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9.3.1. Plaidoiries de la partie civile: Maître SLUSNY
Le Président : Bien, donc
nous allons entendre à partir de ce matin, et pendant trois jours, les plaidoiries
des parties civiles avec, après aujourd’hui, quatre jours de congé. Je crois
que les parties civiles ou les avocats des parties civiles se sont déterminés
entre eux, ont déterminé entre eux leur ordre de passage. Ce matin, Maître SLUSNY
et Maître Clément de CLETY, je crois. Cette après-midi, Maître GILLET, cette
après-midi, uniquement vous ? Maître NKUBANYI en fin d’après-midi alors.
Bien. Eh bien, Maître SLUSNY, vous avez la parole pour vos explications en ce
qui concerne la culpabilité ou l’innocence des accusés contre lesquels vous
êtes constitué partie civile.
Me. SLUSNY : Je vous remercie,
Monsieur le président. Mesdames et Messieurs du jury, Mesdames et Messieurs
les juges, puisque vous êtes ici des juges, vous allez entendre neuf plaidoiries
dans les trois jours qui suivent, hormis les quatre jours de congé que nous
allons avoir. Et puisque l’honneur me revient d’ouvrir le tir, je vais vous
faire un certain nombre de considérations générales, qui se termineront par
une conclusion qui amènera, si vous voulez, le tir pour l’ensemble des autres
avocats qui eux se concentreront sur des aspects plus particuliers qui concernent
leur client en particulier.
Très grosso modo, il va y avoir douze points dans ma plaidoirie qui
va durer entre une heure et une heure et demie, 1 : Une introduction. 2 :
L’histoire du Rwanda ancien. Troisièmement : L’histoire du Rwanda moderne.
Quatrièmement : La langue au Rwanda et la religion traditionnelle. Cinquièmement :
La lutte pour le pouvoir et la culture du génocide. Sixièmement : Les causes
du génocide. Septièmement : Ce qu’est un crime de guerre. Huitièmement :
Le rôle de l’Eglise, de la Belgique et des Nations Unies. Neuvièmement :
Les préparatifs du génocide. Dixièmement : Quelques mots sur chacun des
accusés et d’une manière un peu plus approfondie sur Monsieur HIGANIRO. Onzièmement,
je vous parlerai de mes clients qui sont les parties civiles et ensuite douzièmement,
je conclurai.
En guise d’introduction, je ne peux pas faire mieux que de me présenter.
Nous nous observons depuis cinq semaines, chacun a l’impression qu’il a un petit
peu vu l’autre. Je regarde celui qui ce matin sourit, celui qui a changé ses
vêtements, celui qui est allé chez le coiffeur. Vous, vous m’avez vu boiter,
vous m’avez vu pester quand j’ai mal à mon genou, vous m’avez vu m’endormir
au début des audiences de l’après-midi quand l’horaire infernal qui nous a été
imposé faisait que je n’avais pas pu digérer, vous m’avez vu pester quand les
audiences étaient trop longues, vous m’avez vu poser très peu de questions et
parfois, je me dis que j’aurais mieux fait de me taire pour le peu que j’ai
demandé. Mais enfin, parlons un petit peu de moi aussi. Je recommence, mon est
Olivier SLUSNY, je ne suis pas ce qu’on appelle un avocat pénaliste, je suis
un fiscaliste.
Ne m’en veuillez pas, il faut de l’argent aussi dans les caisses
de l’Etat, il faut des juges pour décider ce qui restera dans la poche du contribuable
et ce qui va dans la caisse de l’Etat, mais, tout en n’étant pas un pénaliste
habitué, j’ai participé à quelques grands procès pénaux, certains d’entre vous
se souviendront de l’affaire du Heysel, d’autres savent aussi que je suis dans
l’affaire DUTROUX et quelques autres affaires. J’espère ne pas vous ennuyer
ce matin, je n’ai pas de grands talents pédagogiques pour vous expliquer ces
questions d’histoire et de sociologie, si j’avais eu les talents pédagogiques,
je serais devenu professeur, mais comme je ne sais rien faire, eh bien je suis
devenu avocat, parce qu’en général quand on ne sait rien faire, on devient avocat
ou magistrat mais enfin, ça, on ne dit pas quand il y a des magistrats dans
la salle.
Autre chose que je voulais vous dire, c’est qu’avant d’être avocat,
j’ai vécu dix ans en Afrique centrale, et je connais très très bien le Rwanda
pour y être allé dix ou quinze fois ; c’était pendant les périodes calmes,
et à l’époque, on ne sentait rien si on ne s’intéressait pas à la question,
on ne pouvait pas sentir qu’il y avait des troubles. Voilà un petit peu brossé
ce que je suis, je n’aurais peut-être pas dû commencer en parlant de moi, mais
enfin c’est fait. Je suis soulagé.
Deuxième
point, l’histoire ancienne du Rwanda. Les premiers occupants du Rwanda sont
arrivés au premier millénaire, c’était les Twa. Les Twa, on vous en a parlé
quelquefois, ce sont les pygmées. Les Twa ont eu un rôle historique et social
à peu près nul au Rwanda. On dit qu’ils représentent un pour cent de la population ;
en fait, ils représentent 25.000 personnes pense-t-on au recensement de 94,
c’est-à-dire, un tiers de la population. Les Twa ont eu un tout petit rôle dans
les massacres de 1994, parce qu’ils ont, dans certaines régions, servi d’aide
aux extrémistes Hutu. Les Twa sont des chasseurs, ils ont donc des chiens de
chasse et les Twa ont aidé, dans certains cas, aux tueries, grâce à leurs chiens
de chasse. Les Twa ont été suivis par les Hutu qui venaient du Sud, qui sont
essentiellement des cultivateurs et dont l’exode vers le Nord s’est accéléré
surtout avec la colonisation de l’Afrique du Sud ; ils ont été chassés
de leur terres et progressivement ils sont remontés vers le Nord.
Ensuite,
sont arrivés du Nord, surtout au treizième siècle, mais ça c’est accéléré au
quatorzième, quinzième, seizième, dix-septième siècle, les Tutsi qui étaient
des éleveurs, également des chasseurs. En fait, ils élèvent des vaches, mais
ils ne les mangent pas ou très peu, ils boivent le lait, les vaches servent
essentiellement au prestige, comme signe de richesse et vous verrez, si vous
voyez une carte de l’Afrique, elle n’est pas très visible ici, vous verrez que
de l’Est en l’Ouest de l’Afrique, vous avez cette même rencontre de deux peuplades,
des peuplades Bantoue qui viennent du Sud et les peuplades Nilotiques qui viennent
du Nord et qui se rencontrent à peu près sur l’Equateur. Ca commence tout à
fait en Afrique de l’Ouest, ça commence au Cameroun, ça commence au Nigéria.
Ca se poursuit au Burkina Fasso, ça traverse le Congo et ça se retrouve au Rwanda-Burundi,
ça se retrouve en Tanzanie, ça se retrouve en Ouganda, ça se retrouve très fort
au Kenya. Vous avez tous vu les images touristiques de ces danseurs Massaï au
Kenya, eh bien, au Kenya vous avez le même phénomène de la rencontre des Hutu
et des Tutsi.
Phénomène
particulier au Rwanda, les Hutu et les Tutsi sont des gens qui se sont très
bien entendus, qui se sont très bien intégrés l’un à l’autre, et ils vivent
en si bonne intelligence au cours des siècles, qu’ils partagent la même langue,
chose assez curieuse car bien souvent, lorsque des peuples se rencontrent, et
pas loin d’ici à la frontière linguistique à vingt kilomètres, vous savez que
la frontière linguistique en principe ne bouge pas, les cultures parfois se
rejoignent, mais pas les langues. Là, on a une intégration culturelle tellement
forte que la langue, la culture, la religion ont été les mêmes, et je dirais
bien que bien malin est celui qui peut dire avec 100 % de certitude sans sa
carte d’identité, qu’il est vraiment Hutu ou qu’il est vraiment Tutsi. Il y
a eu énormément d’inter-mariages. Mais le Rwanda a un problème tout à fait particulier
qui n’existe pas en Afrique, c’est qu’alors que l’ensemble de l’Afrique est
un continent sous-peuplé, le Rwanda est un continent surpeuplé. C’est le seul
pays d’Afrique où il y a trop d’habitants et non pas trop peu d’habitants, je
reviendrai tout à l’heure sur les conséquences de ce surpeuplement. Sachez simplement
que cette population est aussi dense que celle de la Belgique mais sur des terres
très pauvres et qu’elle est entièrement rurale. Voilà l’histoire du Rwanda ancien.
Quelques
mots sur le Rwanda moderne. Vers 1890 ou 1898, selon que l’on considère les
actes officiels d’une manière ou de l’autre, les Allemands sont venus occuper
le Rwanda. Vous savez que les Français, les Anglais après bien entendu, les
Espagnols et les Portugais, étaient des grands colonisateurs et les Allemands
qui n’avaient pas de flotte or, il faut une flotte pour coloniser - les Allemands
étaient arrivés très tard dans le jeu de la colonisation, mais ils voulaient
des colonies. Alors, ils se sont dit : « Il reste deux petits endroits,
chic alors, on va y aller. Deux petits endroits où il n’y a personne parce qu’ils
sont très difficilement accessibles », c’est le Rwanda-Burundi et le Cameroun.
Et les Allemands vont trouver là-bas une société très structurée avec un roi,
avec une religion monothéiste, donc facile à comprendre, à assimiler. Les Allemands
vont trouver ces gens-là et vont les coloniser d’une manière tellement légère
et avec une administration tellement indirecte qu’au début, il n’y aura que
dix fonctionnaires coloniaux allemands. Ensuite il y en aura un petit peu plus.
En 1916,
à la faveur de la première guerre mondiale, la Belgique va venir occuper de
manière un peu sauvage, en confisquant le Rwanda aux Allemands, va venir occuper.
Cette occupation devient, en 1924, tout à fait officielle, car la Belgique reçoit
un mandat de la Société des Nations donc l’ancienne, les anciennes Nations Unies
et en 1986, en 1946 pardon, le Rwanda devient à ce moment-là un protectorat.
Les Belges arrivés au Rwanda se composent essentiellement de deux mains du même
corps si vous voulez, c’est l’Etat, la puissance coloniale et l’Eglise. Mais
l’Etat et l’Eglise sont une et même personne. Il y a un archevêque et un ministre,
mais ils travaillent tous pour le même but et ils vont immédiatement favoriser
ce que l’on appelle les Tutsi. Nous sommes bien d’accord que les Tutsi, c’est
difficile à distinguer des Hutu, nous ne sommes pas dans une guerre raciale,
nous ne sommes pas dans une guerre ethnique mais enfin, ce que l’on appelle
les Tutsi vont être énormément favorisés par les Belges. Pourquoi ? Parce
que les Tutsi, dans beaucoup de cas, avaient le pouvoir par une série d’opérations
de servage, ils avaient asservi beaucoup de Hutu, et c’est vrai qu’il y avait
des chefferies Hutu surtout dans le Nord, mais pas assez importantes, les Belges
ont préféré choisir par simplicité.
Les
Belges et l’Eglise introduisent - pour être bien sûr qu’ils reconnaissent leurs
amis, leurs protégés, et ceux qui ne sont pas leurs protégés - introduisent
la carte d’identité, ladite carte d’identité qui va permettre, qui va aider
en tout cas aux massacres terribles que nous allons connaître plus tard puisqu’elle
permet d’identifier celui qui est Hutu et Tutsi. Vous savez qu’aujourd’hui,
les Taliban qui sont au pouvoir en Afghanistan préparent, et la communauté internationale
le sait, le massacre des Indi, et je voulais vous montrer quelque chose qui
a paru dans le journal ce matin à cet égard… parce que les Nations Unies, la
communauté internationale savent que les Taliban vont massacrer les Indis exactement
comme en 1994, la communauté internationale, la Belgique, savait que l’on allait
préparer des massacres au Rwanda. Cette colonisation belge favorisant les Hutu
continue jusqu’au milieu des années 50, et au milieu des années 50, pour une
série de raisons politiques, sur lesquelles il existe encore de nombreuses controverses,
la Belgique et l’Eglise vont complètement changer de camp, et vont décider de
soutenir les Hutu. J’ai une explication qui vaut ce qu’elle vaut, c’est que
le milieu des années 50, c’était l’annonce de l’indépendance, on savait qu’un
jour le Rwanda allait être indépendant, ce qui voulait dire : un jour des
élections, ce qui veut dire : les élections vont être gagnées par la majorité,
ce qui veut dire : nous les Belges courageux, l’Eglise courageuse, soyons
du bon côté du manche, soyons du côté de la majorité, renversons la vapeur.
Et,
dans ces années 50, la Belgique change totalement de camp, en 1959, les premiers
Tutsi sont massacrés et le Mwami, qui est donc le roi, le Mwami KIGERI V est
chassé. En 1960, je vous ai dit que les élections allaient venir, se tiennent
les élections communales avec une victoire écrasante des partis Hutu. En 1962,
est élu le président Hutu le témoin 42. En 1963, les Hutu qui avaient été chassés
en 59, ou les rescapés des familles massacrées, tentent une invasion et une
centaine de milliers d’entre eux sont massacrés. En 1973, dix ans plus tard,
Juvénal le témoin 32, le copain de ces messieurs, fait un coup d’Etat, prend
le pouvoir. Il sera réélu en 1978 et en 1983. Très prudent, préparant son coup,
en 1978, le MRND, dont on nous a tant parlé, maintenant on le connaît par cœur,
aussi bien que le PSC ou le PS, le MRND devient le parti unique. En 1990, le
FPR, donc les Tutsi qui viennent de l’Ouganda, attaquent, sont repoussés par
des troupes envoyées par la Belgique et la France, j’y reviendrai un peu plus
tard, sur une prière que le roi avait tenue en commun avec le président le témoin 32.
En 1991 quand même, sous la pression de l’opinion publique internationale et
surtout sous la pression de la Banque mondiale qui dit : « Nous vous
donnerons des fonds pour votre développement, mais il faut un petit peu de démocratie,
faites un petit peu semblant, faites un effort », on s’oriente en 1991
vers le multipartisme. En 93, on arrive aux accords d’Arusha qui prévoient essentiellement
le partage du pouvoir et le retour des exilés, ça va être le grand problème.
Et voilà qu’en 1994 se passe ce que vous savez.
Et pendant
toute cette période post-coloniale, si j’ose dire, se crée une élite de profiteurs,
de favoris du régime, dont font partie nos amis ici derrière moi. Que l’un ou
l’autre fasse partie de l’Akazu, c’est finalement, comme l’a dit Monsieur l’avocat
général, hier : « Quelle importance que Monsieur HIGANIRO par exemple
fasse partie de l’Akazu », quelle importance, ce que nous savons, c’est
qu’il y a une élite de profiteurs, souvent des gens très doués, des gens qui
ont beaucoup de mérites, mais surtout, qui profitent, et en même temps que cela,
que se crée cette élite de profiteurs exclusifs, il y a le problème que, je
vous le rappelle, c’est que la population augmente dramatiquement et on va pouvoir
dire ou croire ou faire valoir ensuite qu’il n’y a pas de place pour tout le
monde au Rwanda.
Il faut
également savoir que la raison pour laquelle ces populations augmentent dramatiquement,
c’est le refus du contrôle des naissances de l’Eglise. Vous savez que le Rwanda
est un des pays les plus catholiques, le contrôle des naissances, l’Eglise n’aimait
pas, n’aime toujours pas beaucoup mais à l’époque n’aimait pas du tout, et également,
pour pouvoir continuer à exploiter les masses, c’est également le refus d’urbanisation.
Il faut savoir qu’au Rwanda, le taux d’urbanisation est de 5,4 c’est-à-dire
que 5,4 % de la population au recensement de 94 vivait dans les villes, c’est
un des taux les plus bas du monde. Vous avez donc un des pays les plus peuplés
du monde, les plus pauvres du monde et avec un taux rural qui dépasse 90 %.
Le quatrième
point de ce que je voulais vous dire ce matin, c’est un petit exposé, je vous
ai dit, je ne suis pas sociologue, si j’avais pu être sociologue, j’aurais pas
été avocat, mais je suis bien obligé quand même du faire, je vais vous dire
quelques mots sur la langue que l’on parle au Rwanda, et sur ce dont on a parlé,
ici, assez souvent, la vérité. Qu’est-ce que c’est de dire la vérité ?
On l’a vu, la langue qui est parlée au Rwanda, qui est une langue d’un groupe
Bantou qui est d’ailleurs la plus parlée d’Afrique, c’est le plus grand sous-groupe
Bantou en Afrique. Cette langue est extraordinairement compliquée et on a vu
souvent quand les interprètes devaient se reprendre avec les témoins, car parfois,
le sens de ce que le témoin disait n’apparaissait pas immédiatement. Pourquoi ?
C’est parce que dans cette langue du Rwanda, on doit utiliser des périphrases
pour dire des choses que l’on ne peut pas dire crûment. Soit pour dire ces choses,
il n’y a pas de mots, soit les mots ne peuvent pas être utilisés parce qu’ils
sont considérés comme grossiers. Par exemple, vous vous souvenez de cette femme,
une des premières qui est venue témoigner, qui a relaté la manière dont ses
enfants et son mari avaient été tués sous ses yeux ; elle a ensuite dit :
« Les soldats m’ont emmenée dans la brousse, ils ont fait de moi ce qu’ils
voulaient », parce que le mot violer n’existe pas dans la langue, les interprètes
me l’ont expliqué, c’est un mot qui serait tellement vulgaire qu’on ne l’imagine
même pas que ce mot existe.
Et donc,
on parle par ellipses et par allusions et c’est pour ça que certains sont venus
dire : « Oui, ben, tous ces Rwandais mentent, ce sont des menteurs,
pour eux dire la vérité c’est parler bien ». Quelqu’un est venu expliquer
que dire la vérité, c’est parler bien. Le langage est effectivement extrêmement
important en Afrique, beaucoup plus important que chez nous, chez nous, c’est
ce qui est écrit qui compte, dans les procédures judiciaires dans la plupart
du temps, sauf ici, dans les procédures répressives en général, elles sont orales,
mais tout le reste est écrit. Ce qui est écrit dans notre pays a de l’importance,
par exemple on entend souvent : « C’est vrai puisque je l’ai lu dans
le journal ! », ça ne veut pas dire que c’est vrai parce que je l’ai
lu dans le journal, mais comme ça a été écrit dans le journal, ça a une certaine
autorité que ça n’aura pas si c’est verbal. Autre chose, autre exemple, en droit
on dit « scripta manent verba volant », les écrits restent,
les paroles s’en vont, c’est tout le contraire de ce qui se passe au Rwanda,
où ce qui est dit est important, pas tellement ce qui est écrit.
Mais
chez nous aussi, vous savez, la vérité a souvent plusieurs faces, professionnellement
nous le savons tous puisque nous sommes toujours d’un côté de la barre et de
l’autre côté de la barre à parler de la même chose et à avoir deux avis complètement
différents. Mais enfin, si Monsieur le cinquième juré, vous et moi allions au
cinéma, qu’on allait voir un film et qu’en sortant vous me dites : « Tiens,
moi j’ai vu un film d’amour ». Ah, je dis : « Non, pour moi,
c’était un film policier ! ». C’est le même film que nous avons vu,
mais nous avons vu deux choses différentes. Et même en bruxellois, on peut dire
une chose pour son contraire. Si je vous dis, Monsieur le sixième juré :
« Vous voulez me prêter dix mille francs ? ». Vous allez me dire
« Oui, peut-être ». Qu’est ce que vous me dites en me disant :
« Oui, peut-être ? ». Vous me dites : « Non ».
Mais vous, Monsieur le septième juré, si je vous dis : « Ce soir,
je vous invite au restaurant, ça vous intéresse ? ». Vous allez me
dire « Non, sans doute ». En me disant : « Non, sans doute »,
vous me dites bien « Oui ». Par conséquent, la vérité rwandaise n’est
pas tellement différente de notre vérité et ce qui est juste, c’est ce qui est
crédible et ce qui n’est pas juste, c’est ce qui sonne faux.
Cinquième
point - je n’abuserai vraiment pas de votre patience ce matin, cela avance beaucoup
plus vite que prévu - cinquième point, la lutte pour le pouvoir et la culture
du génocide. Je dirais que dans toute société le pouvoir c’est important, c’est
beaucoup. Le pouvoir, cela représente la richesse, cela représente l’accès à
l’enseignement, cela représente le bien-être physique et moral, cela représente
des beaux enfants, cela représente un cercle d’amis puissants, cela représente
une retraite, une longue vie. Le pouvoir, c’est tout cela. Dans les pays pauvres,
et un sociologue est venu nous l’expliquer, le pouvoir est non seulement beaucoup,
mais il est tout, il n’y a rien d’autre que le pouvoir. Il y a les gens qui
ont tout le pouvoir et qui craignent, comme ces messieurs et dames, du perdre
et il y a les gens qui n’ont rien. Pour eux l’enjeu est extraordinairement important.
Alors, pour reprendre ce pouvoir qu’ils craignaient de perdre, ils se sont livrés
à une guerre civile, des guerres civiles il y en a partout, des guerres civiles,
c’est lorsque deux clans recherchent le pouvoir, recherchent l’influence et
se battent, et celui qui a gagné il a le pouvoir, il s’assied et puis il attend
que cela recommence la prochaine fois, s’il peut en avoir la chance.
Mais
au Rwanda, on n’a pas fait une guerre civile ordinaire, on a fait un génocide.
Quelle est la différence entre un génocide et une guerre civile ? C’est
que vous avez deux parties en présence qui se battent et l’une essaie d’exterminer
l’autre. Elle veut la faire disparaître, et nous y reviendrons, surtout elle
veut la faire disparaître si elle pense qu’elle aura l’impunité. Qu’est-ce qui
a favorisé, notamment, on y reviendra sur les éléments qui ont favorisé cette…
- c’est pas très confortable ça pour mettre les pieds - qu’est-ce qui a favorisé,
facilité - j’y reviendrai d’une manière plus systématiquement - mais qu’est-ce
qui a facilité ? Un des éléments qui ont facilité cette extermination,
cette tuerie, c’est le phénomène d’autorité, qui existe en Afrique, des grands
sur le petit. Quand un patron dit à son domestique : « Fais cela »,
le domestique fait cela. Si le patron dit à son domestique, comme HIGANIRO l’a
dit à ses domestiques à Kigufi : « Tue ce petit Tutsi », il va
le tuer. Si un père dit à son enfant : « Fais cela », l’enfant
le fera. Si un mari, dans cette société qui est encore très inégalitaire, dit
à sa femme : « Fais cela, ne fais pas cela », elle devra obéir,
on ne discute pas. Et il y a même un mot, alors, les gens qui connaissent la
langue me pardonneront si je ne prononce pas bien le mot c’est ubuhake ;
ubuhake, ça veut dire « le principe d’autorité », ça existe en langue
allemande aussi, on appelle ça le « führer princiep », mais c’est
un principe qui existait sous les Nazis, ça n’existe plus chez nous. Notre société
est caractérisée par le fait que personne n’a d’autorité sur personne. Un tout
petit peu dans la gendarmerie, un tout petit peu les juges sur les justiciables,
mais très très peu finalement. L’autorité n’existe que très très peu dans nos
rapports entre nous.
Par
ailleurs, ce génocide avait sa culture, il avait une culture intéressante, on
nous en a parlé, et cette culture a parfaitement fonctionné. C’est une culture
qui consiste à dire : « Je suis l’agresseur mais je me dis agressé,
je dis que je me défends. Quand je tue l’autre, je dis que je me défends ».
Autrement dit, les victimes sont les coupables, c’est le fameux miroir, vous
avez une victime et un coupable. Le coupable se regarde dans la glace et il
dit : « Ce que je vois, c’est une victime ». On traite ses ennemis
du contraire de ce qu’ils sont, on est assoiffé de pouvoir, mais on dit, comme
l’a dit Monsieur HIGANIRO : « Nous devons lutter contre les Tutsi
assoiffés de pouvoir », alors que c’est nous qui sommes assoiffés de pouvoir.
On dit, et ça c’est plus tard : « Qu’on est aculés par des syndicats
de délateurs », or ici, les seuls syndicats délateurs qui existent, ce
sont les syndicats dans l’autre sens. Et enfin, on traite celui qu’on veut exterminer
de cancrelat. On l’appelle un Inyenzi. Alors, un cancrelat, c’est sale et si
je vois un cancrelat, je vais prendre ma bombe, ou si c’est dans la rue, je
vais marcher dessus, c’est dommage, c’est une créature de Dieu aussi, mais je
ne peux pas m’en empêcher. On élimine les cancrelats.
En résumé,
nous avons entendu Monsieur DEGNI-SEGUI, vous vous souvenez, ce monsieur qui
est très savant, qui est rapporteur au Conseil de sécurité des Nations Unies ;
c’est un Monsieur très discret qui est venu ici et qui nous a dit : « Voilà,
il y a quatre causes à ce génocide, il y a les trois premières dont je vous
ai parlé : il y a la surpopulation, donc il n’y a pas de place pour les
Tutsi, il y a le refus du partage du pouvoir prévu par les accords d’Arusha,
il y a l’incitation à la haine ethnique, il faut tuer ces Tutsi, et il y a,
j’y ai fait rapidement allusion, l’impunité ». On croit que cela va marcher,
on sait qu’on ne sera pas puni, on pense bien qu’on ne sera pas puni et je dirais
même qu’au-delà de l’impunité, il y a plus que cela, il y a même un gain parce
que, les témoins nous l’on assez dit, lorsqu’on tuait un Tutsi, on pouvait aller
voler ses biens, voler ses terres, et brûler sa maison et à la place de sa maison,
on avait un petit lopin de terre ! Quelle bonne opération, s’il en est
des bonnes opérations !
Mais,
septième point, ici, ce n’est pas de génocide que nous parlons, car la loi belge
qui permet de poursuivre les génocides date de 1999, et nous ne pouvons poursuivre
ici que les crimes de guerre. Monsieur l’avocat général vous en a parlé beaucoup
plus savamment que moi, mais je vais quand même vous rappeler, très rapidement,
quelques éléments du crime de guerre. Ce crime de guerre est défini par l’article
3 commun aux quatre Conventions de Genève qui interdit, en tout temps et en
tout lieu, à l’égard de non-combattants ou de personnes hors combats, quatre
choses : les atteintes à la vie, les tortures, les supplices ; deuxièmement,
la prise d’otage, vous vous souvenez dans… je crois que c’est dans le deuxième
rapport auquel a collaboré Monsieur HIGANIRO, il a dit : « Séquestration »,
ça, c’est la prise d’otage. Troisièmement, les traitements humiliants et dégradants,
c’est par exemple violer les femmes, et quatrièmement, les condamnations et
exécutions effectuées sans jugement préalable ; c’est ce qu’avec joie se
sont livrées sur 800.000 victimes les quatre personnes qui sont derrière vous,
pas toutes seules pour 800.000, mais entre elles, quelques-unes, et rien que
pour nos braves petites sœurs environ, 7.000.
Le Conseil
des Nations Unies, en 1992 - pour une fois je vais vous citer des sources :
c’est le répertoire 764, du 13 juillet 1992, paragraphe 10 - le Conseil de sécurité
des Nations Unies a spécifié en 92 que les personnes qui commandent, ou ordonnent,
ou permettent de commettre de graves violations des conventions sont individuellement
responsables de telles violations.
Dixième
point. Nous ne faisons pas ici le procès de la Belgique, nous ne faisons pas
ici le procès de l’Eglise, nous ne faisons pas ici le procès des Nations Unies,
mais enfin s’il n’y avait pas eu la Belgique, s’il n’y avait pas eu les Nations
Unies, s’il n’y avait pas eu l’Eglise, ce procès n’aurait pas existé. Par conséquent,
parlons un petit peu du rôle, très brièvement, de chacun. Les Nations Unies,
son rôle n’a pas été particulièrement glorieux, puisqu’au fur et à mesure que
les tensions augmentaient, les effectifs des Nations Unies diminuaient et que
du début à la fin jusqu’à son retrait total, l’effectif des Nations Unies avait
commencé à 4.500 et s’est terminé à 270. Bravo ! Chapeau les Nations Unies :
courage fuyons !
Le rôle
de l’Eglise n’est pas beaucoup plus glorieux. On ne peut pas dire que l’Eglise
est une espèce de monolithe qui est dirigé par ce vieux Monsieur, à Rome, qui
marche un peu comme moi, et qui décide de la vérité en matière de dogme. Non !
L’Eglise est multiforme. L’Eglise a ses ordres, l’Eglise a ses tensions internes,
l’Eglise a ses avis différents mais en tout cas les acteurs de l’Eglise belge
et de l’Eglise rwandaise ont été au mieux pour elle, un témoin passif et vraisemblablement
assez bienveillant de ce qui se passait là-bas et on a entendu les quelques
pères blancs ici venir témoigner, je ne suis pas contre eux mais je ne serais
pas très très fier d’être à leur place. Ca ne s’est pas très bien passé. Il
y a eu évidemment des gens, admirables, vous vous souvenez qu’à Kigufi, je crois,
mais j’y reviendrai plus tard, on connaît une série d’enfants qui ont été protégés
par des petites sœurs, il y eu des gens tout à fait bien, des gens tout à fait
admirables, mais en général l’Eglise ne s’est pas très très bien comportée,
et ici, les tombereaux d’injures que l’on a lus et que l’on a entendus conte
les sœurs Scholastique et Marie-Bernard, qui avaient osé se plaindre des sœurs
Kizito et Gertrude, les tombereaux d’injures qui ont été proférées contre ces
sœurs sont proprement scandaleux.
Donc,
Eglise rwandaise, pas fameuse, Eglise belge, pas fameuse et puis, très bon rapport
entre les deux, puisqu’on sait qu’en 1990, le président le témoin 32 est venu
ici faire une visite - c’est pas le terme - une visite religieuse. Il est venu
prier et essentiellement il est venu prier avec le Roi. Et savez-vous que c’est
le lendemain que les para commandos belges sont partis au Rwanda. Hasard des
choses ? Je ne dis pas que le Roi pouvait décrocher son téléphone et ordonner
que l’on envoie des para-commandos, ça devait être préparé, peut-être, Maître
GILLET vous dira que c’est peut-être comme ça que ça c’est fait, aussi simplement
que cela, mais enfin, vous voyez que la prière et le pouvoir et l’armée sont
des choses qui vont ensemble.
Autre
chose, le grand ami de la Belgique, le grand ami de la Belgique, l’archevêque
de Kigali. Jusqu’à 1990, l’archevêque de Kigali était membre du Comité central
du MRND. Est-ce qu’il y a un meilleur exemple du mariage du point séculier et
du point régulier ?
Dernière
chose sur le rôle de la Belgique : c’est qu’on savait et on le sait de
deux sources, on savait en Belgique, enfin les gens qui sont au parfum, les
gens savaient en Belgique que le génocide se préparait ; selon une des
sources, les services secrets belges le savaient et selon une autre source,
qui est le professeur Eric DAVID que nous n’avons pas entendu ici, cela m’étonne
mais enfin, selon le professeur Eric DAVID, le ministre de la défense le savait.
Dans un cas comme dans l’autre, tout cela a été bien connu.
Neuvième
point. Quelques instants sur la planification systématique de ce génocide. Vous
savez que la grande tête pensante du génocide, le colonel BAGOSORA - l’ami de
Monsieur HIGANIRO, avec qui Monsieur HIGANIRO est allé à Gisenyi - le colonel
BAGOSORA est arrivé à ne prendre que trente à quarante-cinq minutes - après
avoir appris que l’avion du président avait explosé - n’a pris que trente à
quarante-cinq minutes pour constituer un gouvernement provisoire et mettre les
premières barrières dans Kigali.
Je reviens
à Monsieur DEGNI-SEGUI. Monsieur DEGNI-SEGUI nous a expliqué également pourquoi
et comment on avait fait pour aller si vite. Il y avait quatre éléments, selon
lui : il y avait d’une part, on avait préparé les esprits parce qu’il y
avait une incitation à la haine ethnique par la RTLM, à qui Monsieur HIGANIRO
a donné 100.000 francs, que ce soit en investissement ou un don, peu importe,
la RTLM incitait à la haine ethnique. On avait distribué des armes aux Interahamwe
et on les avait entraînés. On est arrivé, comme je l’ai dit, à constituer immédiatement
un gouvernement provisoire et à ériger des barrières et enfin, il y avait les
fameuses listes de notre ami Monsieur NTEZIMANA qui ont bien permis les choses
et qui ont permis - la comparaison d’habitude n’est pas raison mais ici, elle
est juste - qui ont permis aux génocidaires de faire un meilleur travail que
les Nazis n’ont fait. C’est quand même extraordinaire parce qu’ils avaient,
en fait, des moyens très limités.
Dixième
point. Quelques mots sur chacun des accusés, vraiment très vite et peut-être
un petit peu plus sur Monsieur HIGANIRO, dont vous sentez que je l’ai à la bonne.
Trois mots sur Monsieur NTEZIMANA d’abord. D’abord, Monsieur NTEZIMANA est très
malin, vous avez vu comment il a roulé Monsieur le témoin 144. Alors, soit Monsieur
le témoin 144 est bête et alors Monsieur HIGANIRO tous les soirs se dit :
« Oui, oui, je l’ai roulé comme je l’ai eu », ou bien Monsieur VAN
YPERSELE est malin, mais dans un cas comme dans l’autre, la manipulation est
évidente et on sait pour qui roule Monsieur le témoin 144, et ce que je dois
dire en plus, on sait pour qui roule Monsieur le témoin 144, il roule pour certains
milieux charismatiques, intégristes, ça n’est quand même pas un secret !
Deuxième
chose que je dirais sur Monsieur NTEZIMANA, c’est que, tout malin qu’il est,
tout professeur de climatologie qu’il est, tout savant qu’il est, il a des délassements
simples et saints, puisque chaque fois que sous ses yeux on tue quelqu’un dans
sa rue, il va jouer aux cartes avec ses copains. C’est un homme simple qui ne
se pose pas de grandes questions. Mais plus sérieusement, la troisième chose,
et depuis le début du procès, moi ça me chipote, ça me chatouille, Monsieur
NTEZIMANA nous a dit que, sentant sa famille menacée, il a emmené ses enfants
en sécurité dans sa colline natale - parce que vous savez que dans les collines,
là vraiment les villageois s’aident, il n’y a pas beaucoup d’assassinats dans
les collines natales - il a emmené ses enfants dans sa colline natale, sa femme
si je me souviens bien était en Amérique à ce moment là donc il n’y avait pas
de problèmes de ce coté là. Alors, question que je poserais à Monsieur NTEZIMANA,
et si j’avais eu la présence d’esprit, je la lui aurais posée : s’il n’était
pas en sécurité à Butare mais qu’il était en sécurité dans sa colline natale,
pourquoi y avoir emmené ses enfants et pourquoi ne pas y être allé lui-même ?
Il aurait pu y être bien lui-même, il aurait été en sécurité. C’est une des
raisons pour laquelle je ne crois pas très sérieusement en sa bonne foi lorsqu’il
dit qu’il se sentait menacé.
Sur les deux petites sœurs, je n’ai
rien à dire. On consacre sa vie à l’amour de Dieu et je pense qu’il n’est pas
exagéré ou qu’il n’est pas hasardeux de dire que s’il n’y avait pas eu de problème,
eh bien, elles auraient continué toute leur vie bien gentiment à être les épouses
de Dieu, à pratiquer l’amour universel, je dirais : « Je vous aime,
vous m’aimez » mais là, il y a eu 6 ou 7.000 personnes qu’elles n’aimaient
pas beaucoup, ils ont permis d’organiser, d’ordonner ou en tout cas coopérer
à la mort de ces gens, et est-ce pour des raisons religieuses, est-ce pour des
raisons de sécurité ? On ne saura jamais, l’Eglise, l’Eglise est fière,
mais parfois elle s’excuse. Vous savez que les dominicains se sont excusés pour
l’inquisition, il y avait le fameux TORQUEMADA, eh bien, là, nous avons les
sœurs TORQUEMADA, elles ne s’excusent pas encore. Vous savez que le pape, tout
récemment, s’est excusé pour le silence de l’Eglise pendant l’holocauste, mais
du côté des petites sœurs, il n’y a aucun repentir, il n’y a rien, mais rappelons-nous
quand même que les pires crimes contre l’humanité ont souvent été commis par
des religieux, notamment Mohammed et Ali, qui ont mis à feu et à sang tout le
croissant fertile, il y a treize siècles ; ça fait partie des débordements,
des accidents de l’histoire qui peuvent arriver.
Monsieur
HIGANIRO maintenant. Je vous en parle pour deux raisons : la première parce
que je trouve que c’est un homme terrible et la deuxième c’est parce que Maître
Clément de CLETY qui va plaider avec moi, après moi, n’était pas présent lorsque
nous avons eu cet extraordinaire exposé du professeur GICHAOUA et donc, comme
cet exposé portait sur le rôle de Monsieur HIGANIRO, nous avons décidé que ce
serait moi qui vous en parlerais. Cela étant, comme j’ai perdu mes notes, je
ne parlerai pas de ce qu’a dit Monsieur GICHAOUA, finalement. Mais enfin, je
dirais quand même pour commencer que… que Monsieur HIGANIRO soit membre de l’Akazu
ou qu’il soit membre du Club de Vogelpic n’a aucun espèce d’importance. Peu
importe que l’on soit membre d’un ectoplasme qui est indéfinissable.
Moi,
savoir s’il est membre de l’Akazu, je crois que Monsieur l’avocat général l’a
dit hier : « Ca n’a aucune espèce d’importance », ce qui est
important chez Monsieur HIGANIRO, c’est que c’est un profiteur du régime qui
n’est pas sans mérite - il vous a raconté qu’il est d’origine humble et qu’il
s’est élevé à la force de son travail - c’est un profiteur du régime. Il a des
privilèges exclusifs, et comme il n’y en a pas assez pour tout le monde, eh
bien, ces privilèges exclusifs, il veut les garder. C’est un nordiste, extrémiste,
c’est un homme de pouvoir, c’est un homme de l’appareil, c’est un homme du président ;
il a épousé une dame qui est la fille du médecin personnel du président et qui
était son confident, puisqu’ils voyageaient ensemble dans l’avion. C’est pas
à moi de vous le redire, c’est la cinquième fois, la cinquantième fois qu’on
le redira : c’était un homme tout proche. Deux jours, trois jours avant
l’assassinat du président, il l’invitait chez lui à déjeuner, jour de Paques,
fête particulièrement importante, c’est chez lui que vient manger le président.
C’est
donc un homme tout à fait au milieu de ce qui compte au Rwanda. Il va bien venir
vous dire que le pauvre homme est devenu directeur général de la SORWAL, ce
tout petit poste, alors qu’en réalité, il est directeur général d’une des grandes
entreprises du pays, avec des privilèges extraordinaires, il vous a parlé de
son salaire et il y a aussi les voitures de fonction, il y a la maison de fonction,
il y a les domestiques, il y a la carte de crédit, illimitée, il y a les voitures
de luxe avec lesquelles on fait du trafic, il y a éventuellement du trafic d’armes,
il y a tout ce qu’il faut. Quand on est directeur de la SORWAL, c’est aussi
bien sinon mieux que d’être ministre. Il a donc tout reçu de ce régime et il
risque de tout perdre et en plus, il n’aime pas les Tutsi, vous vous souvenez
qu’il dit à Kigufi : « Ce petit médecin Tutsi », en parlant de
l’aide soignant qu’il avait envie d’éliminer. C’est le grand copain de BAGOSORA,
BAGOSORA, génocidaire en chef, celui avec qui il voyage pour aller à Gisenyi,
celui qui a tout organisé, et HIGANIRO fait bien connaître ses idées, il y a
des signes avant-coureurs.
A la
SORWAL, il n’engage plus que des Interahamwe ; le président des Interahamwe
et trois des vice-présidents des Interahamwe sont ses gros clients et il nous
a expliqué, d’ailleurs avec une candeur remarquable, qu’il ne fallait pas avoir
d’exclusivité, que ce n’était pas bon pour le commerce et que les clients risquaient
de ne pas payer, mais enfin qu’il a quand même fait des contrats d’exclusivité
avec ces quatre personnes et ces quatre personnes achetaient l’ensemble de la
production. Qu’il paie ou qu’il ne paie pas comme à… s’est demandé Monsieur
GICHAOUA, n’a finalement pas tellement d’importance, que l’argent tombe dans
les poches de la SORWAL pour être reversé aux Interahamwe ou que l’argent tombe
directement dans les poches des dirigeants d’Interahamwe pour financer les tueries,
n’a finalement pas d’importance. Ce qui compte, c’est qu’on est des Interahamwe.
Autre idée avant-coureur, autre signe avant-coureur, c’est les 100.000 francs
à la RTLM dont on nous a parlé et enfin, son épouse est membre du CDR. C’est
déjà pas mal, je vous le rappelle, son épouse n’aurait pas été membre du CDR
s’il n’avait pas voulu qu’elle le soit.
Et voilà
que cinq incidents vont survenir. Je les ai numérotés de un à cinq, mais ils
sont liés.
Le premier,
c’est la lettre du 16 janvier 1993 au président le témoin 32 où il dit :
« Je vous donne des idées brutes ». En fait, c’est pas des idées brutes,
c’est des idées de brutes, c’est mon opposition à la démocratie et au partage
du pouvoir. Le gouvernement de partage ne doit pas voir le jour. Monsieur HIGANIRO
n’est pas poursuivi pour cette lettre, puisqu’elle est antérieure à la loi belge
donnant compétence à l’encours des tribunaux.
Deuxièmement,
vous avez le rapport préliminaire ou premier rapport - on n’a pas très bien
compris si c’était le premier des deux rapports ou le premier rapport - c’est
ce rapport de fin 93, début 94 où il appelle à l’union des Hutu et à barrer
la route au coup d’Etat civil d’Arusha. C’est quand même magnifique, on fait
un coup d’Etat et on dit : « Il faut barrer la route au coup d’Etat
des autres ».
Troisième
incident, c’est le fameux deuxième rapport, celui du 13 février 94, c’est une
date qui restera gravée dans nos mémoires : « Les extrémistes Tutsi
sont assoiffés de pouvoir, il faut leur barrer la route par tous les moyens,
il faut séquestrer et en un mot, conclut-il, il faut faire un pays mort ».
Quatrième
incident, la fameuse lettre à le témoin 21, la lettre du 23 mai 1994, il dit :
« Merci pour l’essence qui me permet de travailler », vous avez entendu
ses explications absurdes, sur son rôle de vendeur d’allumettes, une boîte 5
francs, c’est évidemment pas lui qui allait s’amuser à vendre des allumettes
en pleine guerre civile, à Gisenyi. Deuxièmement, « Pour la sécurité, dans
Butare, il faut achever le nettoyage ». Ah, la sécurité c’est quoi ?
« C’est la sécurité de mon camion », mais alors, on n’est pas très
sûr, est-ce que c’est un camion qui s’embourbait sur des routes quand il allait
chercher du bois ou c’était un camion qui était embourbé dans la Cour. Explication
absolument absurde, d’autant plus que l’un de vous, Messieurs les jurés, je
crois que c’est le troisième juré, nous a rappelé très opportunément que le
camion était garé en marche avant vers le bas, les roues avant étant éventuellement
embourbées, alors que le camion est une traction arrière.
Et on
s’est fait reprendre par le président MAES qui nous a dit : « La traction
arrière ça n’existe pas, c’est la propulsion arrière ». Que ce soit la
propulsion arrière ou la traction arrière, je dirais c’est un petit peu comme
l’Akazu, ça n’a pas beaucoup d’importance, mais l’explication, ça, ça ne
tient pas. Et enfin il termine sa lettre en disant : « Je m’occupe,
pour le moment, de la défense de la République - on se demande pourquoi un employé
d’une société doit s’occuper de la défense de la République - je m’occupe de
la défense de la République, surtout en relation avec le Zaïre ». Alors,
on peut penser tout ce qu’on veut, on peut penser tout ce qu’on veut de ce qu’il
voulait dire « La défense de la République », cela veut dire l’attaque
contre celui que je perçois étant mes ennemis et en relation avec le Zaïre,
ça veut dire, je ne sais pas moi, les empêcher de s’enfuir au Zaïre ou faire
du trafic d’armes avec le Zaïre, je ne sais pas.
Dernier
incident et c’est le plus grave, c’est l’affaire de la tuerie à Kigufi. Rappelez-vous,
Monsieur HIGANIRO ne s’en vante pas beaucoup que le terrain de Kigufi est un
terrain qui avait été donné par l’archevêché à la commune et donné par la commune
à Monsieur HIGANIRO, pas vendu, donné. Monsieur HIGANIRO est un petit homme
modeste. Alors, comme tout le monde, il va à la commune et il dit : « Est-ce
que je pourrais avoir un petit terrain balnéaire au bord du lac », et on
lui dit, comme on me dirait à moi, comme on vous dirait à vous, vous allez au
Zoute, vous allez à la commune, vous demandez : « Est-ce que je pourrais
avoir un terrain pour construire ma villa au bord de la mer ? ». « Mais
oui, Monsieur, bien sûr vous pouvez avoir le terrain, c’est normal, tout le
monde reçoit des terrains chez nous, surtout au bord de l’eau, c’est tellement
agréable. Il fait frais ».
Voilà
donc, il a ce terrain et son voisin le dérange, la vue de son voisin le dérange.
C’est un Tutsi, peut-être que l’odeur le dérange, toujours est-il que cela ne
lui plaît pas, et il dit à ses domestiques : « Pourquoi ne tuez-vous
pas ce petit Tutsi de médecin », et puis, quand on n’est pas arrivé à exterminer
toute la famille, il dit : « Mais c’est comme ça que vous tuez ?
Mais il faut tuer du bébé au vieillard ! ». Et alors, il est patent
que les compères le témoin 12 et le témoin 3, qui sont ses domestiques - et je vous ai
parlé de l’autorité qu’on a sur ses domestiques - il est patent qu’ils ont tué
Olivier et Benoît le témoin 123 à Kigufi.
Nous
sommes au onzième point des douze points, j’ai tenu ma promesse de ne pas abuser
de votre patience, et si je vous ai vraiment ennuyé, quand vous sortez dans
le parking vous n’avez qu’à me le dire, vous me flanquez une tarte, mais de
toutes façons, j’ai la parole, je la conserve encore cinq minutes. Le onzième
point, c’est pour vous parler, et c’est dans un registre très triste, c’est
de mes parties civiles. Alors, je suis avec Maître Clément de CLETY partie civile
pour deux associations de veuves, et également, en ce qui me concerne, pour
une personne particulière qui est Marie Goretti KANAMUGIRE. Un mot sur Marie
Goretti KANAMUGIRE : elle est aujourd’hui employée à la poste à Kigali,
son mari Charles était un agent de l’université et il a été tué, merci Monsieur
NTEZIMANA parce qu’il figurait sur la liste de Monsieur NTEZIMANA. Ses enfants,
Sandra et Sylvia étaient des étudiantes, et toujours merci à Monsieur NTEZIMANA,
vous savez qu’on vous l’a expliqué, il avait repéré à l’université les chambres
qui étaient occupées par des étudiants Tutsi et grâce à ces repères, ces deux
filles Sandra et Sylvia ont été tuées dans leur chambre.
Et puis,
il y a l’association des veuves, elles sont environ 25.000, je peux pas vous
dire le chiffre exact. Elles ont tout perdu, elles ont tout perdu ces veuves,
elles ont perdu leur mari, elles ont perdu leurs enfants, elles ont perdu leurs
terres et il y a trois semaines, j’étais à une conférence organisée par ces
veuves, et l’une d’entre elle m’a dit : « Mon amie a été violée par
les Interahamwe et son violeur lui a dit, une fois son forfait accompli :
je ne vais pas te tuer tout de suite parce que j’ai le sida et tu vas mourir
lentement ». Cette dame, six ans plus tard, est morte l’année dernière.
Pour
conclure, je vous demande de laisser rentrer les morts dans cette salle. Il
y a les morts de Vincent NTEZIMANA, il y a Pierre-Claver KARENZI, il y a Alphonsine
MUKASONI son épouse qui avait appelé Vincent, souvenez-vous, pour dire que Vincent
dise qu’elle n’était pas une Inyenzi, il y a ses enfants Solange, Malik et Mulinga,
qui avaient été protégés par des religieuses, mais que les voyous de Vincent
ont tué. Il y a les enfants Thierry KANYABUGOYI de douze ans, on l’invite à
rentrer, il y a Emeri, 20 ans, je l’invite à rentrer dans cette salle, il y
a Marie-Claire KAREKEZI, il y a Nicole NDUWUMWE, je vous invite à rentrer dans
cette salle. Il y a les morts d’Alphonse HIGANIRO, c’est les mêmes, c’est également
à Kigufi, Benoît le témoin 123, Constance NIWEMUKOBWA et Aline le témoin 21. Il y a les
morts des sœurs Gertrude, et Marie Kizito, j’invite ces morts à rentrer :
c’est Déo GATETE, Placide SEPT, Chantal. Ces gens sont avec nous dans la salle,
ils vous regardent et ils vous demandent justice. J’ai dit.
Le Président : Bien. Merci
Maître SLUSNY. Vous en avez pour combien de temps à peu près, Maître Clément
de CLETY ? Deux heures. Eh bien alors, nous allons suspendre maintenant.
Nous reprendrons à 10 h 20. |
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