élite de l’armée rwandaise.

Donc, avant le génocide, j’avais demandé également cette étude. Et dans cette étude, avant même le déclenchement du génocide, il était visible que les chefs des Interahamwe avaient, je veux dire, des accointances avec certains ministres, avec certains directeurs généraux des sociétés parastatales, donc des sociétés qui avaient beaucoup d’argent comme les usines à thé, comme la SORWAL. Pour la SORWAL, il y avait un des vice-présidents des Interahamwe, un ancien caporal, RUHUMURIZA Phinéas, qui était, je dirais, un privilégié de la SORWAL dans la mesure où la plupart de la direction, des membres de la direction des Interahamwe, étaient des hommes d’affaires, par exemple le témoin 121 Georges qui était vice-président, ingénieur agronome de formation, était homme d’affaires, était dans le commerce de bières importées. L’autre vice-président, RUHUMURIZA Phinéas, lui, était commerçant et distribuait des boîtes d’allumettes. Donc, cette étude montrait que les chefs des Interahamwe avaient des avantages auprès des grandes sociétés, des sociétés parastatales dirigées par des proches du régime donc, comme les usines à thé, comme la SORWAL, comme la direction des Ponts et Chaussées au ministère des travaux publics, comme la société Electrogaz.

Tandis que les petits, donc les Interahamwe analphabètes et tout ça, la plupart étaient des ouvriers journaliers dans ces grandes sociétés qui, dans un pays où le chômage quand même devenait important et où il y avait une jeunesse qui n’avait pas eu la chance d’aller à l’école, donc ces sociétés un peu prospères, recrutaient, donc donnaient du travail à ces jeunes qui étaient des miliciens Interahamwe. Donc, pour me résumer, Monsieur le président, la SORWAL comme les usines à thé, alimentaient, donc, je dirais, nourrissaient les chefs des miliciens. Donc, c’est uni-quement sur ce volet que j’ai le cas de HIGANIRO, comme directeur général de la SORWAL. Mais en ce qui concerne ce qu’il aurait fait dans sa préfecture, ça, je ne suis pas au courant.

Le Président : Vous avez eu connaissance d’un dossier relatif aux deux religieuses actuellement poursuivies ici, sœur Gertrude et sœur Maria Kizito ?

François-Xavier NSANZUWERA : Non, je ne connais pas les deux religieuses. Ce que je connais, c’est ce que j’ai vu dans la presse et à la télé, euh… et le petit dossier également que m’avait remis, à l’époque, le ministre de la justice, mais qui n’était pas très étoffé, donc je n’ai pas assez d’éléments.

Le Président : Vous avez été entendu par le juge d’instruction, je crois, à deux reprises dans le cadre de l’enquête préparatoire à ce procès d’assises. Vous avez notamment parlé au juge d’instruction des comités pour l’autodéfense civile.

François-Xavier NSANZUWERA : Oui, Monsieur le président.

Le Président : Notamment, parce que des correspondances, des lettres ou des instructions, soit du premier ministre du gouvernement intérimaire, Monsieur KAMBANDA, soit d’autres ministres, faisaient allusion à ces comités d’autodéfense, lettres ou directives qui sont du mois de mai, du 25 mai 1994. Mais, vous avez donné une explication en ce qui concerne les éléments qui ont servi à, en quelque sorte, officialiser les choses qui existaient déjà dans les faits, avant le mois de mai 1994. Vous pouvez expliquer ce que vous aviez exposé au juge d’instruction, à l’époque ?

François-Xavier NSANZUWERA : Oui, Monsieur le président. Je pense que ça doit être en 1995, au mois d’avril, je pense, je crois que je venais d’arriver en Belgique. Les comités de défense civile institutionnalisés par le gouvernement intermédiaire dirigé par le premier ministre KAMBANDA, pour moi, c’est la… l’officialisation de ce qui existait. C’était avant le génocide. Il y a des jeunesses des partis politiques, que ce soit du parti de l’opposition, que ce soit le MRND, avec la seule différence c’est que les milices qui étaient, ce que j’appelais à l’époque paramilitaires, donc qui se comportaient comme des armées au service des partis politiques, au service des politiciens, c’étaient la milice du MRND et la milice de la CDR, donc les Interahamwe et les Impuzamugambi qui, comme je l’ai dit, étaient composés des enfants de la rue mais également des anciens militaires et souvent des militaires en activité quand il s’agissait, par exemple, de violences ou de manifestations publiques sauvages.

Et après le 6 avril, avec le gouvernement intérimaire dirigé par KAMBANDA, ces milices Interahamwe et Impuzamugambi sont, comment dire, soudées avec d’autres éléments nouveaux. Par exemple, pour la préfecture de Kigali que je connais très bien, le 7 avril, on va ouvrir la prison et les prisonniers et les criminels vont rejoindre les milices sur des barrages. Et pour structurer ces milices qui participent aux massacres, au génocide, à côté de quelques éléments de l’armée, avec quelques éléments de la gendarmerie, on va donner à cette structure un commandement officiel et c’est comme ça qu’on va nommer les anciens officiers supérieurs des Forces armées rwandaises à la retraite, dans le cadre de cette autodéfense civile. Donc, pour moi, ces comités de défense civile c’est les milices, les anciennes milices avec de nouveaux éléments aussi, officialisées et qui entrent sous la direction du pouvoir, pendant les trois mois du génocide.

Le Président : A propos de ces instructions, à la fois de Monsieur KAMBANDA et d’un autre ministre dont le nom m’échappe.

François-Xavier NSANZUWERA : De l’intérieur, Monsieur le président.

Le Président : KAREMERA, peut-être ?

François-Xavier NSANZUWERA : Oui.

Le Président : KAREMERA Edouard, euh… il est donc question de ces comités d’autodéfense civile, il est question d’armes, d’armes à feu se trouvant, semble-t-il, déjà entre les mains de la population. Je crois que vous avez tiré de ces lectures, de ces documents, que des armes avaient déjà été distribuées avant ces instructions du 25 mai 1994…

François-Xavier NSANZUWERA : Oui, mais ça, c’est…

Le Président : …vous aviez peut-être vous-même, d’ailleurs, des informations antérieures à propos de distribution d’armes à des éléments civils ?

François-Xavier NSANZUWERA : Monsieur le président, les armes avaient déjà été distribuées, ça, je veux dire, c’était de notoriété publique et j’avais même, avant le déclenchement du génocide donc, donné des mandats de perquisition d’ordre général pour que les éléments de la MINUAR avec les éléments de la gendarmerie, la gendarmerie nationale rwandaise, procèdent à des fouilles dans les quartiers de la ville de Kigali, qui étaient connus pour être des quartiers dominés par les Interahamwe et les Impuzamugambi, donc les deux milices des deux partis, MRND et la CDR. La première fouille avait donné des résultats maigres et on avait programmé une deuxième fouille, le 7 avril. Donc, c’étaient des fouilles opérées par la gendarmerie et la MINUAR.

Et la fouille du 7 avril, donc, qui n’a pas eu lieu malheureusement, euh… on avait… je me souviens, j’avais discuté avec le commandant-adjoint de la police civile de la MINUAR, pour demander que ça soit secret dans la mesure où, à l’époque, moi, je n’avais pas confiance dans la gendarmerie. Donc, la première fouille n’a rien donné parce que certains éléments de la gendarmerie avaient, je dirais, vendu la mèche, donc les gens avaient eu le temps de déplacer les caches d’armes. Et le 7 avril matin, je constate qu’en face de ma résidence officielle, une petite vallée qui était là, que les miliciens déterrent les armes de guerre, donc les kalachnikovs, les fusils d’assaut L4, enfouies dans cette vallée, et les armes qui étaient dans des sacs plastiques. Et je me souviens, à l’époque, ça m’a surpris dans la mesure où la première fouille opérée par la gendarmerie et les éléments de la MINUAR, avait visé également ce quartier mais que justement, la première fouille n’avait pas donné beaucoup d’armes. Donc, la distribution des armes avait eu lieu avant le génocide, le 7 avril ; ça va être une distribution, je dirais, officielle, au vu de tout le monde. Alors qu’avant, c’était en cachette et que c’étaient des opérations, je dirais, dirigées par des éléments de l’armée et de la gendarmerie et de certaines autorités administratives.

Le Président : Toujours à propos de ces instructions du premier ministre et du ministre de l’intérieur, du 25 mai 1994, vous avez relevé, je dirais, d’autres choses assez curieuses dans la mesure où c’étaient des instructions, en principe, destinées à la protection de la population contre une armée rebelle, le FPR. Vous aviez, je crois, relevé notamment que ces instructions faisaient état de ce qu’il fallait former idéologiquement et moralement les populations, euh… de ce que, euh… on invitait la population à rechercher des armes blanches, ce qui paraît peut-être, effectivement, à la fois formation idéologique et recherche d’armes blanches, assez curieux lorsqu’il s’agit de combattre une armée ?

François-Xavier NSANZUWERA : Monsieur le président, c’était en fait le… dès le 7 avril. Bon, pour moi, les massacres qui vont… les tueries qui vont commencer le 7 avril, les discours, les communiqués de l’armée à la radio nationale, entrent dans un plan déjà préétabli. Le premier communiqué demande à la population de ne pas sortir des maisons, mais on voit automatiquement des barrages. Dans le quartier résidentiel où je résidais, qui était un quartier résidentiel mis au milieu de… en face, il y avait des bidonvilles, c’étaient des maisons officielles, qu’on avait mis dans un quartier, je dirais, mixte, où il y avait des pauvres et des riches et des moyens. Donc, même dans ce quartier, à côté de ces résidences officielles, le 7 avril déjà, il y a un barrage alors que le premier communiqué demande à la population de ne pas sortir. Et, comme je l’ai dit au juge d’instruction, le 7 avril, je vois déjà des militaires et des gendarmes, qui participent dans le quartier en face de chez moi, aux massacres et aux pillages, donc qui accompagnent les civils. Surtout les miliciens, parce que le 7, les Interahamwe et les Impuzamugambi de la CDR mettent toujours leur petit chapeau et leur uniforme multicolore.

Et, toujours au mois d’avril, il y a, surtout sur la radiotélévision libre des Mille Collines, il y a des messages à la population, très clairs. On dit : « Allez sur les barrages pour identifier l’ennemi ». Comme je l’ai dit, l’ennemi, à l’époque, c’est le combattant du Front patriotique rwandais ; il y a deux forces qui se battent ; l’armée gouvernementale et les combattants du Front patriotique rwandais. Mais on demande à la population d’aller sur les barrages et d’identifier l’ennemi. Alors qu’on connaît, je veux dire, les zones de combat, du moins dans la ville de Kigali, les éléments du Front patriotique rwandais se trouvaient à Remera, le quartier où, là, on avait installé les 600 combattants du Front patriotique qui étaient venus accompagner les dignitaires du Front patriotique, après le 28 décembre 93. Et on demande à la population d’identifier l’ennemi.

Et puis, à un certain moment, il y a la radiotélévision libre des Mille Collines qui dit : « On a su que des Tutsi ont été tués, que d’autres se cachent ; les Tutsi ne sont pas les ennemis, il faut que les bons Tutsi rejoignent leurs frères Hutu sur les barrages pour identifier l’ennemi ». Et à cette époque, effectivement, il y a quelques familles Tutsi qui n’ont pas été tuées dans la ville de Kigali et dont les éléments vont aller effectivement sur les barrages. Tout d’un coup, donc subitement, la RTLM change de message en disant : « N’allez plus chercher l’ennemi dans les maisons, l’ennemi est à côté de vous ». Et c’est à ce moment-là qu’on a commencé à tuer sur les barrages. Donc, on tuait les Tutsi et les Hutu modérés opposants, sur les barrages. Avant le 7 avril, les massacres ont commencé dans les maisons. On allait chercher les gens dans leur habitation. Et au milieu d’avril-mai, avec ces messages de la RTLM, on va commencer à tuer sur les barrages parce que le message de la RTLM c’était de dire : « L’ennemi n’est pas loin de vous. Il est avec vous ».

Donc, pour moi, toutes ces instructions officielles, tous ces messages de la radiotélévision libre des Mille Collines étaient clairs. Ceux qu’on appelait l’ennemi, c’étaient les voisins Tutsi et les Hutu opposants politiques. Ce n’étaient pas les combattants du Front patriotique rwandais puisqu’on connaissait les zones de combat où les deux forces s’affrontaient. Donc, là, c’était clair, c’étaient plutôt des victimes au sein de la population civile, donc, à savoir les Tutsi et les Hutu de l’opposition.

Le Président : A votre connaissance, y avait-il à Butare, bien que ce ne soit pas la préfecture dans laquelle vous étiez, y avait-il en avril, des éléments infiltrés du FPR, à Butare ? Je veux dire par-là, des combattants infiltrés ?

François-Xavier NSANZUWERA : Des sympathisants du Front patriotique, je pense qu’il y en avait partout dans le pays. Mais, parler d’éléments infiltrés dans la ville de Butare, je ne suis pas militaire, mais ça m’étonnerait dans la mesure où les combats se déroulent, à l’époque, au Nord du pays, donc surtout dans la préfecture de Byumba, à la frontière avec l’Ouganda.

Les combats se déroulent dans la ville de Kigali parce que, justement il y avait les 600 combattants qui étaient venus officiellement, qui sortent, je pense, dans l’après-midi du 7 avril. Je me souviens, je voyais des tirs qui visaient le bâtiment en question. Et d’ailleurs, je me rappelle, quelques jours avant, j’avais parlé avec un colonel des Forces armées rwandaises et j’avais dit, j’avais demandé : « Pourquoi est-ce que votre chef tarde à mettre les institutions d’Arusha en place ? Cette fois-ci je ne pense pas que la victoire militaire est possible, il faut discuter des accords d’Arusha ». Et j’avais dit comme ça, parce que c’est quelqu’un que je connaissais, que les 600 combattants du Front patriotique étaient le cheval de Troie dans la ville de Kigali. Il m’avait dit : « Le moment venu, nous allons les enterrer dans ce bâtiment ». Effectivement, le 7 avril, donc dans l’après-midi, je vois qu’il y a des tirs qui partent de la garde… du comité de la garde présidentielle vers le CND, donc le bâtiment qui abritait les 600 combattants.

Donc, pour revenir à la question, donc, les combats se déroulent dans Kigali, en avril, et pas dans toute la ville, c’est la zone justement proche de ce bâtiment qui abritait le Parlement rwandais, donc, c’est dans une partie de la ville. Ce qu’on appelait le plateau central n’avait pas été atteint. Donc, les combats se déroulaient, je dirais, à la périphérie de la capitale et, bien sûr, dans le Nord, mais à l’intérieur, il n’y avait pas encore de combats entre les combattants du Front patriotique rwandais et les Forces armées rwandaises. Donc, pour répondre honnêtement à votre question, Monsieur le président, ça m’étonnerait qu’il y avait, en avril, des éléments du Front patriotique à l’autre frontière, donc au Sud. Ça aurait demandé qu’ils traversent la capitale, Kigali rural, Gitarama, pour arriver à Butare. Donc, moi, ça m’étonnerait qu’il y ait, à cette époque, des éléments du Front patriotique rwandais.

Le Président : Avez-vous constaté, pendant cette période difficile qu’a traversée le Rwanda, que des gens qui pouvaient avoir été modérés soient devenus extrémistes ? Que des gens qui étaient extrémistes protégeaient quand même des Tutsi ?

François-Xavier NSANZUWERA : Euh…

Le Président : En quelque sorte, avez-vous constaté que des individus ne suivaient pas nécessairement des mots d’ordre ?

François-Xavier NSANZUWERA : Ce que j’ai constaté moi-même et ce que j’ai appris après… vous partirez de mon cas personnel, c’est que le 9, le 10 avril, non, le 9 avril, mon ami, l’adjudant-chef gendarme qui était mon voisin depuis des années et avec qui je m’entendais très bien, le 9 avril, me dit : « François, tu dois aller dormir dans ta maison avec ta femme parce que maintenant les éléments de la garde présidentielle savent que tu n’es pas parti avec tes amis belges ». Parce que, ce qu’il faut savoir c’est qu’en février 94, j’avais procédé à une arrestation avec les éléments de la police civile de la MINUAR, donc avec un major belge et ses hommes, des sous-officiers belges. Et, le 7 avril, et le 8 et le 9, quand les gens téléphonaient dans ma résidence officielle, mon domestique leur disait : « Il est parti avec les Belges ». Parce ce que c’est ce que je lui avais dit, mais j’étais chez mon voisin, l’adjudant-chef, et de temps en temps j’allais chez moi en passant par une brèche entre les deux… une brèche qui était dans la clôture.

Donc, lui, le 9 avril, il me dit : « Tu dois aller dormir chez toi ». Et sa femme lui dit : « Tu sais bien que les militaires ne l’aiment pas. S’il va dormir chez lui, on va le tuer ». Et l’autre lui dit : « Je ne veux pas qu’il soit tué chez moi ». Donc, c’était un élément, par exemple, modéré, avec lequel je m’entendais très bien. Et puis, il me dit des mots très méchants, disant : « Tu sais, on est en train de parachever la révolution de 59, tous ceux-là qui nous combattent sont partis à l’âge de bébé et maintenant ils sont adultes, donc cette fois-ci, il n’y a personne qui va rester, donc je ne veux pas que tu meures chez moi, retourne dans ta maison ». Effectivement, la nuit du 9 avril, j’ai dormi dans ma résidence.

Le lendemain matin, le 10 avril, je pense à des copains militaires, un officier supérieur qui était dans ma promotion, un juriste. Je dis : « Je vais lui téléphoner ». Et mon épouse, elle me dit : « Ah non, depuis que le ministre de la défense est de sa préfecture, ta ville a beaucoup changé ». Et puis, tout d’un coup, je dis : « Je vais téléphoner au commandant de l’école supérieure militaire, au colonel SATIRA, c’est un ami ». Et je lui téléphone. Il me dit : « François, ce n’est pas comme en 1990, maintenant ils tuent, ils n’arrêtent pas, ils tuent ». Parce qu’en 1990, il y avait des arrestations massives par l’armée, la gendarmerie, le service des renseignements. Il m’a dit : « C’est pas comme en 1990, ils tuent ». Et il me demande à quelle ambassade il peut me conduire. Je lui dis que j’avais fait des contacts, que je ne peux pas joindre l’ambassade de Belgique, que l’ambassade des Etats-Unis n’est pas là et que la responsable… la chef de missions de l’ambassade de Suisse me conseille d’aller à l’hôtel des Mille Collines.

Et c’est comme ça que ce colonel des Forces armées rwandaises m’envoie son escorte, donc, qui m’amène à l’hôtel des Mille Collines, avec mon épouse. Donc, il est modéré, il reste modéré, heu… mon ami, l’adjudant- chef modéré, avec lequel j’étais proche, bascule en disant : « On parachève 59 ». Et puis, à l’hôtel des Milles Collines, je vais recevoir des visites de certains officiers supérieurs gendarmes avec lesquels je m’entendais, qui me disaient : « Vous savez, X, Y a changé, on ne peut pas sauver les gens, si on était uni, il y avait moyen de sauver beaucoup de gens, mais l’autre, il n’est pas disponible, l’autre, il a changé de camp ». Mon constat c’est que, et puis on va aussi le constater dans les campagnes, il y a des paysans qui cachent les gens, il y a des paysans Hutu qui donc, essaient de sauver leurs voisins Tutsi, certains y parviennent, d’autres ont été même tués, donc. Je connais même des familles qui ont été tuées parce qu’elles avaient mis sous leur protection, des Tutsi menacés.

Et, des gens, des amis que je connais personnellement, modérés qui, pendant le génocide, vont basculer dans le camp des extrémistes, je vais dire dans le camp des assassins parce que, par opportunisme, en faisant des calculs politiques, en disant : « Puisqu’il y a la reprise de la guerre, le camp gouvernemental va avoir le dessus, donc, il faut que je sois du côté des vainqueurs ». C’était d’ailleurs le discours que j’entendais souvent avant le génocide. Mon ancien ministre de la justice avec lequel je m’entendais très bien parce qu’il était de ma région, qui était devenu président du MRND, me disait souvent : « Pourquoi vous arrêtez les Interahamwe alors que c’est nous qui allons contrôler le Conseil supérieur de la magistrature ? Vous devez vous mettre du côté des plus forts » ; et il y croyait. Donc, pendant le génocide, il y a des gens qui étaient modérés, qui par opportunisme, par lâcheté, vont se mettre du côté des assassins et vont perdre, je dirais, leur humanisme. Oui, il y a des gens modérés qui sont allés dans le camp des assassins, par opportunisme, en disant : « Bon, ce sont eux qui vont gagner ».

Le Président : Une autre question en ce qui concerne votre rôle de procureur de la République à Kigali, que vous reprenez en juillet 1994 jusqu’en mars 1995 ?

François-Xavier NSANZUWERA : Oui, Monsieur le président.

Le Président : Je suppose que dans le cadre de ces fonctions, vous avez été amené à rencontrer des personnes qui étaient témoins de faits. Avez-vous constaté dans les relations que vous aviez avec ces personnes, sur le plan strictement judiciaire et strictement de l’exercice de votre fonction, des difficultés à obtenir des témoignages ou peut-être aussi des difficultés à faire la part des choses, vous-même, parce que des témoins auraient peut-être été excessifs dans leurs propos ?

François-Xavier NSANZUWERA : Euh… quand moi, je commence mes enquêtes en… donc, fin juillet 94, euh… les premières personnes qui ont été arrêtées, ont été arrêtées par l’Armée patriotique rwandaise durant les 3 mois du génocide. D’ailleurs, les premiers prisonniers sont venus des cachots que l’Armée patriotique rwandaise a, je dirais, instaurés sur son passage. Et je me souviens, à l’époque, comme la prison avait été vidée, je parle de la prison de Kigali, il n’y avait pas, comment dire, il n’y avait pas de quoi nourrir les prisonniers. Mais le ministre de la justice m’avait dit à l’époque, il m’avait dit : « Certains militaires commencent à se venger sur les Interahamwe et d’autres Hutu arrêtés pendant le génocide, il faut ouvrir la prison même si on n’a pas de quoi les nourrir ». Donc, je reçois les premiers prisonniers qui viennent en fait de ces cachots. Donc, c’était pas la… l’unité du Front patriotique rwandais. Et puis, il y a aussi quelques victimes qui commencent à porter plainte dans la ville de Kigali. Donc, il y a aussi des prisonniers qui sont arrêtés par mes propres services. Mais les premiers prisonniers venaient de l’armée.

Et comme c’était dans la préfecture de Kigali où j’avais travaillé quatre ans, j’avais fait des tournées en accompagnant les autorités administratives, je connaissais presque toutes les communes de Kigali. Et je me souviens, avec les premières personnalités, quand je reconnaissais une figure, je lui demandais : « Qu’est-ce qui s’est passé ? Vous avez participé au génocide ? ». Et les gens me disaient : « Oui, oui, je l’ai fait ». Je me souviens même de quelqu’un que je connaissais très, très, très bien, qui avait assassiné son cousin, euh… son cousin qui était Tutsi, mais qui m’a dit, comme ça, spontanément : « Oui, il était Tutsi, c’était mon cousin, oui, mais on nous avait dit qu’on allait prendre les terres des victimes et je l’ai tué pour prendre sa terre ». Donc, à l’époque, les prisonniers avouent spontanément. Malheureusement, j’avais une petite équipe. Et je disais aux journalistes qui passaient : « Si j’avais une caméra vidéo, j’aurais pu faire tous ces dossiers ». Mais les gens ont commencé à se bloquer quand il y a eu des arrestations de gens innocents. Alors, les prisonniers ont changé de tactique en disant : « Ah bon, on arrête même des innocents ». Et là, ils se sont bloqués.

Alors, pour venir justement à cette question de témoignage, donc, ça… On pouvait avoir un témoin sincère et dix témoins qui n’étaient pas sincères, donc, ça dépendait des cas. Dans le cas de certains fonctionnaires, de certains hommes riches, il y avait des… il y a eu des cas de manipulation, euh… parce qu’on est en 94-95 où les gens occupent des maisons, où les gens prennent des voitures… il y a un pillage aussi de ce qui est resté, ce qui n’a pas été pris par les anciennes Forces armées rwandaises, l’ancien pouvoir ; après, avec ce retour de rescapés, de Hutu qui n’avaient pas fui, d’anciens réfugiés, il y a un mouvement aussi de pillage, d’occupation de maisons. Donc, les cas qui, à l’époque, me posaient énormément de problèmes, c’étaient les cas des gens dont d’autres occupaient leurs biens, leur maison, leur voiture, et souvent s’arrangeaient pour trouver des témoins à charge. Et à l’époque, la tactique que j’avais établie, c’était d’abord de faire le parcours du témoin. J’avais fait des fiches et je demandais au témoin, avant de lui demander, de lui poser des questions sur les faits, j’essayais de savoir où il était pendant les trois mois qu’a duré le génocide, et même avant. Et comme ça, vous pouvez savoir s’il avait été témoin des faits. Donc, oui, il y avait des faux témoignages mais il y avait également des témoignages sincères ; mais ça dépendait de, comment dire, de l’accusé, de la position de l’accusé et de la position de la personne qui l’accusait. Donc, ça variait.

Le Président : Pouvons-nous savoir pourquoi vous avez quitté le Rwanda ?

François-Xavier NSANZUWERA : Euh… oui, Monsieur le président, ce n’est pas un secret, parce que, vous savez, si j’ai fait une conférence de presse… C’était, comment dire, c’était très dur à l’époque, pour moi, parce que j’estimais qu’après ce que j’avais vécu avant, sous l’ancien régime, euh… je me disais que c’était le moment, c’était l’occasion pour le magistrat que j’étais de, comment dire, de recouvrer toute l’indépendance.

Et je me disais que le prix qui avait été payé, était trop lourd, donc, il y avait eu beaucoup de morts, on parle d’un million de victimes, c’est même plus, je pense que c’est peut-être plus. Bon, il y a toujours cette bataille de chiffres qui me choque, on parle entre 500.000 et 800.000 alors qu’on aurait pu identifier toutes les victimes. Et ça, j’avais demandé, même avant mon départ, en disant : « C’est facile de… ». A l’époque, j’avais demandé que euh… j’avais demandé à la Mission des observateurs des droits de l’homme de former, euh… au moins 300 enquêteurs pour aller sur les collines, identifier les maisons détruites, identifier les victimes et, en partant des victimes, demander ce qui est arrivé à la famille et en arriver aux assassins. Et je me souviens, à l’époque, que cette idée a été bloquée au niveau du gouvernement rwandais, du ministère de l’Intérieur, euh… pour des raisons politiques que je ne connais pas et ça, ça m’avait fait mal qu’on ait refusé, justement, de procéder à cette identification pour ne pas continuer à spéculer sur les chiffres.

Et puis, en mars 95, dans la prison de Kigali, je crois que j’avais autour de 10.000 personnes. Il y avait, à l’époque, dix décès par jour à cause de la surpopulation et du manque de nourriture. Et puis, comme je l’ai dit au début, euh… à un certain moment, il y a eu vraiment des arrestations presque systématiques. Je me souviens avoir vu, même dans la prison, des rescapés à qui on avait coupé les bras. Et ce sont les soldats qui gardaient les prisonniers qui sont venus me voir, dans mon bureau que j’avais installé à la prison, pour me dire qu’il y avait des rescapés qui étaient avec des Interahamwe. Et j’avais demandé pourquoi. Ils m’avaient dit : « C’étaient de nos camarades, quand ils arrivent sur les collines, ils ramassent tout le monde ». Et j’avais dénoncé ça au cours d’une interview à la radio nationale que j’avais donnée d’ailleurs à un lieutenant de l’Armée patriotique rwandaise que j’avais connu à l’université. Et j’avais, en tant que président du collectif des ligues de défense des droits de l’homme, dénoncé ce genre d’arrestations aveugles.

Et puis, il y a eu aussi, je crois, le cas d’un journaliste qui avait été tabassé par des éléments des renseignements militaires et j’avais, à l’époque, parlé d’escadres de la mort, ce qui n’avait pas plu au service des renseignements militaires.

Et puis, il y a eu une vingtaine de personnes qui sont mortes, étouffées dans un cachot de la brigade de la gendarmerie de Rugenge et on m’avait prévenu. Je suis allé voir et au moment où je suis arrivé le matin, il y a des personnes qui agonisaient et les militaires n’avaient rien fait pour les amener à l’hôpital et tout ça, ça m’avait choqué. Je crois que j’avais fait des rapports officiels et j’avais osé le dire à la radio, comme j’avais en 94, en février, sur les antennes de la radio, avec le préfet de Kigali, où j’avais dit que la population n’était pas protégée, que les forces de l’ordre étaient impliquées dans les assassinats. Donc, ce n’est pas après le génocide que je devais me taire.

Et puis, il y a le commandant en chef des brigades de la gendarmerie, donc, celui qui supervisait les brigades de la gendarmerie, qui supervisait les arrestations, euh… un major, le major le témoin 125, euh… qui vient me voir à la prison et qui me dit : « On vous connaît bien, on sait ce qui est arrivé, mais ça ne vous donne pas une protection spéciale. Vous devez nous laisser faire notre travail. Si vous avez peur de faire des dossiers judiciaires, ils vont tous mourir, ils vont crever ». Et j’ai dit : « Effectivement, ils sont en train de crever puisqu’il y a dix morts par jour ». Et j’ai dit : « Les rescapés, c’est pas ça la justice qu’ils demandent. Ils ne demandent pas la vengeance, ils demandent la justice ». Et j’ai dit : « Moi, j’espérais que vous alliez, comment dire, emmener un ordre nouveau, pas ça ». Et puis, il m’a menacé. Il m’a dit : « Vous devriez faire attention ». Puis, le lendemain, notre major, le commandant d’une unité spéciale de la gendarmerie, qui existait avant et qui a continué, qu’on appelait le Centre de recherche criminelle de documentation, m’a téléphoné, il m’a dit : « Mais pourquoi vous gueulez sur les antennes de la radio, pourquoi vous écrivez des communiqués en tant que président du CLADHO. Il y a eu génocide, c’est normal qu’il y ait des arrestations massives ». Moi, j’ai dit : « Il faut arrêter les gens contre qui vous avez des preuves ». Et je lui ai rappelé, à l’époque, que j’étais dans une situation inconfortable dans la mesure où, quand ils ont dépêché ces gens-là dans la prison, les premières interrogations consistaient à leur demander leur identité et à leur demander dans quelles circonstances ils avaient été arrêtés. Alors, les plus malins, ils mentaient. Donc, c’était très, très difficile. Moi, j’ai dit : « Il ne faut pas continuer à arrêter les gens, massivement, sans dossier, sans identification. Laissez-moi gérer ceux que j’ai en prison et puis, pour les autres, il faut arrêter les gens avec des dossiers solides ». Il m’a dit : « Non ».

Et puis, et puis, il y a eu d’autres menaces, on m’a emmené chez un milliardaire du Front patriotique, que j’ai connu, qui m’a dit : « Ah non, toi on t’aime bien avec le ministère de la justice, mais il ne faut pas critiquer le régime, il n’est pas encore fort, il est faible, il faut pas faire comme vous faisiez avant, le régime d’le témoin 32, c’était une dictature puis c’était un régime fort, l’autre est faible, il faut y aller doucement ». Et moi, j’ai dit : « L’autre est devenu fort parce que nous nous sommes tus ». J’ai dit euh… le témoin 32, comme je l’avais écrit en 93 dans mon petit bouquin, « La magistrature rwandaise dans l’état de pouvoir exécutif », il y avait une phrase où je disais que nous étions tous coupables. Je ne savais pas qu’il allait y avoir un génocide, mais en 93, j’écrivais que nous étions tous coupables parce que nous avons cru dans le discours unificateur du président de la République. Et j’ai dit à ce député milliardaire que je n’étais pas d’accord et que, justement, la dictature du témoin 32, nous l’avons vue, comment dire, se consolider et que nous y avons contribué et que moi, je n’acceptais pas qu’on répète les mêmes erreurs du passé. Et j’ai dit : « Il y a eu génocide, oui. On connaît les gens qui ont participé au génocide, il ne faut pas faire des arrestations massives et aveugles, il faut des dossiers judicaires ». Il m’a dit : « Il faut faire attention ».

Jusqu’au jour où un ami qui travaillait au service des renseignements militaires, qui était en mission au Congo, rentre et me dit, il vient me trouver dans ma résidence pour me dire qu’il a fait un mauvais rêve, qu’il m’avait vu mort. Bon, comme c’est quelqu’un qui travaille au service des renseignements militaires, le DMI, lequel service je connaissais, et qui me dit qu’il vient me voir parce qu’il a fait un cauchemar comme quoi j’étais mort, moi, j’ai compris. Donc, j’ai décidé de partir.

Le Président : Y a-t-il des questions à poser au témoin ?

Me. WAHIS: Vous avez dit qu’il existait des accointances entre les chefs des Interahamwe, je parle de vos enquêtes précédant le 6 avril, et que vous avez trouvé qu’il existait des accointances entre les chefs des Interahamwe et certaines entreprises parastatales dont la SORWAL et qu’on avait utilisé les ouvriers de ces entreprises, notamment donc, la SORWAL, on les avait recyclés en Interahamwe, en combattants. Est-ce que vous pouvez nous éclairer sur les éléments que comportait votre dossier à ce sujet ?

François-Xavier NSANZUWERA : Cette étude sur l’équipement et l’encadrement des Interahamwe date de 92 parce que l’année 92 et l’année 93 sont des années de grande violence. Il y a des assassinats, des meurtres un peu partout dans le pays et surtout dans la ville de Kigali et la préfecture de Kigali rural qui sont de mon ressort. Donc, presque chaque jour, il y a une personne tuée, à gauche, à droite. Dans ces meurtres et assassinats de ces gens de maison, sont impliqués des Interahamwe. Donc, je demande à mon premier substitut de faire des enquêtes et une étude sur la milice, l’organisation, l’équipement et le financement.

Alors, pour la ville de Kigali, le service qui donnait le plus de travail aux Interahamwe, c’était les ponts et chaussées, qui est un service du ministère des travaux publics parce qu’avec les travaux qu’on fait sur la… de réfection des routes, on a recours à une main-d’œuvre et j’ai dit que la plupart de ces miliciens c’étaient des enfants de la rue ou des anciens prisonniers. D’autres services, parce que c’était aussi un service qui avait beaucoup d’argent, c’était Electrogaz qui, lui aussi, recourait à des manœuvres, ce qu’on appelait les manœuvres, donc les ouvriers. Et cette étude va montrer - et puis, après le génocide, je vais effectivement continuer à rassembler quelques éléments à gauche et à droite - cette étude va révéler également que les sociétés, surtout les usines à thé qui, elles aussi, recrutaient une main-d’œuvre importante, et dont les dirigeants étaient en majorité originaires des préfectures du Nord, donc Gisenyi, Ruhengeri, ce que je pourrais appeler le bastion du MRND, ce que j’ai appelé le « Nazareth rwandais », ces usines justement étaient… leurs directeurs étaient des gens du Nord.

La SORWAL, à Butare, est une grande usine qui a aussi beaucoup d’argent et qui recrute une grande main-d’œuvre. Mais pour la SORWAL, comme je l’ai dit dans mon étude, ce qui ressort, c’est que l’un des vice-présidents, Phinéas RUHUMURIZA, lui, est un… je ne sais pas comment les appeler, il a… c’est un commerçant, un grossiste, donc lui, il reçoit des quantités énormes de boîtes d’allumettes qu’il vend à d’autres commerçants de, je dirais, de moindre importance que lui. Et le système de la SORWAL, comme d’ailleurs le système de ces usines à thé, c’est que les gens, ces gens-là, du MRND, qui encadraient les Interahamwe, quand ils n’avaient pas de crédit bancaire, eux, c’était le système de chèque. Donc, on lui donne une marchandise, il donne un chèque sans provision, qui est une sorte de garantie, de caution, et puis, il va vendre sa marchandise. Donc, dans le cas de la SORWAL, c’est plus RUHUMURIZA Phinéas et Georges le témoin 121, c’étaient surtout les bières importées, d’autres dans le thé, le café.

Me. WAHIS : Donc, l’élément objectif qui a retenu votre attention, à l’époque, c’est ce système de chèques, de vente d’allumettes. Quand vous parlez du vice-président Phinéas, c’est un vice-président des Interahamwe…

François-Xavier NSANZUWERA : Des Interahamwe, sur le plan national, oui.

Me. WAHIS : C’est ça, d’accord. Et vous avez constaté qu’en 1992-1993 jusqu’en 1994, ce système s’était prolongé ou bien est-ce qu’il a été mis un terme à ces ventes d’allumettes à crédit, à un moment donné ?

François-Xavier NSANZUWERA : En fait, pourquoi on a le… Phinéas RUHUMURIZA ? Parce que dans cette étude, on avait essayé de voir toute la hiérarchie des Interahamwe. De quoi ils vivaient ? Quelles étaient leurs relations avec les organes dirigeants du parti MRND ou d’autres personnalités politiques ? Et il s’est avéré que ce soit KAJUGA Robert, qui était le président national, que ce soient les deux vice-présidents RUTANGADA et RUHUMURIZA, et puis, des hommes d’affaires mais des hommes d’affaires particuliers dans la mesure où ils n’avaient pas d’autre patrimoine, où c’était plutôt, comment dire… le patrimoine provenait de ces avantages que les sociétés leur conféraient. Dans le cas de RUHUMURIZA Phinéas, un ancien caporal, il n’avait pas d’argent. Donc, lui, il recevait des livraisons, il donnait des chèques sans provision. Alors, est-ce qu’il les a payés plus tard ? Ça, je ne saurais pas répondre.

Me. WAHIS : Une autre question. Vous avez évoqué un témoignage dans le cadre de l’affaire concernant le camion accidenté qui transportait des armes à Kigali, donc, témoignage qui tendait à impliquer l’épouse de Monsieur HIGANIRO dans cette affaire-là. Est-ce que vous pouvez nous éclairer sur ce témoignage ?

François-Xavier NSANZUWERA : Euh… donc, le véhicule qui fait l’accident, donc, fin février, début mars, devant le bâtiment du CND, euh… c’est vraiment un fait du hasard parce que c’était un dimanche, il y avait un match de football, et j’avais fait un tour tout près du stade, à Mahoro où avait lieu ce match. Et le fait du hasard, c’est moi qui étais au volant de ma Jeep officielle, c’était une petite Jeep Suzuki, et cet adjudant-chef gendarme, le commandant de la brigade de Mugina était à côté de moi. Donc le véhicule, une Jeep Land-cruiser rouge, avec des plaques burundaises, donc, fait un accident devant nous, en face de ce bâtiment et on s’arrête. En fait, le véhicule avait fait un accident parce que le conducteur était très, très fatigué, il avait… toute la nuit, il n’avait pas dormi, donc il était très fatigué. Alors, je sors pour faire… pour voir et je sors avec l’adjudant-chef gendarme. Et puis, il y a des éléments de la MINUAR qui sont là, qui viennent voir ; d’ailleurs, un des éléments de la MINUAR, un certain colonel MARIEN, qui travaille pour le moment au Tribunal international d’Arusha…

Et quand le conducteur répond aux questions qu’il lui posait, en fait, il répond plus à l’adjudant-chef gendarme qui est dans son uniforme, moi, il me prend pour son chauffeur. Il lui dit amicalement : « Vous savez, nous avons des problèmes avec l’armée burundaise dominée par les Tutsi, vos camarades du camp militaire de Kanombe m’avaient donné quelques armes pour amener à la rébellion, et comme je suis fatigué, je viens de faire cet accident ». Donc, il répond plus à l’adjudant-chef et je suis à côté, je suis le procureur de la République, mais il me prend pour son chauffeur. Moi, je donne raison aux agents de la CIVIPOL de la MINUAR qui sont sur place, je leur demande de prendre ces armes et de faire une expertise et je demande qu’on arrête la personne.

Donc, il est d’abord interrogé par la CIVIPOL, j’assiste d’ailleurs à l’interrogatoire, et quand on lui dit que je suis le procureur de la République, il change ses déclarations. Et je dis : « Ah non, j’étais là au moment de l’accident ». Il me dit : « Ah non, il y avait un adjudant-chef et son chauffeur ». Je dis : « C’était moi, le chauffeur ». Donc, la personne d’ailleurs sera libérée le 7 avril parce que le ministre de la défense m’avait demandé du libérer et j’avais refusé. Donc, c’est le 7 avril que le ministre de la défense, lui-même, va donner l’ordre qu’on va libérer la personne et la reconduire à la frontière avec le Burundi. Mais dans son interrogatoire, c’est pas lui qui me parle de l’épouse de HIGANIRO. Donc, je continue mon dossier, et par un effet du hasard, en demandant une deuxième fois à gauche et à droite, il y a un gérant d’une alimentation, l’alimentation ALIRWANDA, qui me dit : « Monsieur le procureur, vous savez, vous ne pourrez pas aboutir dans ce dossier parce qu’il y a des personnes importantes ».

Ce que j’ai oublié de dire, c’est que dans les Burundais, dans les personnes qu’il avait impliquées, il y avait impliqué un colonel de gendarmerie chez lequel il avait dormi, donc, ce Burundais qui conduisait ce véhicule contenant des munitions. Alors, le civil, le gérant de l’alimentation ALIRWANDA me donne le nom d’Alphonsine, donc, l’épouse de HIGANIRO, en me disant : « Il y a quelques jours, je lui ai prêté un million de francs, il m’a remboursé le lendemain avec un intérêt de 500.000 ». Et je lui dis : « Comment ? ». Il me dit : « Parce que dans le trafic des armes pro-Palpehutu… ». Mais, comme j’ai dit, on est dans cette période qui va vers le 6 avril, donc, les événements se précipitent, donc moi, je n’ai pas le temps de faire des enquêtes plus avancées et je ne pense pas d’ailleurs que j’aurais abouti parce que c’était un moment crucial.

Le Président : Une autre question ? Maître BEAUTHIER ?

Me. BEAUTHIER : Monsieur le président, le témoin pourrait-il préciser quelle était la fonction de Madame, l’épouse de Monsieur HIGANIRO ? Si j’ai bien compris, elle travaillait donc, à un moment donné, à Electrogaz ?

François-Xavier NSANZUWERA : Monsieur le président, elle travaillait dans une station… Electrogaz était une société parastatale de distribution d’eau et d’électricité et cette société parastatale avait des stations à l’intérieur du pays, et si mes souvenirs sont bons donc, l’épouse de Monsieur HIGANIRO travaillait à la station Electrogaz de Butare.

Me. BEAUTHIER : Elle avait des compétences particulières ou bien c’était une place administrative ?

François-Xavier NSANZUWERA : Je ne saurais pas répondre à la question parce que je ne connais pas son, comment dire, son niveau d’études ou la fonction exacte qu’elle occupait.

Me. BEAUTHIER : Je vous remercie, Monsieur le président. Le témoin a parlé, au début de sa déposition et d’ailleurs dans ses dépositions antérieures, de commerce d’armes, de pots de vin. J’aurais voulu savoir, à sa connaissance, quelle était la route des armes, première question ? Qui étaient les instigateurs éventuels, en dehors du Rwanda et qui étaient les réceptionnaires au Rwanda ? Avec les enquêtes qu’il a réalisées, il doit pouvoir nous répondre.

Le Président : Savez-vous répondre à ces questions, compte tenu de l’état des enquêtes dont vous venez de parler ?

François-Xavier NSANZUWERA : La question est très difficile, Monsieur le président, parce que, euh… le trafic d’armes et la distribution d’armes, avant le génocide et pendant le génocide, c’était très compliqué dans la mesure où c’est un trafic qui était contrôlé par les officiers supérieurs de l’armée et certains politiciens. Euh… les informations que j’avais, et d’ailleurs, les armes qu’on récupérait de temps en temps étaient composées, en général, des anciennes munitions des années 45. Je me souviens que quand la MINUAR a procédé à la destruction de ces armes de ce véhicule burundais, il y avait beaucoup de grenades des années 45, donc, de fabrication soviétique. Donc, il y avait des informations, mais difficiles à vérifier, dans la mesure justement où c’était l’armée qui contrôlait ce trafic et des gens proches de l’Akazu et de la famille présidentielle. La plupart des armes venaient des pays de l’Est, de l’Egypte et de l’Afrique du Sud.

Il y avait une sorte, je vais dire, de distribution parallèle. Des armes qui allaient à l’armée, donc, dans les Forces de l’armée rwandaise, et d’autres qui étaient destinées aux miliciens Interahamwe et à la population civile et d’autres justement, qui faisaient partie de ce trafic en faveur de la rébellion burundaise. Donc, dire quelles sont les routes, ça, je ne saurais pas parce que c’était un trafic, je dirais, officiel, un trafic dans lequel étaient impliqués, euh… les éléments, les officiers de l’armée, les politiciens. Pour revenir par exemple à ces armes-là, la personne, là, le citoyen burundais, disait que les armes venaient du camp militaire de Kanombe, donc, c’était un officier, d’ailleurs à l’époque, j’avais dit que c’était le commandant adjoint de ce camp qui avait donné ces armes, donc, c’était un trafic officiel et j’avais des difficultés à avancer dans ce dossier.

Le Président : Les armes passaient-elles par Ngoma, avant d’entrer au Rwanda, bien sûr ?

François-Xavier NSANZUWERA : Elles passaient par Ngoma ?

Le Président : Je ne sais pas, je vous pose la question.

François-Xavier NSANZUWERA : Euh… ça, je ne saurais pas. Ce que je sais, c’est que, par exemple, avant le génocide, le seul constat que j’ai fait c’est qu’une partie de l’armement de l’armée rwandaise, les véhicules burundais, les automitrailleuses, avaient été transférés du camp militaire de Kanombe vers le Nord. Euh… et j’étais tombé, comme ça, par hasard, un beau matin, dans une… comment dit-on en français, dans une colonne de véhicules blindés avec des automitrailleuses, je pense que d’ailleurs je dois avoir parlé de cela à la police civile de la MINUAR. Et on causait toujours avec l’adjudant-chef qui était mon voisin et ami, donc, il m’avait dit que l’armée rwandaise était en train de prendre une partie de l’équipement pour l’amener vers la préfecture de Gisenyi parce qu’à l’époque, donc, avant le génocide, il y avait consignation des armes dans les camps militaires et dans chaque camp militaire, surtout à Kigali, ça, je sais, il y avait un officier de la MINUAR qui contrôlait les stocks dans le moment, pour voir s’il y a des armes qui ne sortaient pas, comment dire, des stocks. Mais l’armée rwandaise avait commencé à faire sortir des camps militaires, des stocks de l’armée, quelques armes pour les emmener vers le Nord. Le seul élément, donc, que j’ai vu de mes propres yeux, c’est cette série de véhicules blindés et d’automitrailleuses et d’autres camions qui étaient bâchés, qui partaient vers le Nord, donc… mais je ne savais pas si, euh… il y a un mouvement inverse des armes qui venaient du Zaïre vers le Rwanda ou des armes qui passaient du Rwanda vers Goma.

Ce qui était connu, c’était que tout ce trafic d’armes, avant le génocide, était amené plus par les pays de l’Est, l’Egypte et l’Afrique du Sud, ça, c’était très connu. Il y avait beaucoup d’armes qui étaient achetées dans ces pays.

Le Président : D’autres questions ?

Me. BEAUTHIER : Oui, Monsieur le président. Le témoin parlait, au début de sa déposition, j’ai noté, du « trafic d’armes et autres ». Il le précise maintenant par les tenants du régime aussi bien militaire que membres de l’Akazu, il l’a dit, pourrait-il préciser ce qu’il entend par « autres » ? J’imagine qu’il y avait du trafic de devises ou du trafic de nourriture. Est-ce qu’il y avait vraiment une corruption quelque part officialisée, généralisée avant le génocide ?

François-Xavier NSANZUWERA : Monsieur le président, là… oh, là, là, là, là, il y avait un pourrissement, je dirais, total, et il y avait des trafics de tout genre. Moi, j’ai connu, par exemple, en 88-89 des trafics, par exemple, de véhicules usagés dans lesquels étaient impliqués surtout les officiers de l’armée, donc, des véhicules usagés qu’on vendait au Zaïre. Il en était de même des véhicules de l’Etat qui étaient vendus aux enchères publiques. La plupart de ces véhicules aussi, aboutissaient dans les pays voisins, surtout au Zaïre. Et puis, comme il n’y avait pas la libéralisation des devises, il y avait également un grand trafic de devises, surtout des dollars, et dans le trafic des dollars, des devises, c’étaient plus les militaires, les ministres et les gens proches de la famille présidentielle.

Pour l’anecdote, une des banques officieuses, c’était à côté de mon bureau, au parquet de Kigali, que les gens appelaient le « parquet du marché » parce qu’il était en face du marché, dans un ancien magasin, le magasin à côté était tenu par un ancien sous-officier, un ancien chauffeur du secrétaire particulier du président de la République, le colonel SAGATWA Elie, et les gens qui voulaient des devises allaient dans son magasin parce que ce seul Monsieur était une banque, euh… bon, pas officielle, mais officieuse. Donc, il y avait aussi un trafic de devises parce qu’il était difficile d’avoir des devises dans ce pays si on n’était pas, comment dire, un privilégié, un proche du pouvoir, du… j’allais dire de cette famille-là, qui dirigeait le pays.

Donc, il y a trafic d’armes, il y a trafic de devises, il y a trafic de beaucoup de choses. On a parlé même du trafic de drogue, de cannabis, mais, c’est un dossier qui a été étouffé, mais ce n’était pas de mon ressort, c’était dans la préfecture de Gikongoro, on n’a jamais su ce qu’est devenu ce trafic de cannabis. Donc, il y avait pas mal de trafics mais le trafic le plus important c’étaient les devises et les armes.

Le Président : Autre question ?

Me. BEAUTHIER : Oui, Monsieur le président. Le témoin a parlé de l’Akazu. Le témoin a parlé maintenant de ce que les proches étaient évidemment dans ce genre de trafic. Est-ce que dans l’Akazu, il y avait une possibilité pour avoir différentes tendances ou bien est-ce qu’ils étaient tous à la fois impliqués dans les trafics et dans l’idéologie extrémiste ? Est-ce qu’on a eu connaissance de ce que certains, dans l’Akazu, pouvaient rester, s’ils avaient éventuellement une autre idéologie ? Est-ce que c’était même… est-ce que c’était même possible d’avoir une autre idéologie ?

François-Xavier NSANZUWERA : Euh… l’Akazu qui, au début, commence… enfin, l’Akazu se construit, donc l’Akazu, au début, est construit justement, est composé de membres proches de la famille présidentielle et d’autres courtisans du régime. Mais au moment du multipartisme, quand il y a des partis d’opposition et quand il y a la guerre entre les Forces armées rwandaises et les combattants du Front patriotique rwandais, l’Akazu devient un cercle très, très, très fermé des membres de la famille présidentielle et de leurs alliés et de leurs amis. Et l’Akazu, on ne peut pas trouver dans l’Akazu des gens modérés, ce sont, euh… des gens, tous extrémistes, avec une même idéologie. Et le cercle, à mon avis, depuis au moins 92, avec le gouvernement multipartite, le cercle devient restreint et composé, je dirais, des durs, des durs… des durs du MRND, des durs proches de la famille présidentielle. Donc l’Akazu, au moment du génocide, a une même idéologie, c’est… bon, que je peux appeler de régime génocidaire. D’ailleurs aujourd’hui… bon, le 6 avril, quand il y a l’attentat et quand le génocide commence, je vais dire que ce n’est pas tout à fait la surprise parce qu’avant, il y a tous les éléments, tous les ingrédients. Et ces gens ne s’en cachent pas, ils en parlaient à haute voix. On parlait de cette extermination, on ne savait pas que ça allait, comment dire, être à grande échelle, et puis, on se disait qu’il y avait quand même la MINUAR et tout ça. Mais, pour répondre exactement à la question, les membres de l’Akazu n’avaient qu’une même idéologie, c’étaient des extrémistes.

Le Président : Une autre question ?

Me. BEAUTHIER : Oui, Monsieur le président. Le témoin a parlé des barrières. Et c’est la deuxième fois évidemment qu’on entend, hier et aujourd’hui, que les barrières servaient aussi d’instruments de massacre. Il a expliqué comment, par des astuces, RTLM, notamment, faisait venir les gens sur les barrières, puis que l’ennemi était devenu le voisin. Première question, en parlant des barrières, il a parlé d’un plan préétabli, donc, on pourrait dire que les barrières qui existaient avant le 6 avril…

Le Président : Une question, pas de…

Me. BEAUTHIER : J’y viens.

Le Président : Oui, mais je voudrais qu’elle vienne.

Me. BEAUTHIER : Je croyais qu’on avait un peu plus le temps, aujourd’hui, alors…

Le Président : Nous n’avons pas plus le temps aujourd’hui que les autres jours. Nous avons encore du travail à faire.

Me. BEAUTHIER : Monsieur le président, je viens à ma question. Quel est le rôle des intellectuels par rapport à ces barrières ? Est-ce que les intellectuels, dans des écrits, dans des discours, avaient initié, prévu… j’imagine qu’il y avait eu des discussions sur les barrières qui existaient avant le génocide, et quelle était leur position, je parle des intellectuels, des génocidaires ?

François-Xavier NSANZUWERA : Euh… sur les barrières, c’est pas une… donc, je parle des barrières qui se sont dressées, dès le 7 avril au matin, le 7 avril 94, euh… ces barrières, il n’y a pas que des Interahamwe, il n’y a pas que des gens simples, il y a également des intellectuels. Il y a, par exemple, un collègue, un confrère, qui était procureur de la République à Kibungo. J’ai su qu’il était à un barrage, pas très loin de chez moi, parce que le 6 avril, il était en congé, il avait une maison de ce côté-là et j’ai su qu’il était donc sur une barrière, sur un barrage. Donc, il y avait également des intellectuels sur ces barrières. Et cela pose aussi la question, bon, la question à laquelle j’ai été confronté, sur le génocide, quand j’ai commencé les enquêtes, des gens qui me disaient : « Oui, j’étais sur une barrière, mais je n’avais pas d’arme, et puis, moi, je n’ai pas tué ». Moi, je pense que la présence de certaines personnalités, de certains civils, de certains intellectuels, aux barrages, leur présence était importante et était étudiée, était calculée ; de par leur présence, ils cautionnaient les massacres et les assassinats qui étaient opérés sur ces barrières même.

Donc, la présence de certains intellectuels, même qui n’avaient pas des armes, était un soutien, une instigation à tous ces vauriens, à tous ces miliciens, tous ces enfants de la rue, à tous ces anciens prisonniers, à tous ces gens-là qui n’avaient pas été à l’école. Et c’est pas étonnant dans la mesure où, depuis 92, on assistait quand même à un discours que les extrémistes Hutu avaient qualifié de conscientisation des Hutu où il était question de l’ennemi commun. Il y avait eu, d’ailleurs, une Commission du ministère de la défense qu’on a appelée la « Commission BAGOSORA », qui avait été chargée par le président de la République, d’identifier l’ennemi. J’ai pris ce document - je l’ai eu entre les mains - où on définissait qui était l’ennemi : d’abord le Front patriotique, les combattants du Front patriotique rwandais, les Tutsi de l’intérieur, on commençait par les hommes d’affaires, euh… les opposants Hutu et puis, souvent aussi, on donnait des noms de personnes.

Donc, 92, 93, on voit dans la presse dite privée, indépendante, ce discours de haine. Toutes les émissions de la radiotélévision libre des Mille Collines sont des émissions auxquelles participent des intellectuels et qui sont des émissions de haine, d’incitation à la violence ethnique. Effectivement, le 7 avril, certains intellectuels vont aller sur les barrages, sur les barrières, donc, je ne sais pas si je réponds exactement à la question. Donc, oui, il y a eu la présence des intellectuels à côté des assassins, je dirais, euh… bruts, des assassins sans éducation, sans formation ; et d’ailleurs, c’est pourquoi aujourd’hui, beaucoup d’intellectuels, surtout Hutu et surtout d’anciens dignitaires du régime - j’ai même des amis avec lesquels je discute de ça - refusent le caractère de planification. Parce que si on accepte le caractère de planification, planification, ça veut dire que, quand même, il y a eu un plan intellectuel. Alors, c’est très facile de faire passer ce génocide comme un génocide à la machette, donc, opéré par des gens qui sont des brutes. Bon, vous voyez le caractère aussi, d’ailleurs, raciste de la part même de ces intellectuels rwandais, vous savez, de leur propre peuple, de dire : il y a l’attentat contre l’avion, et puis, les gens, les Hutu ont pris les machettes, ils ont massacré les voisins Tutsi. Non !

Il y a depuis 92 au moins, là, je vois des signes de cette manipulation par les intellectuels, de ce climat de psychose, hein. Par exemple, en mars 92, quand il y a des massacres de 300 Tutsi dans la région de Bugesera, on a distribué, dans cette région, une couverture du journal Kangura où, sur la couverture, il y a la photo du premier président de la République, on voit une machette et on parle de la révolution de 59. Il y avait des autorités administratives, les conseillers qui passent dans les familles Hutu en disant : « Vous savez, les Tutsi vont vous exterminer, si vous ne commencez pas les premiers, c’est vous qui allez être tués ». Et je me souviens, en 92, en mars, quand je vais dans la région de Bugesera, au moment des massacres, il y a une vieille maman qui est restée dans sa maison, qui me voit arriver entre deux gendarmes pour ma protection et qui me dit : « Ah mon enfant, vous venez nous aider. Heureusement que le conseiller est passé avant pour nous demander de les tuer avant, sinon ils allaient nous tuer ».

Donc, depuis… il y a eu, avant 94, toute une campagne de manipulation des paysans Hutu et une organisation à travers les milices des Interahamwe, la distribution des armes, mais également au niveau de l’armée, de la gendarmerie et des autorités administratives, quelques personnes qui étaient au courant de ce plan. Et moi, je dis : « L’attentat du 6 avril a été un élément déclencheur. On aurait pu avoir un autre élément. S’il n’y avait pas eu l’attentat, il aurait pu y avoir autre chose ». Le 5 janvier, je crois, on a failli, mais cela n’a pas eu lieu. Donc, oui, les intellectuels ont joué un grand rôle mais sur les barrages, c’est rare de trouver un intellectuel qui avait une arme à feu. Mais ils étaient là pour encourager tous ces miliciens ou tous ces enfants-là, de la rue.

Le Président : De manière plus précise, n’avez-vous pas appris de l’épouse du docteur Isidore BARAHIRA, que des professeurs de l’UNR se trouvaient sur des barrages, à Butare ?

François-Xavier NSANZUWERA : Je vois ça, Monsieur le président. Je pense que c’est dans mon audition devant le juge Damien VANDERMEERSCH. Je pense qu’à l’époque, on discutait aussi de la question des témoignages. J’avais parlé de ce cas parce que je connais cette famille et qu’effectivement, j’avais eu ce genre de témoignage. Mais malheureusement, comme dans beaucoup de situations, dans beaucoup de cas de mes compatriotes, les gens vous disent, vous donnent une vérité, vous parlent d’un fait, mais quand vous demandez de témoigner, ils refusent. Et ça, c’est un problème auquel sont confrontés tous ceux qui travaillent, qui font des enquêtes sur le génocide rwandais. Donc, les gens vous parlent mais quand vous demandez de donner ce témoignage pour que moi… ils refusent. Justement le cas… dans ce cas, cette dame-là m’avait parlé de la présence des professeurs de l’université qui étaient sur des barrages. Euh… il y avait même le cas d’une femme qui était citée, une femme d’un professeur, qui avait demandé l’exil, euh… l’asile en Belgique, et dans le petit milieu rwandais, on disait : « Ah, non, celle-là quand même, c’est, euh… elle est criminelle et puis, elle va demander l’asile ». Mais ça reste dans les salons, Monsieur le président.

Le Président : Cette Madame BARAHIRA, ne vous a-t-elle pas cité des noms de professeurs ?

François-Xavier NSANZUWERA : Pardon ?

Le Président : Madame, l’épouse de Isidore BARAHIRA, ne vous a-t-elle pas cité des noms de professeurs ?

François-Xavier NSANZUWERA : Si, elle m’avait cité, à l’époque, le nom de KAYIHURA, le nom de NTEZIMANA, euh… KAYIHURA, le mathématicien, et l’épouse, je pense, de l’ancien administrateur financier de l’université.

Le Président : Oui ?

Me. BEAUTHIER : Monsieur le président, puisque vous avez posé la question, il ne m’en reste encore qu’une. Le témoin a parlé, à Kigali, des portes des prisons qui étaient grandes ouvertes. Deux questions. Ces portes, si j’ai bien compris, ont été ouvertes par des responsables, elles n’ont été pas ouvertes comme la Bastille, par une révolte populaire ? Première question. Deuxième question, c’est ma dernière donc, est-ce qu’on n’a pas délibérément provoqué, quelque part, l’incontrôlable, notamment par cet exemple ?

François-Xavier NSANZUWERA : Je… Monsieur le président, je n’ai pas saisi la dernière… le dernier volet de la question.

Le Président : Oui, la première question : s’agit-il de responsables qui ont ouvert les portes de la prison et non pas de prisonniers ou d’une révolution qui a ouvert les portes ? Deuxième question : cet exemple d’ouverture de porte, pour autant que ça émane de responsables, n’est-elle pas de nature à, quelque part, provoquer l’irréparable et à…

Me. BEAUTHIER : Provoquer un non-contrôle de la situation ?

Le Président : Un non-contrôle de la situation ?

François-Xavier NSANZUWERA : Je répondrai par le dernier volet de la question, euh… tout est contrôlé. Durant les trois mois du génocide, tout est contrôlé. Euh… il s’agit pas de chaos. On tue les gens systématiquement à grande échelle, mais tout est contrôlé. En parlant des milices, euh… j’ai souligné le fait que dans les milices, il y a beaucoup de délinquants, il y a des anciens condamnés, il y a des anciens militaires, des anciens gendarmes, il y a des réservistes, et j’ai souligné que dans certaines manifestations sauvages, on avait même des éléments actifs de l’armée mais qui étaient en uniforme qui, pour des raisons justement occasionnelles, apportaient leur soutien aux miliciens.

Et quand on ouvre la prison le 7 avril, je parle de la prison de Kigali, je ne sais pas ce qui s’est passé ailleurs dans le pays, dans les autres prisons, dans cette prison, trois quarts, même la majorité des gens qui sont là, ils sont là pour des crimes de sang, ils sont là pour assassinats, ils sont là pour destructions de maisons, ils sont là pour coups et blessures graves. Il y a quelques cas de femmes qui sont là pour infanticide, pour avortement parce que c’était réprimé par le Code pénal rwandais. Il y a quelques cas d’abus de confiance, d’autres infractions du Code pénal rwandais. Mais la majorité de ces prisonniers sont des criminels dont certains ont été condamnés, d’autres attendaient le jugement.

Et ces gens-là, justement, ils font gonfler le rang des miliciens sur les barrages, lesquels miliciens sont contrôlés, sont supervisés. Donc, je ne crois pas qu’il y a une… on est dans une situation d’incontrôlable, tout est contrôlé, tout est calculé, tout est supervisé. Mais ce ne sont pas les autorités pénitentiaires qui ont ouvert la prison de Kigali parce qu’après le génocide, je retrouve l’ancien directeur de la prison de Kigali, qui a été d’ailleurs reconduit dans ses fonctions. Il m’a dit que ce sont les officiers du ministère de la défense qui sont venus ouvrir les prisons. Donc, ce n’est pas le ministère de la justice qui a ouvert la prison de Kigali.

Le Président : Bien. Nous allons suspendre l’audience, puisque nous avons le temps, mais nous terminons à 17h aujourd’hui, au plus tard. Et si d’ici à lundi toutes les lectures ne sont pas faites, mardi, le réquisitoire commencera. Alors, l’audience est suspendue, elle reprendra à 11h15. Donc, je vais vous demander, puisqu’il y a encore des questions à vous poser, Monsieur NSANZUWERA, de bien vouloir repatienter un petit peu dans la salle des témoins, vous reviendrez à 11h15 pour la suite de votre audition.

François-Xavier NSANZUWERA : Merci, Monsieur le président.

[Suspension d’audience]

Le Président : Bien. Monsieur NSANZUWERA peut revenir. Alors, quelles sont les autres questions à poser au témoin ? Maître HIRSCH ou Maître LARDINOIS ? Maître LARDINOIS ?

Me. LARDINOIS : Une seule question, Monsieur le président. Si vous le voulez bien, je souhaiterais que vous demandiez au témoin si, dans le cadre des enquêtes qu’il a effectuées, donc avant avril 1994, concernant les trafics qui apparaissaient, les noms de Séraphin RWABUKUMBA ou d’André SINGAYE sont revenus ?

Le Président : Ces deux noms sont-ils apparus dans vos enquêtes ?

François-Xavier NSANZUWERA : Monsieur le président, les deux noms, je les connais mais, euh… dans les enquêtes que j’avais, le nom de Séraphin RWABUKUMBA, ça, c’est de notoriété publique que c’est un banquier, donc, je veux dire un banquier entre guillemets parce que c’est lui qui avait des devises. Je parlais d’un commerçant qui avait un magasin tout près de mon bureau, donc, j’ai dit que ce commerçant était, à lui seul, une banque, mais RWABUKUMBA Séraphin était connu comme étant le détenteur des devises au Rwanda, après la Banque nationale. Mais je n’avais pas un dossier suivi. SINGAYE, je le connais aussi, c’est un des hommes d’affaires les plus riches de Gisenyi, mais je n’ai pas… je n’ai jamais eu un dossier contre lui, sauf des dossiers de, comment dire, des affaires familiales parce qu’il avait toujours des problèmes avec ses nombreuses femmes et ses enfants. Mais je n’ai jamais eu un dossier contre lui, pour trafic.

Le Président : D’autres questions ? Maître HIRSCH ?

Me. HIRSCH : Oui, merci, Monsieur le président. Euh… on avait… le juge d’instruction, je pense, avait demandé au témoin son avis sur un courrier du 25 avril 1994, signé notamment par Monsieur Vincent NTEZIMANA, concernant une demande d’entraînement au tir à l’arme à feu, euh… et un des paragraphes de cette lettre est une demande qui est faite donc, pour barrer la route à l’ennemi. Est-ce que le témoin peut redire, à l’attention de la Cour, ce qu’il pense de ce courrier ?

Le Président : Oui. Vous vous souvenez avoir eu connaissance de ce courrier par l’intermédiaire du juge d’instruction lorsqu’il vous a interrogé ?

François-Xavier NSANZUWERA : Je pense, Monsieur le président, je pense que Monsieur le juge d’instruction m’a posé des questions justement sur la… l’autodéfense civile, je crois, euh… Donc, sans me souvenir intégralement de la réponse que j’ai donnée à Monsieur le juge d’instruction à l’époque, la réponse reste la même. Je crois avoir répondu, et c’est ce que je pense toujours, que ça m’étonnait que les civils, à part justement les gens qui étaient dans cette structure autodéfense civile qui, à mon avis, est devenue l’officialisation, l’institutionnalisation de ce qui était milice, moi, je ne vois pas et je ne voyais pas, à l’époque, en quoi les civils pouvaient participer aux combats, pouvaient barrer la route à l’ennemi sauf, justement, dans le sens, dans le cas, euh… de l’époque, qui était l’ennemi. Parce que j’ai dit qu’il y avait une Commission d’identification, euh… de ce qu’on appelait l’ennemi et j’ai parlé de différentes catégorisations, euh… les combattants du Front patriotique, les Tutsi de l’intérieur, l’opposant Hutu, et tout ça. Dans cet esprit, l’ennemi, ennemi comme Tutsi, comme opposant Hutu, oui, mais comme combattant, je ne pense pas, puisque c’était pas le rôle et même les compétences des civils, de se battre vis-à-vis d’autres forces combattantes, à savoir les combattants du Front patriotique rwandais. L’ennemi, dans le sens qu’on avait donné, à ce qu’on appelait l’ennemi de l’intérieur, oui. Mais pour les combattants, ce n’était pas le rôle des civils. Donc, pour moi, si cette demande a eu lieu, c’était pour tuer les Tutsi et les opposants Hutu qui étaient considérés comme les ennemis de l’intérieur.

Le Président : Une autre question ? Maître GILLET ?

Me. GILLET : Oui, deux questions, Monsieur le président. Le témoin a déclaré au juge d’instruction qu’il estimait que le PRD, donc le parti de Monsieur NTEZIMANA était proche du MRND, mais il n’a pas donné les raisons pour lesquelles il avait ce jugement et j’aurais voulu savoir s’il peut nous en dire plus aujourd’hui ?

François-Xavier NSANZUWERA : Il est vrai, je n’ai pas une grande connaissance des partis politiques mais, comme tout Rwandais, je suivais tout ce qui se passait à l’époque. Euh… il y a… on pouvait, comment dire, diviser les partis politiques, les mouvements politiques, peut-être en trois parties.

L’opposition intérieure avec le MDR, le PSD et le PR et de tous petits partis et puis, le MRND et son parti satellite, la Coalisation pour la Défense de la République, la CDR, mais qui, pour moi, la CDR était, je dirais, le parti propre des durs, des extrémistes du MRND. Euh… donc moi, je ne sépare jamais la CDR et le MRND. La différence, c’est que les membres extrémistes du MRND étaient membres de la CDR, la Coalition pour la Défense de la République, mais qui également… d’ailleurs, on l’a vu dans certaines manifestations de la CDR, où on retrouvait des membres officiels du MRND dans les meetings de la CDR et qui n’avaient jamais, par exemple, pris la carte de la CDR. Je pense au cas du professeur NAHIMANA, qui était MRND, et qui était même pressenti comme ministre dans le gouvernement de transition à base élargie, mais qui participait aux meetings de la CDR, sans porter, bien sûr, l’uniforme, le T-shirt et la casquette de la CDR.

Donc, le PRD, le Parti du Renouveau Démocratique, si mes souvenirs sont bons, lui aussi, je le plaçais dans cette tendance, donc, dans euh… dans les satellites MRND mais avec euh… certains, donc, avec les deux du MRND, mais également dans l’opposition intérieure, et ça, on va le voir. Par exemple, le MDR, quand il va se diviser, on va voir la tendance modérée, présidée par TWAGIRAMUNGU Faustin, on va voir le Hutu Power avec le KARAMIRA Froduald, une autre tendance plus ou moins au milieu, avec NSENGIYAREMYE Dismas. Mais également, dans le MDR, on va voir des durs qui ne vont pas rester dans le MDR pour aller par exemple dans la tendance Hutu Power, mais dans le PRD, donc, où on retrouve des anciens MRND et MDR. Donc, moi, je considère le PRD comme un parti satellite du MRND, mais aussi dur, aussi radical que la CDR, même s’il n’a pas de personnalités très connues comme BARAYAGWIZA et d’autres. Donc, à mon avis, le PRD, c’est un parti extrémiste Hutu d’intellectuels, donc, des gens très intelligents, intellectuels, euh… qui peuvent pas aller vraiment officiellement dans la CDR qui est connue pour son discours extrémiste et Hutu. L’appellation Parti du renouveau démocratique, c’est joli, mais pour moi, je classe le parti dans la tendance extrémiste.

Le Président : Autre question ?

Me. GILLET : Oui, en matière de trafic d’armes, Monsieur le président, le témoin nous a parlé de grenades, de munitions, de kalachnikovs, etc. Est-ce qu’il n’a jamais entendu parler d’importation et de distribution et de trafic de machettes, avant le génocide ?

François-Xavier NSANZUWERA : Euh… on a parlé de ça, mais moi, j’ai jamais eu de, comment dire, des preuves euh… tangibles. Il y avait cette rumeur et je me souviens même, le 3 mai 94, quand il y a eu une tentative d’évacuation par la MINUAR, des gens qui étaient à l’hôtel des Mille Collines, dont je faisais partie, quand notre groupe est tombé sur un barrage d’un bataillon des paracommandos, euh… quand les militaires m’ont frappé, euh… les miliciens qui étaient à côté, disaient qu’ils avaient trouvé, chez moi, des machettes pour tuer les Hutu. Donc, on renversait les choses, euh… et quand j’y pense, je me dis qu’effectivement, il devait y avoir dans ces caches d’armes, je dirais modernes, également des armes blanches mais j’ai jamais eu de preuves tangibles, j’ai jamais, par exemple, trouvé un stock de machettes, alors qu’il y avait régulièrement des saisies d’armes modernes, de fusils et de grenades. Mais je pense que même si on en avait trouvé, je pense que ça n’aurait pas attiré l’attention d’un enquêteur, je parle dans mon cas ou un de mes substituts parce que, comme justement la machette était l’instrument, je dirais, de tous les jours, ça m’étonnerait que ça aurait attiré l’attention particulière d’un enquêteur. C’étaient plus les armes modernes qui nous intéressaient dans les fouilles.

Le Président : D’autres questions ? Maître VANDERBECK ?

Me. VANDERBECK : Je vous remercie, Monsieur le président. Est-ce que le témoin peut nous dire si, dans les enquêtes qu’il a menées au Rwanda, entre juillet 94 et mars 95, si je ne m’abuse, date de sa démission, est-ce qu’il a pu constater que des rescapés, quelle que soit leur ethnie, étaient utilisés - je dis bien des rescapés - étaient utilisés pour formuler des accusations ou pour témoigner contre des personnes vis-à-vis desquelles un dossier était ouvert ? Et si oui, est-ce qu’il peut nous parler de ce phénomène-là, et également, est-ce qu’il peut nous parler de la situation et quelles étaient les risques éventuels pour un Rwandais, de témoigner à décharge d’une personne qui était impliquée ou soupçonnée d’être un génocidaire ?

Le Président : Oui.

François-Xavier NSANZUWERA : Monsieur le président, je pense que la question aussi m’a été posée en 95, par le juge d’instruction Daniel VANDERMEERSCH, concernant le témoignage. Je crois que je l’ai dit au début, à la Cour, euh… qu’en 95, que la situation variait selon, je disais, la personnalité de l’accusé et la personnalité de la victime, de la personne qui accusait. Donc, dans les premières enquêtes, il y a beaucoup de coupables mais également beaucoup d’innocents, comme je l’ai toujours dit. Et dans certains cas, quand la personne qui portait l’accusation, euh… occupait la maison de l’accusé, il y avait souvent des manipulations des témoins et des rescapés. Et c’était, à l’époque, un phénomène frustrant et inhumain, dans la mesure où la plupart de ces personnes qui occupaient ces maisons, étaient des réfugiés qui rentraient après 30 ans d’exil, donc, qui venaient de l’étranger. Ils étaient intéressés d’occuper des maisons qui ne leur appartenaient pas.

Moi, je me souviens d’ailleurs d’une famille que j’aimais beaucoup, que je fréquentais plus, parce qu’un jour, je vais leur rendre visite, le  propriétaire me dit : « Vous qui étiez procureur de la République, vous qui étiez une autorité avant le génocide, est-ce que vous connaissiez l’Interahamwe qui était propriétaire de cette maison ? ». Et moi, j’avais réagi avec colère en lui disant : « Pourquoi est-ce que vous ne pensez pas que la maison pourrait appartenir à une victime qui a été tuée ou à un Hutu qui n’a pas tué, qui a fui ? Pourquoi vous voulez que ce soit nécessairement un Interahamwe qui profitait de cette maison ? ». Bon, son état d’esprit s’explique : il occupait une maison qui lui plaisait, ça aurait été intéressant que cette maison appartienne à un criminel, comme ça, il pouvait rester dedans. Donc, dans le cas de celui-là, et là, je parle d’une personne que je connais… heureusement, la personne était dans la maison.

Si le propriétaire arrivait, on a eu des cas justement où la personne qui occupait la maison allait chez les voisins rescapés, en leur disant : « Vous savez, il était Interahamwe, il a participé au génocide ». Et quand les gens disaient : « Non ». Il disait : « Si. D’ailleurs, si vous avez survécu, c’est que cet homme-là vous a protégés ». Donc, il y a eu de ces cas dans lesquels les personnes qui occupaient les maisons des autres, obligeaient les rescapés du génocide à témoigner à charge. Et je dis à la Cour qu’il y a eu des cas dramatiques, très méchants où, justement, la personne disait : « Oui, si vous avez survécu, c’est que l’assassin vous a sauvé ». C’est vrai, il y a eu des rescapés qui ont été sauvés par des assassins qui ont tué d’autres personnes ou qui ont sauvé des gens. Mais, de la part de quelqu’un qui rentre de l’étranger, de l’exil, et je comprends, l’exil c’est difficile, mais c’était très méchant de dire à un rescapé qu’il a été sauvé par un assassin, qu’il devient son complice parce qu’il lui doit la vie, mais ce n’était pas un phénomène généralisé.

C’est pourquoi, je dis à la Cour que ça dépendait de la personne qui était accusée, ou de la personnalité de la personne qui accusait. Donc, ça variait selon les situations, mais ces cas ont existé mais c’était pas généralisé. Et je pense que ce phénomène a continué quand même, jusque même après mon départ. Et aujourd’hui, bon, aujourd’hui, ça a changé et malheureusement, ça va encore dans l’autre extrême parce que, bon, il y a des rumeurs qui disent que même des personnes qui seraient impliquées, je dirais, au premier degré, qui seraient parmi les cerveaux du génocide, donc, ces auteurs intellectuels qui n’ont jamais pris la machette, que leurs femmes, dont certaines seraient ici, maintenant ont recouvert les biens de leur mari et qui les gèlent. Donc, c’est un phénomène qui va dans le sens, je dirais, inverse. Mais ce phénomène a existé en 1995.

Le Président : Oui.

Me. VANDERBECK : Je vous remercie, Monsieur le président, mais je reviens peut-être à la deuxième partie de ma question. Qu’en est-il des éventuels témoins à décharge ? Est-ce qu’il est facile d’être témoin à décharge ou est-ce qu’il est difficile d’être témoin à décharge, dans le cadre d’un procès au Rwanda ?

Le Président : N’avez-vous pas relevé, notamment, que certains témoins à décharge n’osaient pas témoigner, à décharge en tout cas, de crainte d’être considérés comme les complices de la personne qu’ils venaient décharger ?

François-Xavier NSANZUWERA : Je pense, ça peut exister, mais ça dépend de la personnalité des gens. Et moi, quand, par exemple, quand je faisais mes enquêtes, j’étais très heureux de trouver que, par exemple, les paysans répondaient, je dirais, spontanément à charge ou à décharge. Et ces cas dont je parle, de manipulation, malheureusement, c’est encore chez les intellectuels, parce qu’il y a un intérêt au poste que la personne occupe, je ne sais pas comment… après, par exemple, quand ce gouvernement va être mis en place, il y a des postes de responsabilités qui sont vides, tous ceux qui ont des diplômes, les universitaires, veulent avoir des postes intéressants et tout ça. On a aussi des cas où les gens ont témoigné à charge de quelqu’un parce qu’on voulait son poste. Et je parle également des maisons. Mais, c’est toujours des cas, je dirais, très particuliers, très connus, euh… Mais, dans le cas des paysans, c’était spontané, à charge ou à décharge. Donc, c’est pas un phénomène, à l’époque, même en 95, c’était généralisé, donc, il fallait voir cas par cas. Et c’était encore dans la catégorie que moi je vous disais, des privilégiés, des intellectuels parce que là, il y avait des calculs mais sinon, les paysans, j’ai jamais eu de problèmes avec les témoignages des paysans, à charge ou à décharge.

Le Président : Une autre question ? Maître WAHIS ?

Me. WAHIS : Oui, Monsieur le président. Le témoin a invoqué tout à l’heure, la campagne de sensibilisation des paysans à l’égard des Tutsi. Peut-il nous dire jusqu’où on a été pour créer la psychose du Tutsi dans les campagnes ?

François-Xavier NSANZUWERA : Je pense, Monsieur le président, ça dépend aussi des régions. Il y a des régions que j’appelais des régions test, qui ont été test avant le génocide. J’ai parlé de la région du Bugesera parce que je suis originaire de cette région, je ne suis pas né là mais j’ai grandi là-bas. Euh… et c’était une région à dominance Tutsi, donc, je ne sais pas s’il y avait… si c’était majoritaire ou non, en tout cas, il y avait beaucoup de familles Tutsi dans cette région. J’ai dit que dans, par exemple, dans les massacres de 92, en mars, il y a eu cette campagne de sensibilisation par certaines autorités administratives. Et c’était même euh… - c’est pas le mot, j’allais dire intéressant, le mot n’a pas de place dans ce que je voulais dire mais je ne trouve pas d’autres mots en français - c’est que dans les secteurs où il y a eu plus de massacres de Tutsi, en 92, on y trouve des conseillers communaux originaires des préfectures de Ruhengeri et de Gisenyi. Et les secteurs qui ont été épargnés sont des secteurs où les conseillers communaux n’étaient pas originaires de ces préfectures. Donc, là où il y avait les relais, je dirais, du MRND et là où le MRND avait la chance d’avoir des gens originaires des deux préfectures les plus importantes du pays, sous la deuxième république, à savoir Ruhengeri et Gisenyi, cette sensibilisation a été, je dirais, très poussée, très loin, et même souvent, je dirais, claire, tandis qu’ailleurs c’était dans des comités, des petits comités pas publics.

Alors, sur le plan national, euh… au niveau des intellectuels, c’est la presse. On est dans des années, donc, de multipartisme. Il y a une ouverture démocratique, il y a une floraison de journaux privés, dits indépendants, dont des bons et dont des mauvais, que ce soit du côté de l’opposition ou que ce soit du côté des proches de l’ancien régime. Et on remarque dans la presse extrémiste proche du MRND, comme Kangura, comme Umurwanashyaka qui était le journal du parti MRND, un discours de diabolisation de l’autre, donc des Tutsi et des Hutu modérés, qui est considéré comme un Hutu au gros ventre et donc qui est un gourmand qui ne pense pas aux intérêts de ses frères de communauté, qui est un traître à sa communauté ; c’est tout le discours de Kangura. Quand vous prenez les numéros de Kangura jusque, je ne sais, pas, 50, euh… ce discours, et il y a le numéro où il y a les « Dix commandements du Bahutu », il y a tout un article en français, qui parle de la conscience des Bahutu. Donc, tous les articles du journal Kangura et d’autres, proches de Kangura, comme Umurwanashyaka, parlent de la sensibilisation du peuple Hutu sur le danger que représente le Tutsi, sur le danger que représente le FPR comme mouvement monarchique qui va donc ramener la monarchie et les inégalités sociales d’avant 59.

Et je dis à la Cour que c’est… on va retrouver le même discours dans la radiotélévision des Mille Collines, parce que depuis 1992, l’opposition avait démis l’ancien directeur de l’Office rwandais de l’information, qui était extrémiste MRND, pour le remplacer par quelqu’un de l’opposition et donc, la radio nationale avait, comment dire, changé de discours, avait un discours normal. Mais, pendant le génocide malheureusement, la radio nationale aussi va, comment dire, mettre les pieds dans le plat de la RTLM. Donc, cette campagne de diabolisation du Tutsi et du Hutu modéré qu’on considère comme traître à son ethnie, on la trouve dans une certaine presse, on la trouve justement dans les meetings, on la trouve à la radio. Et dans les campagnes, certaines autorités administratives participent à cette campagne mais d’une façon, je dirais, clandestine. J’ai dit que dans le cas du Bugesera, la vieille maman qui m’a dit que le conseil est passé, mais le conseil n’a pas fait une réunion publique en disant : « Il faut massacrer », donc, ils passaient de maison en maison. Mais il y avait également des discours, des partis politiques, des meetings où c’était… cette diabolisation était claire. 

Le Président : Mais cela n’allait-il pas jusqu’à sensibiliser, au point de sensibiliser les paysans Hutu à tuer jusqu’aux enfants Tutsi, dans la mesure où le raisonnement était que le FPR, ceux qui attaquaient maintenant le Rwanda, étaient eux-mêmes les enfants de ceux qui avaient dû fuir en 1959 et que donc, il fallait aller jusque-là, sinon les enfants Tutsi allaient à nouveau tuer des enfants Hutu ?

François-Xavier NSANZUWERA : Mais, Monsieur le président, ce qu’il ne faudrait pas oublier, c’est que, quand même, ce discours, c’est le discours de la RTLM pendant les trois mois du génocide et que, sur les barrages, les miliciens ont des postes de radio. Et n’oublions pas que le Rwanda, c’est un pays où il y avait une distribution de postes de radio. D’ailleurs, à l’époque, au début, dans… pour des raisons, je dirais, éducatives, l’ancien parti unique, le MRND, avait  donné même des postes de radio gratuitement, pour faire la… comment dire, la campagne, la sensibilisation pour l’ancien parti unique, donc, il y avait une distribution des postes radio au sein de la population. Je me souviens, les responsables de la plus petite unité administrative avaient un poste de radio qu’elle avait reçu gratuitement, donc je veux dire, bien avant.

Alors, pendant le génocide, quand la RTLM va lancer ce message d’appel aux meurtres, aux massacres en disant : « RWIGEMA et KAGAME sont partis à l’âge de deux ans, donc, cette fois-ci, il faut laisser personne », tous ces paysans écoutent la radio, la RTLM. Sur les barrages, les miliciens, ils ont un poste de radio. D’ailleurs, NAHIMANA, quand… un des animateurs importants de la RTLM, qui était un type, euh… avant, qui animait les matchs de football, qui avait une voix agréable et qui avait, comment dire… que les jeunes aimaient, parce que c’est un bon animateur, il va être très violent justement en disant : « Les jeunes, les miliciens, partout où vous êtes sur les barrages, n’oubliez pas votre poste de radio ». Et il renseigne justement ce message d’extermination, jusqu’aux plus petits.

Donc, ça va passer, même si à l’intérieur du pays toutes les autorités administratives n’ont pas participé à cette sensibilisation. Donc, on connaît d’ailleurs des bourgmestres qui se sont opposés aux massacres et qui ont été tués. Par exemple, le bourgmestre de Mugina, lui, il a dit : « On ne tue personne », jusqu’à ce que les gens, comment dire, les militaires qui viennent de Kigali sont allés le tuer et les massacres ont commencé dans sa commune. Donc, les trois mois, avec la situation aussi de la guerre, avec les miliciens Interahamwe à gauche, à droite, avec certaines autorités surtout proches du MRND et le message de la radio, ça va, euh… comment dire… le terrain est propice et les gens vont participer.

Le Président : Une autre question ?

Me. WAHIS : Oui, Monsieur le président. Est-ce que, pendant les événements, pendant ces trois mois… le complice n’est pas simplement aussi la personne qui abrite des Tutsi et que risque-t-il ?

François-Xavier NSANZUWERA : Je n’ai pas bien saisi la question.

Le Président : Pendant la période des massacres, le complice, n’est-ce pas aussi celui qui abrite les Tutsi ?

François-Xavier NSANZUWERA : C’est ce que j’ai dit quand je parlais des Hutu qui ont été tués parce qu’ils avaient protégé les Tutsi. Il y a des familles Hutu qui ont été tuées parce qu’elles avaient, dans leur propre maison, des familles Tutsi voisines.

Le Président : Une autre question ? Maître MONVILLE ?

Me. MONVILLE : Je vous remercie, Monsieur le président. Je voudrais qu’on revienne à l’enquête que le témoin a menée relativement aux Interahamwe et aux relations entre ces Interahamwe et la SORWAL. Pouvez-vous demander, Monsieur le président, au témoin si, dans le cadre de cette enquête, il a eu accès à des documents internes à la SORWAL ?

Le Président : Avez-vous, dans le cadre… si j’ai bien compris, ce n’est pas vous qui aviez établi ce rapport, en 1992-1993 ?

François-Xavier NSANZUWERA : L’étude sur les Interahamwe dont j’ai parlé, était sous la supervision du premier substitut, Jean Damascène MUNYANSANGA, un de mes substituts, donc ; lui, il était premier substitut. Dans le cadre de la politique menée du parquet, on avait…

Le Président : Oui, mais bon, la politique du parquet… je crois qu’il faut venir à des faits. Euh… cette enquête a-t-elle été faite, notamment, sur base de documents provenant de la SORWAL ?

François-Xavier NSANZUWERA : Non. Non, Monsieur le président, non.

Me. MONVILLE : Est-ce qu’on peut… peut-on savoir alors, quelles sont les sources d’information ?

Le Président : Quelles étaient les sources d’information, autres que les documents de la SORWAL ?

François-Xavier NSANZUWERA : L’enquête consistait à, comme je l’ai dit, à connaître les personnalités, les chefs de la milice Interahamwe sur le plan national et surtout leurs relations. Et j’avais dit à la Cour qu’au début, le fait que je demande cette étude, c’est d’abord les uniformes et les cordelettes de l’armée, des paracommandos de l’armée rwandaise. Et cette étude va aboutir à montrer que, non seulement l’armée rwandaise et la gendarmerie ont des implications avec les Interahamwe, mais également les sociétés parastatales, les usines à thé, la SORWAL, les ponts et chaussées, le fonds routier, donc, tout ce qui est société qui, à cette époque, a beaucoup d’argent et a des moyens de recrutements de main-d’œuvre, mais on n’a pas eu les documents de la SORWAL. Et c’est pas la SORWAL qui nous intéressait, c’était le vice-président RUHUMURIZA Phinéas, c’est pas HIGANIRO qui nous intéressait, c’était pas la SORWAL, donc, c’était dans le cadre de rassembler des éléments sur la hiérarchisation des Interahamwe et d’où leur venaient les moyens. Mais ce n’était pas une enquête sur la SORWAL, ce n’était pas de ma compétence territoriale.

Le Président : Bien.

Me. MONVILLE : Monsieur le président, le témoin n’a pu faire aucune constatation concernant la politique de crédit, politique commerciale de la SORWAL ?

François-Xavier NSANZUWERA : Je ne connais pas.

Me. MONVILLE : Autre question, Monsieur le président, si vous m’autorisez. Je voudrais revenir à l’incident dont on vient de prendre connaissance avec un peu plus de clarté, qui concerne cette Jeep, l’accident de la Jeep. Est-ce que le témoin pourrait situer l’événement dans le temps, exactement ?

Le Président : Oui, le camion transportant des armes.

Me. MONVILLE : La Jeep. Enfin, oui, l’incident devant le stade de football, un dimanche.

Le Président : Oui.

François-Xavier NSANZUWERA : C’est très difficile. Je n’ai pas la date en mémoire mais je situe l’incident fin février,début mars, c’est autour de ces deux mois. C’est à l’approche du déclenchement, parce que, quand je parlais qu’on a libéré le citoyen burundais, le 7 avril, je n’avais pas procédé à un deuxième interrogatoire, donc, ça doit être mars ou fin février 94, je précise.

Me. MONVILLE : Sauf erreur de ma part, Monsieur le président, le témoin a été entendu à deux reprises pour faire des déclarations à charge de Monsieur HIGANIRO. Pourriez-vous lui demander ?

Le Président : Pourquoi à charge de Monsieur HIGANIRO ?

Me. MONVILLE : Enfin, en tout cas, concernant Monsieur HIGANIRO. Remplacez « à charge » par « concernant » Monsieur HIGANIRO.

Le Président : Oui, vous avez été entendu à deux reprises ?

François-Xavier NSANZUWERA : Je ne crois pas, Monsieur le président. Je pense que la question telle qu’elle est formulée, ce n’est pas juste. Bon, à mon avis, parce que le juge d’instruction m’a entendu sur l’ensemble de son dossier Rwanda. Je dis : « De son dossier Rwanda », donc, il m’a posé même des questions très larges, enfin, qui couvraient même d’autres événements, donc, c’était un interrogatoire très, très, très large, donc, je n’ai pas été entendu sur telle, telle ou telle personne, donc, c’était un interrogatoire très, très large.

Le Président : Oui ?

Me. MONVILLE : Enfin, je pense que ça devait être le 14 avril 95 et le 18 septembre 1995, donc, tout au début de l’enquête.

Le Président : Vous avez les pièces devant vous, hein, on ne va pas demander au témoin si c’est à cette date-là.

Me. MONVILLE : Non, mais ce n’est pas ça, la question, Monsieur le président. Je voudrais savoir pourquoi, alors que nous étions, là, proches des événements, ces informations n’ont pas été portées à la connaissance du magistrat instructeur à l’époque.

Le Président : Quelles informations ?

Me. MONVILLE : Les informations concernant notamment cet incident, les précisions concernant l’incident avec la Jeep et l’implication de Madame HIGANIRO. Egalement…

Le Président : Le témoin a répondu à ça et vous a dit que c’était un interrogatoire de manière générale et qui ne portait pas sur des détails. Oui, il a parlé de l’implication éventuelle de Madame HIGANIRO, sans donner les précisions qu’il a données aujourd’hui. Bien, alors.

Me. MONVILLE : Euh… Enfin, je voudrais quand même que vous demandiez si une connaissance des éléments qui semblent importants, qui auraient peut-être pu faire l’objet d’une enquête contradictoire comme il l’a fait à d’autres moments, il n’aurait pas pu en écrire au juge d’instruction puisqu’il l’a fait concernant un autre accusé ?

Le Président : Soit. Posez une autre question.

Me. MONVILLE : Merci, Monsieur le président. Je voudrais encore poser une dernière question relativement au médecin AKINGENEYE, donc, le beau-père de Monsieur HIGANIRO. Il nous a parlé de ce qu’il entendait par le cercle restreint des personnes qui formaient l’Akazu. Est-ce que… et surtout la période qui était vraiment proche des événements 94, est-ce qu’il situait ce médecin à l’intérieur de ce groupe ?

Le Président : Considérez-vous que le médecin personnel du président le témoin 32 faisait partie de l’Akazu ?

François-Xavier NSANZUWERA : Euh… je dirais oui, euh… et si je peux me permettre des détails puisque vous me demandez un avis, euh… je dirais que oui. Et tous ceux qui sont Rwandais savent même que son cas était particulier dans la mesure où sa femme est Tutsi qui avait une mère qui disait qu’elle était exclue de ce cercle. Et la mère disait même que ses propres enfants souvent la maltraitaient en lui demandant comment son papa, leur papa l’avait épousée. Donc, AKINGENEYE faisait partie de l’Akazu et je dirais même plus loin, bon, mais je n’ai pas de preuve de ça, euh… sa femme qui était Tutsi, il paraît que souvent il y avait des problèmes avec les autres membres de l’Akazu. Mais le médecin faisait partie, oui.

Le Président : Une autre question ? Maître EVRARD ?

Me. EVRARD : Merci, Monsieur le président. Peut-on poser au témoin la question de savoir quels devoirs, dans le cadre de sa fonction de procureur à Kigali, il a entrepris à l’encontre de Monsieur HIGANIRO.

Le Président : Avez-vous, en ce qui concerne Monsieur HIGANIRO, entrepris des devoirs d’enquête dans votre charge de procureur de la République à Kigali ?

François-Xavier NSANZUWERA : Le dossier que j’avais sur HIGANIRO, en tant que procureur de Kigali, c’est le dossier que m’avait ramené le ministre quand il s’agissait de faire des mandats d’arrêt internationaux, pour faire des demandes d’extradition. Donc, j’avais un dossier, mais la plupart des éléments c’est… c’était consigné dans ce dossier que m’avait remis le ministre. Mais, HIGANIRO n’était pas, je veux dire, dans mon ressort territorial, donc là, les seuls éléments, le peu d’éléments que j’ai mis dans le mandat d’arrêt international, donc, c’est le dossier que m’avait remis le ministre de la justice.

Le Président : Vous avez donc dressé un mandat d’arrêt international à charge de Monsieur HIGANIRO ?

François-Xavier NSANZUWERA : Oui.

Me. EVRARD : Monsieur le président, sauf vérification du contrôle de la Cour, euh… les pièces que nous avons vues au dossier concernant ces devoirs, ne portent que sur un mandat d’amener qui a été signé par le témoin.

François-Xavier NSANZUWERA : Oui, je pense que ça, bon, on ne va pas faire un… bon, je sais la… même des collègues, ici, m’ont fait cette remarque en disant que c’était pas… qu’on ne rédigeait pas un mandat d’arrêt international de cette façon. Bon, ça, c’est une question, je dirais, technique. C’était d’ailleurs la première fois que les autorités judiciaires rwandaises recouraient à une demande d’extradition. Moi, j’avais fait un mandat d’amener dans la mesure où c’était la pièce légale au Rwanda qui donnait l’ordre aux autorités, aux forces de l’ordre, d’appréhender une personne. Il revenait au ministre de la justice de faire sa demande d’extradition en bonne et due forme. Donc, oui, je reconnais, c’est un mandat d’amener mais qui, à l’époque, dans mon idée, c’était justement une demande de…

Le Président : Qui était destinée à introduire une demande d’extradition.

François-Xavier NSANZUWERA : Voilà, c’est ça.

Me. EVRARD : A la connaissance du témoin, cette demande d’extradition a-t-elle été effectivement, euh…

Le Président : Selon vos renseignements, la demande d’extradition de Monsieur HIGANIRO a-t-elle été formulée ?

François-Xavier NSANZUWERA : Je sais que le ministre de la justice a formulé plusieurs demandes d’extradition concernant des Rwandais qui résident ici, en Belgique, mais je n’ai pas en mémoire le nombre de personnes. Donc moi, j’ai fait des mandats d’amener sur base de ce dossier que m’avait remis le ministre, et sur base d’autres éléments que j’ai trouvés dans d’autres dossiers, à gauche, à droite. Et puis, je lui ai remis le mandat d’amener, comme dit l’avocat, qui était la pièce légale que j’utilisais en tant que procureur de la République pour demander aux forces de l’ordre d’appréhender quelqu’un. Et j’ai remis les mandats d’amener au ministre de la justice qui doit les avoir transmis aux autorités judiciaires belges. Mais j’ai pas les noms d’autres personnes concernées par la demande d’extradition du ministre rwandais de la justice.

Le Président : Bien. Une autre question.

Me. EVRARD : Monsieur le président, avec l’autorisation de la Cour, c’est une précision. Nous parlons d’un mandat d’amener de droit rwandais, je souhaiterais simplement savoir si un mandat d’amener de droit rwandais correspond à un mandat d’amener de droit belge ?

Le Président : Nous n’allons pas poser la question au témoin, il n’a pas à répondre à des questions de droit. Y a-t-il une autre question ?

Me. EVRARD : Je souhaiterais que l’on pose au témoin…

Le Président : Mais je vais vous poser une autre question. En droit rwandais, existe-t-il un mandat d’arrêt différent du mandat d’amener ?

François-Xavier NSANZUWERA : Le mandat d’arrêt, en droit rwandais, c’est la pièce qui est délivrée par l’officier du ministère public qui fait… comment dire, qui a également la carte de juge d’instruction parce que, dans le système rwandais, on n’a pas le juge d’instruction, donc, le parquet instruit à charge et à décharge et c’est le procureur de la République ou un de ses substituts qui place sous mandat d’arrêt un prévenu contre lequel il existe des indices serrés de culpabilité. Et ce mandat d’arrêt permet donc d’appréhender la personne, de la mettre en prison et de la déférer devant le juge en Chambre du conseil. Tandis que le mandat d’amener, c’est l’ordre donné par le procureur de la République pour appréhender un prévenu.

Le Président : Bien. Le mandat d’arrêt est délivré après interrogatoire de l’accusé ?

François-Xavier NSANZUWERA : Exactement, Monsieur le président.

Me. EVRARD : Je vous remercie de ces précisions. Je souhaiterais que l’on pose une question au témoin. Le témoin a-t-il, à d’autres moments, dans le cadre d’éventuelles autres procédures que la procédure menée ici, en Belgique, été entendu ?

Le Président : Avez-vous été entendu comme témoin dans d’autres procédures ?

François-Xavier NSANZUWERA : Euh… j’ai témoigné, Monsieur le président, trois fois devant le Tribunal international pour le Rwanda, à Arusha, et je crois que j’ai été interrogé dans le cadre d’une commission rogatoire française, ici, au parquet de Bruxelles, et j’ai été aussi interrogé comme accusé par… il y a un Rwandais qui a porté plainte contre moi pour diffamation… Augustin NDINDILIYIMANA, oui, voilà.

Me. EVRARD : Monsieur le président, une dernière question. Le témoin a qualifié Monsieur HIGANIRO de cynique, froid et extrémiste. Quels sont, je dirais, les éléments qui fondent cette appréciation personnelle ?

Le Président : Il en a parlé, n’est-ce pas, c’est de sa conversation lors d’une réception de mariage. Y a-t-il une autre question ?

Me. EVRARD : Je voulais préciser et savoir s’il y avait d’autres éléments que ceux-là, notamment dans les contacts qu’il a pu avoir lorsqu’il était procureur à Gisenyi, alors que Monsieur HIGANIRO était secrétaire général de la Société économique des Grands Lacs ?

Le Président : Y a-t-il d’autres éléments que cette conversation lors d’une réception de mariage ?

François-Xavier NSANZUWERA : Oui, je crois que j’ai été chez lui quand j’étais secrétaire exécutif de la Communauté économique des pays des Grands Lacs, je ne me souviens plus dans quelles circonstances. Puis, je pense aussi qu’un jour on s’est rencontré à l’hôtel Méridien, je ne sais pas sur quelles choses on a échangé des propos qui n’étaient pas très courtois, donc, je le considérais comme quelqu’un de… oui, d’extrémiste, de froid et de cynique. Il ne parle pas beaucoup mais il a une façon de vous regarder avec beaucoup de mépris. Et à l’époque, quand j’étais à Gisenyi, j’avais beaucoup de problèmes avec les gens de cette région parce que, comme ils étaient dans la sphère du pouvoir, chaque fois que j’arrêtais quelqu’un, il y avait toujours un collègue qui me téléphonait, il y avait toujours un ministre qui intervenait parce que n’importe quel délinquant, là-bas, avait des relations dans la capitale. Et donc, si j’ai dit que, dans mes contacts avec la personne, j’ai trouvé ça, c’est vrai.

Et pour parler de cet événement à l’église, à la cathédrale Saint-Michel, il m’a qualifié de « ressemblant à KAGAME » ; à l’époque, c’était me désigner comme un ennemi du régime. C’était pas une condamnation à mort mais c’était presque, puisque le ministre NZIRORERA qui était son ami et qui était un puissant du régime, et qui me dit : « Est-ce que vous avez un problème particulier avec HIGANIRO ? » ; c’est qu’il trouvait quand même que cette blague… ce qui pouvait passer pour une blague était dangereux. Donc, vous dire que vous ressemblez à KAGAME, donc, alors que le Rwanda est en guerre avec le Front patriotique, donc, c’était pas une blague.

Et puis, ce que je n’ai pas dit aussi à la Cour, c’est que quand je suis arrivé en mars 95, sa femme m’a téléphoné dans une famille où j’ai été, qui m’a accueilli, pour me demander si je pouvais, cette fois-ci, témoigner à décharge en me disant : « Maintenant que vous avez fui ces Inkotanyi, est-ce que vous pouvez témoigner à décharge ? ». J’ai dit : « Ah non ! ». J’ai dit : « Vous savez quand même ce que vous avez fait, vous savez ce que vous êtes ? ». Donc, quand vous parlez de la personne, je la connais.

Le Président : La réception ou ce mariage auquel vous assistiez, vous savez situer l’époque ?

François-Xavier NSANZUWERA : Ça, je ne saurais pas, Monsieur le président. Je sais pas… c’est un militaire qui avait… qui s’était marié avec une secrétaire du parquet, euh… non, je… non, je sais que la…

Le Président : Est-ce que, à l’époque, Monsieur HIGANIRO était ministre ?

François-Xavier NSANZUWERA : En tout cas, je pense pas que… je pense que oui, je crois.

Le Président : Savez-vous qu’à l’époque, dans son agenda, il était question de remplacer plusieurs membres du parquet ?

François-Xavier NSANZUWERA : Pardon ?

Le Président : Savez-vous qu’à l’époque, lorsqu’il était ministre, dans son agenda, il était question, il y a une mention ou une indication selon laquelle il faudrait changer plusieurs membres du parquet ?

François-Xavier NSANZUWERA : Ça, je ne suis pas au courant, c’est la première fois que j’apprends ça, Monsieur, non, je n’étais pas au courant.

Le Président : Ou engager des membres du parquet. Il manquait de personnel au parquet ? Il y avait des places vacantes ?

François-Xavier NSANZUWERA : En 94 ?

Le Président : Non, à l’époque où il était ministre, en 1991 ?

François-Xavier NSANZUWERA : Je ne pense pas, je pense que tous les postes étaient pourvus.

Le Président : Une autre question ? Maître GILLET ?

Me. GILLET : La toute dernière question, Monsieur le président. Une question déjà posée à plusieurs témoins et je reste interrogateur sur la question de savoir pourquoi, en plein génocide, alors que le gouvernement lance une phase de pacification et que Monsieur HIGANIRO retourne à Butare pour relancer son entreprise, suite à ce discours de pacification, il rentre après 24 heures à Gisenyi, alors qu’on pourrait s’attendre qu’il reste dans son entreprise. Est-ce que cela veut dire que Monsieur HIGANIRO, en réalité, retrouvait là, le centre de décisions, des grandes décisions du génocide, qui se serait déplacé vers Gisenyi ? C’est ça, ma question, Monsieur le président.

Le Président : Selon vos informations, durant le génocide, Gisenyi était-il un centre de décision en ce qui concerne le génocide ?

François-Xavier NSANZUWERA : Euh… ça dépend des époques parce que, à un certain moment, je pense, le gouvernement se déplace à Gitarama. D’ailleurs, plusieurs officiers de l’armée accompagnent également ce gouvernement et là, Gitarama devient le centre, je dirais, de décisions. Et puis, le gouvernement va quitter Gitarama, euh… je pense, pour Gisenyi ; je ne sais pas, c’est en juin ou fin mai. Il est normal que dans ce déplacement du gouvernement dans les différents endroits, effectivement, je veux dire, le centre de décisions se déplace avec le gouvernement mais ce qui n’empêche pas que, dans ces trois mois, les décisions aussi pouvaient se prendre selon où se trouvaient les… je dirais, les caciques du régime, les membres de l’Akazu, parce qu’il y a des décisions aussi qui se prenaient, je dirais, qui étaient données directement par certaines personnes. Mais, quand le gouvernement se déplaçait, c’est normal que le centre de décisions se déplaçait, tout en n’empêchant pas la circulation de certaines personnalités du gouvernement ou du régime parce que, même si le gouvernement est à Gitarama ou à Gisenyi, ça n’empêche pas l’un ou l’autre des hauts dirigeants de se déplacer à l’intérieur du pays. Je ne sais pas si je réponds à la question.

Le Président : Le gouvernement quitte Gitarama…

François-Xavier NSANZUWERA : Je pense qu’après Gitarama, le gouvernement s’installe à Gisenyi.

Le Président : Mai, fin mai, début juin, dites-vous ?

François-Xavier NSANZUWERA : Je pense, oui.

Le Président : Une autre question ? Alors, s’il n’y a plus de questions, les parties sont-elles d’accord pour que le témoin se retire ? Monsieur NSANZUWERA, est-ce bien des accusés ici présents dont vous avez voulu parler, le sens de cette question est de savoir si vous confirmez vos déclarations et si vous persistez dans vos déclarations ?

François-Xavier NSANZUWERA : Pardon, Monsieur le président ?

Le Président : Confirmez-vous vos déclarations et persistez-vous dans vos déclarations ?

François-Xavier NSANZUWERA : Oui, Monsieur le président.

Le Président : La Cour vous remercie pour votre témoignage. Vous pouvez maintenant disposer librement de votre temps.

François-Xavier NSANZUWERA : Merci, Monsieur le président.

Le Président : Bien. Monsieur le témoin ne s’est toujours pas présenté ? On n’a pas eu de nouvelles de sa part ? Alors, les parties renoncent-elles à l’audition du témoin 11 qui devait être entendu ce matin et qui ne s’est pas présenté ? Oui ?

Me. CUYKENS : Je peux faire un petit commentaire, Monsieur le président ?

Le Président : Oui, vous avez l’occasion de faire ce commentaire, si vous le souhaitez.

Me. CUYKENS : Je vous remercie. C’était juste pour signaler à l’attention de tout le monde, que le témoin vient de nous dire qu’il a reçu en mars 1995, un coup de téléphone de l’épouse de Monsieur HIGANIRO lui demandant de témoigner à décharge, et que Monsieur HIGANIRO n’a été placé sous mandat d’arrêt que le 27 avril 1995. Je voulais juste le signaler.

Le Président : Bien. D’autres commentaires ? Pas de commentaires de commentaires, mais des commentaires.

Me. LARDINOIS : Oui, Monsieur le président, moins d’une minute. Je voulais simplement signaler à l’attention des jurés, que le général Augustin NDINDILIYIMANA, qui a déposé plainte pour diffamation contre le témoin, a été extradé par la Belgique il y a à peu près un an, à Arusha où il est actuellement en détention préventive.

Le Président : Un autre commentaire ? Oui ?

L’Avocat Général : Une remarque pour le jury parce qu’on a parlé ici de mandat d’amener et mandat d’arrêt en vue d’extradition. Je voudrais quand même signaler, c’est important, que la Belgique n’a pas de traité d’extradition avec le Rwanda et que si donc une telle demande a été adressée par le Rwanda, une telle demande doit légalement être arrêtée par notre ministère de la justice puisque nous ne pouvons pas extrader des personnes vers un pays avec lequel nous n’avons pas de traité.

Le Président : Un autre commentaire ?

Me. WAHIS : Pour prolonger ce que vient de dire Monsieur l’avocat général, c’est que, à l’époque, le ministre de la justice s’est prononcé sur la question de principe en disant : « Nous ne renverrons personne vers le Rwanda compte tenu du fait que ces personnes pourraient être condamnées à mort et que ce serait contraire à l’ordre public belge ».

Le Président : Un autre commentaire ?

Me. EVRARD : Merci, Monsieur le président. Lorsque l’on parle du déplacement des centres de décisions, je voudrais simplement signaler que, au moment où, semble-t-il, le centre de décisions arrive à Gisenyi, Monsieur HIGANIRO se trouve, en tout cas, en partance pour la Belgique mais ne se trouve, en tout cas, plus au Rwanda. C’est le premier commentaire. Le deuxième commentaire concerne l’épisode des armes, du trafic d’armes qui euh… dont on trouve trace dans l’audition du témoin par le juge d’instruction. Je voudrais signaler simplement que Madame HIGANIRO a fait l’objet d’une décision de non-lieu par la Chambre du conseil.

Le Président : Plus de commentaire ? Bien. L’audience est suspendue, elle reprendra à 13h30.

[Suspension d’audience]

Le Président : L’audience est reprise. Vous pouvez vous asseoir et les accusés peuvent prendre place. Nous allons donc poursuivre l’audition des témoins. Je vais vous demander, Monsieur l’huissier, de bien vouloir d’abord appeler Monsieur le témoin 105. Après Monsieur le témoin 105, ce sera Monsieur le témoin 89 et puis Monsieur GUICHAOUA. Donc, d’abord Monsieur le témoin 105.