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9.3.10. Plaidoiries de la partie civile: Maître Fermon
Le Président : L’audience est
reprise. Vous pouvez vous asseoir. Les accusés peuvent prendre place. Bien.
La récréation est finie. La récréation est finie. La récréation est finie !
Et je vais donc donner la parole à Maître Fermon pour sa plaidoirie.
Me. FERMON : Je vous remercie,
Monsieur le président. Avant d’aborder les faits de Sovu, je voudrais vous demander
de me donner acte de ma constitution de partie civile pour trois orphelins du
génocide dont les parents ont été massacrés au groupe scolaire de Butare. Et
donc, cette constitution est dirigée, non pas contre les sœurs qui, évidemment,
ne sont pas intervenues sur le terrain du groupe scolaire de Butare, mais bien
contre Monsieur NTEZIMANA et Monsieur HIGANIRO, dans la mesure où mes clients
estiment qu’il est ressorti notamment des débats devant vous, que les agissements
de Monsieur NTEZIMANA et de Monsieur HIGANIRO ont contribué à l’organisation
et à la mise en œuvre des assassinats de Tutsi et d’opposants Hutu dans la région
de Butare. Leurs parents ont tous les deux étés massacrés à coup de machettes
et de gourdins, dans le groupe scolaire de Butare. La constitution a été communiquée
aux autres parties.
Le Président : Bien. Vous
déposez donc une note. Y a-t-il des observations en ce qui concerne cette constitution
de partie civile de Madame Annonciata MUJAWIMANA en la… en qualité de représentante
légale de ces enfants ? Voilà. Pas d’observation ? Il vous est donné
acte de cette constitution de partie civile et vous avez la parole, Maître FERMON.
Me. FERMON : Je vous remercie,
Monsieur le président. Mesdames et Messieurs les jurés, Monsieur le président,
Madame, Monsieur le juge, je crois qu’à propos de Sovu, il y a encore une question
qui doit être abordée. Il ne s’agit pas des faits en tant que tels, parce que
je pense que les débats qui ont été menés devant vous, les témoignages que vous
avez pu entendre, les éléments d’enquête qui vous ont été présentés, vous ont
permis de saisir clairement ce qui s’est passé pendant ces jours terribles,
au couvent de Sovu. Je ne crois pas non plus que la participation criminelle
de sœur Kizito et de sœur Gertrude à ces faits est encore à établir, elle vous
a été démontrée, elle vous a été explicitée et vous avez vu, là aussi, témoignages,
éléments rassemblés par l’enquête.
Je crois qu’il y a une question qui n’a pas encore été abordée, c’est
celle-ci : est-ce que sœurs Gertrude et Kizito pouvaient agir autrement
qu’elle ne l’ont fait ? La défense des deux sœurs vous dira qu’elles ont
agi, pour autant qu’elles reconnaissent la matérialité de certains faits, sous
la contrainte, sous la menace de REKERAHO, sur ordre de REKERAHO, n’ayant absolument
aucun autre choix, étant paralysées par la peur et évidemment dans le but de
sauver la vie des autres sœurs. Je crois que pendant ce procès, tout le monde
dans cette salle, membres du jury, avocats de la défense, avocats des parties
civiles, membres de la Cour, nous nous sommes posés la question : qu’est-ce
que moi j’aurais fait devant… confronté à une telle horreur ? Comment est-ce
que moi j’aurais réagi dans une telle situation ? Est-ce que j’aurais pu
résister ? Les parties civiles veulent aborder de front la question, si
les accusées pouvaient agir autrement qu’elles ne l’ont fait ? La réponse
est oui et ce qui suit vous le démontrera.
La loi pénale n’est pas aveugle. Elle prévoit des situations dans
lesquelles une personne aurait à choisir entre deux maux. La légitime défense
que vous connaissez tous, en est un exemple. Si vous tuez ou vous blessez quelqu’un,
mais c’était le seul moyen de préserver une vie humaine, soit la vôtre, soit
d’un tiers, et si votre réaction était la seule possible pour préserver cette
autre vie, vous ne seriez ni poursuivi, ni sanctionné. Les articles 70 et 71
de notre Code pénal traitent également de ce problème.
C’est ainsi que l’article 70 du Code pénal énonce, par exemple, qu’une
personne qui agit sur ordre de l’autorité, ne pourra pas être sanctionnée. Par
rapport à cela, je vous signale immédiatement que la loi de 1993, relative à
la répression des violations graves du droit international humanitaire, c’est-à-dire
la loi que vous, en tant que juges, vous avez à appliquer dans ce dossier, a
explicitement exclu, en son article 5, la possibilité pour les accusés d’invoquer
ce genre de justification. La loi de 1993 dit : « Aucun
intérêt, aucune nécessité d’ordre politique, militaire, nationale, ni un ordre
d’un supérieur ne peut être invoqué pour justifier une participation à des crimes
de guerre ». Et la raison en est très simple : les crimes de
guerre sont à ce point graves que le législateur a estimé qu’aucune balance
d’intérêts, aucune, ne pouvait être invoquée comme justification.
L’article 71 du Code pénal dit qu’il n’y a pas d’infraction et donc,
pas de peine lorsque l’accusé a été contraint par une force à laquelle il n’a
pu résister. C’est ce que nous appelons le principe de la contrainte irrésistible.
Lors de son interrogatoire devant vous, sœur Gertrude a répété à
de nombreuses reprises, qu’elle était, pendant les événements, paralysée par
la peur, qu’elle ne pouvait pas résister à REKERAHO, qu’elle ne savait pas quoi
faire et qu’elle a agi de façon presque automatique. Et je pense donc que la
défense invoquera cette contrainte irrésistible pour vous demander d’acquitter
les deux religieuses. Pour pouvoir invoquer cette contrainte irrésistible, les
accusées doivent démontrer, non pas qu’elles étaient sous pression, dans un
état de stress, elles doivent démontrer que leur libre-arbitre a été totalement
anéanti au moment où elles devaient prendre des décisions d’agir ou de ne pas
agir, pendant ces événements. Il ne suffit donc pas de dire qu’on mettait sous
pression pour justifier un acte criminel et d’échapper à toute sanction. Tout
être humain doit être capable, évidemment, de résister à une certaine pression.
Il serait sot de dire que pendant cette terrible période, Gertrude et Kizito
n’étaient soumises à aucune pression. L’état de guerre, les massacres, entraînaient
de toute évidence, pour tout Rwandais qui était sur place, et même pour ceux
qui étaient à l’extérieur, un stress important. Ça vaut même pour ceux qui organisaient
les génocides. Y compris pour les BAGOSORA et consorts.
Mais, est-ce que cette pression a été telle que Gertrude et Kizito
ne pouvaient réagir autrement que par des actes criminels ? Qu’elles n’avaient
plus aucun choix ? Pour répondre à cette question, je crois qu’il faut
d’abord constater qu’un certain nombre d’actes posés par les deux accusées ne
peuvent, en aucun cas, être considérés comme ayant été posés sous la contrainte
de REKARAHO ou d’autres.
Je veux, avec vous, parcourir trois exemples.
Lorsque REKERAHO vient chercher, le 25 avril, les réfugiés qui se
trouvent dans son… dans le couvent, et il fera, vous vous rappelez, son horrible
tri, il ne s’attaque pas aux membres de la famille des sœurs. Il va même plus
loin et il dit tout haut qu’il n’a pas l’intention de tuer ces personnes, il
dit qu’il a assez tué et que ces personnes-là, en tout cas, ne constitueront
pas l’élite future d’un nouveau régime. Ce fait est confirmé par les déclarations
de REKERAHO, par les déclarations de plusieurs sœurs, répétées devant vous,
mais surtout, c’est confirmé par le comportement ultérieur de REKERAHO. En effet,
alors que le 25 avril, tous les réfugiés résidant au monastère sont réunis dans
la cour, REKERAHO va renvoyer dans les bâtiments, va faire rentrer dans les
bâtiments les membres de la famille des sœurs. Et toutes les déclarations concordent
pour dire qu’après cela, il n’y a plus eu d’attaque contre le couvent.
REKERAHO n’exerce donc aucune pression digne de ce nom et aucune
contrainte sur sœurs Gertrude et Kizito, pour que les membres de la famille
des sœurs soient livrés. C’est même plutôt le contraire. Vous vous rappelez
que c’est sœur Gertrude qui va exercer des pressions, c’est sœur Gertrude qui
va passer la nuit dans les chambres des sœurs qui ont des membres de leur famille
cachés au couvent, pour exiger que les réfugiés partent. Et elle exerce d’abjectes
pressions sur ces réfugiés. Souvenez-vous de ce qu’un témoin déclara ici, devant
vous. Elle va exiger de l’argent de ces réfugiés, pour la nourriture qu’ils
recevaient au couvent. Comme si ces gens étaient à l’hôtel, en vacances. Quand
elle constate qu’il ne suffit pas de brandir l’arme de la faim qu’elle avait
déjà utilisée avec un certain succès pour affaiblir les autres réfugiés, ceux
du centre de santé, quand elle constate que cela ne suffit pas pour convaincre,
entre guillemets, les réfugiés de partir, elle menace de les faire évacuer par
la force.
Elle met ses menaces à exécution en écrivant la terrible lettre que
Maître BEAUTHIER vous a rappelée tout à l’heure, au bourgmestre de la commune.
Le ton de cette lettre qui est, je dirais, presque un ordre de marche adressé
à ce bourgmestre, est-il compatible avec une personne paralysée par la peur ?
Est-ce qu’une personne terrorisée, paralysée, écrit des mots pareils ?
Elle prétend que c’est Gaspard qui a écrit la lettre et qu’elle a juste apposé
sa signature, sans faire attention au contenu. Moi, je pense que ça c’est une
explication absurde. A aucun moment, elle n’a contesté que l’objet de sa démarche
auprès du bourgmestre était bien de faire évacuer les réfugiés. Le contenu de
la lettre, le contenu de la lettre est donc absolument, et tout à fait concordant
avec ce qu’elle a elle-même indiqué comme étant son objectif à ce moment-là :
faire partir à tout prix ces réfugiés. Alors que ce soit Gaspard qui a actionné
les touches du clavier de la machine à écrire, ou que ce soit elle-même, peu
importe. La lettre, le contenu concorde totalement avec le comportement de Gertrude
avant le 5, le fait qu’elle passe dans ces chambres et le fait qu’elle essaie
par tous les moyens possibles, de mettre de la pression pour que les réfugiés
partent.
Alors Mesdames et Messieurs les jurés, je pose la question :
quelle contrainte irrésistible l’obligeait d’agir de la sorte ? REKERAHO
avait dit qu’il avait assez tué, qu’il ne se présenterait plus au couvent. Personne
d’autre ne s’est présenté au couvent. Gertrude savait qu’il était extrêmement
difficile de se déplacer et que toute personne qui s’aventurait sur les routes,
à cette époque-là, était menacée. Elle décrit, elle-même, comment le convoi
des sœurs a été attaqué le 23 et le 24, quand ils essaient de se rendre à l’évêché
et quand ils doivent finalement s’arrêter à Ngoma. Et malgré le fait que tout
semble indiquer que ces réfugiés pouvaient bénéficier d’une relative protection
à l’intérieur du couvent et, quand partir signifiait la mort, elle a voulu,
coûte que coûte, les faire évacuer du couvent, contre tout bon sens élémentaire,
en tout cas, si le but était de les sauver. Mais pour cela, elle fait appel,
Maître BEAUTHIER vous l’a rappelé également, au bourgmestre dont elle connaît
évidemment les positions. Alors, contrainte irrésistible ? Impossibilité
d’agir autrement ? Le choix du moindre mal ? Je crois que, de toute
évidence, la réponse doit être : non.
Un deuxième exemple, dont je voudrais vous parler, concerne la distribution
des voiles. Vous le savez, Gertrude a refusé de donner des voiles à des jeunes,
malgré le fait que le bourgmestre, lui-même, le lui avait proposé. Ce refus
de Gertrude a signifié la condamnation à mort de ces jeunes femmes dont vous
avez vu, notamment, une photo d’une de ces jeunes femmes, ce matin. Tantôt elle
a invoqué, pour justifier cet acte, le droit canonique, tantôt elle a rejeté,
assez lâchement, la responsabilité, pour ce refus, sur d’autres, en disant que
la famille d’une sœur avait protesté, que bon, elle ne pouvait pas faire la
distinction entre l’une et l’autre, elle ne pouvait pas discriminer, parce que
nous sommes tous des enfants de Dieu, n’est-ce pas, tous égaux. Mais un enfant,
un enfant, était un peu plus de Dieu que les autres. La cousine de l’assistant-boucher
Gaspard qui, elle, recevra un voile. Alors, soyons très clairs, nous sommes
évidemment très contents que cette jeune femme ait pu échapper de cette façon.
Mais en donnant un voile à cette fille pour la sauver, sœur Gertrude nous a
apporté la preuve par A + B qu’il n’y avait aucune contrainte qui l’empêchait
de sauver effectivement la vie de ces autres femmes, de ces autres jeunes femmes
qui demandaient un voile pour pouvoir se protéger et s’échapper.
Troisième exemple. Je voudrais quand même encore revenir une fois
sur la question de l’ambulance et de l’essence. REKERAHO dit qu’il a reçu l’ambulance
le 20, après une réunion, en échange de sa promesse de protéger le couvent et
les sœurs. Moi, je pense que cette version correspond à la réalité. L’attitude
de REKERAHO, tout au long des événements, est cohérente. Il tue, il pille il
ordonne et il supervise des massacres, mais quand il se présente au monastère,
il sonne ou il frappe à la porte et il attend jusqu’au moment où Gertrude ou
Kizito lui ouvre la porte. Et ses miliciens restent de l’autre côté de cette
barrière que vous avez encore vue sur les dias, ce matin. Jamais, au grand jamais,
des miliciens sont entrés dans le monastère. Les réserves du monastère, son
mobilier, même sa réserve d’essence n’a jamais été soumise au pillage. Alors,
quelle différence, n’est-ce pas, avec Kigufi où les miliciens enfoncent des
portes à coups de hache pour aller chercher les réfugiés ! Quelle différence
avec la paroisse de Ngoma, dont je reparlerai dans quelques instants, et où
nous assistons au même scénario qu’à Kigufi.
Ces différences d’attitudes des miliciens, et surtout de REKERAHO,
leur chef, m’a convaincu que l’accord dont REKERAHO parle a bel et bien existé.
Un accord peut-être explicite, peut être tacite, certainement pas écrit, mais
un accord en tout cas. REKERAHO bénéficie de toutes les facilités et de l’aide
de sœur Gertrude et son ombre Kizito, pour accomplir son travail, entre
guillemets, et en échange, il ne touche pas au couvent et il protège certaines
sœurs. C’est une sorte, en quelque sorte, un contrat conclu entre sœur Gertrude
et REKERAHO, grâce aux bons offices du courtier Gaspard qui va faire l’intermédiaire.
Et donc, ce n’est que de cette façon-là qu’on peut comprendre qu’il est logique
que REKERAHO reçoive cette ambulance et le carburant, dès la fameuse réunion
chez Gaspard, sans qu’il y ait la moindre contrainte exercée à l’égard de Gertrude
ou de Kizito.
Cette ambulance, ce véhicule, vous le savez, a servi à REKERAHO pour
aller d’une tuerie à l’autre, pour coordonner son travail, pour superviser partout
les massacres qu’il organisait. Et donc, comme dans un vulgaire hold-up, celui
qui met à la disposition des criminels le véhicule, sachant ce qu’il va en faire,
ce qu’ils vont en faire, peut être sanctionné comme ceux qui font le hold-up,
eux-mêmes. Gertrude répond à cela que REKERAHO n’a reçu l’ambulance que le 22,
parce que, et je trouve cela extraordinaire, il devait transporter un blessé.
Et comment pouvait-elle refuser cela ? Comment pouvait-elle refuser de
mettre à la disposition de cet homme une ambulance pour transporter un blessé ?
Ici, devant vous, elle s’est exclamée, en disant : « Mon Dieu, enfin
une bonne action ! ». Moi, je trouve qu’elle devrait avoir honte d’utiliser
comme ça le nom de ce qui lui est le plus cher, en tant que religieuse, le nom
de Dieu, pour justifier ou pour faire passer un mensonge pareil !
Mensonge ? Evidemment. Toute la journée du 22, REKERAHO a massacré
des milliers d’êtres humains. Des milliers de corps sont dehors, devant le centre
de santé, sur la route. Et il y a même des gens qui ont été tués à l’intérieur
de la cour du couvent. Il y a, notamment, un jeune homme qui a essayé de s’échapper
et qui a couru, et qui a été abattu devant la porte de l’hôtellerie. Tous les
témoins oculaires des événements au centre de santé déclarent que Gertrude et
Kizito se sont rendues - tous les témoins oculaires, que ce soient ceux qui
ont participé au massacre, ou les victimes, les rescapés de ces massacres, tous
les témoins oculaires des événements au centre de santé - déclarent que Gertrude
et Kizito se sont rendues au centre de santé pendant ces tueries. Et donc, ils
ont dû voir que les gens avaient le crâne enfoncé à coups de massue, que des
hommes et des femmes étaient coupés en morceaux avec des machettes, transpercés
par des lances et des flèches, brûlés vifs, abattus par balles. Pas un seul,
pas dix ! Des centaines, des milliers ! Mais un blessé devait être
transporté de toute urgence à l’hôpital, et pour cela REKERAHO avait besoin
de l’ambulance. Sans doute, il avait besoin de l’ambulance parce qu’elle a un
« pin-pon » et cela permet de passer plus vite les barrières.
Mesdames et Messieurs les jurés, pour qui Gertrude nous prend-elle
quand elle croit qu’on va accepter ce genre d’explication ? Des milliers
de corps, mais un blessé devait être transporté ! Et elle essaie de nous
faire croire qu’elle a cru cela. Soyons sérieux. Je crois qu’affirmer une telle
chose, c’est prendre tous ceux présents dans cette salle pour des imbéciles.
Et donc, l’histoire du blessé est évidemment un mensonge. Je ne comprends d’ailleurs
pas très bien pourquoi Gertrude ne revendique pas d’avoir donné cette ambulance
à REKERAHO avant les tueries. Là, au moins, elle pourrait vous dire : «
Je ne savais pas ce qu’il allait en faire, je ne connaissais pas encore suffisamment
Monsieur REKERAHO, je ne savais pas qu’il allait massacrer comme il l’a fait,
le 22 ». Et peut-être, nous l’aurions cru. Si elle a donné l’ambulance
le 22, à la limite, c’est encore plus grave, parce que le 22, plus personne
ne peut se tromper sur la nature de REKERAHO. Et donc, donner le 22, après les
massacres, cette ambulance, est un acte conscient, délibéré, sans contrainte
quelconque et compatible uniquement avec les termes de cette alliance ou de
cet accord dont je vous ai parlé.
Je crois que ces quelques exemples suffisent pour vous… pour réfuter,
pour rejeter la thèse de la défense selon laquelle les sœurs ont agi sous une
contrainte, sous une pression irrésistible.
Mais je ne veux pas en rester là. Je veux vous montrer, par des éléments
du dossier, que l’attitude d’autres personnes, dans des circonstances similaires,
a été totalement différente, et qu’il était donc possible de faire, même dans
ces heures difficiles, le choix inverse : celui du refus de l’extrémisme
raciste, celui du refus de la barbarie et celui de la solidarité humaine la
plus élémentaire. Certaines des personnes dont je vais citer l’exemple, étaient
réellement menacées. Malgré ces menaces, ces personnes n’ont pas fait l’économie
de leur aide à autrui. Elles ont accueilli tous ceux et celles qui se sont présentés.
Ces personnes ont fait preuve d’une solidarité humaine élémentaire. Elles se
sont dressées, dans la mesure de leurs possibilités, contre la haine et la violence
qu’elle a engendré.
Ceux dont je veux vous parler sont vivants. Ils ont pris des risques
certes, mais par le fait d’avoir survécu, ils ont prouvé que même dans cette
période difficile, il est des possibilités d’agir sans, je dirais, se mettre
inévitablement dans une situation de danger mortel. Certes, ces personnes n’ont
pas toujours pu sauver tous ceux qu’elles ont tenté de protéger, mais au moins,
elles ont essayé, au moins ces personnes ont essayé, elles ont fait ce que tout
être humain aurait dû faire dans ces circonstances.
Je pourrais vous parler de ce prêtre qui est venu témoigner ici et
qui a expliqué que, lui et ses confrères, avaient sauvé trente mille personnes,
trente mille réfugiés, en maintenant une attitude ferme à l’égard des miliciens
et en intervenant auprès des autorités, même génocidaires, non pas pour les
débarrasser de ces réfugiés, mais pour que les miliciens les laissent tranquille.
Je pourrais vous citer l’exemple du témoin 110 dont vous vous
souvenez tous. Cet homme a profité des quelques relations familiales qu’il avait
avec le bourgmestre KANYABASHI, non pas pour sauver sa peau, mais pour aider,
là où il pouvait, les réfugiés. Il apporte de la nourriture pour les réfugiés
de Sovu, nourriture que Gertrude, comme vous le savez, fera enfermer dans un
des magasins. Il approvisionne les réfugiés de la paroisse de Ngoma en eau et
il participe à la distribution de la nourriture. Il tente d’évacuer les réfugiés
de Ngoma vers un lieu plus sûr, et vous vous souvenez qu’il a expliqué ici,
à l’audience, avoir aidé à évacuer plus de cent enfants Tutsi vers le Burundi.
Mais, peut-être, ces exemples sont trop forts. Peut-être, ce prêtre
qui a participé au sauvetage de trente mille réfugiés, peut-être, était-il dans
une position vraiment différente de celle de Gertrude et Kizito ? Il était
avec de nombreux autres religieux, il était entouré de certains dignitaires
de l’Eglise et donc, peut-être ces circonstances ont fait qu’il était dans de
biens meilleures positions pour sauver ces personnes. Et le témoin 110 a
peut-être fait preuve d’un courage à ce point exceptionnel que nous ne pouvons
pas demander, de tous, le même type de courage dans ce genre de circonstances.
Et donc c’est la raison pour laquelle je veux essentiellement vous
parler de deux autres personnes.
Tout d’abord, je voudrais vous citer l’exemple de Madame Elsa VANDENBON.
Vous vous rappelez sans doute cette femme qui est venue témoigner ici, plutôt
au début du procès, et qui avait été appelée par les sœurs pour témoigner à
décharge. C’est la femme qui dirigeait un atelier de couture à la paroisse de
Ngoma. Elle nous a raconté comment elle a vécu dans la peur, mais elle nous
a aussi dit comment elle a réagi devant cette peur. Pas par la lâcheté, pas
comme une héroïne, mais comme un être humain solidaire de ses semblables, vulnérables
et menacés. Elle déclarera devant vous, ceci : « On avait blindé notre
maison parce qu’on pensait, quand les maisons ne s’ouvraient pas devant, on
aurait pu penser qu’il n’y avait personne à la maison, mais nous avions peur ».
Et donc, Madame VANDENBON a tenté d’abord, par la ruse, de protéger les personnes
pour lesquelles elle se sentait responsable. Elle a partagé le sort des personnes
qu’elle hébergeait. Elle et les filles qu’elle hébergeait, se protégeaient ensemble,
pas l’une au détriment de l’autre.
Malgré ces mesures, le groupe de Madame VANDENBON n’est pas resté
tranquille, et elle poursuit : « Les militaires sont venus à 11 h
30, à la maison, l’avant-midi, et je suis sortie. Chaque fois qu’il y avait
quelque chose, c’était moi qui sortais. Je suis sortie et je leur ai demandé
ce qu’ils voulaient » et ils ont dit : « Nous voulons les
cartes d’identité ». « J’ai montré ma carte d’identité ». Alors,
je leur ai dit : « Je voudrais que vous rassuriez la sécurité de la
maison », parce que j’avais entendu dire qu’ici et là, aux couvents, aux
paroisses, on mettait des policiers et des gendarmes. J’avais entendu dire cela
quand j’allais à la messe. Madame VANDENBON, dans sa réaction, va donc rappeler
aux militaires, qui étaient manifestement venus pour autre chose, leur mission
normale qui était de protéger les citoyens. Elle les interpelle, non pas pour
la débarrasser des réfugiés qui se trouvent dans sa maison, mais au contraire,
pour que tout le groupe, sans distinction, elle et les autres, aient une protection.
Et les militaires partent. Est-ce qu’ils n’avaient pas l’intention de tuer ce
jour-là ou est-ce que la réaction de Madame VANDENBON les a surpris et les a
mis plus mal à l’aise au point où ils n’ont pas osé aller plus loin ce jour-là.
Elsa VANDENBON prendra la même attitude lors de deux attaques ultérieures.
Elle vous dira : « Alors, la deuxième fois, c’était un soir. Il y
avait vraiment des bandits, des jeunes du quartier que je connaissais, déguisés,
qui sont venus aussi en me promettant qu’ils allaient protéger notre maison
et tout cela ». Et alors, elle a eu cette réaction extraordinaire, elle
vous a dit : « Moi, je les ai fort grondés », j’ai dit :
« Vous n’avez pas honte, vraiment, de participer à des choses pareilles ?
On tue des gens alors qu’on les connaît. Et ils sont partis ».
Est-ce que vous avez, au cours de ce procès, entendu un seul mot
de ce genre de la part de Gertrude ou de Kizito ? Est-ce qu’un seul témoin
vous a rapporté qu’elles ont tenté d’utiliser leur influence morale pour ramener
les tueurs à la raison ou pour dire à REKERAHO : « Ce que vous faites
n’est pas bon » ? Est-ce qu’elles ont fait, dans leurs nombreuses
déclarations reprises au dossier ou devant vous, une seule fois état du fait
qu’elles ont tenté d’exprimer ne fut-ce que leur désapprobation ? Pourtant,
Gertrude bénéficiait d’une autorité morale certainement plus importante que
celle d’Elsa VANDENBON. Elle représentait, pour les gens très croyants de la
colline et qui étaient la majorité des tueurs, l’autorité de l’Eglise. Et le
fait que VANDENBON, au moment de ces événements, était belge, ne devait sans
doute pas lui procurer, à ce moment-là, un prestige très important. Au contraire
probablement. Vous savez comment, à ce moment-là, la campagne contre les Belges
battait le plein. Pourtant, Elsa VANDENBON va jeter dans la balance tout ce
qu’elle a comme autorité, tout ce qu’elle a comme autorité morale. Elle ne pouvait
se taire parce que sa conscience ne lui permettait pas de se taire. Elle, elle,
Elsa VANDENBON, peut avoir la conscience sereine. Les miliciens, le jour où
elle les a grondés, les miliciens sont repartis.
Et puis, elle raconte la troisième attaque contre sa maison. Elle
dit : « C’était le 22, la nuit. Ce jour-là, nous avions vraiment eu
peur parce qu’on avait déjà appris beaucoup de gens qui étaient morts dans notre
rue. Alors, j’ai demandé à un voisin Hutu si nous pouvions passer la nuit chez
lui. Il a dit : « Oui, pas de problème ». Il y avait énormément
de gens qui abritaient des Tutsi dans notre quartier, beaucoup. Alors nous sommes
allés là-bas et c’est là qu’ils sont venus. Je pense qu’ils seraient venus chez
nous aussi. Alors, je suis sortie de nouveau, il était, je crois, 1 h, 2 h de
la nuit, j’ai longuement parlé avec un des militaires, il écoutait, je lui disais :
« Moi, j’ai toujours cru que vous alliez vous entendre, quand même les
accords d’Arusha et tout cela ». Et puis, finalement, il y a un autre militaire
qui intervient et qui dit : « Bon, il doit venir ». Elle dit :
« On les appelait, j’étais sur la rue, moi. Il y a eu une des filles qui
est venue vers moi qui a dit : « Vraiment Elsa, rentre dans la maison ».
J’ai dit : « Non, nous avons vécu toutes ensemble, dès le début que
j’ai habité ici, et je reste avec vous. Alors, les militaires m’ont vraiment
poussée dans la maison ». Et quand je lui ai posé la question de savoir
si cela lui était venu à l’esprit une seule seconde, pendant ces événements,
de chasser ces femmes de sa maison pour sauver sa propre vie, elle n’a même
pas compris la question tellement ça lui semblait inimaginable. Alors, Mesdames
et Messieurs les jurés, quel contraste, n’est-ce pas, avec ce qui s’est passé
à Sovu.
Un deuxième exemple dont je voudrais vous parler, est le témoin 54.
le témoin 54 est le prêtre de la paroisse de Ngoma où Gertrude a emmené les
autres sœurs, le 23 et le 24 avril. le témoin 54 n’est pas venu témoigner
devant vous parce qu’il était malade et c’est bien dommage. Mais il a fait des
déclarations aux enquêteurs et je voudrais vous en citer quelques exemples,
quelques passages. Et vous comprendrez que c’est honteux de la part des accusées
de dire qu’elles ne pouvaient pas faire autrement, qu’elles étaient paralysées
par la peur. Point par point, sur chaque détail, vous verrez, vous constaterez
avec moi que l’attitude du témoin 54 a été exactement l’opposé de celle
des accusées.
Pourtant, le témoin 54 était plus menacé ou était réellement menacé, lui.
Pour commencer, il était Tutsi. Mais deuxièmement, dans sa paroisse, courrait
la rumeur que les travaux à son église avaient été financés par le FPR. A ce
propos, il dit ceci : « Le 11 avril, un groupe de sept militaires
sont arrivés à la paroisse, juste avant la messe. L’un d’entre eux a demandé
à notre cuisinier de lui donner les clefs de la salle paroissiale où étaient
entreposés les stocks de vivres pour les affamés. Le cuisinier est venu me trouver,
et j’ai été au-devant du militaire que je connaissais. Il m’a dit qu’il avait
reçu mission de fouiller notre salle pour y rechercher des complices qui s’y
seraient cachés. Je leur ai donné la clef et ils ont fait le tour de la salle
avant de me rendre la clef. La salle paroissiale venait d’être rénovée grâce
à l’aide d’un prêtre suisse. Une rumeur voulait que ce soit le FPR qui avait
financé ces travaux de rénovation. Elle datait de longtemps avant les événements,
et je n’y avais pas attaché beaucoup d’importance ».
Et donc, contrairement à toutes les affirmations générales, mais
avec aucun élément concret, aucune déclaration qui permet de confirmer cela,
toutes les affirmations que vous avez entendues de la part de Gertrude disant
que dans son couvent ou sur sa colline, le couvent était mal vu, le couvent
de Sovu… de Sovu était mal vu, ici, vous avez quelque chose d’extrêmement précis
qui, je crois, démontre que le témoin 54, lui, était réellement menacé.
le témoin 54 n’est pas Superman, le témoin 54 a eu peur et il le dit. Il n’a
pas pu sauver la plupart des réfugiés qui sont venus dans sa paroisse, mais
jamais ne lui est venue à l’esprit, l’idée de refuser son aide à une personne
qui la lui demandait. Jamais ne lui est venue à l’esprit, l’idée de chasser
un réfugié pour sauver sa propre vie. Dès les premières phrases de la déclaration
du témoin 54, on voit l’opposition totale entre l’attitude de cet homme qui vivait
pourtant les mêmes événements, n’est-ce pas, mais l’opposition totale entre
l’attitude de cet homme et l’attitude des deux accusées. Il dit : « Des
paysans sont venus à la paroisse, la famine régnait, à l’époque, dans la région,
ils demandaient de la nourriture, et alors, cette image terrible, j’ai ouvert
le portail et j’ai discuté avec eux ». Quand les réfugiés se présentent
à la paroisse de Ngoma, la porte s’ouvre et les réfugiés sont accueillis. Quand
les réfugiés arrivent devant la grille du couvent de Sovu, cette grille est
fermée et les réfugiés seront obligés de faire un trou dans les buissons que
vous avez vu sur le côté, sur les dias, tout à l’heure, pour essayer de se mettre
à l’abri sur ce terrain vaste qu’on appelle la cour du monastère. Les réfugiés
pris en charge par l’abbé le témoin 54, eux, ils ont reçu de la nourriture. Il explique : « Des
militaires nous ont rejoints et je leur ai demandé si je pouvais donner de l’aide
aux paysans. Ils étaient environ cinquante, comme chaque jour. Les militaires
se sont proposés pour m’aider à distribuer des vivres. Nous avons ouvert notre
salle et notre stock ». La distribution a été organisée comme d’habitude
et ce sera la même attitude qu’il aura pendant toute la durée des événements.
Le 13 avril, dans l’après-midi, des paysans réfugiés de Gikongoro
ont commencé à entrer dans les quartiers, et les militaires les ont regroupés
au dispensaire. « J’ai été à leur rencontre, et je leur ai parlé. Là, j’ai
également rencontré le major de gendarmerie et le bourgmestre qui leur disaient
de rester là. J’ai demandé si je pouvais faire quelque chose pour eux. Le bourgmestre
a accepté que j’apporte une aide dès le lendemain matin. J’ai acheté beaucoup
de pain pour les enfants, et je l’ai distribué avec huit autres volontaires.
Le groupe des réfugiés s’élevait à environ 530 personnes et augmentait sans
cesse ». Et alors, le témoin 110 lui apporte des sacs de riz et le
père le témoin 54 dit ceci : « J’ai pris une partie de notre stock
de riz et j’ai organisé la distribution de nourriture ainsi que des soins avec
Laurien, les religieuses de Ngoma et d’autres personnes ». A la paroisse
de Ngoma, les sacs de riz apportés par le témoin 110 n’ont donc pas été
stockés dans un magasin fermé à clef et à Ngoma, les réfugiés ne seront pas
affaiblis, faute de nourriture, quand les tueurs arrivent.
Pendant toute la durée des événements, la porte du témoin 54
restera ouverte pour tout réfugié qui cherche protection. Quelques exemples
tirés de sa déclaration. Il dit : « Vers minuit, une dame est
venue à la cure, elle m’a dit que son mari venait d’être arrêté de façon brutale
par les militaires. Elle voulait avoir de l’argent pour acheter de la nourriture
pour son mari emprisonné à Butare, je lui ai donné cet argent. Des jeunes gens
sont venus me demander de pouvoir se cacher dans les armoires de la sacristie,
pendant la nuit. Ils étaient cinq, je me souviens du nom de l’un d’eux, NGABO,
il a survécu et est actuellement militaire. Au cours de la nuit, une dame, Joséphine,
s’est réfugiée avec son bébé dans la paroisse, son mari se cachait dans un bosquet,
moi-même, je ne passais plus la nuit dans ma chambre, j’avais disposé mon matelas
dans la sacristie. La nuit du 10 avril, davantage de personnes ont demandé refuge
dans l’église, surtout des jeunes qui craignaient d’être enlevés. Des jeunes
restaient aussi dans la paroisse pendant la journée. Et le 15 avril, cinquante
paysans réfugiés d’une autre paroisse, vont arriver avec leur prêtre et ils
seront accueillis à Ngoma ». Il dit : « Dans la nuit du 16 avril,
j’ai vu des maisons brûler tout près de la ville de Nyaroro, à six kilomètres
de Ngoma, on entendait des coups de sifflets, des roulements de tambours et
des cris diaboliques. Le nombre de réfugiés a doublé en une nuit ». Pour
lui, c’était une évidence, quand il y avait des coups de sifflets, des roulements
de tambours et des cris diaboliques, sa porte était ouverte pour ceux qui parvenaient
à s’échapper et à échapper à la mort. A Sovu, rappelez-vous, les réfugiés sont
refoulés par les accusées et les militaires appelés en renfort vers le centre
de santé.
A Sovu, Gertrude mettra sous pression les sœurs, afin de chasser
les membres de leur famille, des bâtiments du couvent. A Ngoma, le témoin 54
laissera la place, à l’intérieur de la sacristie aux réfugiés et cherchera pour
lui-même une cachette à l’extérieur. Il dit : « Nous avions encore
quinze personnes cachées dans la sacristie, j’ai dit à mon confrère que je voulais
me cacher et je suis sorti de la cure. Je me suis caché derrière l’église, dans
les bosquets, à côté du terrain de football. De là j’entendais tout le bruit
qui venait de… des explosions de grenades précédées des cris de jeunes qui disaient : Power.
Cela a duré jusqu’à cinq heures du matin ». Donc, quand il n’y a plus de
place dans sa sacristie pour cacher convenablement des personnes, c’est lui
qui sort, c’est pas les réfugiés qui sont chassés.
Des réfugiés malades et blessés à Ngoma, seront soignés. « Le
26 avril… », dit le père le témoin 54, « …plus de quatre cents personnes
s’étaient réfugiées dans la paroisse. Beaucoup étaient blessées, nous n’avions
plus d’eau. Une réfugiée-infirmière a beaucoup soulagé les blessés. Laurien
apportait les médicaments, la Croix-Rouge, que j’avais contactée plusieurs fois
en vain, ne nous a jamais aidés. Je ne sais comment Laurien a fait pour nous
aider, mais il l’a fait ». Et il y a même plus. Alors que lui, il ne dispose
pas d’une ambulance, le témoin 54 risquera sa propre vie pour sauver une femme Hutu
malade. Il explique : « J’ai reçu un coup de fil d’un Hutu me demandant
de conduire sa femme qui venait d’avoir une crise cardiaque, à l’hôpital. Je
me suis rendu à Matyazo avec ma voiture. Je me rendais bien compte que c’était
risqué et que je pourrais être tué, mais, comme il s’agissait de transporter
deux Hutu, je me suis dit que je parviendrais peut-être à franchir les barrages.
J’ai été chercher mes deux amis et nous sommes repartis vers l’hôpital du groupe
scolaire de Butare ».
Les réfugiés qui ont froid à cause de la pluie, seront accueillis
à Ngoma contrairement à Sovu. L’immense majorité, vous le savez, est restée
dehors parce que Gertrude refusait de les laisser entrer dans ces immenses bâtiments
du couvent, prétextant que le Centre de santé était plus aéré, c’est-à-dire
à ciel ouvert, qui protège mieux contre la pluie, c’est bien connu. Père le témoin 54
nous rapporte : « Le 27 avril 94, des blessés sont encore arrivés
en cachette, pendant la nuit, ils nous disaient qu’ils étaient cachés dans des
bosquets, mais qu’ils ne pouvaient plus tenir à cause de la saison des pluies.
Je les ai accueillis tout en leur disant : venez, nous allons mourir ensemble.
Je n’avais plus peur ».
Mesdames et Messieurs les jurés, le contraste le plus consternant
entre ces deux situations, pourtant similaires, ou qui auraient pu être similaires,
concerne sans doute l’attitude à l’égard des enfants. A Sovu, quand les réfugiés
sont arrivés le premier jour, vous vous rappellerez que des témoins ont expliqué
ici, devant vous, que Gertrude disait que ces enfants soit étaient de la saleté,
soit, dans une version plus soft, je dirais, qu’ils provoquaient de la saleté
dans son beau couvent.
Et rappelez-vous comment, on en a déjà parlé aujourd’hui, comment
Gertrude, le 25 avril, lors de ce terrible tri effectué par REKERAHO, va conduire
une jeune fille gravement blessée vers ses bourreaux. Rappelez-vous de cette
terrible image qui nous a été rapportée par une des sœurs : des enfants
qui s’accrochaient aux habits de Gertrude en la suppliant pendant qu’elle les
conduisait vers leurs bourreaux. Un enfant a même dit : « Si
elle essaie de me prendre, je la mordrai ».
Rien de tel à Ngoma. le témoin 54, père le témoin 54, déclare : « Des
enfants qui avaient pu échapper au massacre de leur famille se sont réfugiés
chez nous qui n’avions pas encore subi d’attaque. Ils venaient petit à petit,
isolément, en cachette. Ces enfants ont été installés à l’église. Et alors,
plus tard, pendant les événements, le conseiller communal amena, dans sa camionnette,
un groupe de petits enfants qu’il déposa devant la salle paroissiale. On a entendu
des cris et des pleurs de bébés et mon confrère Eulade a été voir. Il y avait
62 enfants. Les plus âgés, à peines âgés de trois ou quatre ans, étaient assis
les uns contre les autres et portaient les bébés sur les genoux. Eulade les
a installés à l’église. Un des enfants nous a raconté comment les tueries s’étaient
passées : les militaires avaient tiré des grenades et des coups de fusil
dans l’enceinte du dispensaire ; derrière les militaires, d’autres personnes
portant des machettes tuaient les blessés. Beaucoup d’enfants rescapés étaient
blessés, ils étaient restés pendant trois jours dans le dispensaire, assis.
Personne ne s’était occupé de ces enfants, jusqu’au 25 avril, quand le conseiller
est venu les déposer chez nous ».
Il est vrai que, finalement, la paroisse du témoin 54 n’échappera pas
aux agresseurs. Il dit à ce propos : « La paroisse a été attaquée
par des voisins du quartier de Ngoma. J’ai reconnu Jacques HABIMANA qui dirigeait
l’attaque. Il avait été cadre à la SORWAL ». Tiens ? « Et plus
tard, il a été nommé conseiller de Ngoma. J’ai reconnu aussi NIYITEGEKA Edouard,
aussi ancien travailleur de la SORWAL ». Quelle coïncidence, n’est-ce pas !
Les deux fils du petit frère du président SINDIKUBWABO, etc.
« Un groupe a forcé le portail, un autre est passé à côté de
l’atelier de Elsa VANDENBON et est monté sur les toits de la maison de notre
cuisinier. Un autre groupe a essayé de forcer la porte de l’église pour essayer
de passer entre l’église et les bureaux des prêtres, là où se trouve notre clocher.
Les assaillants lançaient des pierres et avaient des machettes, des petites
haches ». Je vous ai dit tout à l’heure que Ngoma avait vécu des événements
assez similaires à ceux de Kigufi et que là, on peut parler d’une véritable
attaque, contrairement à ce qui s’est passé au couvent de Sovu. Et même dans
un tel moment, le témoin 54 fera une ultime tentative, sans doute désespérée, de
protéger les réfugiés. Il dit : « J’ai téléphoné au corps de garde
du camp de Ngoma, j’ai dit que des bandits nous attaquaient. Le correspondant
a dit : Restez calmes ils ne vont rien vous faire, et il a raccroché. J’ai
téléphoné au procureur de la République, et il m’a dit qu’il allait avertir
le commandant du camp de Ngoma. Après deux heures d’attente, un groupe de militaires
est arrivé. Ils étaient huit dirigés par un sous-lieutenant ».
Mesdames et Messieurs les jurés, quand le témoin 54 s’adresse aux autorités,
c’est donc pour qu’elles viennent les débarrasser des bandits, et non pas des
réfugiés comme Gertrude l’a fait en cherchant les militaires, le 18, et par
sa terrible lettre du 5 mai.
Je clôture avec un dernier point, une dernière déclaration du père
le témoin 54, qui dit : « J’ai ouvert la porte quand ce sous-lieutenant
est arrivé, et je lui ai tendu la main pour lui dire bonjour. Il m’a demandé
qui m’avait donné l’autorisation de loger un si grand nombre de personnes à
côté d’un camp militaire. Je ne savais que répondre. Je lui dis : Mets-toi
à ma place, si les personnes en danger de mort se réfugient auprès de toi, que
ferais-tu ? ». Et c’est ça, la question normale à poser dans des circonstances
pareilles, Mesdames et Messieurs les jurés. « Il m’a répondu : Nous
connaissons votre duplicité, et il a commencé à compter les réfugiés. Ensuite,
il est parti ».
Mesdames et Messieurs les jurés, le témoin 54 et Elsa VANDENBON sont les
preuves vivantes qu’il était possible, même pendant ces jours terribles, de
ne pas sombrer dans le crime et de résister, sans jouer au héros, chacun à sa
façon, avec ses moyens. Et sans doute, le témoin 54, Elsa VANDENBON, Laurien
NTEZIMANA et beaucoup d’autres évidemment, se sont inspirés des dix commandements
bibliques, alors que j’ai eu l’impression que les sœurs Gertrude et Kizito ont
plutôt été inspirées par dix autres commandements, ceux des Bahutu. Au début,
je vous disais que nous nous sommes tous posé la question de savoir comment
nous aurions réagi dans de telles circonstances.
Je crois vous avoir démontré que rien n’obligeait les accusées de
rejoindre le camp des criminels. Non seulement, il est faux de dire qu’elles
ont agi sous l’emprise d’une contrainte irrésistible ou d’une force qui était
telle qu’elles ne pouvaient rien faire d’autre, mais en outre, les quelques
exemples que je vous ai développés montrent que, chacun à sa façon, à son niveau,
pouvait résister. Et je vous ai longuement parlé de l’abbé le témoin 54, parce qu’en
lisant sa déclaration pour la première fois, le parallèle avec ce qui s’est
passé à Sovu : la nourriture, les gens qui se présentent, les réfugiés
qui viennent, la pluie, les enfants, etc. le parallèle est tellement clair.
Le parallèle et le contraste en même temps, évidemment.
Pour conclure, je voudrais vous parler d’une autre question qui hante
toute personne qui a assisté à ces événements et en premier lieu, les rescapés.
Comment, après avoir vécu de tels événements, ne pas se poser la question de
savoir si on a fait tout ce qui était humainement possible pour s’opposer aux
massacres et pour sauver ?
[Interruption d’enregistrement]
Me. FERMON : …pour la part
de cette question. Eux, ils cherchent, par contre, à rejeter la responsabilité
sur les autres, ils disent qu’ils ne pouvaient pas agir autrement, qu’ils étaient
contraints d’agir de cette façon-là, ils minimisent les faits, ils nient les
évidences. Ça, c’est les questions qui préoccupent ceux qui ont participé activement,
par des actes criminels, à ces événements. Avez-vous entendu, au cours de ce
procès, de la part des accusées, un seul mot qui permet de penser qu’elles remettent
en cause leur propre responsabilité, qu’elles se remettent en question ?
Aucun. Aucun. Que des lamentations sur les terribles pressions qu’elles ont
subies, sur les complots tramés contre elles, par des sœurs jalouses et malveillantes,
par des mauvais esprits comme Madame le témoin 20, par des associations malafites de
défenses des droits de l’homme comme African Rights - d’ailleurs association,
comme vous avez pu le constater, totalement incompétente à propos du Rwanda :
elle n’y connaît strictement rien parce qu’elle pense que Maredret est en Flandre
- par des enquêteurs pourris tel que Monsieur TREMBLAY. Voilà le système de
défense. Voilà les questions qui préoccupent ces deux accusées.
Mesdames et Messieurs les jurés, ce système de défense des sœurs,
les questions qui les préoccupent, leurs déclarations, toutes leurs attitudes,
pendant ce procès, ne permet pas de les placer dans le camp des rescapés auquel
elles prétendent appartenir, mais bien dans le camp opposé, celui de ceux qui
ont participé à ce génocide. Et votre jugement, j’en suis convaincu, ne leur
permettra pas d’usurper la qualité des rescapés et de s’afficher comme des victimes
au même titre que les mamans de Sovu et au même titre que des personnes comme
le témoin 110 ou comme le père le témoin 54. Je vous remercie.
Le Président : Merci, Maître
FERMON. Mesdames et Messieurs les jurés, à partir de demain, nous entendrons
les conseils, les avocats de la défense, donc, les plaidoiries en faveur de
chacun des quatre accusés. En principe quatre jours, un jour pour chacun des
accusés. Quatre jours ouvrables, puisque je vous rappelle que nous aurons un
week-end prolongé, une nouvelle fois. Maître Carlier, savez-vous déjà donner une idée du temps de plaidoirie
de vous-même et de Maître BELAMRI, en ce qui concerne la journée de demain ?
Me. CARLIER : Nous comptons
sur une journée raisonnable, de l’ordre d’aujourd’hui.
Le Président : Maître MONVILLE,
vous-même et vos confrères ?
Me. MONVILLE : Mais, je crois
qu’on aura besoin d’une journée entière, Monsieur le président.
Le Président : Une journée
entière.
Le Président : Maîtres VERGAUWEN,
au pluriel.
Me. VERGAUWEN : Une journée
raisonnable.
Le Président : Une journée
raisonnable. Maître VANDERBECK et Maître WAHIS ?
Me. VANDERBECK : Pour reprendre
l’expression, une journée raisonnable, Monsieur le président, très raisonnable.
Le Président : Très raisonnable,
cela signifierait-il, par exemple, que des répliques pourraient commencer avant
la fin d’une journée ?
Me. VANDERBECK : Je pense qu’on
aurait terminé un peu avant… un peu avant quatre, cinq heures, oui, certainement.
A vous de voir si vous estimez opportun de commencer les répliques à ce moment-là.
Le Président : On verra alors,
à ce moment-là, si éventuellement des répliques peuvent intervenir. En tout
cas, je vous… je distribuerai aux parties le projet des questions, après la
plaidoirie, je dis bien aux parties, non pas au jury, dans la mesure où ce n’est
qu’un projet et pour éviter que vous ne délibériez avant que votre mission de
délibération ne commence. Je proposerai donc ce projet de questions aux parties
après les plaidoiries de la défense et avant les répliques, de manière à ce
que vous puissiez les examiner et faire, éventuellement même, des observations
avant même la clôture des débats. Ce qui permettrait, éventuellement, après
la clôture des débats, que le questionnaire soumis aux jurés soit éventuellement
modifié en fonction des observations qui seraient formulées, peut-être pas,
qu’éventuellement des conclusions soient même prises avant la clôture des débats
et que la Cour se prononce sur les questions ou sur la formulation des questions.
Mais comme ça, on ne vous embrouille pas avec un projet qui ne sera pas définitif
et on vous empêche de vous poser des questions avant que ce ne soit vraiment
votre tour. Bien, donc l’audience va être suspendue et elle reprendra demain,
à 9 heures. Je souhaite à chacun d’entre vous une bonne soirée. |
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