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9.3.7. Plaidoirie de la partie civile: Maître JASPIS
Le Président :
L’audience est reprise. Vous pouvez vous asseoir et les accusés peuvent prendre
place. Maître JASPIS, vous avez la parole.
Me. JASPIS :
Je vous remercie, Monsieur le président. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient,
je souhaiterais aborder la question des constitutions de parties civiles dans
quelques instants, peut-être pas d’entrée de jeu. Ça ne vous contrarie pas trop ?
Le Président :
Jusqu’à la clôture des débats, vous pouvez l’aborder.
Me. JASPIS :
Ça va, je vous remercie. Madame la présidente du jury, Mesdames, Messieurs les
jurés, Monsieur le président, Madame, Monsieur les conseillers, Monsieur le
procureur général, j’ai l’honneur d’entamer la dernière journée de plaidoiries
pour les parties civiles à l’occasion de ce procès, et il sera davantage question
aujourd’hui, bien sûr, - vous vous en doutez - des deux dernières accusées.
Mes confrères, Maître BEAUTHIER, Maître FERMON et
Maître RAMBOER prendront ma suite et vous verrez que nous avons veillé à essayer
de compléter nos interventions, de manière à ce que vous puissiez disposer de
l’information la plus utile et la plus complète possible à l’issue de cette
journée.
Mesdames, Messieurs les jurés, le 20ème
siècle ne détient évidemment pas la sinistre exclusivité des massacres de populations
civiles ! Souvenons-nous, par exemple, du sort des indiens qui peuplaient
le continent américain, au Nord comme au Sud. Durant des siècles, l’impunité
est la règle.
Pour revenir au 20ème siècle, souvenons-nous
du premier génocide qui l’a marqué, durant la première guerre mondiale, qui
a fait rage, notamment sur tout le continent européen. Un peu plus à l’Est,
le génocide arménien s’est déroulé en 1915 et 1916. A ce jour, il reste impuni
et est même toujours nié par son auteur : l’Etat turc.
En revanche, après la deuxième guerre mondiale,
l’horreur était, semble-t-il, enfin, hélas, à son comble. Il fallait juger et
punir les responsables des crimes nazis. Les puissances alliées ont alors créé
le Tribunal militaire international de Nuremberg qui, de novembre 45 à octobre
46, a jugé 22 grands criminels de guerre nazis.
Les victimes : juives, tziganes, homosexuels,
handicapés et autres - car il y en eut tellement de, entre guillemets, sortes
différentes -, n’étaient pas présentes et n’y ont pas eu leur place.
Par la suite, les tribunaux nationaux, toujours
à la suite de ce conflit, ont à leur tour vu comparaître de nombreux accusés.
Il s’agissait en général de juridictions militaires.
Peut-être savez-vous ou ne le savez-vous pas - j’ai
pour ma part dû faire la recherche et je l’ai appris - que dans notre pays,
après 1945, pas moins de 48.840 personnes ont été jugées. Je vous rassure tout
de suite sur ce chiffre qui n’est tout de même pas risible : plus de 30.000
condamnations concernaient des délits d’importance minime. Je veux simplement
mettre en lumière, par cette citation de chiffres, le fait que la juridiction
de notre pays - nous sommes tous ici présents peut-être un tout petit peu trop
jeunes pour en avoir eu conscience - a déjà eu à connaître de faits graves qui
se sont déroulés sur notre propre territoire.
Pendant ce temps, l’idée d’une compétence universelle
faisait son chemin. Un éminent juriste écrivait déjà en 1758 : « Si
la justice de chaque Etat doit, en général, se borner à punir les crimes commis
sur son territoire, il faut excepter de la règle ces scélérats qui, par la qualité
et la fréquence habituelle de leurs crimes, violent toute sûreté publique et
se déclarent les ennemis du genre humain ». On
n’a rien inventé !
Qu’en est-il des suites du génocide rwandais ?
Il m’a semblé utile de nous arrêter quelques instants, avant de commencer à
parler du contenu même du dossier, à la place particulière que vous occupez
par rapport aux autres juridictions qui ont à connaître des même faits - ou
disons des faits similaires à ceux qui ont été évoqués ici pendant des semaines,
et qui se sont également déroulés durant ces trois mois d’horreur absolue. Vous
avez déjà eu quelques indications : à plusieurs reprises, on vous a parlé
de la justice rwandaise mais disons qu’elle restait toujours un petit peu en
arrière plan. Vous avez vu l’ancien procureur NSANZUWERA, vous avez vu le procureur
HABIMANA, vous avez manifestement bien pris conscience du fait qu’on interroge
au Rwanda, il y a des gens qui sont jugés, qui sont condamnés, par exemple,
le cas d’Emmanuel REKERAHO. Vous avez également vu Monsieur TREMBLAY ici, et
à diverses reprises, on vous a cité le nom de personnes en vous disant :
« Untel et untel est actuellement détenu à Arusha ».
Tâchons un petit peu de resituer les choses les
unes par rapport aux autres. La justice dite « du génocide rwandais »,
est ce qu’on appelle une justice triptyque : une justice en trois parties.
Non pas à trois niveaux, mais en trois parties qui sont en réalité très intimement
liées les unes aux autres, vous allez voir pourquoi.
Au Rwanda tout d’abord, la loi qui s’appelle - le
titre est un petit peu long mais c’était nécessaire : « La
loi organique du 30 août 96 sur l’organisation des poursuites des infractions
constitutives du crime de génocide ou de crime contre l’humanité »
est appliqué, depuis décembre 96, par des chambres spécialisées, des juridictions
ordinaires. En fait, l’équivalent du Tribunal correctionnel dans notre pays.
Alors, vous aurez noté que, dans l’intitulé de cette
loi, il est question de crimes contre l’humanité et de génocide, alors qu’ici
- ainsi que Monsieur l’avocat général vous l’a expliqué - vous avez à connaître
des faits qui sont, en réalité, concrètement, identiques mais qui, sur le plan
juridique, sont qualifiés autrement puisque ici, en effet, on les appelle :
des crimes de guerre.
Bon. Ne craignez absolument pas que je vous inflige
un cours sur le sujet. Ce sont des questions dont vous n’avez absolument pas
à vous préoccuper. Je tiens cependant à préciser, pour éviter toute équivoque,
que c’est dans ce cas bien précis que génocide, crime contre l’humanité et crime
de guerre recouvrent en réalité les mêmes faits, les mêmes comportements. Dans
d’autres situations, cela pourrait être différent.
Ne retenez pas cela : c’est simplement pour
éviter qu’il y ait une confusion et parce que je comprendrais très bien que
certains plaideurs insistent peut-être sur le fait qu’on parle tout le temps
de génocide dans cette salle alors qu’au fond, on est ici pour juger ce qui
n’est jamais qu’un crime de guerre. C’est la réalité dont vous êtes saisis et
ce sont les faits qui vous intéressent et non pas les qualifications juridiques.
Ça, c’est un débat qui a déjà eu lieu et qui, en tout cas, n’a pas son actualité
dans cette salle pour le moment.
Les juridictions rwandaises ont jugé, à partir de
décembre 96 où elles ont commencé à fonctionner jusque fin 2.000, 5.036 personnes
au Rwanda. Vous avez déjà entendu, à l’une ou l’autre occasion, le chiffre de
125.000 personnes détenues. Maintenant, ce chiffre approche plutôt les 116-117.000,
d’après les renseignements fournis. Le chiffre de 5.036 personnes jugées a été
communiqué par la Ligue rwandaise pour la promotion et la défense des droits
de l’homme qui est, à ma connaissance, l’organisme le plus autorisé pour produire
des chiffres fiables au niveau des juridictions rwandaises. C’est en effet,
une association qui s’occupe de l’observation des procès et qui rend compte
au public rwandais de la manière dont les procès se déroulent et ce, à travers
diverses publications.
C’est dramatique, évidemment pour un pays, d’avoir
à juger une telle quantité de prisonniers. Avec 5.000 personnes jugées en un
peu plus de 4 ans, vous pensez bien qu’on n’est pas près d’arriver au bout.
Toutes sortes de spécialistes se sont essayés à faire des moyennes statistiques,
et tout le monde a déclaré forfait en constatant qu’il faudrait des dizaines
d’années pour y arriver.
La justice rwandaise est donc confrontée à une difficulté
phénoménale - que nous ne connaissons pas ici - qui est de trouver, face aux
critiques parfaitement justifiées qu’elle reçoit de tous bords, une solution.
Elle est en train d’essayer d’en élaborer une qui est originale, au niveau du
pays - sur laquelle je ne vais pas m’étendre : il s’agit d’essayer de faire
participer un plus grand nombre de, entre guillemets, juges, en l’occurrence
des représentants de la population, comme vous êtes des représentants de la
population belge. C’est quelque chose d’assez lourd et qui doit se mettre en
place, peut-être l’année prochaine. Nous n’allons pas insister là-dessus.
C’est une situation d’autant plus dramatique que,
pendant ce temps, il y a non seulement près de 120.000 prisonniers dans les
prisons et qu’en plus, les conditions de détention de ces personnes posent évidemment
des problèmes de logistique absolument énormes.
Vous vous souviendrez peut-être que Monsieur TREMBLAY
a fait allusion, à un moment, - je pense que c’était sur une question peut-être
de la défense - au fait que Monsieur REKERAHO, quand il l’avait rencontré, était
plutôt dans un triste état - ou bien c’est dans sa déclaration écrite, je ne
sais plus. Il a dit, concernant l’état de santé de Monsieur REKERAHO, que celui-ci
avait été maltraité, qu’il avait été sous-nourri, qu’il n’avait pas reçu les
soins dont il avait besoin. A cette époque-là : certainement. Peu de temps
après le génocide, un tel problème était récurrent dans les prisons rwandaises
et a été dénoncé. Il y a effectivement des morts dans les prisons rwandaises,
liés aux conditions dans lesquelles ces gens sont détenus. Cela fait partie
de la problématique - si je puis dire - post-génocidaire que ce pays doit assumer,
doit régler.
La population est constituée de toutes sortes de
groupes sociaux : les rescapés qui n’ont jamais quitté le pays, les personnes
qui sont parties au moment du génocide et qui reviennent, les personnes qui
avaient quitté le pays des années auparavant, lors des vagues de massacres précédents
et qui aussi reviennent. Tous ces groupes doivent coexister sur un territoire
qui est en effet petit, dans un pays qui était totalement dévasté quant à ses
ressources économiques et à ces possibilités de nourrir, de structurer toute
cette vie sociale. Les difficultés qu’il rencontre sont donc - vous le pensez
bien - colossales.
Par ailleurs, première partie. Deuxième volet de
ce triptyque : la justice internationale.
Le statut d’un Tribunal pénal international pour
l’ex-Yougoslavie avait été adopté par le Conseil de sécurité des Nations Unies
le 25 mai 1993 - je n’entre pas dans les détails. Le 8 novembre 94, très peu
de temps après le génocide rwandais, un deuxième tribunal analogue est créé
par les mêmes Nations Unies : un tribunal spécial pour le Rwanda.
Ces deux tribunaux ont - ce qu’on appelle - un mandat
limité. Cela veut dire que ce sont des tribunaux qui n’existent que pour juger
ces crimes-là, et aucun autre. Ils sont donc nécessairement appelés à disparaître
lorsqu’ils auront terminé leur tâche. Le temps que cela prendra : personne
n’en sait rien. Cela dépendra en grande partie des moyens qu’on leur donnera,
donc, bien entendu, de la volonté politique des Etats bailleurs de fonds.
Ces Tribunaux pénaux internationaux sont, en quelque
sorte, le laboratoire d’une future Cour pénale internationale, mais à caractère
permanent. Ça, c’est une juridiction dont il est question depuis très longtemps.
Disons qu’elle est en gestation depuis 1949, et sachez que son statut a été
adopté à Rome, le 17 juillet 1998. Elle ne fonctionnera pas avant plusieurs
années et elle ne pourra se saisir que des faits qui auront été commis après
son entrée en vigueur.
Le TPIR siège - vous avez souvent entendu le nom
de cette ville, hein - à Arusha qui se trouve en Tanzanie, pays limitrophe
du Rwanda. Le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie siège à La Haye aux Pays-Bas
et vous pensez bien que les questions géographiques, dans tout ça, ne sont pas
innocentes, plus exactement ne sont pas sans conséquences sur le plan pratique.
Il faut imaginer ce tribunal - en plein milieu d’un pays vaste, en grande partie
désertique : la Tanzanie - dans une petite ville qui est connue comme une
ville de congrès, tout simplement parce que le hasard a fait qu’on y a, un jour,
construit des bâtiments qui accueillent toutes sortes de colloques, de congrès,
de négociations intergouvernementales, etc. Les fameux accords d’Arusha :
c’est là aussi qu’ils ont été conclus. Mais c’est une ville qui est, pour le
surplus, complètement coupée ou, en tout cas, qui l’était à la création du
tribunal - du reste du monde sur le plan des moyens de communication. Il est
certain que, même si ça peut être l’ambition de sa vie pour un juriste, aller
passer trois, quatre, voire cinq ou plus d’années à Arusha : ce n’est pas
forcément la perspective la plus exaltante du monde, sur le plan de la vie quotidienne
et de la vie de famille.
Le Tribunal pénal international à Arusha, c’est
une espèce de « Rolls de la justice internationale » et comme les
Rolls : on l’admire, on la critique, et on la méprise parce qu’on dit que,
tout compte fait, ce qu’on demande à une voiture, c’est de rouler et pas plus.
Le Tribunal Pénal international lui - vous vous souvenez des chiffres de détenus
au Rwanda -, il accueille actuellement 35 détenus. 35 détenus depuis 1996, c’est
pas énorme. Il a prononcé huit jugements. Des milliards de dollars de budgets,
hein ! Huit jugements ! Et deux jugements qui ont déjà été prononcés
en appel.
Alors, dans sa population de détenus - je ne vais
pas vous citer les noms, vous n’avez entendu que ça depuis le début de ce procès
et, singulièrement hier encore, Maître GILLET vous a rappelé quelques-uns de
ces noms, qui, chaque fois qu’on les prononce, s’accompagne de la phrase :
« Qui est détenu à Arusha ? ». Ils sont parmi les 35.
Pourquoi si peu de détenus ? Pourquoi si peu
de jugements ? C’est pas pour de mauvaises raisons, c’est pas parce que
ce tribunal serait paresseux ou particulièrement inefficace - bien que, bien
entendu, comme dans toutes les juridictions du monde, on lui adresse toute sorte
de critiques. La politique du TPIR, les raisons pour lesquelles il a été créé
sont fondamentalement différentes de la manière dont la justice rwandaise appréhende
les suites du génocide.
Il s’efforce, en effet, de mener une politique qui
vise à juger - c’est un terme un peu délicat, mais c’est comme ça - l’élite
génocidaire, c’est-à-dire, les concepteurs, les idéologues les plus en vues,
le monde politique, le monde militaire, également le monde des médias, vu le
rôle particulièrement important - comme vous le savez maintenant - qu’il a joué.
D’ailleurs, actuellement se déroule, depuis plusieurs semaines, le procès des
fondateurs, animateurs, etc. de la radio télévision libre des Milles Collines,
ainsi que de la fameuse revue « Kangura » qui avaient publié le document
attribué aux premiers accusés.
A Arusha se trouvent détenus des gens que le Tribunal
a eu la possibilité de voir transférer chez lui parce que le problème de ce
Tribunal, est que -vous pensez bien, il n’arrête pas les gens sur le territoire
de la Tanzanie - il doit conclure des accords de coopérations avec les pays
qui sont susceptibles de lui livrer les personnes qu’il va détenir et juger.
Les pays qui font partie des Nations Unies ont chacun, ou n’ont pas, conclu
de tels accords.
La Belgique a adopté une loi qui détaille en long
et en large le mode de coopération avec le Tribunal pénal international. La
Belgique a livré, a transmis plusieurs dossiers, plusieurs personnes au tribunal.
Il y a actuellement au moins deux, si pas trois personnes qui sont détenues
à Arusha et qui ont d’abord été détenues en Belgique, et qui seront donc jugées
dans les mois ou les années qui viennent.
J’ai oublié de vous dire que si la Belgique est
le bon élève de la classe, il n’en va évidemment pas de même d’un certain nombre
d’autres pays, et c’est ça le grand problème du TPIR : il y a environ 23
pays actuellement sur cette planète qui abritent des personnes qui intéressent
énormément le bureau du procureur.
Le problème est que, de ces 23 pays, il n’y a qu’un
nombre très restreint qui a envie de collaborer avec le TPIR, pour toutes sortes
de raisons. il y a un certain nombre de pays qui sont bien décidés, en tout
cas pour le moment, à faire la sourde oreille, qui n’entendent pas les appels
du Tribunal, qui sont bien obligés de reconnaître du bout des lèvres qu’en effet,
X ou Y se trouvent sur leur territoire quand ils veulent bien le reconnaître,
mais ça se limite à ça !
Certains pays changent d’avis en cours de route
avec le temps, notamment pour des raisons économiques et politiques. Je ne peux
pas vous demander d’imaginer - j’ai moi-même des difficultés à le faire - la
complexité du jeu politique que ça représente. Ce sont malheureusement, malheureusement,
principalement les pays africains, sanctuaires de suspects qui posent le plus
grand problème. Notamment, le pays tout proche qu’est le Kenya.
Troisième volet : la juridiction des pays tiers.
C’est nous, c’est nous mais c’est les autres pays
que la Belgique mais qui ne sont ni le Rwanda ni le TPIR, donc c’est le reste
du monde. C’est vaste. A ce jour, pour ce qui concerne le Rwanda, un seul cas
a été jugé définitivement - donc le dossier est clôturé - c’est le cas
du bourgmestre de Mushubati, c’est une commune qui se trouve près de Gitarama.
Cet homme s’appelle Fulgence NIYONTEZE. Il a été jugé par le Tribunal militaire
de Lausanne, en Suisse, du chef de crimes de guerre.
Il y a aussi eu en Suisse la discussion sur le fait
de savoir si le tribunal pouvait examiner les faits qui lui étaient reprochés,
en tant que crimes contre l’humanité ou/et génocide, et comme en Belgique -
pour d’autres raisons, mais peu importe -, c’est la qualification de crimes
de guerre qui a été retenue. Les autres qualifications n’auraient pas posé de
problèmes mais c’était plutôt une question d’état de la législation de la Suisse
qui a fait que cet homme a été condamné, le 30 avril 1999, à la peine de réclusion
à vie. En appel, cette peine à été ramenée à 14 ans, le 26 mai 2.000 et cette
peine a été confirmée par le Tribunal militaire de cassation le 27 avril 2.001,
donc, une dizaine de jours après que ce procès-ci ait commencé.
Ce que je voudrais vous montrer : c’est le
caractère essentiellement complémentaire de ces trois parties de la justice
du génocide.
Au Rwanda, quelle est la population qui est jugée
par les tribunaux ? Ce sont évidemment une majorité de gens - vous allez
me dire, par définition, ils sont dans le pays - donc, ce sont ceux qui n’ont
pas pu quitter le pays. Ce sont donc les pauvres, les va-nu-pieds, les paysans,
ceux qui ont machetté à tour de bras, donné les coups de gourdins etc. C’est
pas les penseurs, c’est pas les idéologues, c’est pas les politiques malins
qui ont compris, à temps, d’où venait le vent, qui ont emprunté les filières
bien préparées à l’avance, et qui occupent maintenant les positions de retrait
qui étaient déjà prêtes à les accueillir. C’est pas non plus - je parle là pour
les deux dernières accusées - une série de gens qui, par toutes sortes d’autres
réseaux, associatifs, religieux et autres, ont eu la possibilité de quitter
le Rwanda avant qu’on commence à les pointer du doigt. C’est pas ceux-là. C’est
ceux qui sont restés : ceux-là sont jugés au Rwanda.
Au TPIR, je vous ai dit : c’est l’élite. Attention,
l’élite sur laquelle on a pu mettre la main, bien entendu ! Il y avait
beaucoup de gens à travers le monde qui sont parfaitement justiciables du Tribunal
pénal international et qui sont également justiciables de la juridiction des
pays dans lesquels ils se trouvent, si ces pays veulent bien les juger. Ce n’est
pas simple, vous le savez.
Autrement dit, étant donné la complémentarité évidente
de ces trois parties, si un des volets de ce triptyque ne fonctionne pas, tombe
en faillite, est défaillant - tout ce que vous voulez -, ça pose vraiment un
problème. Pour ne prendre que notre exemple ici, ce qui nous occupe, ce qui
nous réuni depuis tant de semaines : si les accusés - ici présents derrière
moi - n’étaient pas jugés en Belgique, eh bien ce serait l’impunité assurée,
évidemment !
Monsieur l’avocat général vous l’a expliqué :
« La Belgique n’a pas de traité avec le Rwanda, et ne livrerait de toutes
façons pas des personnes qui se trouvent sur le territoire belge à la justice
rwandaise ». Bien, la Belgique pourrait les livrer au TPIR, mais encore
faudrait-il que le TPIR le souhaite ? Or, le TPIR, en tant que justice
exemplative, a une politique : elle ne souhaite évidemment pas se trouver
dans les difficultés du Rwanda et ne souhaite, en fait, juger qu’un nombre restreint
mais exemplaire de personnes et n’a donc pas du tout l’intention de faire le
travail à la place des pays, tels que la Belgique, sur le territoire desquels
se trouvent certaines personnes suspectes.
Attention, la politique du TPIR peut changer en
fonction de la manière dont il fonctionne, en fonction de l’évolution des dossiers.
Monsieur HIGANIRO, à un moment donné, a intéressé le TPIR. Les sœurs, à un moment
donné - je ne sais toujours pas si elles ont vraiment intéressé le TPIR parce
que ça n’a pas été très loin - mais enfin, tout de même, dans le cadre des enquêtes
de Monsieur TREMBLAY, on s’est intéressé à ce qui s’était passé à Sovu et, pourtant,
ça n’a pas débouché sur plus que ça.
Pour Monsieur HIGANIRO, pour des raisons techniques
qui ont déjà été évoquées, tout au début de ce procès, et pour les sœurs alors ?
Pourquoi est-ce que le TPIR ne s’est pas préoccupé de faire venir les sœurs ?
Je ne suis pas dans le secret du procureur - je ne suis pas une petite souris
dans le bureau du procureur - mais je constate, en voyant le travail que fait
actuellement le TPIR, que le TPIR n’est pas prêt pour faire un procès des membres
de l’Eglise, c’est un premier point. Il essaie de faire un procès des membres
du gouvernement, il essaie de faire le procès des médias, il essaie de faire
le procès de responsables militaires, disons en gros, en gros.
Les sœurs n’entrent pas dans cette politique, d’une
part et puis, par ailleurs, il y a vous. Il y a vous. Pourquoi mettre cette
énorme machine en branle alors que - et ça c’est tout de même un succès pour
le TPIR aussi qui a tout de même aussi un rôle complémentaire à jouer - la justice
d’un pays sur lequel se trouvent des suspects est, après des années d’atermoiements,
enfin sur la bonne voie. Et, au moment où le TPIR fait une croix sur ce dossier,
manifestement définitive, eh bien, en réalité, il se passe des choses intéressantes
en Belgique, et voilà le résultat.
Ce qui est intéressant également avec cette justice
triptyque - et on va y revenir à travers deux exemples un peu plus loin dans
mon exposé -, c’est la communication qui existe entre les niveaux. Vous allez
voir, en effet, qu’au plus le temps passe, au plus des jugements sont rendus,
au plus on en apprend sur ce qui s’est passé, sur qui a fait quoi, sur comment
ça c’est passé et sur la manière dont les gens se défendent devant les juridictions.
Il est donc important de tenir compte de ce que
le Rwanda, de ce que Arusha, de ce que Lausanne a déjà fait comme travail, de
s’en inspirer, de se rendre compte qu’il y a là un matériel qui, pour vous,
est une aide inestimable. Car ces magistrats, ils n’ont pas été confrontés à
autre chose qu’à ce qu’on a entendu ici, depuis six semaines. Ils ont été confrontés
au même type de témoignages, forcément au même genre de faits, avec leurs spécificités
locales et individuelles, mais ils ont également été confrontés et ça, c’est
extraordinaire à constater : vous allez voir au moins à travers au moins
deux, trois exemples qu’ils ont également été confrontés aux mêmes dénégations
et aux mêmes systèmes de défense.
Je voudrais - avant d’en venir au contenu du dossier
- vous parler à présent des parties civiles que je représente ici. Je représente
58 personnes, c’est très peu au regard des dizaines, voire des centaines de
milliers de morts de la région de Butare. C’est très peu.
Pour chacune de ces personnes, chacune de ces parties
civiles, il y a dans le dossier un nombre de morts qui font partie de sa famille.
On ne se constitue pas partie civile pour les amis. On ne se constitue pas partie
civile pour les voisins. On se constitue partie civile pour la famille et encore,
je me suis limitée à la famille proche.
Je dirais qu’au-delà des cousins ou des neveux et
nièces, la famille rwandaise est plus large que la famille belge. Ça représente
donc forcément plusieurs centaines de morts, plusieurs centaines de morts :
la grande majorité au centre de santé, quelques-uns à Butare, quelques-uns devant
le monastère.
La première de ces parties civiles - j’ai déjà déposé
la note relative à ces constitutions -, je prends en fait dans l’ordre chronologique :
la première personne est Madame Langi KABERA. En fait, je me suis déjà constituée
partie civile auprès de Monsieur le juge d’instruction pour cette dame. Cette
dame est la sœur de Raphaël GACHUNGA. Celui-ci était secrétaire de direction
à la SORWAL. Il avait un surnom à la SORWAL, on l’appelait : « Le
roi des Tutsi ». Elle a recueilli ses enfants - la sœur célibataire - et
elle élève pour le moment Delphine et Brice. Pour elle, je m’étais constituée
contre Monsieur HIGANIRO, j’étends aujourd’hui ma constitution de partie civile
à Monsieur NTEZIMANA.
Charles KABANO, il se trouvait au Burundi, lui.
C’est les hasards de la vie au moment du génocide. Pour lui, je me suis déjà
constituée, également, entre les mains de Monsieur le juge d’instruction contre
les deux dernières accusées. Il a perdu son père, sa mère, son fils né en 79,
une nièce, un neveu. Aujourd’hui, je me constitue, également au nom de Monsieur
KABANO, contre Monsieur HIGANIRO et Monsieur NTEZIMANA.
La famille de Victor NDUWUMWE, celui dont la maison
fut pointée du doigt par le premier accusé, se constitue également partie civile
aujourd’hui. Ça sont les nouvelles constitutions de partie civiles : c’est
Michel KAREKEZI, le frère de l’épouse Marie-Claire, l’oncle de BEBE Nicole,
également la maman de Victor NDUWUMWE, donc la grand-mère de BEBE Nicole :
Séraphine NAMANA.
Parmi les 54 autres personnes qui restent et dont
je ne vais pas vous infliger la lecture des noms - c’est un peu long -, il y
a les 8 cultivatrices que vous avez vues ici comme témoins. Elles ont perdu
père, mère, enfants, mari, etc. ; elles ont aussi, dans leur chair, directement
vécu les conséquences physiques des agressions : ça a été constaté par
les expertises du médecin-légiste. On y reviendra éventuellement un peu plus
tard.
Il y a aussi - j’en pointe une ou deux - Consolée
le témoin, qui est une personne qui devait venir comme témoin. Consolée le témoin
n’est pas venue finalement, ainsi qu’une autre personne pressentie comme témoin,
qui se trouvait pourtant au centre de santé, dont je reparlerai un petit peu
plus loin, parce que cette femme, qui a perdu son mari et sa belle-mère, se
retrouve pour le moment avec cinq enfants à charge.
Vous n’avez peut-être pas fait attention à cet épisode
qui était en effet de pure logistique, mais, à un moment donné, les enquêteurs
sont revenus en expliquant au président - et ça a fait l’objet d’une petite
note - que deux personnes avaient finalement décidé de ne pas venir témoigner
parce qu’elles demandaient de l’argent. Manifestement, il y a eu un certain
énervement, parce que les enquêteurs ont peut-être eu l’impression que ces personnes
essayaient de tirer profit de la situation -comme si c’était seulement envisageable
- mais je peux comprendre, avec toutes les tâches qu’ils avaient sur le dos,
qu’ils n’aient pas souhaité insister.
Cette femme m’a fait savoir par la suite, qu’en
réalité son gros problème était qu’elle devait faire garder ses cinq enfants
pour venir ici et qu’elle avait besoin simplement d’une aide financière. Elle
avait compris que l’aide de la Croix-Rouge servirait à ça. Ce qu’elle avait
demandé, c’était une avance pour pouvoir laisser un peu d’argent aux personnes
qui garderaient ses enfants. Enfin bon, c’est le malentendu dans toute son horreur
dans ce genre de situation, mais je ne voulais pas que vous croyez que Madame
le témoin n’est pas venue pour de mauvaises raisons.
Il y a ensuite - et là, Monsieur le président voudra
bien peut-être inaugurer la nouvelle machine qu’il a eu la grande obligeance
d’acquérir à l’occasion de ce procès - la famille d’Aline. Vous vous souvenez
d’Aline : on en a souvent parlé. Alors, à l’occasion des deux ou trois
mots que je voudrais vous dire au sujet d’Aline, je voudrais vous montrer une
image : c’est une image du temps du bonheur, c’est une image d’avant.
J’aurai pu vous montrer - parce que je les ai dans
mon dossier - les photos des cicatrices, les photos des mutilations que les
huit témoins que vous avez vus ici ont encourues, ou que les autres personnes
qui n’ont pas eu la chance d’être examinées par le médecin légiste, en Belgique
- parce qu’il n’y a pas de médecin légiste au Rwanda, ça n’existe pas - donc,
ce que les autres personnes ont subi. Ça ne m’a pas vraiment semblé nécessaire
ni opportun, certainement pas après six semaines de débats. Il m’a par contre
semblé être peut-être temps de faire comme on fait, habituellement semble-t-il,
dans un procès d’assises - je ne suis pas du tout familière de ces lieux. C’est
simplement vous montrer une image d’une des personnes qui a disparu.
Voici Aline KAMANZI, 19 ans. Au moment de son décès,
le 6 mai 1994, elle est en cinquième secondaire au collège Saint André à Kigali.
Elle est en vacances au couvent - comme elle le fait souvent, c’est les vacances
de Pâques, on vous l’a assez dit que c’est les vacances de Pâques à ce moment-là.
Et, pendant les vacances de Pâques, elle aime bien venir à Sovu, elle s’y sent
bien, elle y rejoint sa tante : Bénédicte KAGAJU.
Bénédicte KAGAJU, c’est une de ces religieuses.
Elle ne se constitue pas partie civile et pourtant, c’est la tante d’Aline.
Dans la salle se trouve Léocadie, c’est la maman d’Aline, qui suit ce procès
depuis le premier jour. Dans la salle, se trouve également sa petite sœur :
Annick qui aura 18 ans au mois de septembre, mais Bénédicte KAGAJU, elle, outre
qu’elle n’est pas venue comme témoin, ne se constitue pas partie civile. Elle
est une sorte d’exemple de ce que vous allez voir par la suite, tout au long
de cette journée : des contradictions infinies qui peuvent habiter un être
humain dans les moments les plus cruciaux, et aussi, de certains choix ;
le choix qu’elle a fait : c’est pas le choix du cœur, c’est le choix d’une
sorte de fidélité - que je considère comme mal placée mais enfin -, d’une fidélité
à un certain ordre. La fidélité à sa congrégation, à ses consœurs, aux deux
dernières accusées, c’est la raison pour laquelle sœur Bénédicte n’est pas partie
civile et n’est pas venue comme témoin.
Je ne reviendrai pas sur cette question du voile.
On en a assez parlé. Retenez simplement que c’est le 6 mai qu’on lui a refusé
le voile. Retenez simplement que c’est la première et la seule question que
j’ai posée à sœur Gertrude, à l’issue de son interrogatoire ou de sa déclaration,
à l’audience. Retenez simplement qu’elle vous a répondu, à ce moment-là, que,
vraiment, elle n’avait plus la tête à rien du tout, que c’était une situation
à ce point épouvantable, on ne pensait pas à ces choses-là.
Pourtant, quelques jours auparavant - dix ou neufs
jours auparavant - le 23, quand il a été question d’aller se réfugier à Ngoma,
là, on avait l’esprit où il le fallait, et là, on a donné des voiles à plusieurs
jeunes filles -attention -, à plusieurs jeunes filles qui étaient des presque
religieuses, donc, en quelques sortes, des êtres méritants qui pouvaient faire
partie du groupe, de la famille, de la caste.
Tandis qu’Adeline elle, elle envisageait, comme
tout le monde le lui conseillait : « Attends d’avoir terminé tes études
secondaires, tu peux encore changer d’avis ». Mais elle l’avait quand même
là, elle envisageait, après ses études secondaires, d’entrer au monastère de
Sovu mais cela, ça ne suffisait pas. Ça ne suffisait pas, elle n’a donc pas
eu le voile.
Ces constitutions de parties civiles - je vous ai
dit - c’est à la fois très très peu de personnes mais, en même temps, c’est
quand même beaucoup. Pourquoi ? Parce qu’il est extrêmement difficile -
comme vous pouvez vous en douter - pour ces personnes de faire le lien avec
un procès comme celui qui se déroule ici. Ca n’a été possible que grâce au travail,
vraiment extraordinaire et méritant, que font au Rwanda un certain nombre d’associations
rwandaises. Je pense plus particulièrement à IBUKA 94 et je pense également
à l’association d’aide aux rescapés du génocide, à Butare. Je vous remercie,
Monsieur le président, excusez-moi, j’ai oublié, emportée par mon sujet…
Le Président :
Je vous en prie, j’avais compris.
Me. JASPIS :
…de vous dire que nous pouvions rétablir la lumière.
Ces associations entourent, comme elles le peuvent,
les victimes avec les moyens dont elles disposent. Les personnes qui les animent
sont, en général, elles-mêmes assez gravement traumatisées ou qui, en tout cas,
sont habitées par le désir d’aider leurs compatriotes. C’est grâce à ces associations
rwandaises, et également grâce à l’association belge « Avocats sans frontières »
que le lien a pu se faire entre les personnes de la colline et un procès si
lointain qui a lieu ici, devant vous. Je tiens à les remercier.
Et je voudrais vous dire également pour les personnes
qui sont dans la salle : la maman, la sœur, pour les personnes qui ont
témoigné ici, que le calendrier de ce procès - de ce procès-ci en particulier,
s’agissant des faits de Sovu -, est quelque chose de lourd aussi. Rappelez-vous :
ce procès a commencé le 17 avril. C’est une date que vous connaissez bien, le
17 avril, pas seulement parce que vous vous êtes assis ici pour la première
fois, mais aussi parce que c’est le début des événements atroces qui se sont
produits au monastère de Sovu. Ainsi, depuis le premier jour de ce procès, chaque
jour est le jour du septième anniversaire d’un des événements qui ont été évoqués,
tout au long de ces semaines.
Je dois encore vous expliquer quelque chose qui,
sur le plan technique, ne vous concerne pas immédiatement - qui intéresse d’avantage
les débats qui auront éventuellement lieu ultérieurement - c’est pourquoi je
me suis constituée partie civile contre les quatre accusés. Alors, ça me semble
assez simple à dire, je l’espère à comprendre aussi : c’est lié, évidemment,
à la nature même du crime.
On vous a expliqué à quel point, pour qu’un génocide
ait lieu, il y a nécessité d’un concours de toutes sortes de personnes qui jouent
des rôles différents. Il y a les penseurs, il y a les idéologues, il y a ceux
qui mettent tout ça par écrit - on en connaît un -, il y a les politiques, il
y a ceux qui s’occupent de la dramatique logistique : il faut des armes
pour tout ça. On en a aussi déjà abondamment parlé. Et puis, il y a d’autres
personnes : des exécutants de divers types. Tous ces gens sont nécessaires,
ils sont interchangeables ; ils sont interchangeables, mais ils sont nécessaires
pour que la machine génocidaire fonctionne.
C’est tellement vrai que, dans la loi organique
rwandaise, il est prévu que : « Toute personne qui désire se constituer partie civile - qui établit, évidemment, qu’elle a un titre à se constituer partie
civile, qu’elle a des dommages à faire valoir, un préjudice à faire valoir -
est autorisée à se constituer partie civile contre
toutes les personnes qui sont considérées comme les plus gravement responsables
du génocide ».
Il faut savoir - je ne m’étendrai pas là-dessus
- que dans la loi rwandaise, les suspects sont classés en quatre catégories :
depuis les plus lourdement responsables, si je puis dire, ce sont soit les responsables
intellectuels, soit ceux qui ont par leur ardeur au travail, étaient particulièrement,
entre guillemets, efficaces et contre ces gens là, tout le monde peut se
constituer partie civile. C’est un peu la même logique qu’il m’a semblé pouvoir
appliquer ici, même si ici, il s’agit de crimes de guerre. Et l’idée dans le
commentaire de la loi qui est ici, devant moi, est de dire : « Par
cette disposition, le législateur a voulu tirer les conséquences civiles de
la dimension collective de ces crimes ». Ce sont des individus qui sont
jugés : ils ont une responsabilité personnelle, individuelle.
Mais attention : un génocide, ce n’est pas
l’addition d’un grand nombre d’assassinats. C’est plus que ça. Ca a une caractéristique
propre, justement à la logique qui a fait que l’ensemble ait pu fonctionner.
Ce n’est pas du tout la même chose ; il est donc normal, également, d’appliquer
des concepts un petit peu différents à la manière dont on attribue les responsabilités,
quant aux conséquences sur le plan civil.
Je ne vais pas vous ennuyer davantage avec ça, parce
qu’en réalité, cette question-là ne vous est pas du tout soumise et sera éventuellement
débattue plus tard, si vous le voulez bien - c’est-à-dire uniquement en cas
de verdict de culpabilité.
De quels moyens disposez-vous pour forger votre
conviction ? Parce qu’il faut y arriver. Vous avez vu défiler beaucoup
de gens et ça part dans tous les sens…
Premier élément assez évident : c’est la réalité,
des milliers, des centaines de milliers de morts, pour la petite région qui
nous occupe, une grosse partie, hein ! Ces gens, vous aurez vu - plus spécialement
pour ce qui concerne les deux accusées - comment ils sont perçus, tout au long
des événements, à partir du 17 avril. Ces morts, qui sont tout de même le point
de départ du dossier, ils sont vécus comme des menaces - plusieurs fois, en
filigrane, ça a été dit par un grand nombre de témoins, mais ça a même été dit
par les accusées, je pense que Maître BEAUTHIER y reviendra dans le courant
de l’après-midi -, ces gens sont vécus comme une menace, ils peuvent être armés
et, s’ils sont armés, ils vont nous attaquer, dans notre monastère, derrière
nos briques.
Ils peuvent être armés, ils sont dangereux ;
alors, il faut absolument les repousser un petit peu plus loin. Si on leur donne
à manger - à ces futurs morts - : on est complice des Inkotanyi. Les Inkotanyi,
c’est qui ? C’est l’ennemi extérieur. Si on est complice de l’ennemi extérieur,
c’est évidemment parce qu’on les perçoit - ces réfugiés pouilleux - comme l’ennemi
intérieur qui est devant ma porte et qu’est-ce que je dois faire ? Je dois
l’éliminer avant que lui ne m’élimine !
Et cette idéologie - je crois pas que ce soit formulé
clairement, nécessairement dans l’esprit de ces deux actrices, mais c’est présent,
c’est intégré -, ça se trouve dans chaque petite cellule de leur cerveau, et
c’est ça qui va déterminer les choix qu’elles vont faire pendant les jours qui
vont suivre le 17 avril ; et qui a déjà déterminé d’ailleurs toute une
série d’attitudes antérieures - mes confrères y reviendront, plus loin au cours
de la journée.
Autre élément, tout aussi concret : les expertises
du médecin légiste - je ne vais pas vous infliger la lecture des conclusions.
Je veux vous rappeler simplement - je pense que vous avez ces expertises à votre
disposition - que pour chacun de ces huit témoins, les conclusions sont formellement
conformes aux blessures dont il a été fait état dans le dossier. Elles sont
assez atroces, le médecin légiste - qui a sans doute un peu été surpris de voir
débarquer, comme ça, tout à coup, ce type de personnes - qui n’est pas habitué
à ça, hein, qui voit plutôt des accidentés de la route ou, de temps en temps,
la victime d’une agression, a manifestement pris sont travail très à cœur :
les descriptions qu’il fait sont extrêmement précises et sont tout à fait concluantes.
Il y a la lettre du 5 mai, également - c’est un
autre plaideur qui vous en reparlera et qui vous la décortiquera au courant
de l’après-midi.
Et il y a enfin, et ici nous allons peut-être nous
rafraîchir la mémoire et, Monsieur le président, si vous voulez bien peut-être
permettre au jury de revoir un certain nombre de pièces du dossier qui sont
révélatrices des lieux où se sont déroulés les faits. Nous n’avons pas pu nous
y rendre tous ensemble. Vous ne les verrez peut-être jamais. Ces lieux sont
évidemment tout à fait important pour comprendre comment les choses se sont
passées mais également, pourquoi elles se sont produites comme elles se sont
produites et pourquoi elles ne se sont pas produites autrement, à savoir :
pourquoi est-ce qu’il n’y a pas eu davantage de personnes sauvées dans le monastère
à l’occasion des faits d’avril et de mai ?
Alors, la première image qu’on va vous re-projeter,
vous les avez vues au moment où le juge d’instruction a fait son rapport. Vous
pensez bien qu’ici, sur le banc des parties civiles, on avait des fourmis dans
la langue à ce moment-là, et l’envie de faire des commentaires à ce moment-là
était très importante. Alors voilà, on n’a pas résisté et on vous les re-projette
maintenant :
Vous avez l’église, parfois on l’appelle la chapelle.
Je ne connais pas la différence qu’il y a au point de vue religieux entre une
chapelle et une église. Dans mon esprit - quand j’étais petite, quand on disait
une chapelle -, pour moi : une chapelle, c’est petit. Vous savez :
c’est là où on met les fleurs et les bougies, où on fait une petite prière à
la sainte Vierge. Donc, c’est petit. Et quand on dit chapelle, ici, je me dis :
« Mais donc, c’est petit, la chapelle ». Pas du tout, pas du tout :
c’est un bâtiment très grand.
Il y a eu une autre photo que je ne vous re-projette
pas maintenant, enfin : les murs extérieurs vous suffisent. Il y a eu une
autre photo qui montrait, à un moment donné, quand « Terre des hommes »
occupait les lieux, qu’on en avait fait un entrepôt, vous vous souvenez :
il y avait des caisses à l’intérieur et on voyait bien l’intérieur. Un entrepôt
dans une chapelle ? Un entrepôt plutôt dans une église assez vaste tout
de même !
Alors, pendant cette projection, je pourrais peut-être
demander à Monsieur l’huissier, s’il veut bien vous distribuer une pièce que
nous joignons aujourd’hui au dossier, qui nous est parvenue hier : c’est
un plan des bâtiments du monastère - mais un plan essentiellement de la disposition
intérieure du monastère. Alors, je vous dis tout de suite : ce plan n’a
absolument pas été réalisé par un architecte professionnel ; pour ma part,
je pense qu’il y a un sérieux problème de perspective : ça n’a franchement
aucune importance.
Ce que vous verrez sur ce plan, c’est essentiellement
que, à l’intérieur de l’ensemble de ce monastère, il y a des cours et il y a
surtout des pièces, donc, c’est un immense espace, mais qui est segmenté. Il
y a des pièces communes, il y en a un grand nombre : bibliothèque, salle
de réunion, salle à manger, lieu où l’on reçoit les visiteurs, toutes sortes
d’ateliers, de reliures, toutes sortes de pièces communes, et il y a aussi les
chambres. Il y a exactement, dans ce monastère, 50 chambres. Une partie pour
les religieuses, une partie pour les autres, mais ces 50 pièces, avec combien
de centaines de mètres de couloirs, combien de centaines voire de milliers de
mètres carrés de surface totale cela représente si on les ajoute aux pièces
communes ? Un certain nombre !
Sur la photo, oui, excusez-moi, ça c’est ce qu’on
voit, vous vous souvenez : le chemin est large quand on monte vers le monastère,
c’est donc ce que voient les réfugiés qui arrivent là, le 17. Le 17, les hommes
ne sont pas là, parce qu’ils se battent, un peu ailleurs, sur la colline. Ce
sont essentiellement les femmes et les enfants qui viennent se réfugier là,
ils ne vont d’ailleurs pas rester. Enfin, il y a des bruits contradictoires :
ça va mal finir, la situation se détériore, elle se détériore pas. Il y a un
flux, il y a un reflux, mais enfin, c’était là !
Par contre, le lendemain - le 18 - on revient, et
quand on monte le chemin, cette masse de réfugiés voit ça, et puis, on arrive
sur cette grille qui est fermée - on l’a assez dit que cette grille était fermée.
Cette grille qui est toujours ouverte - elle est toujours ouverte - elle est
le symbole de cette capacité d’accueil d’une communauté religieuse qui, en cela,
respecte parfaitement sa règle : la règle de Saint Benoît - on vous en
reparlera également, plus loin dans la journée, qui prévoit dans un de ses chapitres :
la qualité et la constance de l’accueil par rapport aux visiteurs à l’hôte extérieur.
C’est une communauté contemplative et fermée - si on veut - mais c’est aussi,
selon les préceptes de la religion catholique, une communauté théoriquement
ouverte sur l’extérieur.
La grille est fermée et vous devinez derrière -
on le verra mieux sur la photo suivante -, vous devinez derrière - c’est un
simple rafraîchissement pour vous de mémoire - le grand terrain qui se trouve
là, devant les bâtiments qui sont les bâtiments auxquels le public a accès.
Alors, vous voyez là - vous vous souvenez - au fond, les trois grandes fenêtres,
ça c’est plutôt les bâtiments de l’hôtellerie, et vous avez des chambres hein,
premier étage là, et vous avez sur la gauche, la chapelle. On voit plus ou moins
ou on devine la profondeur du bâtiment, de la chapelle. Alors là, le 18, et
le lendemain, le 19, c’est là, sous une pluie battante, que ces femmes et ces
enfants vont passer la nuit.
Vous vous souvenez de quelques épisodes, chacun
a retenu quelque chose de différent, vraisemblablement. Ma sélection est purement
subjective, j’en suis convaincue. La vôtre peut-être aussi. Individuellement,
vous les mettrez ensemble, vous les confronterez, vous tâcherez, vous aussi,
d’arriver à une synthèse de toutes ces informations qui vous sont parvenues
de tous les côtés et que vous avez fixées plus ou moins dans votre mémoire,
en fonction de toutes sortes d’éléments parmi lesquels votre propre personnalité,
votre propre vécu, sont probablement déterminants, je le pense.
On passe la nuit là. Un certain nombre de privilégiés
- si je peux dire, c’est-à-dire les plus faibles, les femmes avec les petits
enfants - vont pouvoir se serrer dans une des pièces qui se trouve… bon alors,
moi, j’appelle ça le rez-de-chaussée. Dans le dossier, on parle souvent de caves
et, sur le plan qui est à votre disposition, ça s’appelle également des caves ;
en réalité, il faut comprendre qu’il n’y a pas de caves creusées dans le sol.
C’est, en réalité, ce qui se trouve au ras du sol, donc en dessous des pièces
principales. Alors, il y a les ateliers des hosties, les ateliers du pain, toutes
sortes d’ateliers, une petite chapelle pour les visiteurs. C’est donc une ou
deux de ces pièces qui seront ouvertes à l’initiative de sœur Scholastique -
laquelle se trouve probablement à hauteur, à droite du bâtiment de l’hôtellerie,
soit au rez-de-chaussée, soit du premier étage -, c’est elle qui va avoir l’initiative
de faire ouvrir ces pièces et c’est là que ces gens vont passer la nuit.
Alors, vous imaginez : cela fait un bruit fou.
Je veux bien que le monastère est grand, c’est même moi qui le dit qu’il est
très très grand. Mais de là à me faire croire qu’on n’entend pas ou ne voit
pas exactement ce qui se passe dans cette cour, ou qu’on n’est pas conscient
de la tension, de l’électricité qu’il y a dans l’air à partir de ce jour-là :
ça, c’est quelque chose auquel je ne peux, en aucun cas, adhérer. Or, vous allez
voir : il y a toutes sortes de gens qui, pourtant très curieusement, sont
restés définitivement étrangers, hermétiques à tout ça et n’ont absolument rien
vu et rien entendu !
Eh bien voilà, des centaines, voire des milliers
de gens dans cette cour jusqu’au lendemain, et sur la photo suivante :
nous allons voir que ces personnes vont devoir tourner le dos au monastère et
reprendre, dans l’autre sens, ce chemin si large qui conduit au centre de santé.
Pourquoi ?
Parce qu’après que Domitille et d’autres aient escaladé
cette grille qui était fermée, après que ces gens se soient fait tremper jusqu’aux
os, après que ces gens aient essayé vaille que vaille de dormir… Une petite
remarque au passage : au Rwanda, il y a le soleil, on est en Afrique, on
est juste en dessous de l’équateur, comme dit la chanson : « La misère
est moins pénible au soleil ». Au Rwanda : on est en altitude, et
au Rwanda, la pluie et la nuit sont froides. Au Rwanda, vous ne pouvez pas vous
sentir bien avec simplement une petite loque de coton sur le dos : vous
avez besoin d’une couverture. Ces gens sont donc dans l’état dans lequel ils
sont arrivés - c’est à dire avec trois fois rien - et ils partent pendant une
nuit froide, sous cette pluie qui est nécessairement une pluie froide.
Donc, le lendemain matin, ils sont chassés dans
les conditions dont vous vous souviendrez. Dans un premier temps, la troisième
accusée va leur demander de s’en aller. Ces gens rechignent, mais ils ne comprennent
en fait pas. Ils ne comprennent pas ce qu’on leur veut. Pourquoi, en plus, ils
doivent partir ? Ces gens rechignent. Alors, on va y aller autrement :
on va aller chercher du renfort, on va ramener deux militaires, et ces militaires
vont faire un beau discours en expliquant… ou bien c’est les religieuses qui
en rajoutent également - enfin tout le monde s’y met - pour leur expliquer qu’au
centre de santé, ils seront tellement mieux. Au centre de santé, en plus, on
va faire une réunion et on va organiser tout ça : on va faire des listes,
on va organiser la nourriture, on va organiser l’intendance, on va organiser
la protection. C’est pas la peine de venir ici au monastère ou d’y rester… C’est
inutile et on descend. On descend et, après être descendus, on arrive au centre
de santé.
Ce centre de santé, je ne résiste pas à la tentation
de vous citer la manière dont un de ces témoins fabuleux que vous avez entendus
en décrit une des parties, c’est sœur le témoin 2. Vous vous souvenez de sœur le témoin 2 ?
Sœur le témoin 2, elle va vous parler, comment est-ce qu’elle dit ça déjà ? Ah
oui : « L’immense salle du centre nutritionnel. L’immense salle du
centre nutritionnel ». Alors, le centre de santé, vous n’oubliez pas que
c’est ça : c’est quatre ou cinq bâtiments bas, sans étage, serrés les uns
contre les autres, avec une espèce de cour au milieu. Ca, c’est l’état dans
lequel le juge d’instruction l’a vu. Actuellement, le centre de santé est tout
pimpant : il est tout propre, il est tout blanc, il y a des fleurs partout.
Mais c’est ainsi qu’il s’est retrouvé après les faits et c’est comme ça que
le juge d’instruction l’a vu. Alors, quelque part là-dedans, se trouve l’immense
salle du centre nutritionnel. Alors, les gens vont se serrer comme ils peuvent,
et ils vont surtout attendre...
Ils vont attendre du 19 au 22 - et le 22, sur la
photo suivante, vous allez revoir une toute petite partie du centre de santé :
c’est le fameux garage où un nombre indéterminé - comme on dit maintenant, hein
- de personnes s’est retrouvé complètement piégé.
Chacun y est allé de sa petite hypothèse, des journalistes
se sont même mis comme ça pour voir combien de centimètres carrés occupe une
paire de pieds - on oublie de préciser qu’on peut aussi empiler les gens :
on a déjà fait ça, en diverses occasions de notre histoire, on a fait la même
chose. Il y a une fosse, pour réparer les voitures, parce que ça - ne l’oublions
pas - c’est le garage de l’ambulance, la fameuse ambulance, c’est là qu’elle
se trouve garée normalement. C’est de là qu’elle est repartie, après que les
clefs aient été données à Emmanuel REKERAHO.
Voilà le garage. Alors, dans ce garage, se trouvait
au moins un des témoins. On lui a fait grief de certaines contradictions :
elle aurait dit, à un moment donné, qu’elle avait vu les événements par un trou
de balle percé dans la tôle et on lui reproche d’avoir dit ici qu’elle avait
vu les événements à travers un trou pratiqué dans le mur de briques, quelque
part, là, je ne sais pas où. Vous apprécierez. On en reparlera un petit peu
plus tard.
Après ces douloureux événements du 22, le temps
va continuer à passer. Je vous rappelle qu’entre le 19 et le 22, c’est-à-dire
depuis au moins le 18, ces gens n’ont pas été nourris. Vous vous souvenez :
leur donner à manger, c’est quoi ? C’est être complice des Inkotanyi. Pourtant,
entre-temps, le témoin 110 est venu apporter 500 kilos de riz, à peu près
hein, c’est peut-être 450, enfin bon, grande quantité de riz. Plusieurs témoins
vous ont dit qu’en réalité, même indépendamment de ce riz, il y avait des quantités
suffisantes de nourriture pour le couvent lui-même. Pour le couvent lui-même,
à long terme ; mais, en tous cas à court terme, on aurait aussi pu nourrir
un bien plus grand nombre de personnes que celles qui se trouvaient tout simplement
à l’intérieur du monastère. Cela n’a pas été fait. Cela n’a pas été fait et
nous allons y revenir.
On voit la photo suivante : c’est la photo
qui est prise de l’hôtellerie. Voilà, alors là, on est également dans une perspective
inversée. Vous avez l’église là, à votre droite, vous appréciez d’ailleurs parfaitement
bien la profondeur de ce bâtiment. Et puis, dans votre dos, vous avez l’hôtellerie
où vous trouvez, en fait sur la galerie qui contourne - en Belgique on appelle
ça un bel étage - sur le plan ça s’appelle le premier étage, en réalité. C’est
là que se déroulent les événements du 25. C’est de là que le 25 vont partir
vers la mort certaine - connue à l’avance de tous, malgré les belles paroles,
connue à l’avance de tous - toute une partie des personnes qui étaient encore
restées dans les lieux, après toutes sortes de discours apaisants : « Ah,
mais je ne savais pas que ces gens courraient à leur mort, je pensais qu’on
allait les protéger ».
Un peu plus tard, le 6 mai : le point d’orgue,
le massacre des derniers non intégrés à la communauté, les derniers étrangers,
les derniers autres, les derniers différents de moi, les membres des familles
des sœurs.
Voilà ! Je pense que nous allons terminer là
la revue des photos. En vous remerciant, Monsieur le président, d’avoir bien
voulu jouer le rôle du technicien.
Ça, c’est les éléments matériels, et puis vous avez
également - c’est ça surtout qui a occupé ces audiences, évidemment - les déclarations
des témoins : la procédure est orale en Cour d’assises. La procédure est
orale, mais il n’y a pas qu’en Cour d’assises que la procédure est orale, et
c’est ici que nous allons pouvoir faire le premier emprunt aux décisions prises
par d’autres juridictions qui ont été confrontées exactement aux mêmes problèmes
que vous.
Vous allez voir que le TPIR, dans le premier jugement
qu’il a prononcé le 2 septembre 98 - en fait, il a un peu dû faire le point
sur toute une série de problèmes : il a dû définir ce qui s’était passé
exactement au Rwanda, parce que c’était le premier jugement, donc tout ça :
c’est à présent considéré comme de l’acquis, du supposé connu pour les affaires
suivantes - s’est, notamment, penché sur le problème des preuves, et il a dit
ceci :
« Les preuves présentées par les parties dans la cause étaient pour
l’essentiel d’ordre testimonial - c’est le cas ici,
en grande partie, ce sont des témoignages or, il est souvent fait aux témoignages humains le grief d’être,
par essence, éminemment fragiles et faillibles ».
C’est le moins qu’on puisse dire, dans tous les cas, hein ! Accident de
voiture, pas tellement différent, hein. Ici, on est à une autre dimension, tout
de même ! La Chambre s’est interrogée sur la crédibilité à accorder aux
témoignages, d’autant plus que se posaient trois problèmes.
« Premièrement : le fait que la plupart
des témoins aient directement vécu les événements terribles qu’ils relataient,
et que les traumatismes qui en étaient la conséquence pouvaient avoir une incidence
sur leur témoignage.
Deuxièmement : l’impact des facteurs culturels
et sociaux sur la communication avec les témoins.
Et troisièmement : les difficultés liées
à l’interprétation des propos des témoins qui, pour la plupart, s’exprimaient
en kinyarwanda.
Malgré les difficultés rencontrées, la Chambre
tient à cet égard à remercier, à nouveau, chaque témoin pour sa déposition à
l’audience et à saluer la force et le courage des survivants qui ont relaté
les épreuves traumatisantes qu’ils ont traversées, revivant parfois des émotions
extrêmement douloureuses. Leurs témoignages ont été d’une valeur inestimable
pour la Chambre dans sa quête de la vérité sur les événements qui se sont produits
dans la commune de Taba en 1994 », puisqu’il s’agissait,
en effet, du procès du bourgmestre de la commune de Taba.
Il n’y a pas que le TPIR. La juridiction suisse,
forcément, a été confrontée au même problème. Et elle nous dit ceci : « En
vertu du principe de l’immédiateté des preuves - alors
ça, c’est un mot… pour nous, c’est du français suisse, c’est l’équivalent de
l’oralité des débats. En réalité, ça veut dire : ce dont nous nous saisissons,
ce dont nous tenons compte : c’est ce qui s’est passé pendant le procès,
et pas le reste - donc, en vertu de ce principe qui s’applique devant les juridictions
militaires suisses, le tribunal doit asseoir sa conviction sur l’instruction à laquelle
il a lui-même procédé ». Ca, c’est vous aussi.
« Cela prive de leur portée les doutes formulés
par l’accusé à l’encontre de la manière dont l’instruction préliminaire a été
menée et déduit - c’est bizarrement dactylographié,
ah oui - les doutes formulés à l’encontre de l’instruction
préliminaire dont elle a été menée et les doutes déduits de comparaisons partielles,
faites entre des extraits de témoignages recueillis pendant l’enquête, ou entre
ceux-ci et les dépositions aux débats ».
Bon, il est clair - et, durant l’interrogatoire
des témoins, c’est notamment ce que les avocats des accusés n’ont cessé de faire
- qu’au plus vous multipliez les déclarations, au plus évidemment - vous avez
toutes les chances d’arriver à des différences, à des divergences. Alors, une
technique utilisée par la défense, ici, est de pointer du doigt les contradictions
entre les différentes déclarations. Vous avez vu la manière dont, en tout cas,
le Tribunal, ici, à Lausanne, a estimé devoir ne retenir que les déclarations
faites à l’audience. Mais attention, ce n’est pas n’importe comment et ce n’est
pas aveuglément.
« Si plus loin le tribunal se référera à
des auditions de témoins durant l’enquête, ce sera pour en révéler la cohérence
avec des dépositions pertinentes entendues aux débats. De manière générale,
la Cour a pu constater la grande sincérité et l’honnêteté des témoins qu’elle
a entendus, ainsi que leur absence d’esprit de vengeance, nonobstant la perte
de leurs proches et de leurs biens, pendant la guerre de 1994. Dans la mesure
au moins où elles concernent les événements eux-mêmes, les déclarations des
témoins paraissent donc crédibles au tribunal, quand bien même elles comportent
parfois des imprécisions quant aux dates, aux lieux, aux distances ou aux autres
événements d’évaluations chiffrés. Celles-là s’expliquent par le traumatisme
qu’ont vécu les personnes entendues, par le fait que bon nombre d’entre elles
sont illettrées, ne connaissent pas le calendrier ainsi que par l’absence de
changements marqués de saisons dans leur pays - ça n’a
rien a voir avec notre propos mais, en l’occurrence, c’était pertinent - de
manière générale, ce n’est pas parce que les déclarations comportent certaines
imprécisions et contradictions que l’intégralité d’un ou des témoignages doit
être écartée. Il appartient à la Cour, en l’occurrence au jury, de les apprécier,
avec toute la réserve qui s’impose, au regard de l’ensemble des circonstances ».
Les témoignages, en préparant le dossier, je les
ai regroupés en un certain nombre de genres : il y tout d’abord les témoins
qui étaient présents à Sovu - j’entends par-là : monastère et centre de
santé - et ça concerne donc les faits du 17 au 23 avril 94. Alors, ça représente,
tout d’abord, les huit parties civiles, qui sont également dans les témoins
que vous avez vus ici. Je ne reviens pas sur ce qu’elles ont vécu, personnellement,
dans leur chair et sur les nombreux membres de famille qu’elles ont perdus,
mais je dois tout de même y revenir pour une autre raison qui n’est pas liée
à ce que je vous disais tout à l’heure, à savoir, vous montrer à quel point
leur souffrance est encore aujourd’hui importante, mais plutôt vous montrer
à quel point la perception qu’elles ont eu des événements a nécessairement dû
être influencée par la situation dans laquelle elles-mêmes se trouvaient.
On a fait griefs à ces témoins, une fois de plus,
en relevant les contradictions par rapport à leurs déclarations antérieures,
on leur a fait griefs, au fond, de quoi ? C’est extraordinaire de dire
tous la même chose, et ce n’est pas ce qu’on attendrait des témoins : que
des témoins nous fassent un beau récit, bien univoque, bien rationnel, avec
un déroulement chronologique impeccable des faits qui se sont produits.
C’est pas ce qu’on attendrait de témoins ?
Ben non, évidemment, parce que des témoins ne s’expriment jamais ainsi, parce
que le chaos dans lequel les témoins se trouvaient est incompatible avec la
rationalité, et pourtant, la rationalité, c’est quelque chose dont nous avons
tous besoin et que nous recherchons, parce que la rationalité - croyons-nous
- c’est la sécurité. Et nous aimerions tant que les témoins nous fassent des
récits pondérés, calmes, linéaires. Ça n’est pas le cas. Nous le savons si bien
que nous avons tous dans cette salle - moi aussi - été étonnés par le degré
de convergence de ces témoignages sur certains points, malgré les différences
personnelles dues à la position, je dirais, presque géographique, ou surtout
aux blessures ressenties par les témoins.
Reprenons-les un à un, mais rapidement. Je vais
les reprendre dans l’ordre où elles ont été entendues ici :
le témoin 38, elle nous dit quand même :
« Moi, je n’ai pas tout vu, je suis préoccupée par ma propre peur ».
le témoin 72. Domitille : c’est celle
qu’on cite toujours, c’est la deuxième qu’on a vue, c’est la toute petite dame
très maigre, c’est la dame dont le bébé a été transpercé d’une lance, alors
qu’elle le portait sur son dos. Il y a notamment de superbes photos de ses cicatrices
- pas nécessaire de vous les montrer, vous le savez déjà. C’est elle qui s’est
faufilée, avec le bébé sur le dos, par-dessus la grille pour arriver dans la
cour du centre de santé. On ne peut pas dire que Domitille soit à ce moment-là
d’une sérénité, d’une réceptivité, en ce qui concerne la mémoire, extraordinaire.
MUKAMUSI Vénérande : elle est dans un bâtiment
du centre de santé, elle vous l’a dit : 57 membres de sa famille sont décédés
- famille élargie - et elle a dit : « On découpait les gens partout,
on découpait les gens partout ».
MBATEYE Marie-Goretti, son mari est Hutu. Très culpabilisée,
Marie-Goretti : elle a été violée - elle vous l’a dit en des termes extrêmement
pudiques - par un nombre indéterminé de gens. Qu’est-ce qu’elle dit ? « Je
voyais tout le monde mourir ».
le témoin 66, qui est du même village que
Kizito. Elle est restée inconsciente au moins 20 minutes, elle l’a dit. Et elle
se trouvait inconsciente dans un tas de cadavres ; elle est blessée par
balles, à la main, à la cuisse.
le témoin 71 était dans le garage. Où était
le trou par lequel elle aurait vu ? On lui a reproché ses cinq versions
différentes !
le témoin 81 Josepha qui a perdu son mari et cinq enfants.
Josepha est Hutu, son mari était Tutsi et les cinq enfants sont Tutsi. C’est
la dernière que vous avez vue. Ce qui m’a frappé dans son témoignage, c’est
la manière dont elle s’exprimait. Cette femme ne parlait pas - comment expliquer
cela -, c’était un peu comme une mélopée, elle était un peu penchée et elle
parlait un peu sur le ton de la répétition, comme un récit.
Et, effectivement, il y a des points communs dans
ces témoignages qui sont, en gros :
- Le 18, on s’est rassemblé à un lieu-dit qui s’appelle
la Douane, il y a des grenades distribuées par le bourgmestre, RANGIRA est mort.
Vous vous souvenez, on a entendu ça.
- Les listes, le 19, après qu’on ait été chassés
du centre de santé.
- Le départ de Gertrude à Butare, avec X, un homme
du séminaire, nous dit-on, un de ces fameux américains ou un autre.
- Gertrude et Kizito avec les bidons de 5 litres,
- BYOMBOKA et son rôle, celui qui a rajouté l’essence,
qui a rajouté les feuilles d’eucalyptus, etc.
- Les promenades de Kizito, se plaignant de ce que
ces gens ont eu un mort bien douce alors que pourtant, ils ont déchiré l’argent
- Et, également, la présence de KABIRIGI, l’ouvrier
transformé en torche.
Alors, ce qui est important, Mesdames et Messieurs
les jurés, c’est pas d’en tirer argument de ces constantes quasi impossibles,
parce que ces femmes ne peuvent évidemment pas toutes - étant donné ce que je
viens de vous décrire de leur position - avoir vu les mêmes événements. Elles
en ont chacune vu une partie, mais rappelez-vous qui elles sont !
Rappelez-vous qu’après que les tueries se soient
terminées, elles étaient pour la plupart entre la vie et la mort. Qu’elles se
sont traînées pendant des semaines, voire des mois avant de voir arriver le
premier antiseptique, le premier petit bout de mercurochrome. Elles ont été
sujettes à toutes sortes d’infections. Elles ont été inconscientes, vraisemblablement
une grande partie du temps. Elles n’ont fait que lutter, pour une seule chose,
pendant des semaines : c’est pour leur survie et pour la survie des quelques-leurs
qui se trouvaient encore dans leur environnement immédiat. Il a fallu des mois
pour qu’elles retrouvent un toit ; leur maison étaient rasées complètement.
On a reconstruit juste à côté du monastère - une ONG étrangère a fait ça - et
elles habitent maintenant dans toutes des petites maisons alignées l’une à côté
de l’autre, selon les standards rwandais, assez corrects. Enfin, c’est quand
même très très pauvre, avec juste un petit enclos derrière pour mettre un cochon
ou une vache.
Et pendant tout ce temps, elles ont reçu des visites
nombreuses de gens intéressés par leurs récits. Un certain voyeurisme, la nécessité
aussi d’informer le lecteur ou le spectateur. La nécessité aussi d’enquêter
pour constituer des dossiers. Deux fois : les représentants de la justice
belge ; TPIR : je ne sais pas combien de fois ; la justice rwandaise :
un certain nombre de fois ; les ONG pleines de bonne volonté : il
y a eu African Rights pour rédiger ses rapports, ARG : l’association de
Butare, CARITAS qui est venue de temps en temps les aider ; Télévision
RTBF : plusieurs fois ; la VRT, RTL, Antenne 2 ; et la presse
écrite, avec ses carnets et ses bics, comme les enquêteurs. Comment faire la
différence ? Toute la presse francophone du monde : canadienne, suisse,
belge, française, a défilé. Partout, vous lisez des récits des veuves de Sovu.
Alors, allez-y mettre pour remettre de l’ordre dans l’identification de vos
interlocuteurs !
Pendant ce temps, vous êtes seules avec votre douleur
et votre tristesse. Quand vous êtes chez vous dans votre petite maison, il y
a les autres qui partagent exactement la même douleur, la même tristesse. Alors,
on parle entre soi, on se rend service, on se raconte, et petit à petit, le
récit de l’une devient le récit de l’autre, et complété par le récit de la troisième,
la quatrième et au fil du temps - 7 ans après - il y a en effet cette convergence.
Vers quoi ? Vers ce qui est, parce que, que ce soit l’émanation de 8 personnes,
de 6, de 5, de 4 ou même de deux seulement, il n’y a pas de contradictions entre
ces faits constants qu’elles vous ont décrits, mais à 8, et ce que vous savez
par ailleurs. Parce qu’en effet, il y a eu… d’une façon ou d’une autre, ces
événements se sont produits.
Le reproche qui leur est fait, c’est qu’elles racontent
ce qu’elles n’ont pas forcément vécu elles-mêmes. Alors voilà, à mon sens, la
crédibilité de l’ensemble de ces témoignages ne doit vraiment pas vous faire
de problème par rapport à la masse des autres témoignages qui se trouvent dans
le dossier, et qui viennent en réalité, tout simplement, les conforter. Et rien
d’autre !
Je ne sais pas à quelle heure j’ai commencé, et
je ne sais pas si vous avez besoin de vous reposer ou pas ?
Le Président :
Encore peut-être un petit quart d’heure.
Me. JASPIS :
D’accord. Alors, on va un petit peu accélérer le mouvement. Alors, vous avez
deuxième catégorie de témoins présents sur place, mais pas parties civiles.
le témoin 151. Alors là - je vous le dis
en toute honnêteté - je n’ai, en réalité, toujours pas très bien compris où
il fallait le situer. Ce le témoin 151 qui est conseiller de secteur, il est présent
à certains moments. Manifestement, il est chargé par REKERAHO, dans les déclarations
de REKERAHO à Monsieur TREMBLAY, mais pas par les témoins, ni par les parties
civiles, ni par les sœurs.
Alors, vous avez la série des témoins présents au
monastère, aussi pour les faits à partir du 17 avril mais, surtout là, c’est
jusqu’au 6 mai. La-dedans, vous avez des parties civiles : vous avez Marie-Bernard
le témoin 44 et vous avez Régine NIYONSABE. Ce sont les deux seules parties civiles,
hein ! Elles ont perdu des membres de leur famille, je vous rappelle qu’il
y en a d’autres qui ont perdu des membres de leur famille et qui n’ont pas estimé
opportun de se constituer partie civile pour autant.
le témoin 44, je ne vais pas entrer dans
les détails de son témoignage. Juste deux ou trois mots pour vous rappeler -
peut-être que le reste va émerger, on n’est pas là pour relire évidemment ce
que les gens ont dit.
Elle nous rappelle les paroles de sœur Mathilde.
Sœur Mathilde, elle ne s’en souviendra pas qu’elle a dit… elle ne s’en souviendra
pas qu’elle a beaucoup pleuré quand on a repoussé les réfugiés, le 19. Pourtant,
c’est elle qui a pleuré parce qu’elle est jeune, qu’elle a le cœur tendre, et
qu’elle a surtout à l’esprit : pourquoi elle a choisi d’être religieuse ?
Elle fait la comparaison avec le Christ, sœur Mathilde et elle dit : « Et
si c’était le Christ, est-ce qu’on lui refuserait l’entrée ? Est-ce qu’on
refuserait de l’abriter de la pluie ? Est-ce qu’on refuserait du nourrir ? ».
Ces paroles sont rapportées, notamment, par sœur
Marie-Bernard. Sœur Marie-Bernard, mais les autres aussi, je vous rappelle qu’après
le 6 mai, il n’y a plus eu de contacts entre les sœurs, à l’intérieur même du
monastère. Chacun est resté dans sa chambre. La lourdeur de l’ambiance qu’il
devait y avoir dans ce bâtiment, ça vous donne le frisson. Avec tout ce qui
s’est passé à l’extérieur, tout le monde est très profondément traumatisé -
qu’il ait perdu des membres de sa famille ou pas, qu’il ait vu quelque chose
ou qu’il prétende n’avoir rien vu - et pourtant chacun est dans sa cellule et
c’est le silence.
Et le gardien du troupeau ne va pas réconforter
ses brebis ; le gardien du troupeau leur en veut beaucoup, surtout à celles
qui ont perdu des membres de leur famille, elle est fâchée parce que c’est tout
de même à cause d’elles qu’on a eu tous ces ennuis. C’est pas fini, les ennuis !
Et ces témoins-là, Marie-Bernard, Régine et puis
d’autres aussi, vont vous confirmer que, ce qui a prédominé dans, je dirais,
la hiérarchie des centres d’intérêts à ce moment-là, c’est la protection des
pierres et des membres de la communauté, mais des pierres surtout. On en a parlé
si souvent des pierres, les pierres de ce si beau couvent que vous avez vu tout
à l’heure.
Il y a ces deux-là, puis nous avons Solange, sœur
Solange. « On ne va pas détruire le monastère pour Aline », nous rapporte-t-elle,
dans la bouche de sœur Gertrude. C’est elle également qui nous rapporte - j’ai
oublié de vous le dire en vous montrant les photos - l’épisode de cet enfant
que le couvent avait, en quelques sortes, apprivoisé parce qu’il était rescapé
de massacres précédents ; il était finalement hébergé à l’intérieur, et
le 25, quand on a livré les gens qui se trouvaient encore dans le couvent et
qui ne faisaient pas partie de la famille des sœurs, cet enfant a fait partie
du lot ! Il s’est accroché à la robe de Gertrude, elle a dû descendre tout
ce chemin qui va du pied de l’escalier, qui monte à la galerie qui borde l’hôtellerie,
elle a dû descendre ce chemin jusqu’à la barrière et, peut-être encore même
plus loin, avec cet enfant qui s’accrochait en pleurant à ses jupes. Rappelez-vous,
plusieurs témoins nous l’ont relaté également, c’est notamment Solange qui n’est
pas partie civile, hein, elle n’a pourtant perdu aucun membre de sa famille,
Solange.
Et puis, il y a Scholastique, l’initiatrice du grand
complot qui ne se constitue pas partie-civile, qui a pourtant perdu beaucoup
de membres de sa famille aussi, un certain nombre au monastère, puis d’autres
ailleurs dans le pays, Scholastique.
Et puis, vous avez les sœurs, sœurs Cécile, Dativia,
Liberatha, Domitille, Séraphine, Mathilde, Immaculée : les grandes amnésiques.
L’une est la cousine de sœur Gertrude ; l’autre a eu un voile le 23 ou
bien à la fin, au moment du départ ; Immaculée aussi a eu un voile ;
Mathilde a oublié ses larmes, etc. les amnésiques, la loi du silence, l’omerta il n’est pas permis de parler.
Vous avez ensuite une série de témoins qui étaient
absents de Sovu durant des faits. Vous avez le témoin 110, théologien qui
a sauvé des gens à Butare, qui a apporté environ 500 kg de riz à Sovu, mais
il n’a jamais parlé de rien avec sœur Gertrude. On ne lui a jamais rien signalé
concernant ce qui s’est passé. le témoin 110 vous a dit, en terminant son
témoignage : « Pour être un homme - entre autres choses - je ne pouvais
pas trahir », je me suis longtemps demandée si cet homme n’avait pas un
double sens, et si, en disant cela, le témoin 110 ne vous lançait pas en
réalité un message pour vous dire : « Je ne peux vous parler que de mes
valeurs, je ne peux pas vous dire ce que j’ai vu ou entendu du comportement
des gens qui se trouvaient dans le couvent parce que je n’en ai pas parlé avec
eux ». Mais je me demande dans quelle mesure ça ne voulait pas dire aussi :
je ne peux pas dire tout ce que je sais, tout ce que je voudrais vous dire parce
que ce serait une forme de trahison par rapport à des personnes qui partagent
tout de même un certain nombre de valeurs, et qui font partie d’une communauté
religieuse à laquelle j’adhère également. Je me demande si ce n’était pas ça,
en partie, qu’il fallait comprendre dans cette phrase.
Vous avez sœur Béata qui était religieuse à Kigufi,
où des familles de réfugiés ont régulièrement été accueillies depuis 1990-91,
régulièrement.
A ce propos, j’en profite peut-être pour vous dire :
« Les bâtiments de Kigufi où l’on a accueilli des religieuses, il ne faut
pas croire que ce sont des bâtiments comparables à ceux de Sovu ». Kigufi,
c’est un petit peu le genre de bâtiments du centre de santé, mais en plus dispersé.
Ce sont un ensemble de pavillons sans étages, bas, de briques - non entourés
de quelque chose de solide je veux dire - et qui se trouve, vous vous souvenez,
à gauche quand on regarde depuis le lac de la maison de Monsieur HIGANIRO. Ce
sont des bâtiments, chacun fermé par une simple porte et contenant un certain
nombre de chambres et puis, il y a une chapelle, il y a quelques pièces communes
mais c’est tout, c’est tout. Il n’y a pas des gros murs, il n’y a pas des tas
de possibilités, mais là, on accueille des gens.
Vous avez sœur Vérédiane qui a également été religieuse
à Kigufi. J’ai pointé qu’elle nous avait parlé de la rigidité et du formalisme
de sœur Gertrude, mais elle dit ça sans penser à mal, elle dit ça comme une
caractéristique. On y reviendra.
Sœur Anastasie, religieuse à Kigufi également, a
accueilli tous ces réfugiés. Actuelle prieure de Sovu. Très discrète, cette
femme, extrêmement discrète. Pourtant, elle en sait des choses, elle aussi.
Quand on lui a posé la question de savoir ce qu’elle pensait ou ce qu’elle savait
de ce qui s’était passé à Sovu, où elle ne se trouvait pas, elle a répondu avec
beaucoup de finesse : « J’ai entendu dire ce que vous-même vous entendez ».
No comment de la part de sœur
Anastasie.
Alors, vous avez, dans ces personnages périphériques,
le témoin 136 qui a aussi apporté de l’argent à Sovu. Aucune conversation avec
sœur Gertrude : « Je n’ai pas même pas pris la peine de m’asseoir »,
vous dit-elle rapidement, elle avait, en effet, certainement beaucoup de choses
à faire, certainement. Mais, que dans des moments pareils, on ne fasse même
pas une allusion à ce qui vient de se passer, c’est tout de même difficile à
croire. Et là, je dirais, je ne jette absolument pas la pierre à certaines de
ces personnes, et certainement pas à le témoin 136. Il y a aussi ce souvi de,
dans sa conception, ne pas rajouter du mal au mal. C’est un petit peu ainsi
aussi qu’il faut le comprendre, je pense.
Et alors, il y a le père Baudouin le témoin 17 qui n’était
pas loin, à quelques kilomètres… la colline en face, dans son monastère où deux
Tutsi furent tués, mais où, grâce à son intervention, peut-être que d’autres
ne furent pas tués. Le père le témoin 17, la seule chose que je voudrais vous en dire,
c’est que lors de la fameuse vague de début 95 d’écrits en faveur de sœur Gertrude,
collectés par l’autorité religieuse à Maredret et environs, il a lui aussi,
fait un écrit ; il était un peu vexé quand on a sous-entendu que c’était
peut-être sœur Alois qui l’avait dactylographié. « Non, je l’ai dactylographié
moi-même » a-t-il dit. Sur base de quoi ? « Sur base du récit
de Gertrude ! ». Sur base de la lettre de 7 pages de Gertrude qui
lui avait été communiquée. En effet, il cite des extraits. C’est un témoignage
dans lequel il dit : « C’est impossible, elle doit être innocente,
etc. » Vous l’avez entendu dire ça à l’audience ? Non. A l’audience,
cet homme qui a compris qu’il avait été trompé a pris ses distances, et il vous
a dit : « Je laisse au jury le soin d’en décider ». Il a répondu
cela à deux, voire à trois reprises lorsque les questions l’embarrassaient.
Il a eu cette correction et lui aussi vous a lancé des messages, de cette façon-là.
Il y a Elsa VANDENBON, cette femme qui nous a tous
tellement touchés - enfin moi, je l’ai trouvée vraiment extraordinaire et
qui, avec une simplicité de mots, d’idées et des paroles venant uniquement du
cœur, nous a raconté comment elle, pendant le génocide, a fait son petit possible,
mais avec son cœur. Je n’ai pas aimé du tout, je n’ai pas apprécié du tout que,
dans son intervention, sœur Gertrude essaie de se comparer à Elsa VANDENBON.
On en reparlera plus tard dans la journée.
le témoin 149, son nom, moi, je dois dire
qu’après six semaines de débats, je ne voyais plus qui c’était. le témoin 149.
Elle a été sauvée, elle, par des religieuses, par les sœurs bénébikira de Butare
et comment a-t-elle été sauvée ? Parce qu’on l’a présentée par un, c’est
le cas du dire, un pieu mensonge, comme étant l’orpheline du couvent. Est-ce
que ça pose vraiment un cas de conscience de mentir ? Est-ce que ça s’appelle
mentir, quand on présente cette fille comme étant une orpheline du couvent ?
Deuxième personne sauvée dans les mêmes circonstances :
UMUGWANESA Yvette qui s’est cachée avec les enfants KARENZI, vous vous souvenez ?
Sauvée aussi par les sœurs bénébikira. Il y a une série de témoins qui ont quitté
le Rwanda, à un moment ou un autre.
Ah oui ! J’ai oublié le témoin 115, qui était
la directrice du centre de santé, qui a essayé aussi d’apporter sa petite contribution
pour aider ses consœurs, c’était… elle n’a pas vu grand chose, puisqu’elle est
partie très rapidement mais enfin, elle faisait un peu comme si elle en savait
plus, finalement.
Et puis alors, le sommet : le témoin 2.
L’illustration parfaite de la difficulté intellectuelle… c’est pas donné à tout
le monde de bien mentir ! C’est extrêmement difficile. M’étonnerait que
cela ne vous soit jamais arrivé de mentir dans votre vie. Il y en a qui le font
mieux que d’autres, mais ça demande des qualités, de l’imagination et surtout
une confiance en soi : il ne s’agit pas de trembler, il ne s’agit pas d’avoir
l’air trop sûr de soi, il ne s’agit pas de bégayer non plus, et s’agit pas de
s’embrouiller. Il s’agit de dire des choses intelligentes.
Eh bien, le témoin 2, elle vous dit, droit dans
les yeux, comme dit l’autre, qu’au centre de santé, il y a une salle gigantesque
qui forme le centre nutritionnel. Elle vous répond du tac au tac quand on l’interroge
sur la liberté de mouvement des religieuses, et plus spécialement de sœur Kizito
dans le bâtiment, que cette liberté de mouvements était totale ; ce n’est
pas comme l’évêque, parce que ce malheureux évêque, il avait un policier qui
le suivait comme son ombre ! Ah bon ? D’où est-ce qu’elle sort ça ?
Elle est partie quand ? Elle est partie le 18 avril. Quand est-ce qu’on
a rencontré l’évêque ? On n’a jamais rencontré l’évêque, avant le 18 avril.
On a rencontré l’évêque bien plus tard, au moment de la fuite ou, éventuellement,
entre les deux, mais, en tout cas, bien après le départ du témoin 2. Mais
l’évêque lui, il ne peut pas bouger. Ce n’est pas le cas de sœur Kizito.
Elle avait un statut spécial, sœur Kizito ?
Ah, elle s’embrouille dans ses explications. Cette femme qui vous dit, ainsi,
avec tant d’assurance, ce qu’elle a préparé à l’avance ; quand on lui pose
une question un peu plus précise, ça lui pose vraiment un problème, peut-être
parce que, fondamentalement, elle n’est pas à sa place non plus dans ce rôle
de menteuse ? Ce n’est quand même agréable pour personne.
Et alors, vous avez les témoins qui ont connu les
accusées, en dehors de la période des faits, ou bien en Belgique. Vous savez
le témoin 20, qui a recueilli les confidences des sœurs Marie-Bernard,
Scholastique ainsi que d’autres. Quelles autres ? C’est en relisant mes
notes, que j’ai compris que ce nom de sœur Geneviève - vous vous souvenez, c’est
cette religieuse dont je vous ai lu la déclaration après la déposition de la
jeune Gaëlle, tout à la fin - je vous ai lu la déposition de sœur Geneviève
parce qu’elle a déclaré qu’elle aussi, elle avait recueilli, à un moment donné,
les confidences de sœur Kizito, Madame MUKABUTERA. Et donc, on a fait le lien
entre les deux, et ce nom de Geneviève me rappelait toujours quelque chose,
et ce n’est qu’en relisant mes notes que j’ai compris que le témoin 20
avait cité le nom de sœur Geneviève.
Mais, à ce moment-là, cette sœur Geneviève n’avait
encore aucun intérêt pour nous, parce que moi, je n’ai pas encore retrouvé sa
déclaration. Pourquoi ? Parce que la déclaration de sœur Geneviève - parce
que j’ai vu dans la presse qu’on nous avait reproché de ne pas l’avoir fait
venir -, la déclaration de sœur Geneviève n’était pas dans le dossier au début
du procès. Elle nous a été transmise, ou bien juste avant le procès ou au début,
lorsqu’on nous a remis toutes sortes de traductions qui n’avaient pas encore
été faites avant, parce que tout ça prend un temps fou évidemment, et la déclaration
de sœur Geneviève, dans laquelle elle disait qu’elle avait recueilli des confidences
de Kizito, où Kizito disait : « J’ai été obligée. Moi, j’aurais fait
autrement, et c’était sœur Gertrude qui nous commandait » et tout ça, c’est
seulement tardivement qu’on l’a reçu.
Eh bien, le témoin 20 a également parlé de
sœur Geneviève. Je me suis renseignée, j’ai appris que cette Geneviève, qui
se trouve actuellement au Rwanda, dans la communauté à Sovu, où elle a été interrogée
au mois d’octobre 2000, en réalité, faisait partie des sœurs avec lesquelles
le témoin 20 avait été en contact lorsqu’elle se trouvait à Maredret.
Sœur Geneviève a longtemps joué le rôle de médiatrice,
elle a voulu longtemps faire le lien entre les sœurs qui étaient restées à Maredret
et celles qui étaient reparties finalement au Rwanda. Elle a voulu essayer d’arranger
les choses. Et je dirais que cette sœur Geneviève, c’est la sœur médiatrice,
c’est peut-être la sœur qu’on n’a pas intérêt à trop montrer lors des commissions
rogatoires. C’est peut-être la sœur, en effet comme l’avait évoqué Maître RAMBOER,
- je ne sais pas si c’est exact mais c’est une hypothèse qui colle en tout cas
remarquablement bien avec le reste - qui n’était pas disponible pour être entendu
par les enquêteurs.
Et alors, je passe très rapidement sur la suite
parce qu’en fait, ce sont les témoins les plus récents qui sont donc les plus
présents à votre esprit.
le témoin 7 qui décrit Gertrude comme douce,
aimable, large d’esprit et sérieuse.
Jeanne SEGHERS qui décrit également sœur Gertrude
comme un ange descendu sur terre : « Oh, on ne m’a pas précisé que
des parents de Scholastique étaient morts au Rwanda. Je ne le savais pas ».
Cette horrible Scholastique qui vous monte des complots partout.
le témoin 47, le brave homme, époux du témoin suivant
qui est son épouse, Agnès, la sœur de sœur Béata, et qui dit en arrivant, tout
naïvement : « Moi, je suis du côté des accusées ».
Andrée le témoin 33, sœur Françoise : « Ah !
Sœur Gertrude prend des décisions rapides. Sœur Kizito, elle se couperait en
morceaux pour rendre service ». On en a tous ri, mais c’est pathétique,
hein ! C’est vraiment pathétique.
Geneviève CARTON de WIART-le témoin 145 : « Sœur
Gertrude est très équilibrée, consciente de son devoir, de ses responsabilités,
elle est très énergique, d’une sérénité exemplaire pour nous tous. Sœur Kizito
est simple, dévouée et prévenante. Je suis certaine, je le jure : c’est
impossible qu’elles soient coupables toutes les deux ».
le témoin 48, ça, j’ai envie de dire :
« C’est la cerise sur le gâteau, le médecin traitant de sœur Kizito ».
« Elle est très serviable, elle se mêle presque de votre vie pour rendre
service. Elle est tellement gentille, c’est envahissant à la fin ; pour
elle, les événements vécus sont clairs - il est médecin, il est quand même bien
placé pour en parler -, pour elle les événements sont clairs, les événements
vécus au Rwanda. Ce qui la traumatise, ce sont les accusations : cela lui
va loin et ça, ça fait que, pour le moment, elle se sent peut être pas très
très bien ».
Gaëlle DUPUIS, vous vous souvenez. le témoin 19.
« Ca, c’est les témoins qui n’ont jamais rencontré les accusés »,
critique African Rights, on en reparlera.
le témoin 60, vous vous souvenez, a publié
l’interview du témoin 20.
Puis, vous avez les détenus au Rwanda qui ont été
entendus : Emmanuel REKERAHO, très contrarié par les accusations formulées
par sœur Gertrude dans sa demande d’asile.
Et puis, vous en avez encore un ou deux, mais c’est
vraiment… Théoneste KAJINA, et Cassien NSANZIMFURA - on n’en a pas beaucoup
parlé de ces deux-là - ils étaient nommés par sœur Gertrude au juge d’instruction
VANDERMEERSCH, lors d’une des premières commissions rogatoires en 95, comme
étant des personnes qu’il fallait interroger, donc des témoins cités par sœur
Gertrude.
Alors, Théoneste KAJINA qui est donc en prison,
qui a été ouvrier au couvent du 1er mai au 3 juillet, lui, il nous
relate, c’est intéressant, les rencontres fréquentes des sœurs Gertrude et Kizito
avec les Interahamwe, REKERAHO, Gaspard, toute la bande.
Cassien. Ah, ça ! c’est l’ouvrier fidèle !
Il est ouvrier au couvent depuis 1974, 20 ans qu’ils se sont côtoyés. Et lui,
qu’est-ce qu’il nous dit ? « Je ne connais aucune sœur qui a une part
de responsabilité dans les massacres, et blablabla, et blablabla », le
reste est de la même eau.
Et puis, vous avez pour finir, les professionnels :
le juge d’instruction et les enquêteurs, Monsieur TREMBLAY. Vous vous souvenez
que le 7 mai, la défense d’une des deux religieuses a déclaré se réserver la
possibilité de faire citer l’enquêteur MORGAN, c’était à l’époque des tentatives
de déstabilisation de la crédibilité de TREMBLAY. Ca paraît loin, le 7 mai.
Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts entre-temps, on en a beaucoup appris sur
les méthodes d’investigation de Monsieur MORGAN.
Et puis, vous avez les experts psychiatres, ce qui
m’amènera, peut-être après une petite pause, à la dernière partie de mon exposé,
qui portera plutôt sur, encore une partie des éléments que vous avez à votre
disposition, la personnalité même des protagonistes du drame.
Je pense qu’il est peut-être temps… moi, ça va mais
je ne suis pas sûre que la capacité d’écoute…
Le Président :
Nous allons suspendre, après, peut-être quand même, qu’on vous donne acte…
Me. JASPIS :
Si vous voulez bien, oui.
Le Président :
…d’une série de constitutions de parties civiles, dont vous avez parlé de 50
et quelques personnes. Vous avez communiqué ces documents aux autres parties ?
Me. JASPIS :
Alors, absolument, Monsieur le président.
Le Président :
Bien, le plan, vous l’avez communiqué le plan ?
Me. JASPIS :
Egalement.
Le Président :
Et communiqué aux autres parties ? Le plan, Monsieur le greffier…
Me. JASPIS :
Ah ! Le plan, c’est vrai !
Le Président :
Il faudrait qu’on en verse un au dossier et qu’on puisse également en distribuer
aux membres du jury. Les copies, on peut les distribuer au jury. Oui, l’original
pour le dossier. Y avait-il des observations en ce qui concerne les constitutions
de parties civiles et extensions ? Il n’y en a pas pour le moment ?
Donc, il vous est donné acte de ces extensions de constitutions de parties civiles
et des constitutions nouvelles de parties civiles. Nous allons suspendre l’audience,
on la reprendra à 11 h 10.
[Suspension d’audience]
Le Président :
L’audience est reprise. Vous pouvez vous asseoir. Les accusés peuvent prendre
place. Maître JASPIS, vous avez la parole pour la suite de votre plaidoirie.
Me. JASPIS :
Je vous remercie, Monsieur le président, et je m’engage à ne pas dépasser un
quart d’heure.
Voilà. Mesdames, Messieurs les membres du jury,
je vous ai dit que je souhaitais m’attarder quelque peu sur la personnalité
des deux dernières accusées. En fait, je vais résumer : j’avais envie de
parcourir avec vous ces fameux rapports psychiatriques.
Il y a en fait trois documents, peut-être que vous
aurez la curiosité de les relire pour vous rafraîchir la mémoire. Donc, il y
a l’expertise du docteur DELATTRE et CROCHELET, il y a les examens psychologiques
qui ont été réalisés à cette occasion-là non, il y a quatre documents puis,
il a les examens psychologiques qui ont été réalisés, dans le cadre de l’autre
expertise, qui est celle du docteur le témoin 30.
Et, en fait, je raccourcis, j’arrive immédiatement
- parce que c’est ça qui me semble tout de même aussi intéressant à dire pour
vous monter les errements auxquels on peut arriver - à la conclusion du docteur
le témoin 30. Après nous avoir dit toutes sortes de choses absolument passionnantes
sur la personnalité de chacune des deux accusés, il termine avec exactement
la même phrase que je vous relis ici, dans les deux cas. « Comment aurait-elle
pu avoir l’intention de tuer des personnes de manière volontaire et préméditée,
alors qu’elle a depuis toujours été conditionnée à la vie religieuse, aider
son prochain étant le moteur de sa vie. La symbolique de ses engagements étant
cruciale, comment aurait-elle pu avoir l’intention de nuire si sauvagement à
autrui ? ». C’est un psychiatre qui se pose cette question !
Yolande MUKANGASANA vous a dit, c’était tout au
début du procès, dans son témoignage, quand on lui a posé la question de ce
qu’elle pensait de l’attitude des religieux, elle a dit, c’est le bon sens et
le cœur une fois de plus qu’il faut retenir : « Avant d’être des religieux,
ce sont des hommes ». Eh bien, je pense que personne n’avait jamais dit
cela à ce psychiatre, ou bien il a dû fréquenter une faculté où ça ne s’enseignait
pas.
Je vous ai dit que j’allais un petit peu ramasser.
Je voudrais vous dire un mot encore d’un élément de comparaison qui m’a absolument
sidérée récemment, concernant la personnalité de sœur Gertrude.
Cela concerne le film qui a été projeté récemment
au sujet du procès EICHMANN. Vous vous souvenez peut-être que ce procès a eu
lieu, à Jérusalem, en 1961. EICHMANN était un de ces fonctionnaires, un de ces
bureaucrates de la solution finale. Dans ce film, EICHMANN lui-même hein, ce
n’est pas de l’interprétation que je vous livre là, nous dit ceci, concernant
un fait politique qui s’est déroulé en 1942, où la solution finale a été précisément
mise sur papier à l’occasion d’une conférence qu’ont tenu les dignitaires nazis,
au bord du lac de Wanzée, il a dit textuellement ceci : « Je
m’en lave les mains, ce n’est pas moi qui ait eu l’idée, ni décidé, je ne pouvais
pas faire autrement ». Si vous avez pris note ou si vous l’avez retenu,
vous constaterez que le 25 avril, Gertrude prononce exactement les mêmes mots,
les mêmes mots.
Un peu plus loin dans ce film, puisque ce procès
avait été filmé, parlant d’une lettre qu’il avait rédigée et signée, en tout
cas signée, qui concernait l’évacuation des juifs par des wagons entiers vers
les camps de la mort il dit ceci : « J’ai signé la lettre mais
ce n’est pas moi qui l'ai écrite ». Ça vous rappelle peut-être aussi quelque
chose.
Et un commentateur de ce film disait, c’est l’historien
belge Maxime STEINBERG - et cela me semble aussi résumer de façon particulièrement
pertinente l’ensemble de la problématique de la personnalité et des actes tant
de sœur Gertrude que de Kizito - concernant EICHMANN, il dit cela, mais c’est
tout à fait transposable : « Il n’a pas agi par ordre, mais il
a agit pour l’ordre, pour que les choses restent en l’état, comme elles doivent
être, pour que les pierres du couvent soient préservées, pour qu’on puisse
recommencer les activités normales du couvent ». C’est ça, le choix de
vie et c’est ça, le choix de décision qui a été fait par sœur Gertrude. C’est
le même que cet homme, sinistrement connu, et qui connu également la condamnation
qui a été prononcée à Jérusalem. Je n’en dirai pas plus sur ce point.
Alors, je voudrais encore donner deux petits coups
de projecteurs, au sujet de ce que je vous disais au début, concernant les enseignements
des magistrats qui ont eu à se prononcer sur des situations semblables à l’étranger.
Et ça vise plus particulièrement, parce que je ne les oublie tout de même pas,
je me suis constituée partie civile contre eux aussi, Monsieur HIGANIRO et Monsieur
NTEZIMANA. J’arrive là, vous me voyez venir, à la conclusion de cette plaidoirie
qui fut tout de même un petit peu longue.
Dans le procès NIYONTESE qui a eu lieu à Lausanne,
des écoutes téléphoniques avaient été réalisées, des conversations de NIYONTESE
avant qu’il ne soit arrêté, à partir de son domicile. Et, dans une de ces écoutes,
un enregistrement qui a été transcrit, venait dans la conversation, entre lui
et une amie aussi revenue du Rwanda et qui se trouvait là en Suisse, aussi réfugiée
comme lui, l’expression suivante : « Ces petits Tutsi ».
Et donc, ces gens avaient toute une conversation autour de survivants et de
personnes qui avaient été massacrées, et régulièrement dans la conversation,
revenait l’expression : « Ces petits Tutsi ». Alors, cette femme
a été interrogée à l’audience parce qu’elle était témoin, et elle a déclaré
au président qui lui disait : « Que faut-il entendre par cette expression
que vous avez utilisée en page untel ? ». Alors, elle a répondu : « Il faut entre guillemets - c’est écrit comme
ça dans le jugement - entendre ces propos dans une, entre guillemets, optique de langage imagée ». Cette optique
de langage imagée est apparemment assez répandue dans certains milieux. C’était
le petit coup de projecteur que je voulais simplement donner sur Monsieur HIGANIRO.
Il y a un autre petit coup de projecteur, concernant Monsieur NTEZIMANA,
pour vous rappeler un incident qui s’est produit dans l’université de Butare,
au moment où les professeurs se rassemblent, dans le bureau du vice-recteur,
à l’occasion d’un discours de la venue d’un politique : il y a cet incident
de la chaise du vice-recteur, je ne sais pas si vous vous en souvenez, mais
c’est Monsieur NTEZIMANA qui prend l’initiative, ici dans cette salle, d’en
parler. Il dit : « Oui, je sais : on interprète mal, à un moment
donné, la chaise du vice-recteur était vide » et il fait un commentaire
sur cette chaise vide. Et il dit quelque chose du genre : « Ce n’est
en tout cas pas moi qui m’y assiérai » ou quelque chose comme ça. Par la
suite, il se fait qu’un témoin va revenir sur cet incident et va nous en donner
l’interprétation diamétralement opposée. Il va nous dire qu’en effet, il y a
eu un incident au sujet de cette histoire un peu bizarre de chaise vide. Mais,
c’est les paroles du vice-recteur que ce témoin va rapporter. Et qu’a dit le
vice-recteur qui est peut-être un vilain bonhomme, mais qui a peut-être
aussi le nez fin, et qui a compris qu’il avait une sorte, pas de dauphin potentiel,
parce qu’il n’a pas forcément choisi, mais qu’il avait quelqu’un qui était en
train du pousser à l’extérieur. Il lui a dit : « Ecoutez, si vous
voulez occuper ma chaise, vous pouvez l’occuper, hein ! » Protestation.
L’ambition démesurée est le moteur de cette intelligence brillante et dramatiquement
dévoyée.
Et enfin, tout dernier petit point sur ce sujet.
Lors du procès de ce bourgmestre NIYONTESE, à Lausanne, la manière dont cet
homme s’est présenté au tribunal me faisait aussi furieusement penser à un tas
de choses qu’on a entendues ici : « Je suis un modéré - en l’occurrence
lui, il était membre du MDR, mais bon Power ou pas Power, ça n’a jamais été
vraiment éclairci - je suis un pacifiste, je suis courageux, j’ai sauvé
des gens ». Ca n’a vraiment pas fait illusion longtemps, mais je peux vous
dire que c’était le discours dominant et c’est également le discours qu’on entend
à Arusha. Donc, j’ai relu ça dans le journal suisse qui a été publié à l’époque,
« Accusé de crimes de guerre,
c’est le journal « Le Temps », le maire
rwandais se flatte d’être un pacifiste courageux ».
On a déjà entendu ça !
Alors voilà, j’arrive à la fin de ce que je voulais
vous dire, et je voudrais vous rappeler, en deux mots, ce qu’attendent les parties
civiles du travail quand même assez important qui vous attend vous, maintenant.
Ces parties civiles, elles ont été entendues ici, et Maître HIRSCH vous a très
bien décrit, hier, leur satisfaction suite à cette audition.
Il faut se rendre compte, et là, je parle principalement
des huit agricultrices qu’en fait, des immeubles qui dépassent le rez-de-chaussée,
ces femmes ne connaissent pas d’autres que celui le monastère de Sovu, qu’elles
n’ont jamais quitté. Elles ont peut-être été au marché vers Kigongoro ou vers
Butare où il n’y a pas un immeuble et encore, vous les comptez sur les doigts
des deux mains, qui dépasse un étage. Donc, Sovu, ça c’est vraiment…
Alors, vous imaginez ce palais de justice, vous
imaginez cette salle, la moitié d’entre elles ont témoigné le jour même de leur
arrivée de Kigali. Elles ont donc pris l’avion le mardi soir, elles ont débarqué
ici le mercredi matin. La plupart de ces femmes n’avaient jamais quitté leurs
collines, n’avaient jamais quitté Butare, n’étaient même jamais allées à Kigali,
elles n’avaient même peut-être jamais porté de chaussures… Il a fallu penser
à tout cela. Tout ça était organisé, très très bien organisé et elles en sont
très reconnaissantes parce qu’on leur a donné une véritable dignité. La manière
dont elles ont été accueillies ici va également dans ce sens-là, c’était empreint
de dignité, et Dieu sait si ces lieux que j’ai toujours trouvés épouvantablement
solennels et intimidants - je reconnais un peu moins maintenant, comme vous,
après les avoir fréquentés pendant six semaines, tout de même, il y a certaines
choses qu’on relativise - Dieu sait si ces lieux, avec précisément tout de décor
home, toute cette immensité, quelque part… un petit peu comme un rituel ont
ajouté à la solennité de ce qu’elles ont dit et à la solennité de l’accueil.
Et ce n’est pas indifférent, c’est pris au sérieux,
on n’est pas interviewé à la va-vite comme sur sa colline. On est dans un cadre
avec des gens qui sont importants alors que, pendant des années, on n’a pas
cru à la justice tout court ; la justice en Belgique : alors là !
Chez les blancs. Chez les Belges, en plus ! Vous imaginez bien… C’est inimaginable
et pourtant, elles étaient là ! Et ça, c’est déjà une victoire extraordinaire
pour ces femmes.
Elles veulent plus, elles veulent que, non seulement
vous soyez remerciés pour la manière dont vous les avez entendues, mais qu’aussi,
vous alliez jusqu’au bout de votre travail et que vous condamniez ceux qui doivent
l’être, non pas parce qu’ils sont dans le box et qu’il faut bien condamner quelqu’un,
il faut bien condamner ceux qu’on a sous la main puisque ce qui s’est passé
est tellement horrible… pas du tout pour cette raison-là mais parce qu’ils ont
fait ce qu’on leur reproche, ils en sont les auteurs, ils en sont les responsables,
ils en sont les coupables.
Alors, cet après-midi, je sais que Maître BEAUTHIER
a l’intention de vous parler un petit peu concernant les deux accusées, des
règles de vie que ces personnes avaient choisies. C’est cette fameuse règle
de saint Benoît. J’ai pas l’intention de vous en parler longuement, mais je
ne résiste tout de même pas, là non plus, à la tentation - dans ce petit exemplaire-ci
qu’on m’a prêté pour le procès, qui est une traduction qui date de 1944, elle
a été faite aux bords du Lac Leman, par un abbé de Maredsous - de vous lire,
non pas le texte de la règle, mais simplement un tout petit commentaire qui
se trouve en dessous. Malheureusement, vu la taille, il faut procéder à un petit
ajustement. On nous cite l’abbé de Solenne, très solennel, qui s’appelle Don
GUERANGER et qui nous dit, en dessous du chapitre consacré à la punition des
fautes commises à l’intérieur du couvent par les moines et les religieuses.
Il dit ceci : « Un mauvais monastère n’est pas celui où
l’on commet des fautes, mais où les fautes ne sont pas punies ».
Maître HIRSCH a très bien fait hier, de vous rappeler
quelles seraient les conséquences concrètes d’un verdict de culpabilité. L’équivalent,
finalement, d’environ treize ans d’emprisonnement. Ah, on dira : « Treize
ans d’emprisonnement : c’est lourd pour des enfants qui vont être privés
de leur père ». Que faut-il en dire des enfants qui sont définitivement
privés de leurs parents ? Des parents définitivement privés de leurs enfants ?
De toutes ces familles définitivement en deuil ? Parce que le travail de
deuil qui se fait progressivement, dans la difficulté, en partie grâce à ce
procès, continuera encore après, et c’est vraisemblablement pour toujours.
Vous arrivez au bout de ce long et douloureux voyage
au Rwanda. Vous garderez en mémoire les images du site de Murambi, avec ces
milliers de corps momifiés à l’air. De l’église d’Ntarama aussi. A Kigali, les
enfants des rues refusent de rentrer le soir où que ce soit, dans une maison,
un bâtiment quelconque. Ils préfèrent se serrer les uns contre les autres, en
respirant des vapeurs de colle dans des sacs en plastique, on les appelle :
« Les enfants du génocide ».
Mais le Rwanda, c’est tout à fait autre chose aussi.
Ce sont les danses traditionnelles, si joliment exécutées dans les fêtes, par
des filles comme Aline. Le printemps perpétuel des champs de thé, un vert extraordinaire !
Une Primus fraîche dégustée à la terrasse du Faucon à Butare, en compagnie d’un
de ces charmants professeurs, comme le docteur le témoin 61, et c’est aussi des
églises pleines de chants religieux très énergiques.
Au hasard d’une piste, un panneau annonçant que
vous arrivez dans la commune de Giti, sur le panneau il est écrit : Giti
ntiyakoze, itsem batsemba. Ce qui signifie : Giti n’a pas fait de génocide.
En ce moment, un village de Macédoine se prépare
peut-être, sans le savoir, à suivre cet exemple : musulmans et non-musulmans
s’y réunissent plusieurs fois par semaine pour évaluer la situation et se renforcer
mutuellement, tous ensemble, dans leur détermination. Ne pas céder à l’ethnisme.
Le génocide est le résultat d’un long processus, il a été commis par des gens
normaux mais rendus pour cibles par des conditions économiques, politiques,
l’endoctrinement, l’éducation, l’ambition de quelques-uns, et enfin l’impunité.
C’est sur ce dernier facteur que nous, que vous pouvez agir. Vous direz les
accusés coupables, je le répète pas parce qu’ils sont là, mais parce qu’ils
ont vraiment commis les actes qu’on leur reproche.
A plusieurs reprises a été posée, dans cette salle,
à certains témoins, la question : « Comment voyez-vous l’avenir du
Rwanda ? ». Je vous pose à mon tour une question avant de vous quitter.
« Et vous, comment voyez-vous notre monde de demain ? ». Je vous
remercie pour votre attention. Merci, Monsieur le président.
Le Président :
Merci, Maître JASPIS. |
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