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9.3.2. Plaidoiries de la partie civile: Maître de CLETY
Le Président : L’audience
est reprise. Vous pouvez vous asseoir. Les accusés peuvent prendre place. Maître
Clément de CLETY vous avez la parole pour votre plaidoirie.
Me. de CLETY : Je vous remercie,
Monsieur le président. Je voudrais tout d’abord vous raconter une histoire que
vous n’avez pas encore attendue et cette histoire, c’est celle d’un séminariste
qui s’appelle Gaspard. Il a dû quitter sa commune, son village, pendant le génocide
et je vais vous raconter la journée de son retour. Ce village s’appelle Nyarubuye.
Le parvis de l’église est dominé par un immense Christ blanc qui tend les bras
au-dessus des cadavres, qui semble griffer les escaliers de pierres. En un mois,
les fleurs ont poussé ; insolentes, les marguerites, les giroflées montent
plus haut que les corps étendus ; le parfum des roses, des glaïeuls semble
vouloir dissimuler l’odeur de la mort, mais rien n’y fait.
Des dizaines, des centaines de cadavres gisent là ; les uns
semblent avoir été immobilisés en pleine course, en pleine fuite, des mollets
se tendent encore, des bras sont jetés vers l’avant, des bouches s’ouvrent en
un dernier cri ; au-delà du sentier, il y a les femmes, on les reconnaît
aux cotonnades de leur robe, on les distingue aussi à ces petites silhouettes
encore accrochées à leurs reins, à ces corps minuscules qu’elles semblent vouloir
protéger jusqu’au-delà de la mort. Celles qui devaient être les plus jeunes
ont le ventre gonflé, sur lequel se tend encore la toile bleue de leur robe,
doux linceul pour des enfants qui ne connaîtront pas l’horreur. Du côté des
bâtiments, il y a les hommes ; leurs corps sont empilés dans un appentis
de la mission, ils montent jusqu’à mi-hauteur de la pièce sombre. Partout il
y a des vêtements épars, comme si les suppliciés avaient été déshabillés avant
de mourir, de pauvres vêtements tâchés de sang, des chaussures dépareillées
qui traînent sur le sentier, dans le couloir du couvent.
Et puis, il y a les salles de classe, une carte de l’Afrique rouge-sang
est dessinée à la craie sur un tableau, des équations inutiles, des leçons de
vocabulaire. Entre les bancs de bois, on marche littéralement sur les corps
d’enfants. Les petits, la tête à moitié tranchée ont glissé de leur banc, ils
sont couchés sur l’estrade et les visages mutilés ressemblent à des petites
boules de cendre. C’est en poussant un cri d’effroi que Gaspard retrouve sa
chambre de séminariste, le courrier qui lui était destiné, son agenda. Le petit
carnet est rouge encore.
Le dernier jour avant de prendre la fuite, Gaspard avait écrit :
« Cette fois, il n’y a plus d’espoir ». A côté de son carnet, maculé,
gît un corps d’enfant encore emmailloté, la tête manque. Sur le mur d’en face,
imprimée, une large trace de sang. Ici, ici on a tué comme ailleurs on déboise,
méthodiquement ; on a tué comme on sarcle un jardin, extirpant jusqu’à
la moindre racine, jusqu’au tout petit enfant, au dernier fœtus.
Monsieur le président, Madame le juge, Monsieur le juge, Madame la
présidente du jury, Mesdames et Messieurs les jurés, c’est volontairement que
je vous ai raconté pour commencer une histoire qui n’est pas celle que vous
avez entendue. Nous avons entendu parler de Butare, de Sovu, c’est tout proche
Butare et Sovu, 5 à 10 minutes en voiture, alors, j’ai voulu vous rappeler que
cette histoire c’est, cela pourrait s’intituler « Chronique d’une journée
ordinaire au Rwanda en 1994 » parce que ce n’était pas seulement à Butare,
ce n’était pas seulement à Sovu ; le Rwanda en 1994, c’est un pays qui
est à feu et à sang du Nord au Sud, de l’Est en Ouest, ce fût comme ça partout.
Cette chronique que je viens de vous lire aurait pu être celle d’une
commune quelconque de Butare. C’est la répétition, la répétition des même faits,
la répétition des mêmes gestes dans un pays entier dévasté par la haine. Partout
des montagnes de la Véronga jusqu’au Sud, on a tué, on a violé, on a exterminé,
on a arraché jusqu’à la plus petite mauvaise herbe. On l’a fait scientifiquement,
mieux que les Nazis. Et je crois que c’est ici une considération qui doit être
formulée pour commencer, c’est que la plus grande erreur que nous puissions
faire dans ce procès ce serait de considérer que c’est un problème africain.
Ce n’est pas un problème africain, c’est un problème de l’humanité. C’est un
problème de l’humanité comme on en a vu chez nous, c’est un problème de l’humanité
comme celui des Nazis, comme celui de POLPOT au Cambodge, comme celui de la
guerre d’Espagne, comme celui qui s’est passé près de chez nous en Yougoslavie.
En Yougoslavie, il y a des voisins qui vivaient en parfaite entente, qui se
sont entretués. On a brûlé des enfants sur des plaques électriques. C’est un
problème de l’humanité, ce n’est pas un problème africain.
Alors, vous savez, c’est important parce que toute notre société,
et on vous l’a évoqué, Monsieur l’avocat général vous l’évoquait hier, toute
notre société repose sur un principe, sur un serment, le : « Plus
jamais ça ! ». Et ce serment, c’est celui que la communauté internationale,
que tous les êtres humains vont faire en 1945, lorsqu’on découvre l’horreur
des camps de concentration. « Plus jamais ça » et pourtant au Rwanda,
il y a encore eu ça !
Alors, Monsieur l’avocat général vous l’a expliqué hier avec talent,
la raison pour laquelle quatre Rwandais sont jugés ici, en Belgique, pour des
faits commis au Rwanda, c’est simple, c’est parce que c’est toute l’humanité
entière qui est concernée. C’est parce que les faits qu’ont commis les quatre
accusés concernent toute l’humanité, ils ne concernent pas seulement les victimes
que nous avocats, au premier banc nous défendons, ils vous concernent vous,
ils concernent la communauté internationale, ils concernent six milliards d’êtres
humains. Et c’est parce qu’ils concernent six milliards d’êtres humains qu’on
a voté des conventions internationales, qu’on a voté des lois qui ont dit que
n’importe quel pays pourrait poursuivre ces crimes- là, où qu’ils aient été
commis et peu importe qui en était l’auteur.
Alors, on vous parle de morts au Rwanda, 500.000, 800.000, 1.000.000.
1.000.000, j’ai dit tout à l’heure qu’on avait opéré avec une plus grande efficacité
que les Nazis, mais on a aussi opéré avec une plus grande efficacité que POLPOT,
on a opéré avec une plus grande facilité que partout ailleurs dans l’histoire
de ce vingtième siècle. Probablement 800.000 à 1.000.000 de personnes tuées
en treize semaines avec des moyens dérisoires. Des moyens dérisoires, mais une
machine génocidaire savamment préparée. Des listes établies depuis 1990, un
pays hyper centralisé où l’administration, où les têtes présentes jusque dans
les cellules, jusque dans les plus petites entités administratives, et c’est
important parce que c’est comme ça qu’il y a une sorte de système nerveux qui
va partir de Kigali, des décideurs jusqu’aux cellules. Parce que le message
de haine était répandu de longue date. Parce que des milices étaient entraînées,
parce que tout était prêt et c’est pour cela qu’avec des moyens dérisoires,
ils ont dépassé en horreur et en efficacité tous les autres génocides qui se
sont déroulés au cours de ce siècle.
Monsieur l’avocat général vous a évoqué qu’il y en a eu trois, c’était
tout à fait exact, mais il y a aussi de grandes tueries, de grands massacres,
et je pense notamment au Cambodge, ce n’est pas un génocide mais ce sont des
massacres inouïs, c’est l’extermination systématique de tous les intellectuels.
Et bien, jamais dans l’histoire de ce vingtième siècle, un pays même moderne
comme l’Allemagne Nazie n’a opéré avec une telle efficacité que celle qui a
eu lieu au Rwanda au printemps 1994.
BOUTROS-Gali en a fait le bilan, il a dit : « J’ai échoué,
c’est un scandale ! ». Le mot est faible, mais ce n’est pas seulement
Monsieur BOUTROS BOUTROS Gali qui a échoué, c’est nous qui avons échoué, c’est
l’humanité entière qui a échoué, c’est la communauté internationale qui a échoué,
et alors dans cette responsabilité, dans cette responsabilité scandaleuse, je
crois que peut-être la Belgique et la France ont une responsabilité plus lourde
que d’autres puisqu’on a capitulé, puisqu’on avait des relations particulières
avec ce pays et que nous n’avons pas fait pression d’une manière ou d’une autre,
loin s’en faut, nous avons même retiré nos casques bleus.
Alors, j’en viens à vous parler des faits, j’en viens d’abord à vous
parler des pressions. Vous vous souvenez qu’on a évoqué, et la défense va vous
le plaider, elle va vous le plaider avec talent, qu’il y a eu des pressions
dans ce dossier, des pressions sur les témoins à charge. Moi, je peux vous dire
que j’ai lu, de la première à la dernière page, les 18.864 pages de ce dossier
initial et les pages qui se sont rajoutées par la suite. Alors, en fait de pressions,
je vais être tout à fait clair ; l’honnêteté intellectuelle me commande
de vous dire que les seules et uniques pressions que j’ai vues dans ce dossier,
que j’ai pu constater de manière objective, ce sont des pressions pour que ce
procès n’arrive jamais devant cette Cour d’assises et des pressions pour que
des témoins, et je pense tout particulièrement aux sœurs, retirent leurs accusations.
Je ne vais pas entrer dans le détail des pressions qui ont été exercées
pour que ce procès n’ait jamais lieu, mais je vais simplement vous raconter
une anecdote. Vous devez savoir qu’en 1996, il y a eu ce que l’on appelle le
règlement de procédure concernant Monsieur Vincent NTEZIMANA. Qu’est-ce que
c’est que le règlement de procédure ? C’est une procédure spécifique devant
ce qu’on appelle la Chambre du conseil et la Chambre du conseil décide, sur
base du dossier répressif, s’il y a lieu ou non de renvoyer Monsieur Vincent
NTEZIMANA, en l’occurrence devant la Cour d’assises.
Eh bien, en 1996, vous devez savoir qu’au parquet, la personne qui
était en charge de ce dossier s’appelait Monsieur VER ELST-REUL, qui était d’ailleurs
détaché de l’Auditorat militaire. Monsieur VER ELST-REUL s’est levé à cette
audience de la Chambre du conseil - et mes confrères à côté de moi s’en souviennent
aussi bien que moi, j’en suis certain - et Monsieur VER ELST-REUL a dit ceci
pratiquement mot pour mot, il a dit : « J’ai reçu, j’ai reçu des instructions
de rédiger un réquisitoire écrit de non-lieu. Mais je dois vous dire que si
la plume est serve, la parole est libre, et en l’occurrence, j’estime pour ma
part qu’il y a des charges accablantes contre Monsieur NTEZIMANA ». Et
Monsieur VER ELST-REUL, avec un courage que nous avons admiré à l’époque, a
requis toute la matinée et une bonne partie de l’après-midi pour démontrer ses
charges, et la Chambre du conseil a pris ses responsabilités en rendant une
ordonnance de renvoi contre Monsieur NTEZIMANA.
Mes confrères et moi-même qui sommes constitués depuis 1995, nous
savons, nous avons vécu des années dans l’angoisse, dans l’angoisse et dans
l’incertitude, quant à ce que ce procès ait un jour lieu et s’il a eu lieu,
il a eu lieu grâce à des gens courageux et je voudrais, et je ne suis pas flatteur,
tout d’abord citer Eric GILLET qui a fait un travail absolument extraordinaire
depuis des années. Je voudrais évidemment évoquer Monsieur VER ELST-REUL dont
je viens de parler, le juge d’instruction, Monsieur l’avocat général. Il a fallu
déplacer des montagnes pour que ce procès arrive enfin devant cette Cour d’assises.
On parle donc de procès extraordinaire, Monsieur l’avocat général
vous l’a exposé hier, procès historique, procès hors du commun par l’horreur
et je voudrais, je voudrais vous raconter une anecdote, et c’est une anecdote
personnelle : j’habite à la campagne, j’ai un petit bureau à la maison
et j’ai passé des nuits, pendant des semaines, à lire ce dossier puisque la
journée, j’avais le reste de mon cabinet, alors j’ai lu comme ça dans la solitude,
dans le noir pendant des semaines ces 18.864 pages. On vous a dit, et je crois
qu’on ne le dira jamais assez, à quel point ces récits sont insoutenables.
Lorsque vous lisez des récits de femmes qui racontent comment elles
ont vu leurs enfants se faire découper à la machette devant elles, qui vous
racontent comment elles sont tombées dans des fosses communes, qu’elles se sont
réveillées avec le sang à la bouche, et qu’elles se sont échappées en rampant,
quant vous lisez un témoignage comme ça et puis deux et puis cinq et puis dix
et puis vingt, à un moment donné vous n’en pouvez plus, à un moment donné cela
devient insoutenable, on a dit le mot mais il n’y en a pas d’autres et je le
regrette, sans doute avons-nous trop galvaudé notre belle langue, mais c’est
bien ce mot là qui est le seul : in-sou-tenable. Jamais, jamais de tous
les dossiers d’assises dans lesquels je suis intervenu, jamais de tous les dossiers
répressifs dans lesquels je suis intervenu, je n’ai vu quelque chose qui, de
près ou de loin, se rapportait à ce niveau d’horreur que nous lisons ici pendant
18.864 pages.
Vous savez, à un moment donné à trois heures du matin, on n’en peut
plus de lire, alors on se dit : « Je vais me changer les idées,
je vais prendre un magazine, regarder la télé… », eh bien, c’est impossible,
on vit avec ce dossier 24 h sur 24, on en rêve la nuit, le matin quand on va
plaider d’autres affaires ou qu’on reçoit des clients, qu’on fait des conclusions,
c’est encore dans ce dossier ci qu’on est. Et je crois que je partage ici, enfin
je résume, je crois, la pensée commune de mes confrères et de moi-même, c’est
un dossier dans lequel on est submergé. On ne vit plus que dedans et ça fait
des mois, alors aujourd’hui c’est l’aboutissement, c’est le jour où il faut
plaider. Monsieur l’avocat général vous a dit hier qu’il allait manier l’ironie
et le sarcasme, je vous dis tout de suite que je vais faire exactement la même
chose, je ne vais pas le faire parce que j’estime qu’il y a le moindre aspect
humoristique dans ce dossier, il n’y a absolument rien qui prêterait même à
ne fût-ce que sourire, mais je suis désolé, l’ironie et le sarcasme sont les
seuls moyens que j’ai trouvés pour vous dire ce que j’ai à vous dire sans pleurer.
Alors voilà, la stratégie de la défense, cela va être le doute, que
voulez-vous qu’ils fassent d’autre devant un dossier aussi accablant ?
Ils vont vous dire qu’il y a doute, ils vont relever des contradictions entre
les témoignages, ils vont insister sur des divergences entre des témoignages.
Ils vont vous dire que, s’il y a divergence, que s’il y a contradiction, il
y a doute et que le doute doit profiter aux accusés et qu’ils doivent être acquittés.
C’est, Mesdames et Messieurs les jurés, un raccourci dangereux dans lequel vous
ne tomberez pas. Parce que je me dois de vous dire que de tous les dossiers,
que dans tous les dossiers répressifs que j’ai connus depuis que je suis au
barreau, je n’en ai jamais trouvé un où il n’y avait pas des gens qui ne disaient
pas toute la vérité, pas que la vérité ou franchement autre chose que la vérité.
Il y a toujours des gens qui ne disent pas toute la vérité, dans tous les dossiers
répressifs. Alors, si on venait vous dire : « Puisqu’il y a des contradictions
et puisqu’il y a des divergences, il y a un doute et ce doute va vous amener
à l’acquittement », je peux vous dire qu’alors personne dans ce pays ne
sera jamais condamné par un tribunal correctionnel ou une Cour d’assises.
Ce à quoi vous devrez arriver, c’est à vous forger une intime conviction.
Et cette intime conviction, vous l’obtiendrez et vous vous la ferez en confortant
des témoignages, des dépositions, des déclarations des accusés, des faits et
des pièces. Et lorsque vous aurez fait cela, j’ai la conviction que votre intime
conviction sera la même que la mienne, c’est-à-dire la certitude en la culpabilité
des quatre accusés.
J’en viens donc pour commencer à vous parler de Vincent NTEZIMANA,
et Vincent NTEZIMANA il a une stratégie de défense qui est en fait toute simple.
Vincent NTEZIMANA, il vous dit : « Moi, je ne peux pas être coupable
de ce qu’on me reproche, et je ne peux pas être coupable de ce qu’on me reproche
tout simplement parce que je suis un opposant à le témoin 32, un démocrate et
un modéré, c’est bien connu de tout le monde, d’ailleurs allez interviewer des
gens qui ont travaillé avec moi à Louvain la neuve, notamment Monsieur le témoin 144,
il vous confirmera que je suis absolument incapable de commettre de tels gestes
parce que je suis quelqu’un d’une probité morale absolue ».
Mais alors, il y a vous le savez toute une série de témoins, de témoins
précis, qui attestent de l’extrémisme de NTEZIMANA, qui attestent du fait que
Monsieur NTEZIMANA est un extrémiste, un idéologue du racisme et du sectarisme.
Je ne reprendrai pas ces témoins, Monsieur l’avocat général vous les a évoqués
hier et je ne vais pas faire un bis repetitat, mais vous savez qu’ils
existent, vous savez que ce sont des gens dont on a absolument aucune raison
particulière de douter de l’honorabilité, ce sont pour l’essentiel d’autres
professeurs d’université, des collègues, je voudrais qu’on m’explique pourquoi
est-ce que ces gens gratuitement iraient accuser Monsieur NTEZIMANA d’un extrémisme
qui serait purement inventé.
Et puis alors, il y a une chose que vous devez savoir dans ce dossier,
c’est que Vincent NTEZIMANA, il n’a pas de chance ! Et Vincent NTEZIMANA,
il n’a pas de chance pour deux raisons. La première, c’est qu’on va retrouver
des écrits, et alors il peut évidement dire que les témoins mentent mais peut
difficilement dire que sa propre plume voulait exprimer autre chose que les
propos tout à fait clairs qu’il tient, et il va encore jouer de malchance parce
que concernant l’ « Appel à la conscience des Bahutu », il y
a le témoignage de Madame le témoin 50, j’y reviendrai dans quelques instants. Alors,
parlons des écrits et je vais les évoquer très brièvement, il y a tout d’abord
une lettre de Vincent NTEZIMANA à un ami, Jean-Marie Vianney, du 13 décembre
1991, c’est-à-dire trois ans avant le génocide. Je vous en livre un extrait :
« J’ajouterai même combien l’homme de la rue savait que les Inyenzi »
- les cancrelats - préparaient une attaque depuis juillet 90. Sur le plan de
la défense, je parle de la fermeté puisqu’il n’y a pas de façon noble de tuer
pour se défendre. Toute complicité, si tacite soit-elle, est de nature à être
réprimée par les services de sécurité ». Un fameux discours de modéré !
« Toute complicité tacite doit être réprimée par les services de sécurité »,
on parle français. « De leur côté… » - alors là, c’est la duplicité de
Monsieur NTEZIMANA -, « …les politiciens s’emploieraient à relayer adroitement »
et alors, il met entre parenthèses « pour ne pas choquer l’opinion publique,
les services de sécurité à travers la sensibilisation ».
Malheureusement, c’est ce qui se passe aujourd’hui au Rwanda puisque
certains journalistes appuient ouvertement les Inyenzi mais ils n’ont pas été
coffrés. Donc, Monsieur NTEZIMANA est occupé à tenir un discours de manipulation
de la presse et de l’opinion publique, puisqu’on dit que les politiciens doivent
la manipuler adroitement, et alors, il y a un gros problème avec la presse parce
que comme elle est libre, et bien il y a délit d’opinion, donc quand un journaliste
a le malheur d’écrire quelque chose qui n’est pas, qui ne relève pas de la thèse
extrémiste, eh bien on est, on devrait être coffré.
Vous vous souviendrez par ailleurs que Madame NTEZIMANA, répondant
à une question que je lui posais, s’est emberlificotée et finalement, on est
arrivé à la conclusion que le mot « Inyenzi » n’était bien entendu
pas injurieux. Le 10 février 1994, NTEZIMANA prend la plume pour s’adresser
à sa famille. Monsieur l’avocat général a fait référence à ce courrier hier,
j’en reprends un passage également : « Comme d’habitude nos nouvelles
n’étaient pas mauvaises, mis à part que le désordre TWAGIRAMUNGU-PSD et d’autres
Inyenzi que l’on veut nous mettre sur le pays nous indispose ». Les autres
Inyenzi ce sont ceux qui sont prévus par le gouvernement de réconciliation nationale
de coalition nationale. « En fait, la CDR a gagné parce que l’unité des
Hutu est très proche. Désormais Hutu est synonyme de CDR, Interahamwe et CG
Power. Actuellement le MRND est fermement bien assis, on constate qu’il s’est
dignement distingué ; pendant ces moments difficiles, il s’est très bien
comporté ».
Et puis alors, je vous passe un passage : « Heureusement
que RTLM a fait de son mieux sinon nous étions perdus ». Donc, en fait,
Monsieur NTEZIMANA estime que son salut est dû aux messages incendiaires, génocidaires,
haineux, racistes et raciaux de la Radio télévision des milles collines.
Dernier texte l’ « Appel à la conscience des Bahutu ».
Alors ça, c’est la pièce-maîtresse qui va à mon sens pulvériser la base de défense
de Monsieur NTEZIMANA. Cet appel à la conscience des Bahutu est digne du plus
infect texte Nazi publié sous l’occupation. Que dit-on dans ce texte et dans
ces dix commandements ? Notamment que les Tutsi sont assoiffés de sang
et de pouvoir. On dit que les femmes Tutsi sont vendues, que les femmes Tutsi
font des mariages d’intérêt avec des Hutu, mais qu’en fait elles sont toujours,
elles ne travaillent que dans l’intérêt de leur ethnie. On dit que les Tutsi
sont des manipulateurs en affaires, des gens qui mentent, des gens qui sont
voleurs, qui sont dupes, qui font preuves de…, qui sont sournois, et bien c’est
exactement le même discours que les Nazis. Les Nazis disaient que les femmes
juives étaient sournoises, qu’elles faisaient des mariages mais qu’elles étaient
toujours attirées par leur race, on disait que les juifs étaient malhonnêtes
en affaires. On disait que les juifs ne pouvaient occuper, et on le dit ici
aussi dans les dix commandements, on disait qu’il fallait exclure tous les juifs
de tous les postes de décision, on a dit cela. C’est exactement le même discours,
Monsieur l’avocat général vous l’a dit hier, permutez le mot Hutu avec le mot
Aryen et permutez le mot Tutsi avec le mot juif, c’est identiquement le même
dialogue.
Et alors évidemment ça pour monsieur NTEZIMANA, c’est affreusement
embêtant. Parce que ses dix commandements, c’est d’un sordide tout particulier,
dans ces dix commandements, il y a évidemment la référence biblique et dans
un pays qui est à ce pont religieux, ce n’est pas un hasard. Alors, il va essayer
de manière forcenée de contester le fait qu’il est l’auteur de ces deux textes.
Mais là où je vous dis qu’il joue de malchance, c’est que Madame le témoin 50, elle
ne connaît rien au Rwanda, elle est belge, elle ne connaît rien, n’a évidemment
pas de parti pris dans les éventuelles luttes Tutsi, Hutu MRND, FPR, etc. ça
lui est totalement indifférent, c’est le témoin neutre par excellence. Et que
nous dit Madame le témoin 50 ? Et bien, elle est formelle elle reconnaît le texte,
elle nous explique que… explique aux enquêteurs que dès qu’elle a vu le texte,
elle s’en est souvenue immédiatement tellement ce texte l’avait choquée à l’époque.
Elle nous dit qu’elle se souvient avoir discuté du texte avec Vincent NTEZIMANA.
Et lorsqu’on lui montre dix photos de ressortissants africains, elle
n’hésite pas un quart de seconde elle dit : « C’est lui ». Et
lorsque les enquêteurs lui demandent : « Mais comment est-ce que vous
faites pour vous souvenir avec autant de précision de manière aussi formelle »,
elle dit : « Mais c’est très simple, c’est parce que je connaissais
bien ce monsieur puisqu’il qu’il était client habituel chez nous. Il venait
amener tous les documents de la CERB, Communauté des Etudiants Rwandais de Belgique.
Donc, je le voyais fréquemment, c’était un client habituel, nous avions même
sympathisé » dira-t-elle. Et elle est catégorique.
Et alors, Monsieur NTEZIMANA va utiliser ces procédés habituels de
défense. Je dis bien ses procédés habituels, c’est que le monde ment et tout
le monde est manipulé, sauf ses témoins à décharge. Et il va se jouer une espèce
de petit jeu absolument inqualifiable où il va aller dire : « Ah oui
mais Madame le témoin 50 était manipulée parce que Monsieur GASANA Ndoba est venu
la voir avant ». Et Madame le témoin 50, tout à fait catégorique, dit :
« Je ne sais absolument pas qui est ce Monsieur GASANA Ndoba, je ne l’ai
jamais vu de ma vie ». Et puis, il va dire : « Oui, mais c’est
l’inspecteur de police untel qui ne fait pas son travail convenablement ».
Tout est bon, mais vous ne tomberez pas dans ce jeu de dupes, votre conviction
sera établie, Monsieur NTEZIMANA est bien l’auteur ou le co-auteur de « L’appel
à la conscience » et des « Dix commandements », c’est absolument
irréfutable. Monsieur NTEZIMANA apparaît ici sous son jour véritable, c’est
un séducteur, policé, intelligent, intellectuel, brillant. Monsieur NTEZIMANA,
s’il nous faisait maintenant une conférence sur l’érosion des sols en Afrique
ce serait passionnant, hein. Mais seulement il n’est pas là pour ça, il est
là pour répondre d’accusations et d’accusations les plus graves.
Alors, Monsieur NTEZIMANA il joue toujours cette double facette.
D’un côté, devant nous évidemment qu’il ne pas aller expliquer dans les bons
milieux catholiques de l’UCL qu’il faut exterminer les Tutsi, les exclure des
postes de l’administration, les exclure des postes de l’armée, évidemment qu’il
ne va pas dire cela, ça ferait mauvais genre. Donc, à Louvain la neuve, dans
les milieux bien-pensants ici, il se présente sous une facette : l’intellectuel
brillant, poli, charmeur.
Mais il y a l’autre verso, il y a l’autre facette de sa personnalité,
c’est celle que l’on découvre dès 1991 par ses écrits ; c’est celle qui
nous est rapportée par toute une série de témoins, des témoins belges, des témoins
rwandais, des témoins qui l’ont rencontré ici, des témoins qui l’ont rencontré
là-bas. Et cette autre facette, c’est que Monsieur NTEZIMANA est bien ce qu’il
faut appeler un idéologue. Et un idéologue de la race, un idéologue des races,
un extrémiste de la pire espèce, de ceux qui considèrent que parce qu’on et
né avec du sang Tutsi on est mauvais, manipulateur, menteur trompeur, faux.
La seule fausseté que je vois là-dedans, c’est celle de Monsieur NTEZIMANA,
c’est son jeu.
Alors on va encore parler de Monsieur NTEZIMANA et de ses fréquentations.
Ses fréquentations lorsqu’il revient en 1994, au Rwanda, où là il peut laisser
libre-cour à son extrémisme. Quelles sont ses fréquentations ? Jean Berckmans,
Jean Berckmans le vice-doyen de l’université dont on sait qu’il est un des extrémistes
les plus farouches. On sait que c’est lui qui va prononcer, j’y reviendrai dans
quelques instants, ce discours incendiaire devant les étudiants de l’UNR, discours
incendiaire qui précipitera leur massacre dès le lendemain, en trois vagues.
Je vous l’expliquerai tout à l’heure. On sait aussi qu’il fréquente les autres
professeurs extrémistes de l’université de Butare, les témoignages sont multiples
à ce sujet là. Et puis, je vais d’ailleurs vous en citer un seul, qui n’est
pas celui un professeur d’université, c’est celui du commandant de la gendarmerie
de Butare, Cyriaque HABYARABATUMA : « NTEZIMANA était professeur à
l’université, il était un extrémiste, au même titre que HIGANIRO. Je l’ai vu
participer à des meetings et à des réunions de la CDR. Quelquefois il prenait
la parole, le vice-recteur Jean Berckmans était extrémiste aussi mais intelligent.
NTEZIMANA et NIZEYIMANA avaient des relations fréquentes ainsi qu’avec HIGANIRO
et la ministre le témoin 115 NYIRAMASUHUKO », excuser-moi pour la mauvaise diction,
« Tous ceux-là », dit-il, « tous ceux-là étaient connus pour
leur extrémisme ».
Et puis alors il y a ce singulier parcours, et ça c’est là que Monsieur
NTEZIMANA et Monsieur HIGANIRO d’ailleurs vont jouer de malchance pour la seconde
fois dans ce dossier. C’est la réapparition de Monsieur Innocent NKUYUBWATSI.
Ca c’est bien le dernier truc qu’ils imaginaient qui allaient leur tomber sur
la tête. Innocent NKUYUBWATSI était dans la nature, depuis 1994, et la justice
rwandaise le cherchait, mais en vain. Et trois semaines avant le procès, Innocent
NKUYUBWATSI se fait arrêter. Ca c’est vraiment pas de chance parce que Innocent
NKUYUBWATSI est un témoin privilégié, parce qu’il a vécu dans l’intimité du
trio, je dis bien du trio : HIGANIRO, NIZEYIMANA, NTEZIMANA. Travaillant
chez HIGANIRO à la SORWAL, hébergé d’abord chez sa vieille connaissance, le
capitaine NIZEIYMANA dont il nous dit, il le connaissait bien, il nous dit qu’il
était l’intermédiaire pour son mariage, puis chez Vincent NTEZIMANA. Ca c’est
le parcours d’Innocent NKUYUBWATSI : SORWAL, NIZEYIMANA, NTEZIMANA. Innocent
NKUYUBWATSI va nous décrire de manière extrêmement précise l’intimité des relations
entre les deux accusés et le capitaine NIZEYIMANA.
Alors, vous savez il y a un dicton qui dit : « Dis-moi
qui est ton ami et je te dirai qui tu es ». On va un peu parler des amis
de Monsieur Vincent NTEZIMANA. J’ai évoqué Monsieur Jean Berckmans, le doyen,
mais il y a aussi, il y a surtout le capitaine NIZEYIMANA, que je n’hésite pas
à qualifier comme étant le boucher de Butare. On sait que NTEZIMANA avait une
liberté de mouvement totale, alors qu’on sait qu’à l’époque les gens ne pouvaient
pas bouger. On sait que Monsieur Vincent NTEZIMANA et le capitaine NIZEYIMANA
vivaient dans la plus grande intimité, qu’ils se voyaient tous les jours, soit
chez l’un, soit chez l’autre. On va vous dire, du côté des bancs de la défense,
que NKUYUBWATSI, génocidaire lui-même n’est évidemment pas un témoignage très
sérieux, n’est pas un témoin très sérieux et on va vous dire : « NKUYUBWATSI,
c’est très simple, s’il charge NTEZIMANA c’est parce que comme lui est coincé,
il plaide coupable pour espérer avoir une peine inférieure et il charge quelqu’un
donc pour trouver quelqu’un à charger eh bien, il charge NTEZIMANA ». Eh
bien, ce raisonnement qu’on va vous tenir est totalement faux, je dis bien totalement
faux pour une raison toute simple c’est que si Innocent NKUYUBWATSI jouait à
ce jeu là, il chargerait tout le monde, ce qu’il ne ferait absolument pas. Il
ne dit pas un mot à charge de Monsieur le témoin 21, du témoin 21 qui est pourtant,
soyons clair l’exécutant des ordres de Monsieur HIGANIRO.
Quant à HIGANIRO, la seule chose qu’il en dit, c’est qu’il rapporte
une conversation, la nuit de l’assassinat du président le témoin 32, dans le
salon de NIZEYIMANA, il y avait NIZEYIMANA et HIGANIRO et il dit qu’ils ont
reçu un coup de téléphone d’un capitaine ou d’un commandant, je ne sais plus,
de Kigali annonçant le meurtre du président et annonçant que les tueries avaient
commencé à Kigali et à ce moment-là HIGANIRO tient des propos qui consistent
à dire : « Eh bien puisqu’ils ont commencé à Kigali il va falloir
voir ce qu’on va mettre en oeuvre pour suivre le mouvement, ici, à Butare ».
C’est les seuls propos à charge d’HIGANIRO que tient Innocent NKUYUBWATSI. Pour
le reste il n’en dit rien il dit : « Non je ne sais pas je ne peux
pas dire qu’il a participé au génocide ». Par contre, tout à fait clair
il entre dans les multiples détails, qu’il était proche des hauts responsables
du régime, et même très proche.
Donc, NKUYUBWATSI, je ne dis pas qu’il est tout à fait fiable, je
ne dis pas qu’il est fiable lorsqu’il rapport ses propres agissements, parce
qu’évidemment dans une situation très difficile il essaie de s’en tirer le mieux
du monde, il essaie de minimaliser les choses. Mais seulement, la thèse qui
consiste à dire : « Il charge NTEZIMANA pour s’en sortir », ce
n’est pas vrai parce qu’alors il chargerait dans la même foulée HIGANIRO et
le témoin 21, il pourrait le faire facilement, or il ne le fait pas.
Que nous apprend Innocent NKUYUBWATSI ? Il nous apprend quelque
chose d’intéressant. Nous savions bien, nous savions bien que Monsieur NTEZIMANA
avait trempé, si vous me permettez cette expression mais elle revient si souvent
dans le dossier, avait trempé dans le génocide. Mais, il nous rapporte les conversations,
les soirées de NTEZIMANA et de NIZEYIMANA. Et il nous dit qu’en fait, que se
passait-il ? Il nous dit ceci : « Durant le génocide, il y a
d’abord NTEZIMANA qui était maintes fois et chaque fois chez NIZEYIMANA, raison
pour laquelle chaque fois qu’ils voulaient faire quelque chose, ils planifiaient
à deux. Et puis il et arrivé là-bas, tout ce qui se faisait et tout ce qui se
passait, comme NIZEYIMANA c’était lui le planificateur, c’était lui qui donnait
l’ordre. Il le faisait toujours après avoir concerté NTEZIMANA Vincent. Il s’asseyait
dans le salon chez NIZEYIMANA Ildephonse et puis il disait : faisons ceci,
faisons ceci faisons ceci ensemble. Il y avait des papiers sur lesquels il planifiait,
il disait tel jour il faut aller chez tel et tel jour il faut aller chez tel ».
Ca, c’est la réalité. Monsieur NTEZIMANA a, comme le dit tout à fait clairement
Innocent NKUYUBWATSI, participé organisé, planifié ce sont ses mots, le génocide
des intellectuels dans la région de Butare.
Et le témoignage de NKUYUWATSI confirme - parce que c’est un témoin
privilégié, il vit dans leur intimité - confirme ce que la logique amenait évidemment
à considérer, parce que NTEZIMANA qui ne craint pas de tenir des propos peu
plausibles, vous a quand même dit qu’il passait ses soirées chez NIZEYIMANA
pour jouer aux cartes, ça ne laissera personne dupes, nous savons très bien
à quoi NIZEYIMANA occupait ses soirées, c’est lui le planificateur des génocides
de la région de Butare, il recevait les rapport de ses soldats, et il faisait
le bilan et préparait les tueries du lendemain. Que voulez-vous que NIZEYIMANA
fasse d’autre ? Et que voulez-vous que NTEZIMANA aille faire tous les soirs
chez NIZEYIMANA en compagnie de NIZEYIMANA, si ce n’est, si ce n’est, évidemment,
sélectionner ceux qui vont mourir. Et ça, c’est le tandem, c’est le tandem infernal.
NIZEYIMANA commande, NIZEYIMANA a le bras séculier, NIZEYIMANA envoie ses soldats,
mais il ne le fait jamais en ce qui concerne les intellectuels, je précise,
sans l’accord de l’autorité idéologique, celle de Vincent NTEZIMANA, qui sélectionne,
et qui dit : « Untel oui, untel non ». Alors, NTEZIMANA n’est
pas seulement, pas seulement responsable de la mort des membres de l’UNR qui
étaient Tutsi ou modérés, il est responsable de la mort des intellectuels de
la région de Butare. Et vous observerez d’ailleurs, qu’en ce qui concerne Monsieur
NDUWUMWE, il n’était pas membre de l’université, il était membre de l’école
sociale.
J’en reviens pour vous dire encore deux choses, et j’aurai fini avec
NTEZIMANA, l’épisode de la jeune fille. L’épisode des jeunes filles, il y en
a eu deux. Innocent NKUYUBWATSI nous confirme - mais il n’a pas pu se mettre
d’accord avec les autres témoins - il nous confirme les raisons pour lesquelles
ces jeunes filles ont été tuées : c’est parce qu’elles en savaient trop
et qu’elles répétaient, elles savaient comment on tuait, comment on planifiait
et comment on pillait parce qu’il faut dire que dans ce génocide, rien ne se
perd, on assassine quelqu’un mais après ça on envoie des petites mains chercher
la télévision, le magnétoscope ou le four. Ca, c’est la réalité, ce sont non
seulement des meurtriers, mais ce sont des pilleurs.
Alors, il y avait des gens de la région de Butare qui avaient dit :
« Oui, oui, on sait, on sait qu’elles ont été tuées parce qu’elles en savaient
trop » et NKUYUBWATSI, qui est réfugié à Kigali, qui n’a évidemment pas
pu rentrer en contact avec eux, nous confirme ce témoignage.
Le jeune homme sur la barrière, je voudrais juste dire un mot :
c’est que, de nouveau, NKUYUBWATSI démontre sur ce plan qu’il est fiable, parce
qu’il va livrer toute une série de détails, à savoir que ce jeune homme était
assis quand ils sont arrivés, qu’il portait deux pantalons l’un sur l’autre,
qu’on l’a battu, qu’on l'a déshabillé et qu’on l’a abattu. Evidement, il va
minimaliser son rôle, il ne va pas confirmer que c’est lui qui a porté le coup
de grâce. Mais par contre, mais par contre, ces détails sur ce jeune homme assis,
ces deux pantalons, la façon dont on le déshabille, dont on prend sa carte d’identité,
c’est exactement ce que nous disent Jean-Marie Vianney et le témoin 118.
Or de nouveau, il n’y a pas eu de collusion possible entre les deux personnes
hébergées chez Vincent NTEZIMANA d’une part et Innocent NKUYUBWATSI d’autre
part. Alors, Monsieur NTEZIMANA va essayer de vous dire, qu’il avait peur de
Monsieur NKUYUBWATSI, c’est évidemment de la vaste fumisterie. Dans la société
hiérarchisée qu’est le Rwanda le jeune NKUYUBWATSI doit évidement autorité et
respect à son aîné Vincent NTEZIMANA, professeur d’université qui, de surcroît,
l’héberge.
J’en viens à vous parler de nos clientes, et tout particulièrement
de Marie Goretti KANAMUGIRE dont l’époux a été assassiné ainsi que les deux
filles, les filles étaient étudiantes à l’université, l’époux était agent de
l’université, et je vais vous dire deux mots du massacre de ces étudiantes.
Nous savons, par un certain Aloys RUBAYIZA, que les professeurs d’université,
il cite quatre noms, dont celui de NTEZIMANA, avaient identifié les étudiants
Tutsi, et c’est bien logique parce que lorsqu’on décide d’exterminer les Tutsi,
on n’extermine pas seulement les professeurs d’université, on n'extermine pas
seulement les agents de l’université, on extermine aussi évidemment les étudiants,
et l’extermination des étudiants va avoir lieu en trois phases.
Tout d’abord, il y a le discours préalable de Jean Berckmans vice-recteur,
ami de Vincent NTEZIMANA. Vincent NTEZIMANA est son bras droit, on le sait.
Jean Berckmans va faire un discours incendiaire à l’université devant les étudiants
réunis. Et le lendemain, vers 13 heures, commencent les tueries, un certain
Vincent HAKIZIMANA…
[Interruption d’enregistrement]
Me. de CLETY :
…Ses deux pantalons, la façon dont on le déshabille,
dont on prend sa carte d'identité, c'est exactement ce que nous disent Jean-Marie
VIANNEY et le témoin 118. Or, de nouveau, il n'y a pas eu de collusion possible
entre les deux personnes hébergées chez Vincent NTEZIMANA d'une part et Innocent
NKUYUBWATSI d'autre part. Alors, Monsieur NTEZIMANA va essayer de vous dire
qu'il avait peur de Monsieur Innocent NKUYUBWATSI ; c'est évidemment de
la vaste fumisterie : dans la société hiérarchisée qu'est le Rwanda, le
jeune NKUYUBWATSI doit évidemment autorité et respect à son aîné Vincent NTEZIMANA,
professeur d'université, qui de surcroît l'héberge.
J'en viens à vous parler de nos clientes et tout
particulièrement de Marie Goretti KANAMUGIRE, dont l'époux a été assassiné ainsi
que les deux filles. Les deux filles étaient étudiantes à l’université, l'époux
était agent de l'université, et je vais vous dire deux mots du massacre de ces
étudiants. Nous savons par un certain Aloïs RUBALISA que les professeurs d'université,
et il cite quatre noms dont celui de NTEZIMANA, avaient identifié les étudiants
Tutsi et c'est bien logique parce que, lorsqu’on décide d'exterminer les Tutsi,
on n'extermine pas seulement les professeurs d'université, on n'extermine pas
seulement les agents de l'université, on extermine aussi, évidemment, les étudiants.
Et, l'extermination des étudiants va avoir lieu en trois phases.
Tout d'abord, il y a le discours préalable de Jean
Berckmans, vice-recteur, ami de Vincent NTEZIMANA ; Vincent NTEZIMANA est
son bras droit, on le sait. Jean Berckmans va faire un discours incendiaire
à l'université devant les étudiants réunis. Et le lendemain, vers 13 heures,
commencent les tueries, un certain Vincent HAKIZIMANA nous en livre un récit
absolument saisissant. Ces tueries vont avoir lieu en trois phases.
La première phase, ce sera l'arrestation des étudiants
Tutsi sur base de listes visant spécifiquement les Tutsi.
La seconde phase, un peu plus tard dans la journée,
ce sera toujours… ne visera toujours que les Tutsi sur base de triage parce
qu'on a rassemblé tous les étudiants dans le restaurant, dans le réfectoire,
et alors on les trie sur base des cartes d'identité ; les Tutsi sortent
par la porte de droite, les Hutu par celle de gauche ou l'inverse, et ceux qui
sortent par la mauvaise porte sont immédiatement exterminés.
Troisième phase, c'est pendant la nuit. Pendant
la nuit, on va les chercher, on va faire le tri dans les chambres, on va fouiller
l’université et on rattrapera les derniers.
Je vous livre deux extraits de ce témoignage :
« Par groupe de 10 Tutsi, ils étaient conduits par quelques militaires
qui faisaient la navette vers le lieu du massacre. C’étaient des prisonniers
libérés de la prison de Butare qui les massacraient ensuite à coups de bâtons,
machettes et armes à feu. Les Tutsi, se sachant encerclés et fatalistes, se
laissaient conduire à la mort sans se révolter ». Et alors, il précise
que, sur les six cents personnes étudiant sur le campus, probablement 300 ainsi
que des délégués techniques ont été massacrés de la sorte.
Alors, il raconte également ceci : « Chez
les filles, il y a vraisemblablement eu nombre de filles massacrées du fait
qu’il est plus difficile chez les filles de déterminer, sur des critères physiques,
l’apparence ethnique que chez les garçons, sans compter les vengeances et les
viols ». Puisque vous le savez, on vous l'a dit : « Le viol
est un mode comme un autre de participation au génocide, il a été appliqué de
manière systématique » et je suis particulièrement sensible puisque, comme
vous l'a exposé Olivier SLUSNY, nous sommes l'avocat de l'association AVEGA
qui groupe 25.000 membres. Je voudrais en dire deux mots : une association…
d'habitude, on s'associe dans une ASBL parce qu'on a des passions communes,
parce qu'on a une philosophie commune, parce qu'on a un sport commun… Ici, on
s'associe parce qu'on partage la souffrance, parce qu'on est veuve. 25.000 veuves,
25.000 familles brisées. Je voudrais tout particulièrement évoquer leur mémoire.
Nous nous constituons également, parce que vous devrez considérer
- nous demanderons à la Cour de poser une question complémentaire - vous
considérerez donc que Vincent NTEZIMANA est également, je dis bien également,
responsable de l'assassinat du mari de Marie Goretti KANAMUGIRE qui était agent
de l'université ; on sait qu'il a participé de manière systématique à la
sélection des Tutsi qui devaient être exterminés, il était agent de l'université,
il est mort pour cela et pas pour une autre raison, soyons très clairs et les
deux filles, c'est la même chose. Vous direz donc qu'il est également responsable
de l'assassinat de ces gens. Vous savez qu'il y a dans les questions qu'on va
vous poser, la question de savoir si Vincent NTEZIMANA est responsable d'un
nombre indéterminé de meurtres sur des personnes dont on n'a pas pu identifier
l'identité. Eh bien ici, en voilà trois qui sortent de l'inconnu : un agent
de l'université et ses deux filles.
Alors, nous nous constituons également pour Madame
Gaudance MUKASINE. Gaudance MUKASINE a eu son fils Charles qui a été tué ainsi
que sa fille et le petit garçon de sa fille, âgé de deux ans. Les militaires…
les militaires de NIZEYIMANA sont venus à la maison avec des listes - comme
d'habitude des listes -, ils les ont massacrés. Quant à Gaudance MUKASINE qui
était une femme âgée, très âgée, qui ne peut plus avoir d'enfants, qui ne pouvait
plus reproduire la race Tutsi, on a préféré, et je lui prie d'épargner mon manque
de pudeur, on a préféré la déshabiller sur la voie publique pour l'humilier.
Voilà.
Alors, vous direz aussi que son fils Charles SITAKI,
que sa fille, que le fils de sa fille, sont morts par la faute de Monsieur NTEZIMANA
qui a fait la sélection des intellectuels de Butare, et je voudrais vous dire
un mot à propos de son fils Charles : Charles était entraîneur de l'équipe
de football également, et il était responsable d'un projet… d'un projet d'aide
aux orphelins qui était sponsorisé par la Suède. Voilà, ce jeune homme est mort.
Il est mort par la faute de Vincent NTEZIMANA, c’est indubitable.
Alors, Madame Gaudance MUKASINE se constitue enfin
pour le décès de son neveu Théo KANAMUGIRE et de sa femme Alexia. Ils étaient
eux aussi employés de l'université de Butare, ce qui, à cette époque-là, avec
l'aide de Monsieur NTEZIAMNA, correspondait à un arrêt de mort.
J'en ai terminé avec le volet de NTEZIMANA et je
vais aborder le volet de Sovu.
Concernant Sovu, nous nous constituons également
au nom de Madame Gaudance MUKASINE, en raison de l'assassinat de sa nièce Aima
le témoin 21 et de ses cinq enfants. L'aîné - excusez-moi, le prénom très difficile
à prononcer - s’appelait Nyamuhuntu ; la deuxième s'appelait Marie Laure
qui était âgée de 2 ans ; la troisième Narcissia, de neuf ans ; la
quatrième Alexia, âgée de 8 ans. Ils sont morts à Sovu, là où ils avaient espéré
trouver un peu de répit, un refuge, un peu de salut.
Monsieur le président, je ne sais pas si vous préférez
qu’on interrompe avant que j'aborde le volet de Sovu ou si je continue dans
la foulée. C'est à votre convenance.
Le Président :
Vous pouvez continuer, Maître.
Me. de CLETY :
Merci. Excusez-moi, j'ai la main qui tremble,
ce n'est pas de la Parkinson avancée, c'est l'émotion. Alors, les massacres
de Sovu. Tout commence par un article du témoin 60. Dans la foulée de
cet article, Gertrude, sœur Gertrude va trouver opportun de déposer plainte,
mais le moins qu'on puisse dire, c'est que les conséquences ne seront pas celles
qui étaient escomptées puisque Monsieur le témoin 60 n'a évidemment jamais
été condamné pour diffamation, tandis que Gertrude se retrouve avec son acolyte
sur les bancs des accusés de la Cour d'assises.
Alors, je vais vous exposer, en deux mots, quelle
est toute la stratégie de défense des deux accusées. Les deux accusées, elles
vous disent au départ : « Tout cela, toutes ces accusations qui pèsent
sur nous, ce ne sont que les accusations de deux ou de trois sœurs Tutsi qui
ont perdu leur famille, qui nous en veulent parce qu'elles estiment qu'on aurait
pu faire plus pour les sauver, qu'on aurait pu faire plus pour les aider ».
Ça, c'est ce qu'elles disent et c'est d'ailleurs ce qu'elles vont écrire. Mais,
je suis au regret de vous dire que c'est totalement faux.
C’est absolument faux et c'est tellement faux qu'il
y a une enquête qui a été faite par African Rights, l'association African Rights
qui a déposé deux rapports et je vais vous dire ce que dit, à la première page
de ce rapport, African Rights, dans ce rapport " Not so innocent ".
Ils disent ceci : « Quand African Rights a visité Sovu les 21 et 22
juillet 1995, sans avoir annoncé préalablement sa venue, il y avait tellement
de témoins directs des crimes de ces deux religieuses qu'il était difficile
de faire un choix ».
Alors qu'on ne vienne pas me dire que l'accusation
contre les sœurs Gertrude et Kizito, c'est juste une petite rancune de couvent.
Sœur Kizito, d'après certains témoins recueillis par African Rights, semble
avoir été une extrémiste de la première heure. Deux témoins qui étaient des
employés du monastère de Kigufi, je pense, où elle travaillait avant, attestent
d'une rencontre avec des Interahamwe à une époque où il y avait déjà des troubles
là-bas et ils relatent déjà la proximité étonnante entre les sœurs de Sovu et
ces gens qui massacraient, proximité étonnante dans un contexte où tout le reste
de la communauté religieuse était terrorisé.
Et puis, il y a eu le témoignage - et cela, je ne
résiste pas au plaisir de vous le lire, excusez-moi, je ne vous ferai pas beaucoup
de lectures - il y a le témoignage du frère de sœur Kizito. Je me demanderais
bien pourquoi est-ce que le frère de sœur Kizito accablerait sa sœur en raison
d'une rancœur quelconque ? Que nous dit le frère de Kizito ?
« J'ai vu REKERAHO plus d'une fois avec ma petite sœur Julienne
MUKABUTERA. Jamais, je n'ai passé un jour sans les voir ensemble, en ville.
Et même ceux qui étaient à Sovu m’ont dit que, chaque jour, REKERAHO était à
tout moment avec ma sœur ainsi qu’avec la sœur Gertrude. REKEAHO est un homme
mauvais car il haïssait les Tutsi. Pendant le génocide, lui et ma sœur ne se
séparaient presque jamais. Ils étaient ensemble tout le temps dans l'ambulance
de couleur beige. Ils étaient presque comme mari et femme. Même si ma petite
sœur n'a pas tué, il est certain qu'elle était au courant de tout ce que REKERAHO
faisait. Ce qui me trouble davantage cependant, c’est que ma femme, une Tutsi
était menacée et devait se cacher chez mon père et, à aucun moment, ma petite
sœur Kizito n’est venue la voir. Elle ne peut pas me dire qu'elle n'avait
pas le temps ni qu'elle avait peur ».
Alors moi, j'ai fait comme African Rights, j'ai
fait une sélection parce que, même dans ceux que eux ont sélectionnés, même
dans ceux qui ont été entendus par le TPIR, même dans ceux qui ont été entendus
par le juge d'instruction, si on devait tous les évoquer, on en aurait pour
deux jours de plaidoiries et nous n'avons malheureusement pas le temps puisque
l'agenda est serré. Alors moi, ce que j'ai fait, j'ai constitué une petite sous-farde
de témoignages à charge de sœur Kizito et sœur Gertrude.
J'en ai retenu, comme ça, rapidement 42. 42 témoins
et, dans ces 42 témoins, je peux vous dire qu'il y a de tout, il y a les sœurs
qui se constituent partie civile qui ont perdu leur famille, il y a l'archevêque
de Butare, il y a le bourgmestre actuel, il y a toute une série de paysannes,
je dis bien, je dis bien de paysannes, j'insiste parce qu’African Rights rapporte
que les tueries de Sovu ont été tellement gigantesques que, dans leur descente
sur les lieux, elles n'ont pas trouvé un seul homme survivant. Il y en a quand
même eu un ou deux, il y en a d'ailleurs un qui a été entendu dans le dossier.
Lorsqu’elles viennent, c'est pour ça qu'on ne rencontre que des femmes, c’est
parce que les hommes, ceux-là, ils sont vraiment tous morts.
Alors, que vont encore dire les sœurs ? Elles
vont dire : « Vous savez, nous, on a fait ce qu'on a pu, nous étions
terrorisées », et c'est toute leur stratégie de défense : « On
avait peur, on était menacées tout le temps par le vilain Monsieur REKERAHO,
nous avons fait ce que nous avons pu et, au moins, nous avons réussi à sauver
les sœurs de la communauté et le couvent ».
On va vous dire - parce que je vais souvent faire
référence à Monsieur REKERAHO - on va vous dire : « REKERAHO n'est
pas un témoin fiable parce qu'il s'est rétracté ». Je voudrais d'abord
faire une petite parenthèse : il s'est rétracté notamment dans une interview
concédée à des journalistes belges, quelques jours avant le procès. C'est quand
même remarquable parce qu’on va vous critiquer le fonctionnement de la justice
au Rwanda, on va vous dire : « Oui, mais les témoignages au Rwanda,
vous ne savez pas dans quelles conditions c'est recueilli, etc. » mais
je voudrais bien voir un pays où il y a une telle transparence eu égard à la
justice. En Belgique, « Le Soir » ou la RTBF ne peuvent pas aller
interviewer Marc DUTROUX dans sa prison. Au Rwanda, la chose est possible :
on peut interviewer les coupables, on peut interviewer les suspects librement,
en toute quiétude, sans qu'il y ait de témoins. C'est quand même un fameux souci
de transparence !
Alors voilà, moi je crois que dans l'évolution de
la pensée de Monsieur REKERAHO, dans un premier temps, il va nier, c'est assez
logique quand on sait ce qu'il a fait et puis, il est évidement accablé par
la multitude des témoignages à sa charge, et il va passer aux aveux et je voudrais
vous dire deux mots de ces aveux ; ils sont répétés et bouleversants, et
ils sont également sincères.
Ils sont sincères parce qu'il va concéder… dans
sa narration des faits, on a le sentiment qu'à un moment donné, il soulage sa
conscience : il va aller jusqu'à rapporter des détails et des faits de
meurtres qu'il a commis à gauche et à droite, meurtres dont il n'y a aucun témoin
et aucun survivant. Des meurtres dont personne ne pourrait l'accabler, des meurtres
qui nous seraient inconnus si ce n'était pas lui-même qui avait dit : « Et
j'ai encore fait ça et j'ai encore fait ça ». Alors, si ça c'est pas des
témoignages sincères, je ne sais pas ce que c'est un témoignage sincère. Répétés
parce qu'il va répéter la même chose devant African Rights, et, devant le Tribunal
pénal international. On a essayé de façon peu élégante de mettre en doute la
crédibilité de l'enquêteur, Monsieur TREMBLAY ; j'ai trouvé ça totalement
déplacé. En tout cas, Monsieur TREMBLAY et ses collaborateurs vont entendre
Monsieur REKERAHO au cours de 62 pages d'aveux circonstanciés qui vont jusque
dans les moindres détails : c'est un récit cauchemardesque et bouleversant.
Alors, on va vous dire qu'il fait marche arrière.
Je crois qu'il y a, et on peut le comprendre, des phases psychologiques. Il
nie d'abord, puis il passe aux aveux, il soulage sa conscience. Maintenant,
Monsieur REKERAHO,il est condamné à mort, il est en appel. On comprend que son
moral ne doit pas être au beau fixe. Il est dans une phase de résignation, d'abandon
et maintenant, lorsqu'on lui pose des questions, il dit : « A quoi
bon ? ». Alors, on va vous dire qu'il s'est également partiellement rétracté
devant le juge d'instruction Damien VANDERMEERSCH. Oui et non, et surtout non
parce qu'on voit bien, à la lecture de cette audition, que franchement, ça l'enquiquine
de devoir répondre aux questions de Monsieur VANDERMEERSCH. Et il dit, il répète
dans cette audition : « Mais allez voir, je vous invite expressément
à aller voir les déclarations que j'ai faites au Tribunal pénal international
parce que ça, c'est le récit complet de mes aveux donc, je vous invite à en
prendre connaissance ».
Et on va voir, ce sont ces fameuses 62 pages d’aveux.
Alors moi, je vous dit que Monsieur REKERAHO, c’est un témoin ultra-sérieux,
je dis bien ultra-sérieux et peut-être le plus sérieux et, de surcroît, de nouveau,
il y a des collusions impossibles parce qu’il va de soi que lorsque Monsieur
REKERAHO déclare exactement la même chose que les sœurs qui sont ici en Belgique,
on ne va quand même pas venir me soutenir qu’il y a eu collusion entre les sœurs
à Maredret et REKERAHO dans sa prison à Kigali. Il faut être un peu sérieux
!
Alors, j’en reviens au récit et je vais l’évoquer
rapidement, parce que l’heure avance. Le récit de ces massacres de Sovu, c’est…
Monsieur l’avocat général vous l’a dit hier et je crois que, de nouveau, les
mots ne sont pas assez forts : il n’y a pas de mots pour décrire l’horreur
de ce qui s’est passé à Sovu.
Nous savons que le 17 avril, il y a un premier mouvement
de panique et des réfugiés qui arrivent au monastère mais, en fin de journée,
on croit que c’est une fausse alerte, qu’ils vont repartir. Ils vont revenir
le lendemain et le 18. Il va y avoir - c’est très important - trois catégories
de réfugiés à Sovu : les familles des sœurs, des gens qui sont en séminaire
et les réfugiés à proprement parlé, certains venant de communes immédiatement
limitrophes, d’autres venant de plus loin.
Le 18 est un jour important parce que l’on sait
que, ce jour-là, le bourgmestre de Huye, Jonathan RUREMESHA assiste à un rassemblement
de foule. Il est avec des gardes et il va donner une grenade à un certain KAMANAYO,
qui va la jeter dans la foule et elle va blesser deux personnes : un Tutsi
qui s’appelle RANGIRA et un Hutu. Le Hutu sera soigné, le Tutsi sera achevé
à coups de machette. C’est très important, cette anecdote.
Les sœurs, avec une mauvaise foi surréaliste, vont
vous dire et vous répéter qu’elles avaient confiance dans le bourgmestre Jonathan
RUREMESHA. De qui se moque-t-on ? On sait que le 18, c’est RUREMESHA lui-même
qui met le feu aux poudres ; on sait que c’est lui qui donne cette grenade
qui va déclencher les tueries et elles viennent nous dire que c’est en cet homme-là
qu’elles avaient confiance pour s’assurer du destin des réfugiés.
Alors, vous avez vu la disposition des lieux sur
les photos : en fait, quand on arrive au monastère de Sovu, il y a un petit
chemin qui monte ; sur la gauche, il y a le monastère de santé, et puis
il y a 150 mètres peut-être avant d’arriver au monastère, ça s’élargit un petit
peu, et puis on arrive au monastère. Au monastère, il y a la chapelle sur la
gauche, puis derrière la chapelle, il y a l’entrée du monastère proprement dit
avec encore sur la gauche derrière, il y a les cloîtres etc. et puis, en face,
il y a l’hôtellerie. C’est important parce que vous devez savoir que, quand
on parle de réfugiés qui sont entrés dans le monastère, qui ont forcé la porte
du monastère - entendons-nous bien - ces réfugiés ne parviendront pas au monastère
proprement dit, sauf peut-être certains membres des familles, certains gens
en séminaire et certains techniciens, employés des sœurs. La masse des réfugiés
qui vient de l’extérieur, elle n’arrive pas dans le monastère proprement dit,
elle n’arrive pas dans les cloîtres, elle n’arrive pas dans cette très vaste
partie du monastère où on pourrait abriter des quantités énormes de gens. Elle
force la porte de l’hôtellerie qui est juste en face, où il y a un rez-de-chaussée
et un premier étage.
Alors le 18 donc, la foule arrive. La foule arrive
et, contrairement à l’habitude, les portes sont closes. Et je voudrais embrayer
sur ce qu’a dit Monsieur l’avocat général hier : « C’est déjà peut-être
psychologiquement et philosophiquement ce qu’il y a de plus choquant ».
Au cours des siècles, depuis que l’Eglise existe, les monastères et les églises
ont toujours été des havres de paix inviolables. Nous savons qu’au Moyen-Age,
des meurtriers venaient s’y réfugier. Eh bien, le bras séculier ne les en sortait
pas. Et ici, ce que vont faire les sœurs alors qu’elles ne sont pas menacées
et qu’elles ne l’ont jamais été - et ça je vais vous le démontrer plus tard
- dès le départ, dès le premier jour : journées portes fermées. Et ça,
c’est déjà monstrueux en soi parce que c’est fondamentalement contraire à toute
la philosophie de ce que doit être une église ou un monastère. On peut être
chrétien, on peut être bouddhiste, on peut être musulman, on peut être athée
mais il y a une chose sur laquelle on sera tous d’accord : c’est que le
massage du Christ, tel qu’il nous est rapporté dans les Evangiles, est un message
de tolérance, d’accueil, d’aide. C’est à ça que les deux accusées sont censées
avoir consacré leur vie.
Dès le début, portes fermées. Et ça, dans le principe,
ça vous illustre très bien quel est l’état d’esprit des deux sœurs dès le premier
jour, je dis bien dès le premier jour : il n’est pas question d’accueillir
qui que ce soit ici. Et c’est déjà pour moi un acte de participation évident
parce qu’elles savent qu’on tue dans tout le pays et elles savent que ces gens
viennent trouver refuge, et on leur refuse l’assistance.
Alors, on va vous dire : « Ah oui, mais
il y a eu des centaines de prêtres qui ont été tués ! Il y a eu des églises
qui ont été pillées, il y a des églises qui ont été incendiées dans le Rwanda,
pour la première fois, en 1994 ». Je vous le concède bien, je vous le concède
bien, mais ce qui est terrible ici, c’est qu’on… seulement, là où on a été tuer,
là où on a été piller, c’est parce que les prêtres et les religieuses avaient
accueilli des gens. C’est pour ça qu’il a fallu aller tuer dans les églises,
c’est parce qu’au moins, on les avait accueillis. Ici, il n’y aura pas d’accueil.
Il n’y aura pas de volonté d’accueillir. Il y aura la volonté de refouler, c’est
la seule qui anime à ce moment-là sœur Gertrude et sœur Kizito.
Alors, à la nuit tombée, il va pleuvoir une de ces
pluies d’Afrique, Mesdames et Messieurs les jurés. Nous sommes en pleine saison
des pluies : ces malheureux vont être trempés jusqu’aux os. Mais rien n’y
fait. Moi, je vous demande d’imaginer cette foule hagarde, cette cohorte de
pauvres hères, des femmes et des gosses qui ont fui leurs collines, tandis que
les hommes essayaient d’y préserver leurs biens. Ces gens qui vivent dans la
peur et l’angoisse, des gens qui sont venus trouver le salut, l’hospitalité,
quelque réconfort. Ces gens restent là. Foule muette, elle reste là.
Les témoignages sont innombrables et unanimes, je
ne vous les répéterai pas : ils restent là et on ne leur offre aucune hospitalité
si ce n’est… si ce n’est la malheureuse Scholastique qui va prendre une initiative :
elle va demander à l’un des employés du monastère d’ouvrir une pièce, une petite
chapelle - elle vous en a parlé dans son témoignage bouleversant -, elle va
faire ouvrir une petite pièce au rez-de-chaussée. Quelques-uns… et alors, des
témoignages de réfugiés, enfin de survivants qui sont absolument bouleversants
où on vous dit qu’on a essayé de mettre là les femmes et les nourrissons. Tous
les autres sont restés sous la pluie.
Lendemain : 19 avril. Tous ces gens sont donc…
puisqu’ils ont forcé l’entrée du monastère en escaladant les grilles, en se
faufilant derrière les barbelés ou les cyprès, puisqu’ils ont forcé le monastère,
eh bien sœur Gertrude va faire une première démarche : elle va aller voir
le bourgmestre pour qu’on expulse tous ces indésirables du monastère et qu’on
les refoule vers le centre de santé.
Alors, là aussi, la déclaration de sœur Gertrude
relève de l’indécence la plus totale. Parce que sœur Gertrude va nous dire :
« C’est volontairement que les réfugiés sont descendus du monastère jusqu’au
centre de santé ». Soyons logiques : ces gens sont venus se réfugier.
Alors, on se réfugie où ? Là où on croit que c’est un peu plus sûr qu’ailleurs,
c’est-à-dire dans le monastère. Evidemment pas dans le centre de santé qui est
beaucoup plus exposé ! Alors la réalité, ce n’est pas cela. La réalité
c’est qu’on fait bien venir le bourgmestre, que le bourgmestre arrive avec des
soldats, que le bourgmestre arrive avec des gendarmes. Et on va refouler tous
ces gens et, pour faciliter leur refoulement, on va leur dire qu’on va tenir
une réunion dans le centre de santé. Il n’y aura pas de réunion. Par contre,
ce qu’on va faire, on va leur demander - et c’est la machine génocidaire qui
entre sur la route - on va leur demander de se regrouper par cellules et de
faire des listes.
Les listes, Mesdames et Messieurs les jurés, toujours
les listes, celles de NTEZIMANA, celles-ci… Il n’y a pas eu au Rwanda, au printemps
1994, une seule liste qui ait servi à autre chose qu’à exterminer. Pas une.
Il n’y a pas eu une liste qui ait été faite pour sauver des gens. La liste,
c’est un des éléments clefs de la machine génocidaire : elle sera employée
à Kigali, elle sera employée dans tout le Rwanda, elle sera employée par Monsieur
NTEZIMANA à Butare, elle sera employée par les sœurs et par le bourgmestre en
qui on a tellement confiance à Sovu.
Et alors, à ce moment-là, que va-t-il se passer ?
Eh bien, on sait, parce qu’il y a de nombreux témoignages convergents, qu’il
y avait 3.500 réfugiés. On sait également que le témoin 110 va apporter
du riz, mais quelle importance ? On fait un grand cas de ces sacs de riz
mais on sait que, de toute manière, au monastère comme dans tous les monastères,
il y avait de grandes quantités de nourriture. Bon, on amène en plus 12 sacs
de riz et rien, rien ne sera distribué. Je n’ai pas la moindre hésitation lorsque
je vous fait la comparaison entre ce que les sœurs vont faire à Sovu et ce que
les Nazis ont fait dans le bunker de la faim à Auschwitz. La faim va être utilisée
comme arme par les sœurs, comme arme génocidaire. Elles n’ont pas la force de
manier la houe, elles n’ont pas la force de manier la machette mais la faim,
ça c’est une arme qu’elles maîtrisent à la perfection. Elle la maîtrise à la
perfection et le but est clair : on sait et on s’étonne de la résistance
de ces malheureux Tutsi, ils se défendent, eh bien on va les affamer, comme
ça leur résistance sera plus faible.
Alors, je voudrais vous relater un petit extrait
d’une déclaration de sœur Gertrude. « Vous me demandez pourquoi je n’ai
pas ouvert d’autres parties du couvent qui étaient pourtant très vaste pour
abriter les réfugiés et éviter qu’ils passent la nuit sous la pluie ? »,
c’est la question de l’enquêteur. « Vous me demandez pourquoi nous n’avons
pas donné directement le riz aux réfugiés ? On croyait que cela allait
durer, et on voulait redistribuer la nourriture petit à petit ». On voulait
distribuer la nourriture petit à petit. Eh bien, ils n’ont même pas commencé
le premier petit. Pas la moindre distribution de nourriture. Rien, pas un grain
de riz. « Vous me dites qu’entre le 19 et le 22 avril, on avait le temps
de donner déjà une partie de riz aux réfugiés ». Oui, l’enquêteur avait
bien vu, et vous en tirerez exactement les mêmes conséquences.
Alors le 19, il y a les listes, il y a l’expulsion,
il y a la faim, et il y a aussi une réunion extrêmement importante qui va se
tenir, et cette réunion va se tenir chez Gaspard RUSANGANWA. On vous a beaucoup
parlé de Gaspard, vous savez que Gaspard est quelqu’un qui habite à proximité
immédiate du monastère, c’est vraiment tout proche. Et on sait que, dès avant
le génocide, sœurs Gertrude et Kizito avaient pris l’habitude de se rendre chez
Gaspard, où elles ont d’ailleurs rencontré Monsieur REKERAHO ; on discutait
là de tout et de rien, notamment de politique, notamment de l’institution des
autorités de transition comme il sied bien entendu du faire à une religieuse,
quoi de plus naturel !
Eh bien, ce jour-là comme les autres jours, il va
y avoir une réunion… non la réunion, pardon, ne se déroule pas le 19, elle se
déroule le lendemain, le 20, et REKERAHO va nous relater cette réunion. Il arrive
donc chez Gaspard et il dit ceci : « Introduits à l’intérieur, nous
avons rencontré sœurs Gertrude et Kizito, et leur avons fait part de la décision
qui venait d’être prise avec les militaires : demain, nous passerions à
l’attaque et tuerions tous les réfugiés rassemblés au centre de santé. Suite
à nos propos, sœur Gertrude a semblé rassurée et sécurisée car il faut se rappeler
que, lors de la réunion du 20 avril tenue chez Gaspard, à laquelle participaient
sœurs Gertrude et Kizito, les intentions d’éliminer les réfugiés Tutsi étaient
connues et ce plan d’action était appuyé par tous ceux qui étaient présents.
Nous attendions seulement l’ordre des autorités et, à ce moment-là, nous ignorions
quand cela arriverait ».
Il y a donc un plan, un plan accepté par tous, les
sœurs savent très bien qu’on va venir massacrer les 6.000 ou 7.000 réfugiés
parce qu’entre-temps, ce sont les hommes qui sont arrivés, parce que le 20,
les hommes arrivent, les hommes arrivent parce qu’ils ne parviennent plus à
se défendre sur les collines, ils ne parviennent plus à préserver leurs biens
et ils arrivent, vous savez comment ils arrivent ? A pied, évidemment,
mais ils arrivent en poussant les parties de troupeaux qu’ils ont pu sauver.
Ils arrivent en poussant devant eux quelques chèvres et quelques vaches. Je
vous demande une fois de plus d’imaginer le spectacle, et on ne sait pas, on
ne saura pas exactement combien est-ce qu’il y a de réfugiés à ce moment-là,
à partir du 22, puisqu’il n’y a pas eu de liste de tous les hommes. On sait
qu’ils étaient 3.500 la veille, ils seront entre 6 et 7.000 le lendemain.
Donc, les sœurs savent qu’il y a un projet d’extermination
de tous les réfugiés et elles savent, de surcroît, que le déclic est en route,
que la minuterie de leurs tueries est en route. Et elles ne vont pas bouger,
elles ne vont ni les accueillir, ni leur dire d’aller vite se réfugier ailleurs
parce qu’on va venir les tuer le lendemain. Ah oui ! On leur dit d’aller
ailleurs, mais on ne leur dit pas que c’est parce qu’elles ont appris qu’on
allait venir les tuer le lendemain.
Alors le 21. Le 21, c’est le jour des premières
tueries et vous verrez - je vais vous lire d’ailleurs la déclaration de REKERAHO
- vous verrez que, eh bien, la faim n’a pas fait autant d’effet que les sœurs
ne l’escomptaient car ces malheureux réfugiés vont encore parvenir à se défendre.
Je vous lis un extrait de la déclaration de REKERAHO : « Il y a eu
un attroupement de Hutu, nous avons pris nos armes, moi y compris, et nous sommes
allés à la chasse aux Tutsi. Nous avions des sifflets et des tambours et avons
mis des plumes dans nos cheveux, nous étions très nombreux. KAMANIO, le témoin 151,
Gaspard et moi étions à la tête de cette expédition. Les Tutsi nous avaient
défiés et nous étions décidés à leur prouver que nous étions plus nombreux et
plus forts. Mais je dois vous dire que nous avions peur des Tutsi, car jusque-là
ils s’étaient plutôt bien défendus ».
Vous voyez, quand je vous parle de la sincérité
bouleversante de REKERAHO, il y a des moments où on sent, à la lecture de ces
dépositions, que c’est vraiment le récit vécu de ce qui s’est passé : « Malheureusement
pour nous, quoi que nous étions très nombreux, parmi nous, il y en avait beaucoup
qui abandonnaient le combat pour aller prendre de la bière, ou piller les vaches
et les biens des Tutsi. Cet élément nous affaiblissait. Les Tutsi, quant à eux,
paraissaient très fatigués et affamés. Je ne pense pas que les sœurs Gertrude
et Kizito aient daigné leur donner à manger, d’après la façon dont elles ont
parlé d’eux chez RUSANGANWA, le soir du 20 avril. Mais ils étaient déterminés
à se battre contre nous, avec les moyens mis à leur disposition. Nous avons
réussi à ce jour-là à les repousser jusqu’à l’intérieur du monastère. On les
avait d’abord fait descendre jusqu’au centre de santé et là, ils remontent de
nouveau en forçant la porte évidemment, de nouveau en forçant le monastère.
Nous avons réussi, ce jour-là, à les repousser jusqu’à l’intérieur du monastère.
Alors, j’ai donné l’ordre aux jeunes Hutu, les Interahamwe, même si je n’aime
pas cette appellation, d’encercler le monastère ainsi que le centre de santé
pour qu’aucun Tutsi ne puisse nous échapper ».
« Après cela - quand je vous parle des détails
qu’on n’invente pas - je suis allée boire une bière, j’ai vu plus ou moins dix
militaires en uniformes qui se dirigeaient vers le centre de santé, ils venaient
de l’école des sous-officiers de Ngoma. Quelques temps après, le lieutenant-colonel
Tharcisse le témoin 151 est venu aussi, il était avec le commandant Cyriaque HABYARABATUMA.
Ils ont donné l’ordre à ces militaires de sortir tous les Tutsi du centre de
santé. Nous les avons conduits jusqu’à côté du bar de Maraba. Ceux qui, parmi
eux, tentaient de s’enfuir, nous les abattions sur-le-champ. Nous les injuriions
et les traitions de tous les noms pour les humilier et les vexer. L’intention,
en réalité, était de les tuer tous mais, comme le soir approchait, nous voyions
qu’il serait difficile, sinon impossible de tuer un si grand nombre de gens.
Nous leur avons demandé de retourner au centre de santé ».
Et alors, je vous livre un seul autre témoignage,
bien qu’il y en ait des dizaines au dossier. Celui de Consolée : « Sœur
Gertrude nous disait que le moment était venu pour que l’âme des Tutsi se sépare
du corps ». Effectivement, pour les 6 ou 7.000 Tutsi livrés à eux-mêmes,
dans la désespérance, Mesdames et Messieurs les jurés, dans la désespérance
la plus complète, sans la moindre assistance, sans la moindre aide, sans le
moindre réconfort, eh bien oui : les heures sont comptées, il ne leur reste
que quelques heures à vivre. Dans quelques heures, ce sera pour eux, dans épouvantables
souffrances, que leurs âmes vont se séparer de leur corps… Sinistre prophétie,
sœur Gertrude !
22 avril, monastère de Sovu, camp d’extermination.
Vous savez que c’est au cours de cette terrible journée du 22 que l’immense
majorité des réfugiés vont être massacrés. Mais avant d’évoquer ces faits, je
voudrais d’abord vous dire que lorsque sœur Gertrude en parle, elle est prise
en flagrant délit de ce qu’elle est : une fieffée menteuse. Les quatre
accusés mentent mais au moins NTEZIMANA et HIGANIRO ont le tact du faire
avec un peu d’intelligence ; chez sœur Gertrude, le mensonge prend des
proportions absolument effarantes. Le 25 janvier 96, elle va déclarer à la PJ
ceci : « Nous, les sœurs, nous cachions au réfectoire de l’hôtellerie
d’où nous étions… nous n’avions pas vue sur le garage, je n’ai pas vu cet incendie,
je ne peux pas affirmer que sœur Kizito était avec nous tout le temps mais je
ne la soupçonne aucunement d’avoir participé à quoi que ce soit ». C’est
sa version initiale : elle va dire que le 22, elle est restée cloîtrée
toute la journée au monastère, à prier.
Alors, on va vous dire à la défense que, sans doute,
elle était soumise à une très forte pression psychologique, qu’elle était très
déstabilisée par ce qu’elle avait vécu, qu’elle n’a pas fait attention, qu’elle
n’a pas relu sa déposition. Je veux bien, mais le 5 janvier 95, lorsqu’elle
écrit à Célestin CULLEN, elle n’est pas sous la pression des enquêteurs, elle
écrit librement, c’est sa plume. Eh bien, c’est exactement la même version qu’elle
donne. Elle dit : « Non, c’est une journée sans précédent, un véritable
enfer, nous n’avons pas pu rester à l’église, trop proche du centre. La communauté
était à l’hôtellerie, afin d’y rejoindre nos hôtes ». Et elle décrit qu’elles
sont restées toute la journée du 22 au monastère.
Mais, comme elle est menteuse et amnésique, le 2
décembre 1999, c’est une toute autre version qu’elle va donner, tout autre.
Elle va dire, parce qu’on la confronte, les enquêteurs la confrontent à toute
une série de témoignages accablants en disant qu’elle était là et qu’on les
a vues au moment de l’incendie, etc. L’enquêteur dit : « Le témoin
poursuit en parlant de l’incendie du garage. Elle nous cite, sœur Kizito et
moi-même comme ayant donné - ça c’est elle qui déclare - elle nous cite, sœur
Kizito et moi-même, comme ayant donné un jerricane d’essence pour bouter le
feu au garage. Je suis formelle pour vous dire qu’au moment de l’incendie du
garage, Kizito et moi, nous n’étions pas au monastère, nous étions parties à
la paroisse de Ngoma ».
Changement total de version. Pour la première fois,
tout à coup, elles ne sont pas au monastère, elles sont à Ngoma. Alors, vous
savez et dans ses déclarations, sœur Gertrude, avec une élégance morale que
je lui devine, ne sort quand même pas tout à fait sœur Kizito d’un mauvais pas,
parce qu’elle dit, à un moment donné : « Je n’étais pas avec elle
lorsqu’elle avait des contacts avec les miliciens, je n’ai donc pas entendu
ce qu’on lui a dit ».
Alors Kizito elle, elle mérite aussi, je crois,
une vitrine pour elle toute seule au musée du mensonge, parce que le 25 janvier
1996, elle dit ceci : « Sœur Gertrude est allée à la grille, elle
a descendu les escaliers et s’est rendue vers cette personne - on parle de REKERAHO »
et alors, elle a une phrase qui est extraordinaire : « Par une force
que je ne peux m’expliquer, je l’ai rejointe peu de temps après ; j’ai
assisté à la conversation, REKERAHO a dit : ouvre cette porte, ouvre cette
porte ».
Alors, excusez-moi, Mesdames et Messieurs les jurés
mais, quand on vous parle de cette force qu’elle ne peut s’expliquer, alors
qu’on sait qu’elle passait sa vie à déambuler dans les collines avec REKERAHO
et les autres, ça, franchement, dans le genre flagrant délit de mensonge, ce
n’est pas mal non plus.
Alors, revenons-en donc à cette journée du 22 avril.
Que va-t-il se passer ? Eh bien, on sait que vers 8 h - 8 h 30 du matin,
il y a une cohorte invraisemblable de gens qui arrivent, des gens… certains
sont en costumes traditionnels, d’autres sont habillés normalement. Ils ont
des armes traditionnelles pour la plupart. Il y a des militaires, il y a des
policiers. Il y a des tambours, il y a des cris, il y a des sifflets… Je vous
demande d’imaginer la terreur, je dis bien la terreur qu’ont dû vivre les gens
qui ont vu cette masse de gens, qui ont vu cette masse d’agresseurs arriver.
Et alors, dans un premier temps, qu’est-ce qui va se passer ?
C’est de nouveau terrible. Les femmes Tutsi vont
rassembler des pierres qu’elles vont donner à leurs hommes pour essayer de se
défendre contre les pierres, les flèches et les lances de leurs agresseurs.
Et, comme ils se défendent avec l’énergie du désespoir, eh bien il va falloir
que les militaires et les policiers entrent dans la danse. Et on sait que les
policiers - quand je dis les policiers, ce sont en réalité les gendarmes - on
sait qu’à un moment donné, les gendarmes vont commencer à tirer dans la foule
et, à ce moment-là, évidemment, la réalité bascule : les réfugiés ne peuvent
rien contre des gens armés, ils ne peuvent rien contre des balles et ce sera
le massacre, le massacre généralisé, je vous rappelle que ça a duré toute la
journée ! Vous vous imaginez ce que c’est ? Ça fait, je vous l’ai
dit, 150 m de long sur 150 de large, plus le monastère, plus le centre de santé.
Eh bien, il va falloir 6 ou 8 heures à ces gens
pour exterminer, pour exterminer 6 à 7.000 hommes, femmes, enfants. Par tous
les moyens : par balles, par lances, par machettes, par gourdins, à coups
de bâtons et puis, grâce à la collaboration précieuse des sœurs Gertrude et
Kizito, grâce à l’essence.
Je voudrais bien - peut-être que c’est plus facile
pour moi parce que j’ai vu les lieux - que vous fassiez cet effort d’imagination,
ce que cela a dû être, ces 6 à 8 heures où on a découpé des gens en morceaux
sur un espace dérisoire. Sur un espace dérisoire, les corps devaient être les
uns sur les autres, Monsieur l’avocat général vous a dit hier : « Cela
lui paraissait bien plausible que les sœurs aient roulé sur les corps »,
bien plausibles effectivement, parce que pour entasser 6 à 7.000 cadavres là,
il devait fatalement y en avoir sur le chemin et sur la route. Alors oui, certainement :
ça c’est passé comme ça. Et les survivants vont d’ailleurs décrire qu’à la fin
de la journée, on ne savait pas où mettre le pied, on ne savait pas où mettre
le pied tellement il y avait des cadavres, des cadavres déchiquetés, des cadavres
tués avec un barbarisme sans nom.
Alors, j’en arrive à l’essence. L’essence :
c’est la participation effective et majeure à l’œuvre d’extermination des sœurs
Gertrude et Kizito. On va vous dire du côté de la défense, on va vous dire :
« Toute cette histoire de bidons, elle est bidon. Parce que les bidons,
une fois il y en a trois, une fois il y en a sept, une fois il y en a qu’un,
une fois il est blanc, une fois il est rouge, une fois il est jaune, une fois
il est noir ».
Alors on a… vous devez savoir que les survivants,
ce sont des petites gens, ce sont des agricultrices, ce sont des femmes qui
n’ont, pour la plupart, pas eu la chance d’aller à l’école, ou pas longtemps.
Je voudrais évoquer avec vous un film que vous avez sans doute vu : c’est
« Saving private RYAN ». Je ne sais pas si vous vous souvenez dans
ce film, il y a des moments où, je dirais, la caméra tourne différemment, ce
ne sont plus que des espèces d’arrêt sur image, comme des flashs. C’est ça ce
que les survivants ont vu. On demande aux survivants d’être précis, exactement
comme s’ils assistaient, calmement, à un match de hockey. Mais les survivants,
ils sont eux-mêmes blessés, ils sont eux-mêmes terrés, ils sont eux-mêmes planqués.
Ils voient des flashs. Ils sont terrorisés, ils voient juste des images, des
flashs. Et ces flashs-là, ils sont concordants.
Alors, je vais vous dire que les bidons, qu’ils
soient jaunes, rouges ou noirs : je m’en fous, je m’en fous complètement.
Ca n’a aucune espèce d’importance, la couleur des bidons et c’est là-dessus
qu’on va essayer de vous mettre le doute, on va vous dire : « Ah,
mais il y en a un qui dit que les bidons étaient jaunes, l’autre qui dit que
les bidons étaient noirs, donc il y a un doute et donc, finalement, les sœurs
Gertrude et Kizito ne sont pas responsables de l’essence ».
De qui se moque-t-on ? De qui se moque-t-on
? Qu’est-ce que vous croyez ? Que les miliciens étaient venus en voiture
et qu’ils avaient laissé leur voiture en double file devant le monastère ?
Ils sont venus à pied, ils sont venus à pied parce qu’ils n’avaient pas de voiture
et il n’y avait pas de station-service non plus, la plus proche est à 6 ou 8
kilomètres, si je me souviens bien. Alors l’essence, je peux vous dire qu’elle
ne vient que d’un seul endroit : c’est du monastère. Parce que c’était
le seul endroit où on pouvait s’approvisionner en essence. Ca, c’est une certitude !
Ca, c’est incontournable !
Alors bon, on va pas tourner autour du pot, hein !
Le garage il a brûlé. Il a brûlé avec quoi ? Avec de l’essence et l’essence,
elle ne peut venir que du monastère. Et le monastère, on sait que jamais personne
ne l’a forcé. Que jamais les miliciens ne sont entrés de force, ni les miliciens,
ni le bourgmestre, ni les militaires. On sait que jamais la moindre contrainte
n’a été exercée par REKERAHO ou les autres sur les deux accusées. Alors l’essence,
si elle a été utilisée, c’est parce qu’on leur a donné librement. C’est un acte
de participation actif et que ce soit Gertrude ou Kizito, ou les deux qui ont
porté les bidons… de nouveau, je m’en fous ! Moi ce qui m’intéresse de
savoir, c’est que c’est bien avec l’essence des sœurs qu’on a brûlé ces malheureux
dans le garage. Et ce qui m’intéresse de savoir aussi, c’est que cette essence
n’a pu être fournie que de leur libre consentement. Ça, c’est certain.
Alors, à propos de cette essence, il y a quelque
chose, il y a un détail important que personne n’a encore évoqué : c’est
que REKERAHO était là au début de matinée et puis, de nouveau - et c’est tout
à fait sincère de sa part -, il dit qu’il part et qu’il va commettre une autre
sale besogne, à savoir l’assassinat de deux ou trois prêtes Tutsi dans cet autre
monastère, de l’autre côté, sur la colline en face.
Et puis, il revient. Il revient en tout début d’après-midi
et que dit REKERAHO à ce moment-là ? Il dit qu’il va renvoyer, rechercher
de l’essence parce qu’on avait déjà essayé d’incendier le garage : « On
avait déjà essayé d’incendier le garage ». Lorsque lui arrive, le garage
brûle déjà, mais mal, parce que ce ne sont pas des matériaux combustibles, ce
sont des matériaux en dur.
Et donc, il renvoie quelqu’un chercher de l’essence,
et cette personne sera suivie des sœurs Gertrude et Kizito. Mais s’il renvoie,
c’est donc qu’il y a déjà eu une première d’essence, à tout le moins une. Ce
qui veut dire qu’il y a eu plusieurs livraisons d’essence, il y a aussi celle
qui a permis l’assassinat crapuleux de l’employé du monastère, Monsieur KABIRI
qu’on va incendier en lui versant de l’essence dessus et puis en l’incendiant.
Il y a donc eu plusieurs - et ça c’est incontournable -, plusieurs livraisons
d’essence. Ce qui explique qu’il y ait des divergences entre des gens qui vous
disent : « J’ai vu un grand bidon jaune », et je tiens d’ailleurs
à signaler qu’il y a des témoins qui disent qu’ils ont vu le grand bidon jaune,
et REKERAHO - or REKERAHO dans sa prison n’a pas pu se mettre d’accord avec
les témoins pour parler de ce grand bidon jaune - mais il y a eu des livraisons
d’essence antérieures, probablement avec d’autres bidons. Alors, je crois que
le chapitre de l’essence, il est clos, il est clos. C’est évident que l’essence
vient du monastère, c’est évident qu’elles l’ont livrée volontairement, c’est
un acte de participation et c’est un acte de participation monstrueux.
Bon, ceci étant dit, je vous livre d’ailleurs un
petit extrait d’une audition de sœur Gertrude, du 25 janvier 96 : « Vous
me dites que 13 témoins m’accusent d’avoir participé et donné de l’essence ;
en réalité, il y en a beaucoup plus que 13. 13, ce sont ceux que la justice
belge a entendus, mais il y a encore tous ceux qui ont été entendus par le TPIR
et par African Rights -, je ne peux rien ajouter de plus à ce que je vous ai
dit. Vous me demandez pourquoi tous ces gens m’accusent ? Je ne sais pas
vous répondre. Vous me demandez pourquoi ils m’accusent moi, et pas une autre
religieuse ? Je ne sais pas ». Alors moi, je vais vous dire, la réalité
est toute simple : ces gens, ces gens qui accusent les sœurs Gertrude et
Kizito d’avoir fourni l’essence, je vous ai dit, ce sont des petites gens, ce
sont des gens qui vont à la messe le dimanche, ce sont des catholiques pratiquants
comme presque tous les Rwandais, ce sont des gens qui n’ont aucune raison d’en
vouloir aux sœurs Gertrude et Kizito, ce sont des gens qui vont toujours à la
messe le dimanche, qui vont toujours au monastère de Sovu. Alors, pourquoi est-ce
que tous ces gens accusent Gertrude et Kizito ?
Et surtout, pourquoi est-ce qu’elles n’accusent
qu’elles ? Et pas les autres sœurs. Eh bien moi, je vais vous dire pourquoi
tous ces gens les accusent : parce que c’est vrai ! Parce qu’elles
l’ont fait, ça et tout le reste. Le refus d’hospitalité, la faim, la famine,
les dénonciations, l’appel au bourgmestre pour venir les expulser, l’essence,
et on n’est qu’au début des festivités. Nous sommes dans la soirée du 22 avril
et là, la duplicité des accusés ressort d’une manière absolument flagrante :
on parle d’un ordre contemplatif, on parle d’une communauté monastique, et,
en fait, les sœurs ont joué sur un double jeu.
Je vais vous raconter une histoire amusante. Dans
le classement de ce dossier, j’ai fait une farde avec toutes les petites sœurs
et je les appelle les sœurs « j’ignore ». Ce sont elles qui, la première
par exemple, elle parvient en cinq pages d’audition à répéter 37 fois :
« J’ignore », « Je ne sais pas » ou « Je n’ai aucune
idée ». C’est pas parce qu’elle ment, elle est sincère. Elle est tout à
fait sincère. Les autres sœurs ont vécu complètement cloisonnées, complètement
enfermées, recluses, elles priaient, elles n’ont pas vu. Oui, ce qu’elles ont
certainement vu, c’est les cadavres sur lesquels on roulait, ça certainement.
Mais elles n’ont pas vu le reste. Il n’y avait que Kizito et Gertrude qui sortaient
et que vont-elles faire ? Ca, c’est le jeu pernicieux de Gertrude et Kizito :
elles vont dire aux autres sœurs qu’elles sont menacées. Elles vont dire qu’elles
vont être tuées le lendemain. Elles vont dire que le monastère va, de manière
imminente, subir une attaque. Elles vont le dire mais c’est faux.
Elles vont jouer ce double jeu. D’un côté, on participe
au génocide activement avec REKERAHO, Gaspard, le bourgmestre, etc. et de l’autre
côté, on induit savamment le reste de la communauté dans l’erreur. Mais certaines
sœurs vont avoir un peu plus d’autonomie : Scholastique par exemple, ce
n’est pas une jeune, ce n’est pas une novice, donc elle a un peu plus d’autonomie.
Elle, elle peut se déplacer dans le monastère. Elle, elle ne reste pas toute
la journée coincée dans la même pièce. Donc elle, elle va, par exemple, se déplacer
à l’hôtellerie, elle va voir des fenêtres de l’hôtellerie sœur Kizito déambuler
dans la campagne avec les génocidaires. Elle va voir tous les jours sœur Gertrude
et sœur Kizito qui se rendent à la maison voisine de Gaspard RUSANGANWA. Elle
oui, parce qu’elle est assez haute dans la hiérarchie pour avoir un petit peu
d’autonomie, mais la plupart des autres vont être confinés dans ce monastère.
Alors, le 22 avril, on leur dit donc qu’elles sont
menacées de mort et elles vont décider de quitter le monastère de Sovu pour
aller à Ngoma. Et il y a un témoignage intéressant : c’est celui de Jérôme
le témoin 54, l’abbé qui les héberge. Cet abbé qui les héberge nous relate une conversation
téléphonique entre sœur Gertrude et, je cite : « Le terrible lieutenant
HATEGEKIMANA Ildephonse », responsable génocidaire dans le coin. Je ne
vous lis pas l’audition de l’abbé le témoin 54 mais il relate son effarement du ton
avec lequel Gertrude discute avec ce militaire génocidaire. Il dit : « C’était
incroyable. Elle était tout à fait à l’aise, tout à fait relaxe, décontractée.
Ils plaisantaient au téléphone, comment se connaissaient-ils si bien ? »
Et alors, ce qui est révélateur, l’abbé le témoin 54 - on ne va quand même pas dire
que c’est un témoin suspect - nous rapporte que les sœurs Gertrude et Kizito
n’ont pas dit un mot, pas un mot des massacres de Sovu. 6.000 à 7.000 personnes
se sont fait massacrer la veille mais on n’en dit pas un mot - journée ordinaire,
rien de particulier à signaler, rien à dire, rien à déclarer !
Alors le 23, c’est également le jour où on va massacrer
les survivants de la veille ; on estime qu’il y avait plus ou moins six
cents rescapés. Je vous livre un témoignage - un seul et j’en aurai fini avec
la journée du 23, je serai très bref pour la suite : « Après avoir tout
pillé, les criminels nous ont obligé de nous aligner à 30 réfugiés. Les rangs
furent formés, j’ai mis mes quatre enfants devant moi et mon bébé sur le dos,
j’ai dit à mes enfants de prier, puisque nous allions bientôt mourir. Les criminels
nous faisaient sortir un peu du centre de santé et nous tuaient en bas du centre.
Ils ont pris d’abord mes enfants, ils ont été tués sous mes yeux. Ensuite, ils
m’ont donné un coup de lance au niveau du dos qui perça le bébé et me toucha
sérieusement. Voici la cicatrice que ce coup m’a laissée : c’est une grande
cicatrice. Le bébé est tombé par terre, il était déjà mort. Quant à moi, ils
m’ont donné beaucoup de coups de massue, partout au niveau de la tête. Je me
suis évanouie. Quelques minutes après, je sentais la chaleur au niveau de la
figure : c’était le sang qui coulait ».
Un peu plus loin, elle déclare : « Ils
ramassaient les corps des victimes, les enterraient dans la parcelle de Karido
à côté. Mon tour arriva, je les ai entendus dire : « Celle-ci s’appelle
Domitille », on dirait qu’ils recensaient en même temps les tués pour cocher
sur la liste des Tutsi à tuer et enfin, ils m’ont donné un dernier coup de petite
houe - les houes de sarclage - sur le frontal, ils avaient découvert que je
n’étais pas achevée. J’ignore ce qui a suivi. La nuit, il a plu très abondamment,
et les torrents m’ont enlevé la terre sur moi. Beaucoup de cadavres étaient
déjà enlevés par ce torrent. J’ai repris encore une fois la vie : c’était
vers 2 heures du matin. J’avais tellement soif que j’ai ouvert la bouche, pour
attraper quelques gouttes d’eau. La pluie avait déterré presque tous les corps,
je l’ai remarqué quand j’ai ouvert les yeux vers quatre heures du matin ;
je me suis levée péniblement tout en supportant mon corps avec mes mains, puisque
j’y avais reçu un coup de machette. Je ne pouvais pas marcher à deux jambes,
je sentais des vertiges et j’ai marché à quatre pattes, comme un bébé, pour
aller me coucher près de l’arbre. J’étais toute nue ».
On en n’a pas fini. Il reste 80 à 100 rescapés dans
le monastère. Il y a là dedans des employés, des gens en séminaire ; leur
tour viendra, ce sera le 25 avril, deux jours plus tard. Les génocidaires arrivent,
font le tri entre les réfugiés. Les réfugiés sont livrés librement par sœurs
Gertrude et Kizito. Les miliciens ne forcent rien du tout. Ils sont livrés librement,
triés et exterminés.
Alors, il y a le 25 avril. Encore une chose à dire :
c’est qu’il y a une conversation qui est essentielle. C’est une conversation
que va avoir REKERAHO avec les sœurs. Et au cours de cette conversation, il
va dire : « J’ai le pouvoir de tuer, j’ai le pouvoir de laisser la
vie. Je n’en veux pas à la famille des sœurs : si sœur Gertrude veut les
héberger, elle peut le faire, je ne reviendrai jamais ». Ce témoignage
est essentiel parce qu’il corrobore, presque mot pour mot, ce que les sœurs
accusatrices entre guillemets déclarent aux enquêteurs en Belgique.
Et il n’y a pas eu de collusion entre les sœurs
rescapées à Maredret et REKERAHO. Les sœurs répètent exactement les mêmes mots,
qu’il avait dit qu’il avait le pouvoir de tuer et de laisser la vie sauve, etc.
Et ça, c’est le témoignage implacable, c’est la quadrature du cercle.
Votre conviction sera établie : REKERAHO n’a
jamais voulu tuer les familles des sœurs. Et je vais d’ailleurs vous expliquer
pourquoi il n’a pas voulu les tuer, il s’en explique : « J’ai tué
et j’ai fait tuer. Bien que j’aie tué beaucoup de gens, franchement j’avais
pitié de ces pauvres femmes et vieux. Même mon ancien maître d’école primaire
était parmi les parents des sœurs. En plus de ça, les sœurs avaient contribué
au progrès de la région, j’ai vu de mes propres yeux une lettre que sœur Gertrude
avait écrite au bourgmestre RUREMESHA - on va y arriver - pour lui demander
de venir évacuer les Tutsi du monastère. Où est-ce que sœur Gertrude voulait
qu’on emmène les parents des religieuses, alors qu’elle savait très bien qu’ils
seraient tués n’importe où ? Non, Gertrude et Kizito ne méritent pas le
nom de religieuses. Elles n’ont jamais été les servantes de Dieu. Quand j’ai
réalisé l’ampleur des tueries, j’ai très vite compris que cela ne pourrait pas
rester caché pour toujours ! J’ai compris que, tôt ou tard, cela se découvrirait
et qu’aussi, nous ne resterions pas impunis. Je savais que les sœurs, constituant
l’élite du pays… je me suis dit qu’un jour, elles allaient témoigner. Bien sûr,
je voulais qu’elles parlent bien de moi, c’est pour cela que, même si j’ai tué
les autres, je voulais épargner au moins les membres de leur famille ».
Voilà, ça, c’est le témoignage de REKERAHO qui est,
à mon avis, incontournable. Nous savons donc avec certitude, je dis bien avec
certitude, que jamais, au grand jamais, Monsieur REKERAHO n’a eu l’intention
de s’en prendre aux familles des victimes. Et que va faire sœur Gertrude ?
Elle va exercer des pressions invraisemblables, je dis bien des pressions invraisemblables,
pour que les sœurs refoulent leur propre famille, pour que les sœurs chassent
leur famille réfugiée et alors, les sœurs nous racontent comment ça s’est passé.
Ca s’est passé de la manière suivante. Elle disait : « Mais enfin,
mère supérieure, mère prieure, pourquoi ? Vous avez bien entendu les propos
de REKERAHO ». Et alors, elle réaffirmait : « Oui, mais il nous
menace ». Totalement faux.
Que va faire sœur Gertrude ? Lasse d’avoir
ces gens qui la dérangent, -parce que les réfugiés dérangent, les réfugiés,
les victimes, les pauvres hères dérangent la quiétude de sœur Gertrude - eh
bien, sœur Gertrude va écrire au bourgmestre une lettre qui est un arrêt de
mort ; dans cette lettre, elle va lui demander de venir la débarrasser
de tous les réfugiés. Et comme l’a évoqué l’avocat général hier - et c’est bien
la preuve que sœur Gertrude a une autorité - le bourgmestre va s’exécuter illico
presto : elle écrit, je crois que c’est le 5 ; le 6, le bourgmestre est
là. Le 6, le bourgmestre est là avec les soldats, il y a - et les avocats des
sœurs vous le plaideront - il y a cette scène absolument cauchemardesque où
on vient expulser de force tous ces réfugiés, où on va les trier, où il y a
cette famille, vous savez, qui paie un militaire pour être tuée par balles plutôt
que d’être découpée en morceaux. On fait le tri et on va massacrer des enfants,
des vieillards, des femmes, enfin tout ça est absolument immonde, il n’y a pas
de mots pour dire à quel point cela est infect et ça, c’est également un acte
de participation tout à fait clair : c’est sœur Gertrude qui n’en peut
plus, qui n’a pas envie de voir ces gens et que fait-elle ? Elle dit tout simplement :
« Monsieur le bourgmestre, venez me débarrasser de toute cette racaille ».
Alors voilà, j’en ai terminé. Je voudrais encore
une fois faire référence à Monsieur REKERAHO. Monsieur REKERAHO nous dit ceci,
au terme d’aveux gigantesques, il dit : « J’apprends maintenant -
je récite, c’est presque mot à mot ce qui est déclaré - j’apprends maintenant
que les sœurs Gertrude et Kizito nient ce qu’elles ont fait à Sovu ». Et
alors, il dit ceci, il a des mots terribles, il dit : « Je voudrais
qu’il me soit donné par la grâce de Dieu d’être confronté à sœurs Gertrude et
Kizito et là, je verrais si en me regardant dans les yeux, elles oseraient encore
nier ce qu’elles ont fait à Sovu ».
J’en ai fini. Je voudrais simplement vous dire encore
deux choses. J’ai évoqué l’association AVEGA. 25.000 veuves. 25.000 destins
brisés. Je vous demande d’imaginer, Mesdames du jury et vous, Messieurs qui
avez des épouses, des mères, ce que sont depuis avril 94 les nuits de mes clientes.
Je vous demande d’imaginer leurs cauchemars, je vous demande d’imaginer leurs
tourments, leurs sentiments de culpabilité, les images qui se bousculent dans
leur tête, celles de leur mari qu’on leur a enlevés, celles de leurs enfants
qu’on a massacrés.
Je voudrais vous dire mon sentiment à propos de
ce procès. Le sentiment que j’ai depuis le premier jour, il y a un mot en kinyarwanda
qui est Inzoka. Inzoka, ça veut dire :
le serpent. Vous vous souviendrez, les discours des exterminateurs : « Il
faut tuer les serpents ». Les serpents : c’est les Tutsi. Il faut
tuer les enfants des serpents. Eh bien, jamais - et ce n’est pas la première
fois que j’ai l’honneur de plaider devant la Cour d’assises , jamais je
n’ai eu pareil sentiment à l’égard des accusés. J’ai défendu dans le passé des
accusés. J’ai défendu des victimes. Jamais des accusés ne m’ont fait l’impression
que ceux-ci me laissent, depuis le premier jour.
Je dois vous dire que ces accusés me glacent. J’ai
vraiment l’impression d’avoir derrière moi quatre serpents. Ils en ont la fausseté
et ils en ont la froideur. Je suis accablé par ce manque total de prise de conscience,
aussi petite soit-elle. Chaque accusé roule pour quelque chose. Vincent NTEZIMANA,
c’est l’idéologue, c’est l’intellectuel, il a une conception du génocide, des
races. HIGANIRO, il n’aime pas les Tutsi mais surtout, c’est un apparatchik,
c’est un puissant du régime, c’est un proche du président, un ami du colonel
BAGOSORA. Lui, il défend ses intérêts, ce n’est pas seulement contre les Tutsi
qu’il en a ; ce pourquoi il lutte, c’est pour toute modification au système
de parti unique. Il veut conserver le MRND, parti unique au pouvoir parce que
l’ouverture du régime menace directement ses intérêts. Les deux, les deux sœurs :
ce sont des monstres, et je pèse mes mots.
Alors, je vous ai parlé des nuits de ces 25.000
veuves, de ce qu’elles pensent, des images qu’elles ont tous les soirs en s’endormant,
et tous les matins en se réveillant.
Je voudrais vous citer une citation de Bertrand
POIREAU-DELPECHE : « Et pourvu que la justice reste le petit point
fixe, la lueur de braises, le rai de lumière jaune sous une porte qu’on est
bien content de ne pas perdre de vue la nuit ». Vous vous souviendrez peut-être
dans votre enfance, de la peur du noir, de la peur de la nuit et de cette petite
lumière en dessous de la porte qui est rassurante. Je voudrais vous demander
de faire justice, Mesdames et Messieurs les jurés. Je vais vous demander de
condamner ces quatre personnes, ces quatre accusés. Je vais vous demander de
faire justice et, lorsque vous aurez fait justice, vous ne rendrez pas à mes
clientes la lumière, mais votre justice sera ce petit rai de lumière, en dessous
de la porte. J’ai dit et je vous remercie.
Le Président :
Merci, Maître Clément de CLETY. L’audience va
maintenant être suspendue, elle reprendra à 13 h 30. Maître GILLET, vous interviendrez
le premier cet après-midi ? Vous en aurez pour à peu près combien de temps ?
Deux heures. Et Maître NKUBANYI vous succédera alors ? Vous ne savez pas
quel sera son temps de plaidoirie ? Bien, donc l’audience est maintenant
suspendue, elle reprendra à 13 h 30. |
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