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9.6.9. Répliques de la partie civile: Maître FERMON
Le Président : Bien. Maître
FERMON ?
Me. FERMON : Monsieur le
président, si vous me permettez, je voudrais prendre place, pour mon confort
personnel, au pupitre.
Le Président : Je vous en
prie.
Me. FERMON : Ce pupitre réduit
la distance entre mes yeux et mes papiers, et me permettra peut-être d’aller
plus vite.
Le Président : Vous avez
la parole.
Me. FERMON : Merci, Monsieur
le président. Mesdames et Messieurs les jurés, Monsieur le président, enfin,
Monsieur le juge. Je crois que les plaidoiries de la défense ne m’ont pas donné
tort. En effet, j’avais clôturé ma plaidoirie en vous disant que les rescapés
du Rwanda se posent inlassablement la question, s’ils avaient pu faire plus
pour sauver les leurs et que, par contre, ceux qui ont trempé dans le génocide
cherchent désespérément à trouver des arguments pour réfuter même ce qui est
évident, et pour rejeter la responsabilité sur les autres. Et je vous avais
dit que le système de défense adopté jusqu’à ce point-là par les accusés les
plaçait plutôt dans la deuxième catégorie.
Et en effet, si on veut bien admettre du bout des lèvres, l’une ou
l’autre lâcheté, un comportement inadéquat, dira-t-on, c’est pour mieux vous
dire ensuite que ce procès était le résultat d’une vaste conspiration de forces
qui se sont liguées pour des raisons inexpliquées, et inexplicables d’ailleurs,
contre deux pauvres femmes innocentes. Nier contre tout bon sens, contre toute
logique, montrer du doigt les autres comme responsables. Nous en avons entendu
des dizaines d’exemples lors des plaidoiries de la défense. Il est impossible,
dans le cadre des répliques évidemment, de reprendre chacun des événements et
de vous montrer comment la défense a manié ces deux méthodes pour chacun des
points.
Mais je veux vous citer et expliquer un exemple qui, à mon avis,
vous permettra bien de saisir ce mécanisme de défense. Je vais vous parler de
ce qui a été plaidé à propos de la lettre que Gertrude adresse le 5 mai, au
bourgmestre, et dont vous connaissez les conséquences absolument dramatiques.
Dans ma plaidoirie, je vous avais expliqué comment cette lettre n’était que
le prolongement logique de l’attitude de Gertrude après les massacres du 25 avril.
Elle passe dans les chambres pour convaincre les sœurs de chasser leur famille,
elle exerce des pressions en exigeant de l’argent pour la nourriture et les
frais d’hébergement, en espérant de toute évidence que les réfugiés vont partir
sous cette pression. Et quand elle constate que tout cela n’est pas suffisant
pour faire partir les réfugiés, elle menace les sœurs de faire partir leurs
familles par la force.
Dans sa plaidoirie, Maître Alain VERGAUWEN donnera une explication
à propos de cette lettre, qui efface totalement ce contexte, qui, je dirais,
le gomme du raisonnement. Maître VERGAUWEN vous dira que c’est en fait Gaspard
qui a, en quelque sorte, obligé ou, par une ruse, a convaincu Gertrude de citer,
euh… de signer cette fameuse lettre, et il vous le dira en termes glaçants.
Certes, des termes glaçants, mais qui sont le reflet et l’aboutissement logique
d’un comportement qui fait froid dans le dos. Pour tenter de vous faire avaler
l’explication selon laquelle la lettre ne constitue qu’une tromperie de Gaspard,
il faut donc isoler cette lettre de son contexte, il faut absolument vous faire
oublier le tableau général des événements qui ont précédé pour que vous vous
concentriez sur un détail qui devient incompréhensible, faute du replacer
dans la logique des événements. C’est comme ça que la défense tente de brouiller
les pistes et de vous faire douter. La méthode a été appliquée abondamment par
la défense.
Une fois que la lettre est coupée de son contexte, de la logique
dans laquelle elle doit être replacée, on vous proposera une explication alternative,
contraire à toute logique. Quelle est cette explication à propos de la lettre
du 5 mai ? Gertrude a été trompée par Gérard RUSANGANWA qui a écrit cette
lettre et qui l’a glissée à Gertrude qui a signé sans lire le texte. Et on vous
dira : « La preuve en est que la lettre est rédigée dans un langage
administratif et Gérard RUSANGANWA est assistant bourgmestre, donc ça doit bien
être lui qui a rédigé le texte ». Et en plus de cela, Maître VERGAUWEN
dira que c’est la preuve irréfutable que Gérard RUSANGANWA, euh, Gaspard RUSANGANWA
est bien l’auteur de la lettre. Il s’est confié au père le témoin 17.
Alors, d’abord, première observation. Le père le témoin 17 ne dit absolument
pas que Gaspard est venu lui parler d’une lettre qu’il aurait écrite.
Deuxième observation. On peut se poser des questions à propos de
cette attestation rédigée par le père le témoin 17, le 13 avril 1995, c’est-à-dire,
le même jour où toutes les sœurs qui ne savent rien, font, rédigent une attestation
en faveur de Gertrude. On pourrait se poser des questions sur une attestation
d’un homme qui dit que Gertrude a tout fait pour sauver, mais qui en même temps,
déclare, le 26 janvier 1996, à Monsieur STASSIN de la police judiciaire, qu’il
n’était pas présent à Sovu au moment des événements. Et on pourrait se poser
des questions sur cette attestation dont deux tiers consistent en des citations
littérales du récit écrit par Gertrude.
Mais moi, je veux bien croire le père le témoin 17 quand il dit que Gaspard
RUSANGANWA est venu lui dire que, lui-même et le bourgmestre de Ruremesha, voulaient
protéger les sœurs mais ne pouvaient plus le faire tant que les familles étaient
accueillies au couvent. La preuve irréfutable, dira Maître VERGAUWEN, est que
Gaspard, et éventuellement le bourgmestre, sont bien les auteurs de cette lettre
du 5 mai, ou en tout cas, ceux qui en ont pris l’initiative. Gérard RUSANGANWA
et le bourgmestre ont donc monté tout un complot, encore un, pour arracher à
Gertrude, par la ruse, sa signature en dessous d’une lettre que RUSANGANWA et
le bourgmestre s’adressent en quelque sorte à eux-mêmes. Et pourquoi RUSANGANWA
et le bourgmestre auraient eu besoin de cette signature ? Pourquoi montent-ils
toute cette opération pour décevoir Gertrude ? Qu’est-ce qui les empêchait,
alors qu’ils avaient déjà tué, euh, les réfugiés du centre de santé, alors qu’ils
avaient déjà participé aux tueries des autres personnes hébergées dans le couvent
le 25 avril, qu’est-ce qui les aurait empêchés d’aller chercher les membres
de la famille des sœurs ? Est-ce que vraiment ils avaient besoin de cette
signature de Gertrude ? A quoi cette signature de Gertrude leur servait ?
A cette question, Mesdames et Messieurs les jurés, la défense ne
vous apportera pas de réponse parce que, tout simplement, il n’en existe pas.
RUSANGANWA et le bourgmestre n’avaient évidemment nullement besoin de cette
signature s’ils voulaient effectivement chercher et tuer les membres des familles
des sœurs. La défense a tellement tenté de cacher, de vous cacher le tableau
d’ensemble, a tellement essayé de délier cette lettre de toute la logique dans
laquelle elle s’inscrit, elle a tellement nié l’évidence, qu’elle en est devenue
elle-même aveugle et qu’elle arrive à vous raconter des histoires à dormir debout,
sur un ixième complot qui sert à arracher une signature qui n’a aucune utilité
pour eux. Et donc, pour nier l’évidence, on ignore l’explication toute simple,
toute logique que le dossier révèle à propos de cette lettre. La lettre est
le prolongement de l’attitude de Gertrude après le 25 avril. Son objet correspond
totalement à l’objectif que Gertrude s’est fixé, et tel qu’elle l’a exprimé
à plusieurs reprises : faire partir à tout prix les derniers réfugiés.
Voyant qu’elle ne parvenait pas à ses fins par la pression, elle fait appel
au bourgmestre pour les faire sortir par la force, tel qu’elle avait menacé
du faire.
Voici l’explication toute simple et toute logique. Nul besoin des
manipulations et des complots de Gaspard pour expliquer cette lettre. Que Gaspard
a aidé à rédiger cette lettre est tout à fait possible ; qu’il a suggéré
à Gertrude qui cherchait désespérément un moyen de mettre ses menaces de recourir
à la force en pratique ; qu’il lui a suggéré d’écrire au bourgmestre, je
veux bien le croire. Qu’il a arraché une signature à Gertrude, sur un texte
qu’elle n’avait pas lu et qui était contraire à ce qu’elle voulait, est totalement
contraire à toute logique et aux éléments du dossier.
J’ai d’ailleurs, Mesdames et Messieurs les jurés, un témoin qui nous
apportera, elle, la preuve irréfutable que c’est bien sœur Gertrude qui a appelé
le bourgmestre et qui avait l’intention de l’appeler pour qu’il s’occupe des
réfugiés. Il s’agit d’un témoin qui n’a jamais rencontré Monsieur TREMBLAY.
Il s’agit d’un témoin qui n’a jamais vu les enquêteurs d’African Rights. C’est
un témoin qui n’a jamais bénéficié, ou pu bénéficier, de la procédure dite d’aveux,
au Rwanda. C’est un témoin qui n’est pas copine avec Madame le témoin 20, et c’est un
témoin qui n’est pas jalouse de l’élection de sœur Gertrude comme supérieure
du couvent de Sovu.
Ce témoin, Mesdames, Messieurs les jurés, s’appelle Consolata MUKANGANGO
qui, le 5 février 1995, écrit un récit des événements à Sovu. Elle dit
ceci : « Avec le conseil des sœurs et de notre voisin, j’ai fait appel
au bourgmestre, censé être bienveillant, pour nous venir en aide et emmener
nos hôtes pour les sauver ». Et alors, le comble de la duplicité et du
cynisme, elle dit : « Il a accepté d’en prendre quelques-uns, qu’il
n’a finalement pas protégés ». Vous savez comment ces événements du 6 mai
se sont déroulés. Consolata MUKANGANGO confirme que c’est bien elle qui a appelé
le bourgmestre, dans sa demande d’asile du 17 avril 1995 : « J’ai
fait recours au bourgmestre », dit-elle. Et dans sa déclaration du 11 octobre
1995 devant l’enquêteur, Monsieur BOGAERT, elle dit : « Avec le conseil
des sœurs, j’avais fait appel au bourgmestre ». Et devant le juge d’instruction,
le 25 janvier 1996, ce témoin fait une déclaration importante, parce que, non
seulement elle va dire ce qu’elle a fait, mais elle va aussi expliquer pourquoi
elle l’a fait. Elle dit : « J’ai alors adressé une lettre au bourgmestre
en lui demandant de venir chercher les réfugiés et de les amener à un lieu lointain
pour qu’ils trouvent d’autres façons pour se cacher. Je lui ai expliqué que
je n’étais plus capable de les garder parce qu’on allait nous tuer ensemble.
Nous espérions - écoutez bien, Messieurs et Mesdames les jurés - nous espérions
qu’une fois que les réfugiés étaient partis, nous serions moins inquiétées et
que nous trouverions aussi un moyen de partir ».
C’est donc bien Consolata MUKANGANGO qui fait appel au bourgmestre,
qui lui écrit une lettre pour qu’il vienne la débarrasser des réfugiés dans
le but d’être moins inquiétée ou, pour reprendre les termes glaçants de sa lettre
au bourgmestre, « pour que les travaux habituels du monastère
se poursuivent sans inquiétude ». Nul besoin donc, pour expliquer
les événements, d’un complot imaginaire de Gaspard qui arrache par la ruse une
signature.
Quel aveu, Mesdames et Messieurs les jurés, et quelle duplicité en
même temps ! Tout en avouant que c’est elle qui a fait appel au bourgmestre
pour emmener ses « hôtes », comme elle les appelle, dans le but d’être
moins inquiétée, elle tente d’en rejeter la responsabilité sur les autres :
« Avec le conseil des sœurs et de notre voisin ». Et ici, à l’audience
et dans certaines, c’est vrai, dans certaines de ses autres déclarations antérieures,
elle va pousser cette lâcheté jusqu’à dire : « Mais ce n’est pas moi
qui a écrit. Ce n’est pas moi qui a écrit ces termes-là. C’est Gaspard et donc,
c’est la faute à Gaspard qui m’a trompée ». Bien sûr, elle prendra soin
d’ajouter qu’elle pensait que le bourgmestre allait sauver les réfugiés. Mais,
confrontée par le juge d’instruction au fait qu’elle savait que RUSANGANWA,
le bourgmestre et tout ce beau monde, avaient les mains qui dégoulinaient de
sang, elle ne trouve rien d’autre que de dire : « Celui qui tuait
était aussi celui qui sauvait ».
Et comment sœur Gertrude, au moment où vous faites appel à ce bourgmestre,
au moment où vous écrivez cette lettre, éventuellement avec l’aide de Gaspard,
comment savez-vous à ce moment-là que le bourgmestre avait la moindre intention
de sauver ces réfugiés, alors que vous saviez, de l’autre côté, qu’il avait
trempé dans les tueries de Sovu ? La question restera évidemment aussi
sans réponse.
Mesdames et Messieurs les jurés, je clôturerai avec cela. A force
de vouloir remplacer une logique évidente, simple, concordante avec les événements
et les attitudes qui ont précédé, par une logique tordue, isolée de tout contexte,
les accusés s’enlisent dans leurs propres mensonges. Je pourrais vous faire
le même type de démonstration pour n’importe quel fait dont il a été question
devant vous. Je crois que cela n’est pas nécessaire : vous n’êtes pas dupes,
vous ne marcherez pas dans ce genre de manœuvres qui consistent à faire du brouillard
afin que vous perdiez la vue d’ensemble des faits et pour que vous avaliez des
explications les plus fantaisistes qui nient les évidences. Vous ne marcherez
pas dans ces manœuvres qui consistent à endosser sur d’autres, les actes abominables
des accusés.
Je vous remercie pour votre attention.
Le Président : Merci, Maître
FERMON, d’avoir respecté votre délai aussi. |
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