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Débats Répliques partie civile compte rendu intégral du procès
Procès > Débats > Répliques partie civile > Me. Jaspis
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9.6.7. Réplique de la partie civile: Maître JASPIS

Le Président : Maître JASPIS ? Vous avez la parole, Maître JASPIS.

Me. JASPIS : Je vous remercie, Monsieur le président. Mesdames, Messieurs les membres du jury, pourquoi mobiliser tant de talents pour essayer de vous persuader que l’avocat général et les parties civiles auraient eu besoin de diaboliser ces deux accusées ? Parce que c’est non seulement nécessaire, mais c’est indispensable. Parce que, ni les accusées, ni les témoins qu’elles ont fait comparaître devant vous, n’ont aidé leurs excellents avocats dans leurs tâches, que du contraire. Leur lâcheté, elle est réelle, mais c’est dans leur système de défense qu’elles l’ont déployée, s’efforçant en vain d’étendre leurs responsabilités au petit troupeau de leur communauté. En revanche, durant les faits, la personnalité qu’elles révèlent, le comportement qu’elles adoptent, sont bien ceux des coupables qu’elles sont.

Sœur Gertrude tout d’abord. Non, elle n’est pas cette femme faible et fragile qu’on vous a décrite contre toute évidence. Elle est volontaire, elle est autoritaire. Rappelez-vous. le témoin 110, il déclare le 9 octobre 1995 : « Je trouvais que sœur Gertrude me paraissait sévère dans la manière de diriger le couvent ». le témoin 70, religieuse à Kigufi, vient vous dire, ici, devant vous, le 14 mai : « Si quelqu’un a commis une faute, elle trouvait cela insupportable, elle l’enguirlandait ». Andrée le témoin 37, la fidèle et si prolixe sœur Françoise, vient vous dire le 18 mai 2002 : « Elle a le contact facile, de la personnalité, elle est énergique, intelligente, voit vite clair, elle est lucide, elle est droite, elle est loyale, on peut compter dessus, elle est capable de prendre une décision rapide ». le témoin 145 vient vous dire le 17 mai : « Elle est consciente de ses devoirs, de ses responsabilités, elle est très énergique, elle est d’une sérénité exemplative pour nous tous ». Malgré ces tentatives de vous égarer, sœur Gertrude doit bien, mais à demi-mot et jamais très clairement, reconnaître que c’est elle qui a la haute main sur la nourriture, sur l’essence : elle détient littéralement les clés. C’est elle qui appelle des militaires, le 19, le 24, pour entrer au couvent. C’est elle qui appelle le bourgmestre, le 6. Elle les appelle et ils viennent. C’est elle qui décide le départ du 23, le retour du 24, qui lance un ultimatum, le 5, auprès des sœurs, après les avoir harcelées depuis le 25, quotidiennement, à chaque occasion, jusque dans les cellules où elles sont réfugiées. C’est elle qui écrit ou qui signe la lettre au bourgmestre. En un mot : c’est elle qui a le pouvoir et elle en use.

Cet exemple auquel je tiens tant, comme vous le savez, sur lequel on est très malencontreusement revenu, un peu comme une provocation : le voile d’Aline. Elle a donné, non pas un, mais des voiles, le 23 avril. Elle donnera par la suite, non pas un, mais des voiles, lors du départ, début juillet. Et le 4 mai, contrairement à ce qui vous a été plaidé - on vous a pratiquement laissé sous-entendre que cet épisode n’avait jamais existé. Devant vous, dans ses déclarations, ici, à l’audience, elle devra bien reconnaître ceci : « Aline était effectivement à l’hôtellerie ». J’ai eu des problèmes… ». Pour faire quoi ? « Des préférences ». Ca vous a été dit ici, le 4 mai. « La communauté étant agressée, c’était difficile, je l’ai fait pour les sœurs, pour les faire circuler ». Il est inutile de salir les témoins. Vous savez, le grand complot : Marie-Bernard, le témoin 20, elles n’ont pas parlé de cette histoire du voile lors de leurs premières interventions dans le dossier, elles en ont parlé plus tard en effet, mais il y avait tant à dire, il y avait tant à dire…

Pur produit de l’école bénédictine, sœur Gertrude est un excellent investissement pour l’ordre. Des études en France, en Belgique, ne sont pas pour une simplette sans envergure, mais bien pour la future première prieure rwandaise de Sovu. Elle a parfaitement assimilé la règle et elle l’applique à la lettre. Chapitre 2 : « La supérieure est une mère, elle est l’incarnation du Christ au sein du monastère ; les moniales sont ses enfants, mais des enfants à l’ancienne mode, sans aucun dialogue ». Chapitre 5 : « Les moniales lui doivent une obéissance absolue ». Chapitre spécial consacré même à l’obéissance en cas d’ordre impossible. On peut faire remarquer que cet ordre est vraiment problématique, mais on l’exécute de toute façon. Un commentateur bénédictin de nous dire : « Serait-ce la porte ouverte au despotisme ? ». Peut-être, sans se prononcer davantage.

Et ce pouvoir exorbitant va encore s’exercer en Belgique, après les faits. C’est Gertrude qui s’oppose au retour des accusatrices au Rwanda : souvenez-vous la quatrième condition qui avait été posée par les autorités religieuses. Les trois premières ont été remplies : l’argent, la sécurité sur place, l’accord de l’évêque de Butare. La quatrième condition, c’était l’accord de Gertrude : elle ne le donnera jamais. C’est elle aussi qui, du fond de sa retraite de Maredret, envoie, le 12 décembre 1994, un fax à Terre des Hommes qui occupe le couvent pour empêcher les rebelles de s’y abriter. Les pressions des cadres de l’Eglise sont, entre autres parce qu’il y aurait beaucoup à en dire, le résultat de ses écrits et de quels écrits ? D’un écrit notamment de sept pages, adressé le 5 février 1995 à l’abbé CULLEN, un écrit dans lequel elle se présente comme une salvatrice, mais en tout cas certainement jamais comme une lâche, dépassée par les événements.

Fin de cette période faste, début 1995, elle sera finalement obligée de démissionner parce qu’elle n’a pas obtenu l’excommunication. J’avais d’abord cru qu’il s’agissait d’une simple exclusion votée démocratiquement, mais pas du tout : il s’agit bien de l’excommunication des rebelles telle qu’elle est prévue au chapitre 23 de la règle. Elle ne l’obtient pas, elle est désavouée, et c’est fini.

Quand l’autorité ne marche pas, sœur Gertrude a d’autres cordes à son arc, elle recourt à la duplicité. J’en veux pour exemple le plus éclatant cette invraisemblable, cette invraisemblable dureté, et surtout inconscience, aveuglement, mais vous allez voir qu’il est partagé, le discours du 25 avril aux réfugiés : « Si vous préférez rester au monastère, vous mourrez avec toutes les sœurs. Si vous préférez sortir, non pas peut-être que vous serez sauvés, mais peut-être que les soeurs seront sauvées ». On a oscillé à un certain moment à l’audience : tout de même il y a un certain malaise entre ces deux formulations différentes et pourtant tellement différentes dans leur signification, et pas simplement apparemment. Mais je retrouve, et très superficiellement, Dativa, la silencieuse, la fidèle, vous écrit textuellement la phrase que je viens de vous lire, le 13 avril 1995, elle la répète dans son audition, le 14 mai 2001. Libérata l’écrit également textuellement, le 22 décembre 1995. Malheureusement, elle a un grand trou de mémoire, ici, devant vous, le 14 mai 2001. Mathilde l’écrit tout aussi textuellement, le 13 avril 1995, elle le répète le 22 décembre 1995. Elle aussi est tombée dans le grand trou de l’oubli le 14 mai 2001. Et enfin, la fidèle des fidèles, l’âgée, la sage, la fondatrice le témoin 33, le 22 décembre 1995, vous répète la phrase fatidique en disant : « En Belgique, Gertrude me l’a dit ».

Un autre exemple est celui, non moins choquant, de faire payer la nourriture aux familles. Faire payer la nourriture aux familles des sœurs dans le contexte dans lequel on se trouve, sachant que ces gens n’ont plus le moindre franc. N’est-ce pas faire preuve, là aussi, de la plus grande duplicité sachant que, nécessairement, ces familles vont devoir, d’une façon ou d’une autre, quitter le couvent, ou ne plus être alimentées, c’est comme on veut, mais dans ce domaine-là, nous savons déjà qu’il y a du précédent.

Elle est également menteuse, elle est manipulatrice jusque dans les déclarations qu’elle va vous faire, le 4 mai, lorsqu’elle n’a pas encore compris exactement dans quelle pièce on allait jouer, lorsqu’elle ne s’est pas encore rendu compte de qui vous êtes, de quoi vous êtes capables, par vos questions et par votre écoute vis-à-vis d’elle, mais aussi vis-à-vis du défilé d’une cinquantaine de témoins auquel vous allez assister. A ce moment-là, elle ose encore dire des choses du genre : « Je suis désignée, connue comme étant une Tutsi, une FPR… ». Il n’y a jamais qu’elle qui va dire ça, et une seule fois, parce que ce genre d’affirmation va à la vitesse de l’éclair, sombrer dans le ridicule le plus absolu. Elle va de façon incantatoire - elle a bien appris sa leçon - revenir sur la peur qui l’a animée. Il n’y a pas une phrase qui puisse se terminer sans que ces mots reviennent dans sa bouche, le 4.

Elle va essayer de vous rouler, là aussi, en essayant de camoufler son caractère autoritaire et le pouvoir dont elle dispose, en insinuant que toutes les décisions ont été prises de concert avec les sœurs, ce qui va s’avérer, bien entendu, être tout à fait inexact. Sur cette fameuse question de la nourriture aux réfugiés, avec discrétion, avec modestie, avec humilité, elle va vous laisser entendre qu’en effet on a donné un petit peu au compte-gouttes : on n’allait quand même pas le faire de façon ostentatoire. Sur les listes, elle les reconnaît le 4 mai et elle dit qu’elles ont été établies dans le but de nourrir, pour qu’ils puissent vivre le plus longtemps possible avec nous.

Elle vous mentira encore sur un tas d’autres points. Je cite rapidement : les deux hommes qui faisaient partie du séminaire et qu’elle a rencontrés à Butare le 17 ou le 18, ces gens, on va les retrouver dans le dossier jusqu’à leur départ, à une date qui est relativement indéterminée, mais en tout cas, de loin postérieure au 22. Ces hommes qu’elle fréquente donc journellement, qui vont être d’une utilité importante, ils ont des armes, ils vont aller à Gitarama faire l’aller-retour pour apporter de la nourriture, ils véhiculent, eh bien, ces hommes, elle ne vous en révélera jamais le nom, l’identité : on ne saura jamais de qui il s’agit, et on vous demande d’avaler ça. De même que, par le recours tout aussi incantatoire aux absents, aux disparus et aux fantômes, on va vous dire le 4 mai, que Gaspard et Ermélinda lui ont confirmé l’exécution prévue pour le 6, ce qui est contraire à tout ce qui va, par la suite, vous être exposé. Le but est d’attirer votre compassion sur elle, mais elle, elle n’en a aucune. Pas un mot aux sœurs qui ont perdu leur famille, après le 6. Au docteur CROCHELET, elle dira qu’elle est fatiguée, qu’elle a remonté la pente, que somme toute, elle a un moral satisfaisant. Le docteur le témoin 30 la trouvera sereine et en paix. Le 4 mai, elle vous dira : « Je me sens paisible dans mon cœur ». Alors, bien sûr, elle avait ses Tutsi ; le reste, les réfugiés ne sont pas compris dans les réserves d’amour de Gertrude qui doit pourtant voir le Christ en chacun, et vous dit à l’audience qu’elle a aimé chacun d’entre eux. Ni remords, ni regrets, pas un mot pour les victimes. Elles sont parties, c’est trop tard.

Fin du portrait d’une criminelle ordinaire.

Sœur Kizito, on en a parlé moins, plus tard, c’est normal. Elle est l’acolyte idéale, l’estafette, la messagère, la concierge de Sovu, la femme au portail. Cet être dépendant vit dans l’ombre de Gertrude, elles sont inséparables, tous le disent. « Active, dévouée, encore plus humble et modeste que sa supérieure », dit le docteur le témoin 30. « Si altruiste, à vouloir faire plaisir à tout prix ». Rappelez-vous les paroles de sœur Françoise, Andrée le témoin 37 : « Kizito, elle met la table, elle met des fleurs, tout… ». Le docteur le témoin 48, au point que ça devient même franchement gênant, parce qu’elle se mêlerait même de votre vie privée. En quête perpétuelle d’approbation. Pas contestataire pour un sou, ni contrariante, avec son enthousiasme coutumier. Rappelez-vous à Kigufi, rappelez-vous à Ngoma, elle est l’interface avec les miliciens, elle parle leur langage. Mais quel est ce langage ? Tous parlent tout de même la même langue, si ce n’est celui qui a cours en ces jours terribles : c’est le langage de la haine.

Si nul ne sait ce qui se dit, les faits sont là : Kizito n’a pas plus d’intérêts que Gertrude pour ce qui n’est pas sa communauté. Pas plus que Gertrude, elle ne fera pencher la balance du côté de la solidarité entre tous les êtres humains. Ici aussi, ni remords, ni regrets, mais de temps en temps le besoin d’épancher ce cœur qui saigne devant tant d’ingratitude. Le Docteur le témoin 48, son médecin traitant : « Pour elle - il vous le dit ici - les faits sont clairs. Ce qui la traumatise, ce sont les accusations ». Alors, elle parle à d’autres aussi, elle parle à Gaëlle DUPUIS, ce témoin tardif, bien sûr complètement décrédibilisé à l’audience : ce grain de sable supplémentaire, pas de chance ! Elle a déjà tenu le même langage auprès de qui ? Auprès de sœur Geneviève, la sœur médiatrice qui est restée à Maredret, mais qui, depuis Maredret, alors que les rebelles ont regagné le Rwanda, essaie de maintenir le lien, et à travers qui ? A travers le témoin 20 qui vous le dira lors de son audition ici. Attention, l’audition du témoin 20 a lieu le 16 mai. Dans cette audition, elle vous dit, j’ai relu les notes plusieurs fois, qu’elle a eu au téléphone sœur Geneviève à Maredret, et que sœur Geneviève, manifestement, sert d’intermédiaire : c’est la médiatrice, elle essaie d’éviter que le lien soit définitivement brisé entre ce qui se passe là-bas et ce qui se passe ici.

Le 16 mai, le témoin 20 nous parle de ce contact. Gaëlle DUPUIS, dont nous ignorons tout jusqu’à même l’existence, écrit sa propre lettre ­ coïncidence - le même jour, le 16 mai. Elle est postée, en fait, ce jour-là ou la veille, on n’en sait rien. Mais nous ne savons rien de Gaëlle DUPUIS et surtout, je n’ai pas encore, à ce moment-là, remarqué la déclaration de sœur Geneviève qui date du 24 octobre 2000, qui a été faite en kinyarwanda et qui n’avait pas encore été traduite au moment où le procès s’est ouvert. Nous avons donc la preuve qu’à trois reprises au moins, auprès de son médecin traitant, auprès de Gaëlle DUPUIS et auprès de sœur Geneviève, sœur Kizito a eu besoin de s’épancher et de dire ce qu’elle avait sur le cœur.

Bien sûr, toutes deux, elles ont leur Tutsi comme d’autres ont eu leur Juif. Je vous le dis, des criminelles ordinaires. Et comme l’écrit le grand écrivain italien Primo LEVI, rescapé des camps d’Auschwitz : « Presque tous se comportaient sans être pour autant des monstres congénitaux. Il y avait en fait assez peu de monstres, de malades mentaux, de tortionnaires : la plupart s’en tenaient à la discipline avec une indifférence lasse. Cela ne les enchantait pas de tuer les gens mais ils l’acceptaient, ils étaient le produit d’une école ».

Maître VERGAUWEN vous l’a rappelé, Mesdames et Messieurs du jury : la loi n’exige pas d’héroïsme mais elle n’admet pas non plus d’indulgence exagérée. Il s’agit de ne pas couvrir de coupables faiblesses. Vous avez à juger des actes posés par Mesdames MUKANGANGO et MUKABUTERA comme auteurs ou comme complices. Elles ne les assument pas. Elles nieront jusqu’au bout, ensemble, solidaires. Naïvement, comme d’autres ici, j’ai cru qu’elles souhaiteraient encore reprendre leur place parmi nous. Je me suis trompée. C’est trop tard, elles sont coupables.

Je vous quitte, à regret et avec confiance. Merci.