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9.3.8. Plaidoirie de la partie civile: Maître
RAMBOER
Le Président :
Maître RAMBOER va prendre la suite ?
Me. RAMBOER :
Bien obligé, Monsieur le président.
Le Président :
Ce n’est pas une obligation. C’est un droit, ce n’est pas une obligation. Vous
avez la parole, Maître RAMBOER.
Me. RAMBOER :
Vous le rappelez très bien, Monsieur le président, et je vous remercie. J’interviens
dans ce procès, Mesdames, Messieurs du jury, Monsieur le président, Messieurs,
Madame le juge, j’interviens dans ce procès en tant que conseil de trois parties
civiles, ensemble avec Maître FERMON et Maître BEAUTHIER, trois parties civiles
qui s’appellent Charles BUTERA, le témoin 44 et le témoin 101. Charles
BUTERA était le neveu de sœur Scholastique, était un habitué du couvent et avait
mis en sécurité, croyait-il, sa femme et son bébé dans le couvent. Bernadette
le témoin 44, vous la connaissez, c’est l’ex-sœur Marie-Bernard, elle est venue
ici témoigner comme le témoin 101, ex-novice du couvent. Ils ont tous les
trois perdu des membres de leur famille le 6 mai.
Je vais parler un peu plus tard… un peu plus concernant
mes clients eux-mêmes. Mais je signale que nous étions constitués, déjà, contre
les deux accusées Consolata MUKANGANGO et Julienne MUKABUTERA, contre les deux
sœurs religieuses ; nous étendons notre constitution de parties civiles
aussi à Monsieur Vincent NTEZIMANA et Monsieur Alphonse HIGANIRO.
Le Président :
Avant de vous laisser poursuivre, y a-t-il des observations en ce qui concerne
cette extension de constitution de parties civiles ? Pas d’observation
pour le moment. Il vous est donc donné acte de cette extension. Je vous restitue
la parole.
Me. RAMBOER :
Je vous remercie. Comme beaucoup de Rwandais et comme beaucoup de Belges, on
vous pose la question, on me pose la question si des jurés, au hasard, pris
parmi la population de ce pays, peuvent juger des faits commis de l’autre côté
de l’équateur. Et alors, à ce moment, je réponds, comme vous l’a signalé Maître
JASPIS, qu’en tout cas, vous êtes ce maillon nécessaire pour que justice soit
rendue et que je vous fais complètement confiance. Mais d’autre part, et ça,
c’est la deuxième question qu’on me pose toujours : mais comment est-ce
que cela a été possible ? Et surtout, comment est-ce que cela a été possible
que des religieuses aient trempé dans le génocide. Comme si pour mes interlocuteurs,
leur qualité de religieuse serait un avantage pour elles et devait leur donner
le bénéfice du doute.
Pour mes clients, la culpabilité des deux bénédictines
accusées ne fait pas de doute. L’ex-sœur Marie-Bernard et l’ex-novice Régine
ont vécu en direct les événements et connaissent le rôle néfaste joué par celle
qui s’appelle toujours sœur Gertrude, par celle qui s’appelle toujours sœur
Kizito. Elles ne se posent pas la question : comment est-ce que cela a
été possible, pour savoir si les faits ont bien existé. Eux, ils savent. Et
vous aussi. Vous savez déjà.
Mais la question : comment deux religieuses,
d’un ordre contemplatif de surcroît, ont pu participer à des crimes dont la
seule évocation suscite en même temps horreur et incrédulité ; cette question
demande réponse. Qu’elle soit posée en marge de ce procès, à ce procès ou après
ce procès, parce qu’à ce procès, en marge de ce procès et après ce procès, fuseront
encore toujours les interrogations et en marge de ces interrogations, les tentatives
de faire oublier l’inoubliable. Donnons une réponse à cette question. Elle est
claire, elle est simple : les deux religieuses ont baigné dans une ambiance
raciste qui a imprégné le Rwanda depuis 1958 et ils ont intégré cette idéologie
qui n’était pas combattue d’une manière ferme par l’Eglise, bien au contraire.
Le racisme ambiant et la politique d’exclusion de
ce groupe social qu’on a appelé l’ethnie Tutsi, constituaient des éléments fondateurs
et fondamentaux de la politique des deux républiques rwandaises, celle de 1962
du témoin 42 et celle de 1973 du témoin 32. Et l’Eglise catholique a promu
et participé à cette politique dite du peuple majoritaire qui faisait du Tutsi,
un citoyen de seconde zone. L’Eglise, son hiérarchie suprême, n’a jamais levé
la voix contre les exactions commises par le régime qu’il avait lui-même aidé
à mettre en place. Elle n’a jamais contredit la malnommée révolution sociale
de 59-62. Appuyée par le clergé et porté par un cadre formé par elle, ce mouvement
pourtant, déjà à ce moment-là, fut ponctué par des flambées de violences contre
la population Tutsi et portait déjà à ce moment-là, en soi, les germes du génocide.
En 1962, au moment où l’indépendance fut proclamée,
près de 200.000 Tutsi avaient déjà fuit le pays, soit 1 sur 5, suite aux meurtres,
exactions, pillages, incendies en vagues successives pendant quatre ans. Il
a été évoqué ici, devant vous, que l’Etat colonial belge et l’Eglise s’étaient
basés sur les Tutsi, ou plutôt sur l’élite Tutsi, pour diriger et faire passer
leur message. C’était ce qu’on appelait l’ « indirect rule », le gouvernement
indirect. Seuls les enfants des notables Tutsi avaient la possibilité d’accéder
à l’enseignement secondaire et supérieur. Quand pourtant, après la deuxième
guerre mondiale, le mouvement de décolonisation prend élan dans le monde et
que l’élite Tutsi ainsi que le Mwami, le roi, se font les chantres de l’indépendance
du Rwanda, les anciens collaborateurs deviennent gênants et une solution de
rechange doit être trouvée afin de contrecarrer, de freiner cette velléité d’indépendance.
Et c’est ainsi que l’Eglise va soutenir le mouvement de cette autre élite Hutu
formée dans ses petits séminaires et ses grands séminaires parce que ces institutions
religieuses étaient la seule voie pour les jeunes Hutu d’accéder à un enseignement
post-primaire.
Il y a un ex-séminariste, le témoin 42, Georges le témoin 42
qui était rédacteur au journal Kinyamateka - on vous a parlé de ce journal -
le journal de l’Eglise, qui dirigeait un mouvement contre ce qu’il appelait :
« Le monopole économique, politique et social de la race Tutsi ».
Je parle trop près…
Le Président :
Oui, vous parlez un peu trop près du micro.
Me. RAMBOER :
…et il voulait encourager, ce Monsieur le témoin 42, la formation d’une classe
moyenne forte, issue des rangs Hutu. Il posait en force qu’au Rwanda, il y avait
trois races : il y avait les Twa qui était une race, il y avait les Hutu
qui était une race et il y avait les Tutsi qui était une race.Et on vous a expliqué
ce qu’on expliquait en tant qu’histoire tronquée : ce peuple qui venait
d’ailleurs, qui était un agresseur, un envahisseur et un étranger, c’était les
Tutsi qui étaient venus de l’Ethiopie ; les Twa étaient là d’abord et les
Hutu étaient venus par après mais les Tutsi étaient venus coiffer les Hutu par
leur domination. C’est ce qu’on appelle le « mythe hamitique », c’est
la base même de l’ethnicisme et du racisme au Rwanda. C’est Monsieur le témoin 42
qui a été un des premiers à mettre en avant, en force, cette thèse qui était,
bien sûr, déjà préexistante.
Et cette thèse, par après, a fait l’objet d’un manifeste,
un manifeste des Bahutu signé par lui, par un autre rédacteur de Kinyamateka
et par le secrétaire de l’Evêché, neuf intellectuels. Et les idées de ce manifeste
furent popularisées par une lettre pastorale de l’évêque de Kabgayi, Monsieur
PERAUDIN, lue dans toutes les églises du Rwanda à l’occasion du carême de 59.
On lit dans ce mandement de carême exactement la même chose, mais d’une manière
un peu plus populaire, que ce qu’on trouve dans ce fameux manifeste des Bahutu :
« Dans notre Rwanda, les différences et les inégalités sociales sont
pour une grande partie liées aux différences de race, en ce sens que les richesses
d’une part et les pouvoirs politiques et même judiciaires d’autre part sont
en réalité, en proportion considérable, entre les mains d’une même race ».
Ceci est lu dans toutes les églises du Rwanda, le 12 février 59. Et ainsi, l’Eglise,
en tant qu’institut, énonce de manière officielle la contre-vérité historique
des différentes races au Rwanda, il focalise en plus l’attention des masses
Hutu sur un soi-disant monopole politique et judiciaire Tutsi, alors que le
monopole est bien-sûr en réalité entre les mains du colonisateur, bien qu’aidé
par une couche sociale très réduite d’un millier de chefs et fonctionnaires
Tutsi. Et elle fait ainsi aussi oublier que la majorité des Tutsi sont également
des paysans qui vivent dans des conditions aussi difficiles et aussi misérables
que les paysans Hutu.
Les grains de la haine ethnique sont ainsi semés.
Et Georges le témoin 42 en récoltera les fruits amers par la création d’un parti
à base mono-ethnique : le MDR-Parmehutu. Le parti aurait son siège social
à l’évêché de Kabgayi même, ses cellules seront créées par les animateurs de
la Légion de Marie, formation d’action catholique très répandue, à l’époque,
au Rwanda jusque dans les paroisses les plus lointaines. Et après l’indépendance,
ce parti deviendra dans les faits le parti unique après l’élimination physique
des leaders des partis d’opposition. L’idéologie ethniste, l’exclusion des Tutsi
et la falsification des faits historiques, deviendront des méthodes de gouvernement
appuyées, répandues parmi la population dès le jeune âge par l’enseignement
primaire ; l’enseignement, je le rappelle, qui au Rwanda était un quasi-monopole
de l’Eglise encore une fois.
C’est cette situation de symbiose de l’Eglise et
de l’Etat qui a perduré pendant les deux Républiques, à ce point même que dans
la deuxième république, il n’est pas nécessaire de vous le rappeler, que siégeait
au comité central du MRND, parti unique, l’archevêque de Kigali, et que ce parti
unique avait des cellules dans les institutions religieuses, comme il a été
également témoigné devant vous. Faut-il alors s’étonner que des membres de l’Eglise
catholique, des éminents membres de l’Eglise catholique, des religieuses, même
contemplatives, aient basculé dans l’extrémisme au moment où l’idéologie dominante
raciste et ethniste a été poussée à son paroxysme ?
A partir d’octobre 1990, avec l’attaque du FPR,
le refrain anti-Tutsi a de nouveau battu son plein. Tout Tutsi de l’intérieur
est un combattant à abattre. Toute personne, même Hutu, ouverte à l’idée d’une
négociation est considérée comme un complice de l’agresseur. L’individu qui
veut diriger la discussion politique vers la problématique sociale à la place
de retenir, comme point principal, la question ethnique, est aussi un ibyitso.
Le propre de propos extrémistes, c’est qu’ils n’ont pas de caractère voilé,
c’est qu’ils sont clairs, ils sont durs et leur thèse provoque automatiquement
la prise de position. Parce que tout le monde est encore libre et tout le monde
peut encore prendre individuellement position et se positionner vis-à-vis de
ce qui se passe dans son entourage.
Sœur Gertrude et sœur Kizito ont vraisemblablement
déjà pris position bien avant les événements d’avril 94. Et j’arrive ainsi directement
aux faits de notre dossier.
Je vous rappelle ce que REKERAHO a dit concernant
sa première rencontre avec sœur Gertrude. Sœur Gertrude lui a été présentée
en janvier 1994 par un certain Cassien KALIDO. On se demande pourquoi sœur Gertrude
doit être présentée à REKERAHO qui, à ce moment-là déjà, est le chef du MRD
à Sovu et qui déjà à ce moment-là - nous l’apprenons en lisant le dossier de
l’auditorat militaire - qui déjà à ce moment-là, donc, fait des meetings à tort
et à travers dans les environs et spécialement au stade de… le nom… mais vraiment,
tout est difficile à prononcer… là où se trouve l’autre couvent [Inaudible],
au stade, déjà à ce moment-là, il se porte le porte-parole des thèses extrémistes.
On présente donc, à cet homme, Gertrude. Pourquoi est-ce qu’on présente à cet
homme Gertrude ? Parce que ceux qui se ressemblent s’assemblent.
Ils auront par après - ça aussi a été déclaré par
Monsieur TREMBLAY ici, devant vous - des réunions incessantes, beaucoup où on
ne discute pas théologie, où on ne discute l’amour du prochain, on discute fermement
politique : les attitudes des partis, le régime en place, les accords d’Arusha
- à ce moment-là, contre les accords d’Arusha se mobilisent toute l’énergie
des extrémistes - la nomination de Agathe UWILINGIYIMANA qui est nommée premier
ministre, la premier ministre qui sera tuée ensemble avec les dix Belges paras,
le 7 avril, Agathe très détestée par sœur Gertrude.
Nous savons que ces réunions se faisaient chez Gaspard
RUSANGANWA, assistant du bourgmestre de la commune urbaine de Ngoma, ex-bénédictin,
proche de sœur Gertrude et même très proche géographiquement, puisqu’il avait
sa maison dans les terrains ou à l’intérieur de l’enceinte même du couvent.
Alors, nous voyons là deux personnes qui, tout au long, vont continuer à tourner
dans l’entourage de sœurs Gertrude et Kizito, qui feront un chemin ensemble,
un chemin extraordinaire qui va les mener ensemble jusqu’à la participation
commune et conjointe au génocide rwandais et à l’extermination de à peu près
7.000 Tutsi, à Sovu. Et donc, ce Monsieur REKERAHO, vous le connaissez. Je vous
ai rappelé qu’il était le chef politique du MDR de la tendance Power, à Sovu.
Mais il était aussi celui qui a exécuté le génocide à Sovu, celui qui a dirigé
les miliciens, qui les a recrutés, qui les a formés, qui les a entraînés, qui
les a armés, et qui lui-même se déclare personnellement coupable de centaines
de meurtres par grenades, par balles, de sorte même que, dit-il devant Monsieur
TREMBLAY, que quand à Sovu, pendant les tueries, il y avait des militaires qui
flanchaient, qu’il prenait leur fusil parce qu’il fallait tuer et continuer
à tuer. C’est cet homme que fréquente sœur Gertrude et sœur Kizito d’une manière
assidue. Et, en deuxième lieu, ce Monsieur Gaspard RUSANGANWA, assistant du
bourgmestre de Ngoma, qui lui est aussi présent tout au long du génocide en
tant que lieutenant de REKERAHO. Et c’est ce Monsieur RUSANGANWA qui, lui, est
celui qui transmet les directives qui sont venues de plus haut.
Et c’est à ce moment-là qu’on arrive… quand j’évoque
ce fait, j’arrive à la réunion qui a eu lieu le 20 avril, le 20 avril chez Gaspard
RUSANGANWA au couvent. Le 19 avril, est venu le président du gouvernement intérimaire,
du gouvernement génocidaire, donner des nouvelles instructions à la population
de Butare. Et il est venu destituer l’ancien préfet qui ne faisait pas le travail
et il est venu mettre en place le nouveau préfet NZABIMANA. NZABIMANA convoque,
le 20, les bourgmestres, les chefs de partis, les chefs de service, pour répercuter
les instructions du président auprès des cadres locaux. Il les convoque dans
la matinée et dans la soirée, à 5 h 30, REKERAHO, RUSANGANWA, sœur Gertrude
et sœur Kizito se trouvent ensemble à une réunion, une réunion qui a lieu chez
Gaspard et où on discute les mots d’ordre qui ont été donnés, les mots d’ordre
qui sont clairs : « A Kigali, on a tué depuis le 7 avril, ici vous
n’avez pas encore commencé le travail, ici l’ennemi de l’intérieur est là aussi,
ce travail doit être fait. Ce n’est pas parce que Butare n’est pas une région
où le témoin 32 n’est pas tellement aimé qu’il ne faut pas y arriver ».
Quand ces propos durs, extrémistes sont prononcés, sœur Gertrude
et sœur Kizito sont là. La réunion a lieu parce que REKERAHO et RUSANGANWA
ont eu comme mission de commettre le génocide à Sovu. Et commettre le génocide
à Sovu, c’est quoi ? C’est exterminer les 7.000 réfugiés qui sont, déjà
à ce moment-là, dans le couvent, qui ont été expulsés dans le couvent… du couvent
et qui se trouvent au centre de santé. La mise en place du génocide à Sovu s’est
faite de commun accord et en parfaite concertation entre REKERAHO, RUSANGANWA,
sœur Gertrude et sœur Kizito. Et il y a cette terrible phrase, dans le rapport
de TREMBLAY ou plutôt dans les déclarations actées, déclarations de REKERAHO
actées par TREMBLAY, cette terrible phrase qui dit : « A l’issue de
cette réunion, nous étions tous d’accord, tous - il y avait quatre personnes,
je les ai nommées - nous étions tous d’accord que les Tutsi de Sovu devaient
être tués ». Et il y avait une seule condition pour sœur Gertrude et sœur
Kizito : il fallait sauver l’immeuble, pas les meubles, l’immeuble, la
belle bâtisse, le couvent, les pierres et il fallait sauver les sœurs de la
communauté.
Et voilà, le tout s’est enclenché par après. Le
21, il y a des premières tueries, les réfugiés opposent trop de résistance,
les militaires ne sont pas là où arrivent trop tard, et on se met d’accord.
En fin de soirée, le 21 avril, RUSANGANWA, le témoin 151, REKERAHO, encore quelques
tueurs notoires, avec les militaires, et les militaires vont revenir le lendemain
matin. Et dès que cet accord a été pris, RUSANGWA et REKERAHO, jumeaux terribles,
vont chez Kizito et Gertrude, jumelles terribles, pour annoncer que le travail
commencera le lendemain matin dès 7 heures.
Et qu’est-ce qu’il dit REKERAHO ? « Gertrude
avait l’air d’être rassurée ». Et par après, elle ne fera rien pour s’opposer
à ce qui se fait. Elle donnera tous les moyens nécessaires à REKERAHO :
elle a déjà donné, avant, le véhicule, elle donnera l’essence. Et elle ira plus
loin dans sa logique génocidaire que REKERAHO, parce que, au moment que REKERAHO
veut sauver pas seulement les sœurs de la communauté mais aussi les membres
de la famille des sœurs, à ce moment-là, elle n’est plus d’accord et elle veut
que, comme ce sont les instructions mêmes, qu’on tue jusqu’au dernier, les Tutsi,
pour qu’on ne sache plus dans les générations futures ce qu’a été un Tutsi.
Elle ira jusqu’à tuer, faire tuer, intervenir activement pour que, je dirais,
le dernier rempart des Tutsi, dans sa propre communauté, soit anéanti.
Je ne vais pas vous répéter les faits qui vous sont
connus. Mais je veux quand même revenir sur cet autre horrible acte, la question
de l’essence. Nous savons que sœur Kizito et sœur Gertrude sont parties, au
moment qu’on était de l’adoration devant le saint sacrement, tout au long de
cette terrible journée du 22 avril, nous savons qu’ils ont quitté le couvent ;
ceci a été confirmé par sœur Solange, ceci a été confirmé par ex-sœur Marie-Bernard,
le témoin 44. Eux, ils ne savent pas ce qu’ils sont allés faire, mais
nous, nous le savons maintenant et nous le savons de maintes déclarations. Mais
nous avons eu une déclaration qui est très claire et qui est très nette et c’est
encore une fois la déclaration de REKERAHO, elle est très claire, elle est très
nette, il dit : « J’ai demandé, on m’a annoncé qu’il n’y avait plus
d’essence. J’ai dit qu’il n’y avait pas de problème, que je connaissais les
sœurs qui allaient me donner l’essence. J’ai envoyé un garçon chercher l’essence.
Il est revenu avec les deux sœurs, suivi par les deux sœurs ; lui, portait
l’essence. Il y avait deux bidons, deux bidons de 20 litres, un en plastique
jaune, un autre en métal. J’ai donné ces bidons à un tiers et j’ai montré comment
il fallait asperger et allumer pour ne pas se brûler soi-même.
Les sœurs sont restées sur place mais pas très longtemps.
Elles sont parties, je les ai remerciées ». Et puis, les rescapés diront
qu’ils ont entendu REKERAHO qui, au moment que les sœurs sont arrivées, dans
son porte-voix a dit : « Les sœurs arrivent, ils viennent nous apporter
de l’aide, ils viennent nous apporter l’essence ». L’essence vient du couvent,
l’essence a été donnée par Kizito et Gertrude. L’essence, les sœurs étaient
sur place au moment que le forfait a été commis et ils ont été remerciés pour
la bonne aide qu’ils ont apportée pour brûler vifs des centaines de réfugiés.
Comment tout cela a été possible ? Parce qu’on a vécu dans un racisme ambiant,
parce qu’on l’a intégré et parce que tout racisme mène au meurtre.
Je rappelle un autre épisode pour montrer encore
une fois cette extraordinaire proximité des deux jumeaux terribles et des deux
jumelles terribles. La journée du 25 avril, quand on a sorti les réfugiés qui
étaient dans le couvent, réfugiés qui étaient dans le couvent et qu’on a classifiés
en trois parties, dont finalement on a fait sortir deux catégories : celle
originaire de Sovu et celle qui était parmi les séminaristes, séminaire qui
existait déjà depuis le 7 avril. Là, sœur Gertrude va déclarer que les réfugiés
sont partis volontairement à leur mort, qu’ils ont voulu sauver, pour elles,
l’immeuble et qu’ils avaient de la considération pour les belles pierres. Ce
n’est pas la réalité. Ce n’est pas la réalité. On sait que Kizito et Gertrude
ont sorti personnellement, elles-mêmes, au moins un garçon et au moins une fille
et les ont remis aux Interahamwe. REKERAHO, lui aussi, dit que les victimes
ont été remises par les deux sœurs. Et j’ai trouvé, hier soir en parcourant
les documents qui nous ont été remis en cours de session, encore un témoignage
dans ce sens qui vient directement, cette fois-ci, par quelqu’un qui a participé
au meurtre, qui était un Interahamwe qui était à l’extérieur.
Alors on l’a interrogé sur le fait, s’il avait vu
les religieuses au centre. Il a dit : « Le premier jour, non, parce
qu’il est possible, peut-être, qu’ils étaient là dans l’après-midi mais le matin,
j’étais là mais pas l’après-midi. Mais je connais quand même les religieuses
et particulièrement Kizito qui est ma voisine ». Et alors, comment est-ce
que vous avez vu ces religieuses, alors ? « Je les ai vues quand elles
étaient avec REKERAHO, Gaspard RUSANGANWA et Alphonse, le militaire ».
Où étaient-ils lorsque vous les avez vus ? « Lorsque nous sommes allés
chercher des morts, nous étions en compagnie de REKERAHO et de nombreux autres
citoyens. Ainsi REKERAHO est parti avec Gaspard RUSANGANWA et ses militaires.
Ils nous ont laissés là et sont allés dans la cour intérieure. J’ignore comment
ils ont appris que des gens s’y cachaient. Puis nous les avons vus ramener huit
personnes. Et à ce moment-là, ces religieuses conduisaient ces victimes et les
ont disposées en file devant l’église. On en a retiré trois, supposés être des
Hutu. Parmi les cinq autres, il y avait une demoiselle appelée Virginie, la
fille de RUKARA TAMBWE. REKERAHO a alors ordonné à ses militaires de l’abattre
pour que les citoyens ne la tuent pas à la machette.
Quant aux quatre autres, REKERAHO les a livrés au
public, les Interahamwe qui les ont massacrés ». Que faisaient ces religieuses
à ce moment-là ? « Je les voyais parler beaucoup avec REKERAHO mais
je ne pouvais pas savoir ce qu’ils se disaient mais apparemment elles prenaient
REKERAHO à partie parce qu’apparemment, elles n’approuvaient pas ce qu’il faisait ».
Mais c’était quoi ce qu’ils n’approuvaient pas à ce moment-là ? Bien sûr,
quand elles-mêmes conduisent les futures victimes à l’extérieur vers REKERAHO,
ils savent que c’est pour être tués, ils approuvent qu’ils soient tués. Mais
vous vous rappelez que la discussion, à ce moment-là, se portait sur les faits
si, oui ou non, les membres de la famille des sœurs devaient être sauvés et
que REKERAHO a pris alors publiquement position pour dire qu’il n’allait plus
venir chercher les membres de la famille parce que ce n’était pas ces gens-là
qui allaient conduire le prochain gouvernement et que sœur Gertrude et sœur
Kizito n’étaient pas d’accord avec cette position.
Vous savez, encore une fois, on voit comment un
témoignage, ce n’est pas un témoignage de dernière minute, c’est une pièce qui
existe depuis déjà le 3 mars 2000, dont nous en avons reçu la copie, la traduction
plutôt, autour de ce procès que j’ai consulté hier soir. Encore une fois, un
témoignage qui vient conforter, consolider ce que nous savons déjà ; c’est
dit d’une autre manière, c’est une autre approche mais de nouveau, c’est la
confirmation de ce que nous savons : la participation active des deux sœurs
Gertrude et Kizito au génocide mis en place à Sovu. Et je dis : et sans
quelle participation, le génocide tel qu’il a eu lieu à Sovu n’aurait pas pu
être aussi total, aussi expéditif, aussi rapide.
Charles BUTERA était un habitué du couvent, je l’ai
dit, c’était plus qu’un habitué, c’était un ami des sœurs. Donc, il avait fréquenté
ce couvent en tant que neveu de sœur Scholastique et puis il était devenu un
ami de la communauté, de sorte qu’il a passé sa lune de miel à l’hôtellerie
et de sorte que chaque fois qu’il y avait des cérémonies officielles à Sovu,
il était présent avec sa femme, cérémonies officielles comme par exemple les
fêtes à l’occasion des vœux perpétuels d’une ou l’autre sœur. Et c’est alors,
quand à Kigali - il habitait Kigali - quand à Kigali, il y a eu les violences
qui se sont faites au courant du mois de février, qu’il a pensé à Sovu pour
y mette à l’abri sa femme et son bébé. Ils ont été très bien accueillis. Ils
les a vus la dernière fois le 4 avril. Sa femme reprochait à lui qu’il retournait
à Kigali. Il disait : « Vous pensez plus à l’état - il était fonctionnaire
à l’époque - vous pensez plus à l’état qu’à ma famille ». Et sœur Gertrude
lui a dit : « Vous pouvez partir en paix, ils sont en sécurité avec
moi ».
Et alors, quand après le génocide, Charles BUTERA
était miraculeusement sauvé, je vais ne pas m’étendre là-dessus mais je peux
vous dire qu’il s’est trouvé devant un militaire qui voulait l’exécuter et que
le capitaine de ce militaire a dit à son soldat : « C’est terminé
d’exécuter les civils. Je ne veux plus que vous fassiez cela ». Il a échappé
à la mort d’une manière miraculeuse et il était convaincu au moment qu’il a
été, je dirais, libéré de sa situation difficile parallèle à l’arrivée du FPR
à Remera, il a cru que sa femme et son enfant vivaient toujours. Il a alors
appris ce qui s’est passé à Sovu, il s’est dit : « Ce n’est pas possible
que cela puisse être arrivé ». Et quand il a entendu que la communauté
était en Belgique, il s’est dit : « Ce n’est pas possible que sœur
Gertrude soit partie en Belgique sans amener avec elle les membres de la famille
des sœurs ». Et pourtant, ça a été possible, nous savons pourquoi, que
ça a été possible.
Et alors, quand il a pris connaissance du fait que
sœur Gertrude était en Belgique et qu’il a su que sa famille était morte à Sovu
ou dans les environs de Sovu, il a écrit une lettre, un fax à sœur Gertrude ;
je le lis ici : « C’est avec une grande consternation et une désolation extrême que
j’ai appris que tu - il dit : tu, c’est une connaissance,
c’est une amie, c’est une proche - que tu as joué un rôle actif dans le génocide qui a ravagé le Rwanda.
Comment as-tu pensé laisser à la merci des criminels, une foule d’innocents
qui pensait trouver refuge et protection autour de toi ? Comment as-tu
osé livrer aux bourreaux mon petit Crispin, 18 mois, qui te souriait innocemment
et te tendait les bras en criant : Tante et Jésus, en embrassant ta
croix. Tu te rappelles bien que les seuls quatre mots qui jusque là sortaient
de la bouche de mon enfant étaient : Papa, maman, tante et Jésus. Et sa
mère, Chantal, ma très chère épouse, pour qui Sovu était devenu une deuxième
famille, sont-ils morts à coups de machettes, de gourdins ou par balles ?
Toi et ton complice, RUREMESHA, vous devrez m’expliquer un jour. Actuellement
tous les rescapés passent leurs journées à enterrer les restes des leurs. Moi,
j’ai sillonné le pays et je n’arrive pas encore à retrouver les restes des miens,
tellement votre plan macabre était bien préparé. Mon angoisse est si immense
que je ne parviens pas à trouver les mots pour l’exprimer, bref : je t’en
veux, je t’en veux ! J’ose espérer que nous nous rencontrerons un jour
sur ou sous terre, au Paradis ou en Enfer ; nous aurons des explications
à nous donner l’un à l’autre ». Quelle est l’explication qui a été donnée par sœur Gertrude
jusqu’à maintenant ? « Je ne l’ai pas fait, Monsieur le président ».
Je demande que justice soit faite et pas seulement
pour l’enfant, Crispin, et pas seulement pour la femme, Chantal, et pas seulement
pour les deux frères du témoin 44, 14 et 16 ans, je demande que justice
soit faite pour ceux qui dans l’acte d’accusation sont nommés : le nombre
indéterminé de personnes mortes à Sovu. J’ai dit et je vous remercie.
Le Président :
Merci, Maître RAMBOER. Nous allons, je crois, suspendre ici la matinée. Nous
reprendrons cet après-midi. Maître FERMON et Maître BEAUTHIER, dans cet ordre-là ?
Maître BEAUTHIER et Maître FERMON.
Me. BEAUTHIER :
Je commencerai, Monsieur le président.
Le Président :
Vous commencerez ? Eh bien, nous reprendrons à 13 h 30. D’ici là, je vous
souhaite bon appétit. |
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