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9.6.6. Répliques de la partie civile: Maître de CLETY
Le Président : Maître Clément
de CLETY ? Vous avez la parole.
Me. de CLETY : Je vous remercie.
Monsieur le président, Madame, Monsieur les juges, Madame la présidente du jury,
Mesdames et Messieurs les jurés, j’entame donc, pour les parties civiles, ce
deuxième volet de répliques, celui des sœurs de sang, des sœurs de Sovu. Vous
vous souviendrez avec moi des premiers mots de la plaidoirie de Maître VERGAUWEN,
de Maître Cédric VERGAUWEN, vendredi matin. Il vous a décrit sœur Gertrude,
le 6 mai, le 6 mai, après l’assassinat des familles des sœurs, rentrant calme,
froide, déterminée, regagnant sa chambre, la satisfaction acquise du travail
terminé. Je l’ai écouté, Mesdames et Messieurs du jury, et j’ai eu à l’instant,
l’espérance, l’espérance que sœurs Gertrude et Kizito, enfin, auraient un sursaut
de conscience. J’ai eu l’espérance qu’elles feraient enfin face à leurs juges,
à leurs actes, aux accusations qui pèsent sur elles. Il n’en fut rien, et je
dois vous dire que, dès les premiers instants de la plaidoirie de Maître Cédric
VERGAUWEN jusqu’au dernier mot de son frère, vendredi, je fus maintenu en haleine
par un récit passionnant, fin, subtil, et j’étais d’autant plus en haleine que
c’était un récit qui, pour moi, alors que j’avais lu le dossier, était une histoire
nouvelle du drame de Sovu.
Et ce week-end, j’ai réfléchi à cette belle histoire, à cette belle
histoire logique, souvent cruelle, toujours émouvante. Et je me suis dit :
« Ce n’est pas possible, un si beau texte, on ne peut pas le jeter à la
poubelle, il va falloir en faire quelque chose ». Et alors, j’ai eu une
idée. Je me suis dit : « Eh bien, on va l’envoyer à un écrivain, on
va l’envoyer à Gérard DE VILLIERS, et Gérard DE VILLIERS, il va écrire une histoire,
un deuxième tome de ceci. Ceci, c’est « Enquête sur un génocide »,
le deuxième tome, ce sera « SAS à Sovu ». Malko LINGE, son Altesse
sérénissime, venu tout droit de son château de Leyzen, arrive à Sovu armé de
son seul pistolet extra plat, et accompagné du fidèle Elko KRISENTEIM pour voler
au secours des sœurs, et il bat l’infâme REKERAHO, hélas, trop tard, pour sauver
les 6.000 réfugiés ». C’est une belle histoire, Mesdames et Messieurs les
jurés, mais elle n’est pas conforme au dossier, elle n’est pas conforme à la
réalité.
Ce mardi, nous avons entendu les plaidoiries extrêmement talentueuses
des avocats de sœur Kizito, plaidoiries concertées, et je pèse les mots, avec
celles de sœur Gertrude, concertées, parce que sœur Kizito a embrayé sur celles
de Gertrude, comme le poisson pirate colle au ventre du requin. Alors, on vous
a ressassé deux des grands chevaux de bataille de la défense. Le premier, c’est
nier jusqu’à l’évidence, et je dis bien : « Nier jusqu’à l’évidence ».
Maître SLUSNY vous en a parlé, mes confrères vous en ont parlé et ils vous en
parleront notamment dans ce volet de Sovu, notamment pour la lettre à RUREMESHA
sur laquelle je ne m’attarderai pas personnellement. Et puis, deuxième grand
cheval de bataille, c’est ce que j’appelle le festival de la suspicion. Alors,
on va essayer de discréditer, de jeter le doute, de jeter la suspicion sur les
témoins, sur les victimes, sur les ONG, sur les enquêteurs, sur la justice belge
et rwandaise, tout y passe, absolument tout, rien ne nous sera épargné. Et je
crois que l’honnêteté intellectuelle me commande clairement de vous dire que
jamais je n’ai entendu pareil système de défense. Tout le monde ment, sauf les
cinq accusés. Ca, cela ne va pas.
On ne peut pas, on ne peut pas adopter pour seul système de défense,
traîner les autres dans la boue, salir les victimes, salir les enquêteurs, salir
les témoins. C’est inélégant et je tiens à le dire de manière tout à fait ferme
et claire. Alors, je vais aborder de manière très brève parce que nous avons
dû, puisque le temps nous est compté, nous répartir la tâche entre parties civiles,
aborder certains points précis.
Le premier, la sincérité des témoignages. Alors, mes estimés contradicteurs,
hier, se sont affairés à discréditer, d’abord le témoignage des veuves, des
veuves de Sovu. Je vais vous en dire simplement deux mots. Le premier, vous
devez savoir que ce sont, ce sont des pauvresses, ce sont des femmes qui, là-bas,
cultivent la terre, qui n’ont pas eu la chance d’aller à l’école, et elles arrivent
ici dans un monde surréaliste, cette ville, ce pays, cette cour d’assises, et
on va vous dire : « Oui, il y a une évolution dans les témoignages,
une évolution jusqu’à une concertation ». Eh bien, je vous le confesse,
je l’avoue bien volontiers et je n’ai aucune peine à le concéder. Je n’ai aucune
peine à le concéder, pourquoi ? Parce que, comme on vous l’a plaidé, ces
femmes vivent sur la colline, elles parlent entre elles, elles parlent de leurs
souffrances. Et alors, qu’est-ce qui se passe ? Eh bien, il y en a une
qui dit : « Mais oui, tu te souviens bien, Kizito, elle est venue
avec un bidon de telle couleur ». Et l’autre ne se souvient pas, mais elle
dit : « Ah, bien, si tu l’as dit, c’est que ça doit être vrai ».
Et c’est vrai qu’elles arrivent ici, perdues, et alors, peut-être qu’elles se
concertent sur une version, sur des détails, pour être plus crédibles. Mais
tout cela n’a aucune espèce d’importance. Monsieur l’avocat général, vous avez
dit hier que le fil rouge n’était pas rompu. Pour ma part, je vous dis que ce
n’est pas un fil rouge, c’est un câble d’amarrage qui lie indubitablement les
deux accusées au dossier et aux accusations qui leur sont reprochées.
Ce ne sont pas ces contradictions, ce ne sont pas même cette concertation
sur des détails, qui vont ôter au dossier sa structure et sa masse. Ce ne sont
pas ces détails qui vont enlever 4.000 pages de témoignages accablants.
REKERAHO ensuite. Alors, REKERAHO, ça, c’est le cheval de bataille
de la défense de Kizito et Gertrude. On en arrive à un scénario surréaliste
parce qu’on a osé vous plaider que, finalement - parce que c’est ça, si on fait
la synthèse - REKERAHO devient suspect parce qu’il passe aux aveux. On vous
a plaidé la procédure d’aveux au Rwanda, donc, puisqu’il est dans cette procédure
d’aveux, tout ce qu’il dit est suspect. Ca devient complètement fou. Je vais
vous dire une chose, une chose toute simple : « Dans tous les systèmes
judiciaires du monde et chez nous pour commencer, le fait d’être aux aveux,
d’être en aveux, de collaborer avec la justice, de faire amende honorable, dans
tous les systèmes judiciaires du monde, même en Union soviétique communiste,
à l’époque, c’est quelque chose qui amenait à pouvoir demander des circonstances
atténuantes ». Aujourd’hui, dans ce Palais de Justice, dans les sous-sols,
il y a des juges, des présidents de Chambre correctionnelle qui sont occupés
à lire des jugements dans lesquels ils disent : « Attendu que le prévenu
est passé spontanément aux aveux, qu’il a collaboré avec la justice, qu’il fait
preuve d’amendement, que tous ces facteurs sont autant de circonstances atténuantes ».
Donc, Monsieur REKERAHO devient suspect parce qu’il passe aux aveux.
Alors, on vous a embrayé sur le sujet, en vous disant : « Oui, il
passe aux aveux à Kigali, enfin, il a été jugé à Kigali, et ça, c’est vraiment
tout à fait suspect, il a pris une peine très lourde, etc. ». Mais l’argument
de l’aveu ne tient pas. On vous dit : « Oui, il passe aux aveux pour
être jugé à Arusha ». Peut-être, peut-être, je conviens bien qu’il préférerait
être transféré de Kigali à Arusha, que c’est la Rolls Royce des prisons par
rapport à des prisons extrêmement dures, mais l’argument, aussi pertinent soit-il,
vous ne pouvez en tirer aucune conséquence ici, puisque nous savons que dans
la procédure à Kigali, il est en aveux des faits de Sovu. Il en conteste d’autres.
Mais pour Sovu, il est en aveux. Alors l’argument, aussi pertinent soit-il,
de manière périphérique, n’a aucune espèce d’intérêt dans les aveux qu’il concède.
Et puis, on va vous dire qu’il charge sœurs Gertrude et Kizito pour
avoir - c’est ça aussi le raccourci - il charge Gertrude et Kizito pour
avoir une peine moindre. Mais c’est absurde. Si on tient ce raisonnement des
aveux pour avoir une peine moindre, il suffit d’avouer ce qu’il fait, et il
suffit de dire l’évidence : « Ah oui, j’ai été aidé par Gaspard, j’ai
été aidé par le bourgmestre, j’ai été aidé par untel et untel ». Où est,
où est la nécessité d’aller charger sœurs Gertrude et Kizito ? Nulle part.
Et pourquoi les charger, elles, et aucune des autres sœurs ? La question
reste ouverte. Et j’ai dit dans la première plaidoirie qu’il y avait des aveux
bouleversants. Hier, Maître VANDERBECK vous a plaidé un témoignage pour vous
démontrer à quel point Monsieur Emmanuel REKERAHO était abominable.
Eh bien, je vais vous livrer un autre témoignage et celui-ci n’est
pas d’un témoin tiers, il est de REKERAHO lui-même : « J’ai
tué des enfants, des vieillards et des femmes. Nous étions devenus pareils à
des animaux, moi compris. Je n’avais pitié de personne, même pas de mes amis.
Ce n’est pas possible de croire ce que nous avons fait. Quand je suis arrivé
au centre de santé, on avait déjà commencé à tuer, à détruire, à lancer des
grenades. Nous étions nombreux à lancer des grenades de derrière la clôture.
Et quand nous avons pénétré à l’intérieur, c’était horrible de voir comment,
à coups de machette, nous exécutions nos voisins, des gens avec qui nous avions
tout partagé, jusqu’au sang - des faibles sans défense, que nous n’osions même
pas regarder dans les yeux ».
Et ces aveux-là, ce ne sont pas des aveux, ce témoignage, ce n’est
pas un témoignage de la justice rwandaise, ce n’est pas un témoignage à Monsieur
TREMBLAY qu’on a ignominieusement traîné dans la boue hier, c’est un témoignage
à African Rights. Alors, là aussi, évidemment, ça a été la saga des critiques
sur African Rights. Mais, je vous pose une question toute simple : « Ce
témoignage, ce n’est quand même pas un faux en écriture ? Ce sont quand
même les mots d’Emmanuel REKERAHO ! ». Quel avantage il a à raconter
pareils faits. Ce n’est pas African Rights qui va le transférer à Arusha, ce
n’est pas African Rights qui va réduire sa peine. Alors, je dis et je maintiens,
que pendant toute l’époque où REKERAHO passe aux aveux, ses aveux sont effectivement
bouleversants de sincérité parce qu’il va jusqu’à s’accuser, jusqu’à admettre
des faits que jamais on n’aurait pu lui reprocher, parce qu’il n’y a pas de
témoins et pas d’autres survivants que lui.
Et puis, il y a cette espèce de jeu perfide de la défense. C’est
que REKERAHO, le très méchant REKERAHO, on jette tout ce qui ne convient pas,
mais on prend le reste. On jette 80%, mais lorsque REKERAHO déclare dans une
de ses auditions : « J’ai amené de l’essence avec des militaires »,
là, tout à coup, REKERAHO devient quelqu’un de fidèle et digne de confiance.
Et c’est une constante de la défense que l’on parle de l’abbé de Ngoma, qu’on
parle de tous les autres témoins, la défense va systématiquement sortir quelques
lignes du témoignage lorsqu’elles conviennent, et balayer d’un revers de manche,
tout le reste. Alors, parlons-en de REKERAHO et de l’essence. Deux mots. Que
dit Monsieur REKERAHO, parce qu’il faut lire les témoignages jusqu’au bout ?
Il dit qu’après être parti - vous savez qu’il a quitté le monastère de Sovu,
au milieu de la matinée et qu’il en est revenu, début d’après-midi - eh bien,
il dit à ce moment-là que, quand il revient à Sovu, le garage brûle mais pas
suffisamment, on a déjà essayé de l’incendier, et à ce moment-là, il dit qu’il
envoie quelqu’un chercher de l’essence chez les sœurs. Alors, la quadrature
du cercle, elle est établie. REKERAHO, on ne peut pas jeter une partie et prendre
le reste. Soit, je concède à la défense que la première livraison d’essence
vient peut-être de lui-même et des militaires qui la lui ont fournie, mais alors,
il faut le croire sur le tout, et il dit bien, de manière précise : « Il
n’y avait plus assez d’essence, ça ne brûlait pas suffisamment, j’ai envoyé
- je ne sais plus quel est son nom - chercher de l’essence chez les sœurs, et
l’essence, les sœurs l’ont livrée, et elles l’ont livrée sans contrainte ».
J’en viens à vous parler des aveux de sœur Gertrude. Maître Alain
VERGAUWEN, avec une délicatesse extrême, vous a parlé de « comportement
inadéquat ». Ca, c’est comme ça qu’on qualifie la participation active
de Gertrude au génocide. « Comportement inadéquat par action ou par omission »,
et il visait en l’occurrence, le fait que les portes soient restées fermées,
le fait qu’on n’avait pas accueilli les réfugiés et le fait qu’on ne les avait
pas nourris. Alors, mon estimé contradicteur, subtil, refuse évidemment de vous
plaider l’implaidable. Mais ces aveux de sœur Gertrude, en plein procès, au
moment des plaidoiries, sont bien tardifs, parce que lorsqu’elle est entendue,
le 2 décembre 1999, sœur Gertrude, par la police judiciaire, et qu’on la confronte
à un témoignage qui dit : « Sœur Gertrude ne nous a pas nourris »,
sœur Gertrude répond ceci : « En ce qui concerne le passage relatif
au refus de nourriture pour les réfugiés, il s’agit purement d’un mensonge ».
Jusqu’en décembre 1999, elle nie, elle nie. Sept années de mensonges,
pour enfin entendre dans la bouche de son avocat, des aveux sur la faim, sur
le non-accueil, sur les portes fermées, sur la pluie, sur le froid. Sept années,
c’était long, Mesdames et Messieurs les jurés. Sept années de mensonges, et
ce sont elles qui viennent nous dire que nous les diabolisons, l’avocat général
et les parties civiles. Alors, lorsqu’on a menti de manière aussi effrontée
pendant sept ans, il faut quand même un certain culot pour le dire. Je dis et
je répète que non seulement les accusées sont des fieffées menteuses, mais qu’elles
sont même des menteuses de la pire espèce puisqu’elles l’avouent aujourd’hui
par la voix de leur conseil.
J’en viens à vous dire deux mots de Kizito. Kizito, on vous a dit
hier qu’elle s’exposait et que c’était pour ça finalement qu’on l’accusait,
elle s’exposait. Et finalement, elle a fait peut-être plus que les autres, mais
il faudra m’expliquer pourquoi, dans cet ordre contemplatif où la hiérarchie
est si sévère, pourquoi cette petite novice allait s’exposer alors que toutes
les autres étaient enfermées pour prier ? Eh bien, je vais vous apporter
la réponse, Mesdames et Messieurs les jurés, et cette réponse est simple :
c’est parce que Kizito, c’est la fille du terroir : elle est chez elle
et elle participe activement à ce que les hommes de son terroir vont faire,
et elle déambule sur les collines avec REKERAHO et cela, même son frère nous
le dit, parce que la défense va vous dire : « On a tout fait pour
salir Kizito, on a même été jusqu’à dire que son frère est un Interahamwe ».
Moi, je n’ai rien dit du tout. Mais ce que je dis, c’est que son frère déclare
qu’il n’y avait pas un jour sans qu’il voyait, sans qu’il ne voie, pardon, sœur
Kizito avec REKERAHO, et qu’ils étaient presque comme mari et femme, dit-il.
Alors, y a-t-il eu des menaces sur le couvent, question suivante ?
On vous a dit que les monastères et les églises avaient été des lieux sacro
saints tout au long des premières tueries, 1959, 1963, 1964, plus tard, mais
que pour la première fois, en 1994, les gens étaient venus s’y réfugier mais
que ces lieux avaient été violés et que c’était devenu des pièges mortels. C’est
vrai et ce n’est pas vrai, parce que vous devez savoir qu’au Rwanda, ce qui
se passe en 1994, à un endroit, ne se passe pas de la même manière, 5 km plus
loin. Et s’il y a eu des survivants, c’est, notamment, parce que partout au
Rwanda, des églises et des monastères sont demeurés inviolés. Alors, la question
est de savoir s’il pesait une menace sur ce monastère de Sovu. Nous avions soutenu
dans nos plaidoiries, nous continuons à le soutenir, que dès le 8, en tout cas,
il y a des réunions entre REKERAHO et les sœurs et que ces réunions ont bien
pour objet de discuter de ce qui se passe et de discuter de l’élimination définitive
de la totalité des réfugiés. Mais, passons, passons. Je vais vous prendre un
instant l’hypothèse la plus favorable aux accusées, je dis bien : « L’hypothèse
la plus favorable aux accusées », à laquelle, moi-même, je ne crois pas.
Et l’hypothèse la plus favorable, c’est que les accusées rencontrent
pour la première fois REKERAHO, le 22 avril, le jour des grandes tueries à Sovu.
Soit, admettons, admettons que ce soit conforme à la vérité. Eh bien alors,
Maître VERGAUWEN, je voudrais que vous m’expliquiez comment est-ce que vous
justifiez cet état de contrainte irrésistible, de peur terrifiante, entre le
18 et le 22, puisque la menace, elle ne vient que d’une seule personne, l’infâme
REKERAHO, l’abominable REKERAHO. Mais si on ne rencontre REKERAHO que le 22,
pourquoi est-ce que le 18, c’est porte fermée ? Pourquoi est-ce que les
gens restent dehors ? Pourquoi est-ce qu’on les affame ? Pourquoi
est-ce qu’on ne les nourrit pas ? Pourquoi est-ce qu’on les laisse dans
la pluie ? Pourquoi est-ce que même les femmes avec nourrissons, pourquoi
est-ce que même les femmes enceintes ne seront pas accueillies dans ce monastère ?
Il n’y a pas, entre le 18 et le 22, de contraintes irrésistibles parce que,
à en croire la défense, REKERAHO, on ne le rencontre pour la première fois que
le 22. Je crois qu’au tennis, on appelle ça un contre-pied, et en l’occurrence,
je crois que c’est balle de match. Alors, on vous a parlé du 23, le départ du
23, et on vous a lancé : « Mais pourquoi les sœurs quittent-elles
le monastère le 23 si, comme le prétend REKERAHO, il les protégeait ? Si
elles fuient le 23, c’est fatalement parce qu’elles avaient peur. Quelles raisons
avaient-elles pour fuir ? ».
Je vais vous répondre en un mot : l’odeur, Mesdames et Messieurs
du jury, l’odeur. 5.000 cadavres sur 4.000 m. Je vous demande d’imaginer le
spectacle. Plus qu’un corps par m, des boîtes crâniennes fracassées, des membres
coupés, des entrailles qui se vident, le sang qui est absorbé par le sable.
Ca, personne ne peut résister à ce spectacle, personne ne peut résister à cela,
sauf les trois malheureuses, les trois malheureuses qui restent avec leur famille
pour ne pas les abandonner. Et alors, la communauté va prendre l’air, elle va
prendre l’air parce que le spectacle de l’esplanade et du terrain qui descend
du monastère jusqu’au centre de santé, ça, même les sœurs de sang ne peuvent
pas le supporter. Y a-t-il eu des menaces sur le couvent ? Non. Et j’en
veux pour preuve simple : le 23 et le 24, il n’y a plus au monastère à
ce moment-là, que trois sœurs Tutsi et on sait que REKERAHO va venir au monastère
le 23, s’enquérir d’où sont allées les autres sœurs. Il n’y a donc plus que
des Tutsi au monastère, c’est-à-dire, plus pour REKERAHO que des proies. Eh
bien, REKERAHO, entre le départ des sœurs, le 23 à 5h30 du matin, et leur retour
le 24, ne touchera pas à un seul cheveu, ni des sœurs, ni de leur famille. Il
ne touchera pas à un seul cheveu de ces Inyenzi, ce qui est bien la preuve que
dans l’esprit de REKERAHO, le monastère était bien inviolable.
Et ça continuera par la suite, entre le 25 avril et le 6 mai, pas
la moindre menace, pas la moindre attaque. Après le 6 mai, la journée du massacre
des familles, jusqu’à leur départ en juillet, pas la moindre attaque, pas la
moindre menace. Et qui est-ce qui accompagne les sœurs ? Qui est-ce qui
va les escorter début juillet ? REKERAHO, l’abominable REKERAHO. Toutes
les sœurs sont à sa merci. Il ne touchera pas à un seul de leurs cheveux. Alors,
je vous le dis : « Jamais, jamais REKERAHO n’a menacé, ni le monastère,
ni les sœurs, ni leur famille ». Et je vous rappelle cette journée capitale
du 25 où, mot pour mot, REKERAHO et les sœurs survivantes racontent la même
scène terrible, où il dit : « Je ne m’en prendrai pas à vos familles.
Et si la sœur supérieure veut les héberger, elle peut le faire ». REKERAHO,
au fond de sa prison à Kigali, et les sœurs en liberté, mot pour mot, répètent
ce que REKERAHO a dit ce jour-là. Sans doute, me dira-t-on, que dans la thèse
du grand complot, Rejean TREMBLAY a invité les sœurs à venir rencontrer
REKERAHO dans sa prison pour concocter une version commune.
Je ne vous parle par de la lettre à RUREMESHA, parce que mes confrères
vous en parleront. Je voudrais simplement terminer sur un mot très court, celui
du délit impossible. On vous a dit, en invoquant les rapports psychiatriques :
« Mais, c’est impossible que ces sœurs aient pu commettre pareilles monstruosités ».
Je crois que Maître Dirk RAMBOER vous a très bien décrit un aspect essentiel
de ce dossier : c’est celui de la macération. Ces sœurs, depuis leur enfance,
ont macéré dans un climat de haine raciale qui était compensé par la chape de
plomb de l’éducation religieuse, des règles du couvent. Tout se serait très
bien passé s’il n’y avait pas eu les événements de 1994. Mais en 1994, en avril
1994, cette bête fauve qui dort en elles, va se réveiller avec les événements
et elle va exploser.
Alors, le génocide, Mesdames et Messieurs du jury, je me dois de
vous dire que les sœurs n’ont pas glissé dans le génocide, elles l’ont embrassé,
elles s’y sont adonnées dans l’enthousiasme, dans l’enthousiasme de la participation
à ce qui était pour elles une grande croisade. On vous a dit et on vous a longuement
plaidé que ce dossier n’était pas une affaire de race ou d’ethnie, que c’était
un problème de l’humanité, qu’on avait vécu la même chose en Yougoslavie ou
ailleurs. Eh bien, je crois qu’il y a quand même une chose que je dois vous
dire, il y a quand même peut-être un problème de race et ce problème de race,
c’est celui de la race à laquelle appartiennent Vincent NTEZIMANA, Alphonse
HIGANIRO, sœur Gertrude et sœur Kizito. Et cette race, ce n’est pas la race
des Tutsi, des Hutu, c’est une race maudite et sans doute éternelle : celle
des bourreaux de l’humanité.
Il ne m’appartient pas une seule seconde de plaider sur la peine
et je ne le ferai pas. Mais je voudrais simplement vous dire une chose, c’est
que si vous rendez un verdict de culpabilité, quelle que soit, quelle que soit
la peine que demandera Monsieur l’avocat général, il serait, compte tenu de
l’absolue absence de prise de conscience, de l’absolue absence de regret - parce
que les accusés ne regrettent que deux choses : la première, c’est que
le génocide n’ait pas abouti jusqu’au bout, et la deuxième, c’est d’être confrontés
devant vous - compte tenu de ces circonstances, je crois que la simple idée
de pouvoir leur reconnaître une circonstance atténuante relèverait de l’indécence.
Je voudrais vous dire un dernier mot, c’est que, lorsque mes confrères
et moi-même nous nous serons tus, ce sera la voix des victimes qui se sera tue.
Ce seront les morts qui seront renvoyés au silence éternel dans lequel, notamment,
les accusés les ont précipités. Ce seront les survivants qui seront renvoyés
au silence de leurs souffrances. Je vous ai dit que nous intervenions comme
conseils d’une association qui s’appelle « Avega Agahozo », l’association
des veuves du génocide du Rwanda. « Avega » ce n’est pas un mot rwandais,
ça veut dire : Association des Veuves du Génocide d’Avril, c’est une abréviation.
Je vous ai parlé des cauchemars de ces 25.000 femmes. Je voudrais, avant de
me taire, vous parler un mot de leurs rêves. Leurs rêves, la nuit, c’est que
leur mari ne soit pas mort, qu’il les presse dans ses bras, c’est que leur petit
garçon ne soit pas découpé à la machette, c’est qu’il joue, là, devant la maison,
c’est que leur petite fille n’ait pas été précipitée vivante dans une fosse
commune, c’est qu’elle coure, les bras tendus avec une fleur dans la main en
disant : « Maman, je t’aime ». Mais le matin, c’est l’aube calamiteuse,
l’aube calamiteuse où la réalité reprend ses droits. Et je voudrais vous dire
que Agahozo, ça veut dire : ce qui console.
J’ai dit et je vous remercie.
Le Président : Merci, Maître
Clément de CLETY. |
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