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5.5.5. Témoin de contexte : Yolande MUKAGASANA, écrivain
Le Président : L’audience est reprise. Vous pouvez vous asseoir,
et les accusés peuvent prendre place… les accusés peuvent prendre place… il
faudra peut-être fermer les tentures pour ne pas éblouir les membres du jury
par le soleil resplendissant qu’il y a à l’extérieur…
Eh bien, nous allons poursuivre les débats par l’audition des témoins
prévus ce matin…
Monsieur l’huissier, vous pouvez faire approcher Madame MUKAGASANA.
Le Président : Madame, quels sont vos nom et prénom ?
Yolande MUKAGASANA : Je m’appelle Yolande MUKAGASANA.
Le Président : Quel âge avez-vous ?
Yolande MUKAGASANA : 47 ans.
Le Président : Quelle est
votre profession ?
Yolande MUKAGASANA : Hmm… C’est difficile à dire… j’étais infirmière
dans mon pays… aujourd'hui, j’écris sur le génocide, je travaille sur le génocide.
Le Président : Bien… Quelle
est votre commune de domicile ou de résidence actuelle ?
Yolande MUKAGASANA : Champion à Namur.
Le Président : Connaissiez-vous,
Madame, les accusés, avant les faits mis à leur charge, c'est-à-dire avant le…
en gros, le mois d’avril 1994 ?
Yolande MUKAGASANA : Non.
Le Président : Vous n’êtes pas euh… de la famille des accusés ?
Vous n’êtes pas partie civile constituée ?
Yolande MUKAGASANA : Je ne suis ni l’un, ni l’autre.
Le Président : Et vous n’êtes pas de la famille des parties civiles ?
Yolande MUKAGASANA : Non plus.
Le Président : Vous ne travaillez ni pour les accusés, ni pour
les parties civiles ?
Yolande MUKAGASANA : Non.
Le Président : Je vais vous demander, Madame, alors de bien vouloir
lever la main droite et de prêter le serment de témoin.
Yolande MUKAGASANA : Je jure de parler sans haine et sans crainte de
dire toute la vérité, et rien que la vérité.
Le Président : Je vous remercie. Vous pouvez vous asseoir, Madame.
Madame, vous avez dit tout à l'heure que vous étiez, dans votre pays d’origine
le Rwanda, j’imagine infirmière.
Yolande MUKAGASANA : Oui, c’est ça.
Le Président : Vous avez quitté le Rwanda à quel moment ?
Yolande MUKAGASANA : Au mois de février 1995.
Le Président : Au mois de février 1995, ce qui signifie donc,
qu’au moment des événements dont la Cour a à connaître, vous vous trouviez au
Rwanda.
Yolande MUKAGASANA : J’étais au Rwanda, j’habitais Kigali, j’étais mariée,
j’avais des enfants, et j’ai vécu le génocide sur place, j’ai tout perdu.
Le Président : C’est ça, donc vous étiez établie à Kigali ?
Yolande MUKAGASANA : Oui.
Le Président : Vous avez notamment recueilli, j’imagine après
le mois de février 1995, divers témoignages à la fois, je dirais de survivants
du génocide, et d’autre part de personnes qui avaient participé à ce génocide
ou qui étaient à tout le moins suspectées d’y avoir participé ?
Yolande MUKAGASANA : En fait, je n’ai pu faire ça qu’en 1999, parce
qu’avant je n’avais pas la force d’accepter de rencontrer les gens que j’ai
vu faire pendant le génocide. J’ai dû faire un travail inouï sur moi-même. Je
suis retournée au Rwanda pour les écouter, écouter d’abord les survivants du
génocide parce que je me disais que personne ne pouvait souffrir comme moi.
Ca, je m’en suis excusée auprès d’eux parce que j’ai jugé que ma douleur était
plus forte que la leur, et je me suis rendue compte du contraire. J’ai pu aussi
rencontrer ce que moi j’appelle « les bourreaux », parce qu’eux-mêmes
disent qu’ils ont fait le génocide. J’ai été dans beaucoup de prisons au Rwanda.
J’ai pu parler avec les gens qui avouent avoir fait le génocide et j’ai même
rencontré celui qui a sorti mes enfants pour aller les tuer…
Le Président : Dans ce génocide,
vous avez perdu quasiment toute votre famille ?
Yolande MUKAGASANA : Oui.
Le Président : Vous avez perdu votre mari ?
Yolande MUKAGASANA : Et tous mes enfants. Ils étaient trois.
Le Président : D’autres membres de votre famille encore ?
Yolande MUKAGASANA : J’ai perdu un frère pendant le génocide. J’ai perdu
deux sœurs et la sœur qui me restait est morte juste après le génocide. On me
dit qu’elle a été tuée, mais je ne suis sûre de rien, j’étais ici… Mais j’ai
encore un frère en vie qui est plus âgé que moi.
Le Président : De votre propre
expérience d’avoir vécu de manière très proche tous ces événements depuis le
mois d’avril 1994 et peut-être même avant, n’avez-vous pas des membres de votre
famille qui sont décédés à d’autres moments, où déjà des problèmes d’ordre…
d’ordre ethnique étaient apparus au Rwanda ?
Yolande MUKAGASANA : En fait, mon mari était orphelin des massacres
des Tutsi de 63. Il n’avait plus de famille. De son côté, il n’y avait plus
rien. Il a été orphelin à l’âge de 13 ans. Il a grandi orphelin, et le hasard
a voulu que je l’aime.
Le Président : Donc, de cette
expérience que vous avez vécue véritablement de manière très proche, des témoignages
que vous avez recueillis d’autres survivants qui ont eux aussi vécu de manière
très proche les événements, est-ce que vous pouvez ressortir un sentiment ou
une série de sentiments qui vous animent vous, et qui animent les autres rescapés ?
Yolande MUKAGASANA : En fait, il y a peut-être une chose que je ne vous
ai pas dite, c’est ce que moi-même j’ai subi depuis 59. J’ai appris que je suis
Tutsi à l’âge de 5 ans par une lance qui me transperce la cuisse. C’est pour
cela que je vais vous demander de m’excuser si je pleure parce que vous me faites
raconter l’horreur qui fut ma vie. Mais j’essaierai quand même de parler parce
que je voudrais que les vérités soient dites sur notre vie au Rwanda, devant
les yeux des autres êtres humains. Et aujourd'hui, je pense que je consacre
ma vie sur cette vérité-là. C’est ça désormais, ma vie et mon travail. Est-ce
que je peux avoir mon sac pour prendre mon mouchoir ?
Le Président : Monsieur l’huissier,
Madame souhaiterait avoir son sac à main pour prendre son mouchoir.
Yolande MUKAGASANA : Avoir le climat dans lequel j’ai grandi et le même
climat dans lequel mes enfants ont grandi… et que finalement ils ont été tués
à la machette, c’est inacceptable, et je ne l’accepterai jamais. C’est pour
cela que je consacre ma vie pour que les Rwandais qui ont encore la chance d’avoir
des enfants, leurs enfants puissent grandir (pleurs). Je vous écoute, vous pouvez
continuer…
Le Président : Madame, est-ce
que - puisque vous étiez sur place au moment des événements, et que vous avez
vécu déjà d’autres événements antérieurs - est-ce qu’il y avait d’une manière
ou d’une autre un climat qui était entretenu, que ce soit - je ne sais pas -
par les autorités, par l’Eglise, par les médias… un climat qui était entretenu
depuis de nombreuses années peut-être qui faisait que le Tutsi ou les Tutsi
étaient désignés comme des ennemis de l’autre ethnie, les Hutu ?
Yolande MUKAGASANA : Moi, je dis que nous avons grandi les uns comme
des victimes consentantes, d’autres comme des bourreaux potentiels parce que
ce fut toute notre éducation. Et pour moi, le Tutsi a toujours subi au Rwanda.
On a été diabolisé depuis notre enfance. Nous nous appelions des enfants
de serpents. Personne n’a dénoncé, que ce soit cette Eglise dont vous parlez,
que ce soit l’Etat qui le faisait, que ce soit la coopération… (pleurs)… Vous
m’excuserez, parce que je trouve que c’est inhumain, ce que nous avons subi,
et c’est vrai, ce qui me fait de la peine, c’est que ce n’est pas fini. Par
exemple, à l’école, ça a été très difficile parce que d’abord il y avait ce
système de quotas qui existait, mais en même temps, pendant nos cours d’histoire
- j’avais complètement oublié cela, que ça m’a été rappelé par un prisonnier,
Jean-Baptiste qui était un fonctionnaire avant de faire le génocide, qui avoue
d’avoir fait le génocide - je lui ai dit : « Mais, dis-moi, Jean-Baptiste,
il y a des gens qui disent qu’ils ont été obligés de tuer, mais est-ce que tu
peux me dire pourquoi ils ont torturé ? ». Il m’a dit : « Mais
il y a aussi de cela qu’on a été obligé du faire, mais pour nous, vous étiez
des ennemis. Souvenez-vous dans les cours d’histoire quand on nous parlait de
la Reine Mère quand elle avait envie de verser du sang, qu’on lui amenait un
bébé, un gros bébé, et qu’elle posait une lance sous le ventre du bébé et qu’elle
soulevait dessus ». Cela m’est revenu, c’est vrai, et je pense que tout
Rwandais honnête a appris ça.
Et c’est à ce moment-là que j’ai compris pourquoi il y avait quand
même beaucoup de haine chez les bourreaux qui faisaient le génocide. Cela n’empêche
que j’ai découvert les enfants qui ont tué pendant le génocide. Il y a Evariste
qui a tué à l’âge de 10 ans. Que moi, je trouve que c’est à nous, les adultes,
d’avoir honte de ce que les enfants ont fait au Rwanda. Et cet enfant, je ne
le prends pas pour un bourreau, c’est aussi une victime comme mes enfants. Parce
que je me demande ce qu’il deviendra, quelle espèce d’homme il fera.
Le Président : C’est effectivement
une des questions que je souhaitais vous poser, c’était de savoir qui étaient
ces bourreaux que vous avez rencontrés ? Est-ce que c’étaient uniquement
des militaires, est-ce que c’étaient uniquement des miliciens, des Interahamwe ou
d’autres milices ? Ou est-ce que c’était, je dirais, votre voisin ?
la femme du voisin ? l’enfant du voisin ?
Yolande MUKAGASANA : Gaspard
était mon voisin, c’était mon patient, on s’entendait. Pourtant la fosse commune
où étaient mes enfants était derrière sa maison. Les bourreaux étaient nos amis,
étaient nos voisins. C’étaient des intellectuels, c’étaient des paysans, c’étaient
les femmes, les hommes, les pères de famille que moi je croyais, dirais, tout
à fait corrects. Pour moi, d’ailleurs, je n’avais pas d’ennemis… Et parfois
je me demande si j’en ai. Parce que je n’ai pas de haine. Je ne comprends pas
comment on a pu me haïr comme ça (pleurs). J’ai aussi rencontré des Tutsi en
prison qui ont fait le génocide, par peur d’être tués. Comme Jean Bosco dont
les parents étaient en Tanzanie, mais il était revenu au Rwanda, il avait sa
carte d’identité Tutsi qu’il a cachée, mais il a tué, et c’était pénible pour
lui. Quand il me racontait, il m’a dit : « J’ai tué, mais je me sens
plus coupable que le Hutu qui a fait le génocide. Mon père est rentré, il ne
veut plus me voir ». Donc, pour vous dire que tuer en 94, c’était comme
boire un verre d’eau, c’était très facile. Mais je n’arrive pas à accepter la
trahison par les gens que j’ai aimés.
Le Président : Des témoignages
de ce que vous appelez les bourreaux que vous avez pu recueillir, est-ce qu’il
ressort que ce sont des gens qui ont agi vraiment de leur propre initiative
ou qui ont été poussés par d’autres ou par quelque chose ?
Yolande MUKAGASANA : Les
paysans que j’ai rencontrés, ils ont toujours reçu des ordres soit de conseillers,
soit de bourgmestres, soit de l’intellectuel des environs, soit d’un enseignant.
En fait, d’après ce que j’ai constaté, c’est que les intellectuels rwandais,
je me demande si on en avait même. J’arrive à me poser la question, parce que
tout paysan qui te dit qu’il a tué, il recevait des ordres bien précis.
Le Président : Ce n’étaient
donc pas, je ne sais pas, des vengeances purement personnelles parce qu’un tel
convoitait la parcelle de terrain de son voisin ou parce que… Dieu sait ce qui
avait pu se passer quelques années auparavant, une dispute quelconque qui faisait
qu’on mettait à exécution un plan de vengeance… ?
Yolande MUKAGASANA : Je ne
crois pas. Par contre il y en a qui m’ont dit : « Mais Madame, depuis
que nous avons tué les Tutsi, nous n’avons jamais eu de problème ». Et
on nous disait : « Tuez, tuez, vous pouvez hériter de ce qu’ils ont
à condition de ne pas laisser de survivants ». Alors, je me dis :
« Cette impunité dans laquelle on a grandi aussi, des gens qui ont tué,
que j’ai vu moi-même tuer à ce moment-là, quand on me blesse, qu’on ne trouvait
pas mon père pour le tuer, on a toujours été des voisins ». On n’en parlait
même pas. C’était interdit pour nous d’en parler. Nos mamans nous disaient de
nous taire, et on n’avait pas droit du dire. Je me dis donc que cette impunité
dans laquelle nous avons grandi, cohabitant toujours avec nos bourreaux, et
puis, cette envie aussi d’avoir ce que le voisin a. Je me dis que ça a contribué.
Le Président : Dans les tueries
auxquelles vous avez pu assister, est-ce qu’il vous est possible d’expliquer
comment… comment les bourreaux pratiquaient ? Est-ce qu’ils avaient des
armes à feu ? Est-ce qu’ils avaient des bâtons ? Est-ce qu’ils avaient
des machettes ? Est-ce qu’ils tuaient directement les gens ou au contraire
peut-être les faisaient-ils d’abord souffrir avant de les tuer ?
Yolande MUKAGASANA : Je partirai
de mon quartier parce que je parle du chemin par où j’ai passé, parce que je
n’étais pas partout au Rwanda pour savoir. Mais du moins, nous, avant le génocide,
nous savions qu’on avait distribué des armes chez nos voisins, des armes à feu.
Nous ne les avons vues que ce jour-là, chez certains, pas chez tout le monde.
Sinon, ils avaient tous des machettes neuves, et d’ailleurs, avant le génocide,
on ne pouvait plus trouver une machette dans un magasin. Il n’y en avait pas.
Et on savait aussi qu’ils avaient reçu des armes du pouvoir. Et pendant le génocide,
par exemple, nous à la maison nous avons été attaqués le 6, la nuit, par des
militaires. Mais nous n’avions pas passé la nuit à l’intérieur. Mais finalement,
ce sont les voisins et d’autres gens qu’on ne connaissait pas qui sont venus
en renfort. Mais il y avait aussi, par exemple dans les églises, là c’étaient
toujours des armes à feu, et les machettes venaient pour achever le travail
comme ils l’appelaient. Et il y a des Tutsi de mon quartier qu’on a d’abord
pris, qu’on a promenés pour aller à la recherche d’autres Tutsi.
Donc, ils ont subi des tortures psychologiques avant la mort. Mes
enfants aussi ! Ca a été la même chose parce que ce Gaspard leur disait
de danser ; ça je n’ai pas vu, mais j’ai une nièce qui était avec mes enfants
qui est en vie aujourd'hui et qui me racontait ça. Elle m’a dit : « Tu
sais, Gaspard est venu. Il nous a dit de danser, il nous a dit d’enlever les
chaussures, que désormais c’étaient les biens des Hutu, qu’il faut encore danser
en disant que le jour où le témoin 32 n’est plus au pouvoir, que tout le monde
va crier de joie ». Alors, ils ont été conduits à la mort. Donc, on pouvait
tuer directement comme on pouvait torturer, et ceux qui ont eu la chance ont
été tués tout de suite. Tout le monde n’a pas eu cette chance-là. Et mes enfants…
on s’est séparé pour essayer de nous protéger, et ils ont été conduits à la
barrière pour dire où j’étais, et ils ont été torturés sur le cadavre de leur
père. Et c’est la deuxième nuit que je vais les voir, ils étaient gonflés de
partout. Mon fils avait une fracture ouverte (pleurs). Et ce sont eux qui m’ont
raconté… et je leur disais : « Désormais, je reste avec vous ».
Et ils me disaient : « Mais maman, tu ne peux pas nous protéger. C’est
une façon de nous trouver ensemble pour nous tuer ensemble et pour être sûr
que nous sommes tous morts. Tu dois nous épargner de voir ce qu’on va te faire
parce que le cadavre de papa nous a suffi » (pleurs). C’est très difficile
pour moi, mais c’est ma vie aussi. Tout à l'heure, avant de venir ici, on m’a
mise dans un petit bureau pour attendre. Je ne supportais pas de me sentir dans
une petite chambre parce que ça me faisait penser à la criminologie.
Avant le génocide, j’ai été arrêtée deux fois. La première fois,
c’était en 79. J’étais enceinte à terme, et on a été attaqué par un militaire
qui venait pour mettre en prison un Tutsi qui était voisin. Nous n’avions pas
eu d’argent pour clôturer notre parcelle, et notre chien a aboyé. A cause de
notre chien, nous avons été arrêtés. J’ai passé une journée à la criminologie.
Le lendemain, j’ai été hospitalisée, et l’enquête a continué sur un lit d’hôpital
avant et après mon accouchement. Je n’ai jamais eu de lait à cause de ça.
En 92, nous étions dans une fête où mon mari était parrain. Ils sont
allés à la maison, ils ont arrêté notre cuisinier pour qu’il dise où nous sommes,
il les a conduits jusqu'à la fête où nous étions. Mais on a permis à mon mari
de me jeter les clés de la voiture avant qu'on ne lui mette les menottes. Et
comme toute faute qu’on avait, c’était d’avoir des jumelles à la maison, on
a amené mon mari et j’ai pris mes enfants. Nous sommes rentrés. Je voulais ouvrir
partout au cas où ils viennent voir ou perquisitionner, pour qu’on ne casse
rien. Et de la maison, j’ai reçu un coup de téléphone de la criminologie comme
quoi je dois aller avec mes enfants. On nous a amenés, nous ne savions pas où
était mon mari. On a pris les enfants dans une salle quelque part, moi dans
une autre. Ce jour-là, je n’ai subi que des tortures psychologiques, je n’ai
pas subi de tortures physiques. Ce qui fait que chaque fois que je me retrouve
dans une petite chambre, j’ai peur. Pour moi, c’est comme si c’était encore
la prison. Ce jour-là, on nous a dit de ne plus sortir de la ville de Kigali,
mais j’ai désobéi, j’ai continué à sortir. Je me disais que je n’ai plus rien
à sauver, le jour où ils voudront, ils nous tueront.
Tout cela, ce sont des petites anecdotes pour vous montrer qu’on
ne vivait pas.
Le Président : Est-ce que
vous pouvez expliquer ce que vous faites aujourd'hui pour essayer de surmonter
toute cette énorme souffrance ?
Yolande MUKAGASANA : Je témoigne
du génocide et je donne beaucoup de conférences, et surtout dans les écoles
parce que je voudrais apprendre aux enfants de désobéir aux adultes comme les
Rwandais qui ont fait le génocide. Essayer de dire aux enfants de se protéger
et de protéger les générations parce que je me dis que si on s’investit peut-être
dans l’éducation, on pourra sauver l’humanité. Je n’ai jamais des heures de
repos ou de travail, je vis toujours là-dedans. Et je pense que c’est ça qui
me fait survivre. J’écoute beaucoup de rescapés du génocide parce que je sais
qu’ils en ont besoin. J’essaie de leur montrer que je les aime, et c’est vrai
parce que parfois je les rencontre uniquement pour pleurer. On a l’impression
que le monde n’a rien compris. Reste à voir si le monde veut comprendre.
Le Président : Vous êtes
retournée plusieurs fois au Rwanda depuis les événements ?
Yolande MUKAGASANA : Je ne
peux pas vivre sans retourner au Rwanda parce que je voudrais que pour une fois
les enfants du Rwanda puissent un jour vivre comme des frères.
Le Président : Et quelle
est votre impression à ce sujet-là ? Est-ce que des choses sont mises en
place au pays pour qu’une véritable réconciliation s’établisse et pour que l’avenir
soit autre que le passé et que les Hutu puissent enfin vivre comme des frères
avec les Tutsi ?
Yolande MUKAGASANA : Mais,
moi je n’aime pas qu’on parle de réconciliation. Justement, c’est de cela qu’on
a vécu, c’est pour cela que rien n’a été fait parce que tout le monde est soucieux
de la réconciliation, et jamais de la justice. Il n'y a pas de problème entre
les Hutu et les Tutsi au Rwanda. Il y a eu un problème qui a été créé depuis
le jour qu’on a créé la carte d’identité de division.
Le Président : Vous pouvez
nous rappeler qui a créé cette carte d’identité ?
Yolande MUKAGASANA : C’est
l’administration coloniale belge. Et depuis cette carte d’identité, bidon pour
moi, tous les pouvoirs s’en sont servis pour nous diviser et pour garder le
pouvoir. Heureusement, ils n’existent plus, mais ils risquent de nous faire
aussi un lavage de cerveau parce qu’on s’identifiait plus comme Hutu ou Tutsi
avant d’être Rwandais. Et ça, c’est quelque chose qui ne partira pas maintenant.
On n’a vécu que dans cela, donc, ne me parlez pas de réconciliation, Monsieur
le président, parlez-moi de la justice. On a vécu l’impunité. Le Rwanda n’a
vécu que ça. L’Eglise était soucieuse de nous voir ensemble, on a toujours été
ensemble, même aujourd'hui, les Rwandais cohabitent. Mais aujourd'hui, des victimes
cohabitent aussi avec leurs bourreaux. Il n’y a que la justice qui puisse les
aider. Pour moi, c’est ça créer un nouveau Rwandais, un nouveau Rwanda aussi.
La justice d’abord, la réconciliation… on ne peut pas nous dicter de vous aimer,
Monsieur le président, c’est un sentiment. Si je suis satisfaite et que justice
est faite, je ne vois pas le problème que j’aurais contre vous.
Le Président : Bien. Les
membres du jury souhaitent-ils poser des questions au témoin ?
Yolande MUKAGASANA : Même
si je pleure, vous pouvez vraiment me poser toutes les questions que vous voulez.
Je souffre, mais c’est ça ma vie, je l’accepte et j’ai le souci que justice
soit faite.
Le Président : Les parties
souhaitent-elles poser des questions ? Monsieur l’avocat général ?
L’Avocat Général : Madame,
je sais que c’est très dur pour vous, est-ce que vous pouvez nous rappeler l’âge
qu’avaient vos enfants ?
Yolande MUKAGASANA : Mon
fils avait presque 15 ans, et puis 14 et 13 ans. En fait, j’avais fait deux
enfants seulement. Mon aîné Christian qui avait 15 ans, Nadine qui avait 13
ans et au milieu j’avais Sandrine qui n’était pas mon enfant, c’étaient des
amis qui étaient morts, et l’enfant, le jour de l’enterrement de sa mère m’a
pris la main et m’a dit : « Désormais, c’est vous ma maman ».
Et aujourd'hui, je m’en veux. Je me dis : « Si je n’avais pas pris
la main, si je n’avais pas accepté la main de cette enfant, elle serait peut-être
en vie ». (pleurs)
L’Avocat Général : Vous avez
écrit un livre ou plusieurs livres même. Est-ce que vous pouvez nous donner
le titre de votre livre ?
Yolande MUKAGASANA : Le premier
livre s’appelle « La mort ne veut pas de moi », et c’est un titre
que j’ai donné à cause de mon petit frère que je n’ai vu la dernière fois que
le 6 avril qui m’a dit : « Nous mourrons tous, mais toi tu ne mourras
pas parce que la mort ne veut pas de toi ». C’est comme ça que j’ai utilisé
ce titre.
L’Avocat Général : Ma dernière
question. Lorsqu’on lit votre bouquin, aussi paradoxal que ça puisse paraître,
à un certain moment, vous écrivez que vous, en tant que survivant, c’est vous
qui avez un sentiment de culpabilité.
Yolande MUKAGASANA : C’est
vrai.
L’Avocat Général : Vous pouvez
nous expliquer un peu…
Yolande MUKAGASANA : Parfois,
je me dis que si je n’avais pas écouté mon mari, j’aurais pu les sauver tous
parce que je voulais qu’on quitte le pays. J’ai eu une enfance… Mon enfance
a été très heureuse dans la famille seulement, et j’avais un foyer impeccable,
il y avait beaucoup d’amour dans mon foyer. J’étais devenue la mère de mon mari,
sa sœur, sa femme, j’étais tout pour lui… Et si je n’avais pas écouté ce qu’il
me disait… Il me disait : « Mais tu es folle ! Tu veux qu’on
quitte le pays ! Regarde, tous les réfugiés qui sont partis, ils veulent
rentrer, c’est qu’ils ne sont pas heureux. Et de toute façon, l’ONU est là,
les casques bleus sont là… On ne nie pas que le génocide peut commencer, mais
ne peut pas aboutir, donc nous serons sauvés, tu ne dois pas t’inquiéter ».
On s’est disputé pour une fois de notre vie. Parce que moi, je voulais absolument
qu’on sorte du pays, et lui ne voulait pas. Cela, c’est le premier sentiment.
Je l’ai écouté, j’aurais dû refuser. Et puis, je n’aurais peut-être pas dû me
séparer de mes enfants parce que si j’avais été avec eux je me dis que peut-être
on m’aurait tuée et laissé les enfants en vie. Et après avoir pris Sandrine
aussi, je me dis que si Sandrine, je n’avais pas accepté sa main, elle aurait
peut-être été dans une famille Hutu pour être sauvée. C’est comme si c’est moi
qui ai tué tout le monde. (pleurs)
Et j’aurais dû peut-être encourager mon mari aussi. Je ne sais pas.
L’Avocat Général : J’ai une
dernière question. Je m’excuse d’insister, mais quand j’ai lu le bouquin, on
a l’impression, je crois que vous l’avez même écrit que finalement dans le cheminement
des idées des victimes, on en vient tout à la fin à se demander si on méritait
d’être tué.
Yolande MUKAGASANA : Quand
vous voyez que le monde entier est contre vous, quand vous voyez que les médias
au Rwanda sont tous contre vous, avant le génocide, il y avait un journal Kangura,
je pense que c’est le rédacteur en chef qui est à Arusha maintenant en prison.
C’était un journal de la mort comme la radio RTLM. C’était un journal de la
haine, et que ce soit ce journal, que ce soit la radio qui est finalement devenue
la même que la radio nationale, c’étaient tous des appels à la haine et à la
mort. Et pendant le génocide, tout le monde qui était là est parti, laissant
les bourreaux nous massacrer. Après le génocide, la première personne que je
rencontre prêche la réconciliation alors que les cadavres sont dans les rues,
alors que mes enfants sont dans une fosse commune. Personne ne voulait parler
de la justice. Quand vous voyez tout ça autour de vous, vous vous dites que
finalement ils doivent avoir raison, que je suis un déchet de l’humanité, que
peut-être si je suis tuée, finalement l’humanité aura la paix.
Le Président : D’autres questions,
Maître BEAUTHIER…
Me. BEAUTHIER : Je suis désolé,
Madame, de vous poser peut-être une question qui ajoute encore à votre souffrance,
mais ce matin donc il y a dans cette salle aussi des gens qui ont participé
à cette radio RTLM. Première question : pouvait-on - Monsieur le président,
voulez-vous bien poser cette question - pouvez-vous, Madame, à Butare ou à d’autres
endroits du Rwanda, capter cette radio et que pouvez-vous faire éventuellement
à Butare ou ailleurs pour éviter que cette radio ne fasse autant de dommages
puisque certaines personnes ne pouvaient pas lire ou écrire, ils n’avaient que
la radio.
Yolande MUKAGASANA : Au fait,
vous savez que dans mon pays, plus de 60% peut-être de la population est analphabète.
Donc, les gens n’ont que la radio. Et on avait distribué des petites radios
à la population.
L’Avocat Général : Qui avait
distribué ces radios ?
Yolande MUKAGASANA : Le pouvoir.
Ils disaient que c’était un cadeau que le président avait reçu pour la population,
et tout le monde était content d’avoir ce cadeau. Mais ce n’est que plus tard
que je me suis rendue compte que c’était peut-être aussi cette propagande. Parce
qu’on ne pouvait que capter des émissions en FM seulement, donc on pouvait écouter
seulement radio Rwanda et radio RTLM. Et quand la radio dit « Rwanda »,
c’est comme si l’autorité a dit. Donc, ce que la radio dit est vrai. Et nous
avons aussi été habitués à ce que tout se dise par radio, s’il y a par exemple
un remaniement ministériel, c’était la radio ; le président s’adressait
à tout le monde à la radio. C’était la radio pour tout, pour tout.
Le Président : Est-ce qu’on
ne convoquait même pas les gens en réunion par la radio parfois ?
Yolande MUKAGASANA : Oui,
bien sûr, la radio c’était tout, tout. Et les listes par exemple pour un travail,
c’était la radio, les annonces pour le travail, c’était la radio, c’est la radio
pour tout, pour tout au Rwanda. Et je pense qu’aujourd'hui c’est la même chose
à part que, peut-être, il y a d’autres journaux qui sont là. Mais pour moi,
le peuple, c’est le même, il n’a pas appris à lire et à écrire dans les sept
ans qui suivent le génocide. Et donc, pour moi on aurait pu arrêter le génocide,
même si on n’a pas pu le prévenir. On aurait pu… il suffisait de prendre les
radios. C’est pour cela que moi j’en veux à l’ONU. Il suffisait qu’un casque
bleu ou je ne sais pas qui prenne les radios et qu'il dise : « Ne
faites plus le génocide ». Ils auraient arrêté. Chez nous, les gens écoutent
la radio comme si c’était une autorité qui parle.
Le Président : Oui, Maître
BEAUTHIER.
Me. BEAUTHIER : Je sais que
vous habitiez à Kigali et j’ai mal formulé ma question : « Pouvait-on
entendre cette radio également partout ailleurs au Rwanda, et notamment à Butare ? ».
Yolande MUKAGASANA : On entendait
partout RTLM. On l’entendait… même nous à Kigali, on entendait quand il est
arrivé dans les camps. Donc on ne peut pas nous dire qu’à Butare… Et puis mes
parents habitaient Butare. J’écoutais RTLM Butare. Je suis née à Butare. J’ai
grandi là-bas. Je suis née à Save.
Le Président : D’autres questions ?
Maître Clément de CLETY.
Me. de CLETY : Monsieur le
président, pourriez-vous simplement demander au témoin de confirmer que pendant
les événements entre avril et juillet 94, le mot « travailler » ne
pouvait pas avoir d’autre signification…
Le Président : Non, non…
nous allons demander au témoin ce que signifiait le mot « travailler ».
Lorsqu’à la radio, lorsque dans les journaux, lorsque dans des discours, lorsque
dans des meetings, on utilisait le mot « travailler », qu'est-ce que
cela signifiait ? Est-ce que cela signifiait d’aller à l’usine, d’aller
dans les champs, ou est-ce que ça signifiait autre chose ?
Yolande MUKAGASANA : Justement,
le mot « travailler » pendant le génocide, il s'agissait de faire
le génocide. Donc, le mot « travailler »… d’ailleurs, ils s’appelaient
le matin et disaient : « On va au travail ». C’était tout
simple, c’était le génocide, c’était tuer, c’était violer, c’était torturer,
c’était tout. C’était le génocide, en somme, le « travail » c’était
ça. De toute façon, personne ne faisait autre chose que de tuer. Il n’y avait
plus de bureaux qui étaient ouverts, les banques étaient fermées. Tout était
fermé pour le travail unique sur tout le Rwanda. C’était tuer le Tutsi.
Le Président : Maître BEAUTHIER…
Me. BEAUTHIER : Une dernière
question : Madame, vous avez, je crois été à un moment donné recueillie
par des religieux, c’est que vous aviez quelque part confiance dans la mesure
où auparavant les églises étaient des lieux sacrés. Est-ce qu’il se passait
quelque chose ? Est-ce qu’un phénomène pouvait révéler que les églises
allaient devenir des lieux atroces de génocide ?
Yolande MUKAGASANA : Depuis
l’histoire de la douleur rwandaise, les gens ont toujours fui dans l’église,
dans les églises parce que les Rwandais, nous sommes très catholiques. Par exemple
moi, j’ai été baptisée le sixième jour de ma naissance parce que mon père travaillait
avec les pères blancs. Donc, j’étais tout à fait dans le catholicisme. Et chaque
fois qu’il se passait quelque chose, on devait fuir à l’église parce que l’église
était sacrée pour les Rwandais. Et les religieux, c’était un pouvoir aussi au
Rwanda parce qu’à des réunions, les décisions se prenaient en présence du curé,
par exemple de la paroisse, de la responsable religieuse. Donc, au Rwanda, tout
le monde a d’abord fui dans les églises par cette confiance qu’on faisait dans
les églises. Et puis, on n’avait jamais assassiné dans les églises. Tout le
monde fuyait là. Et vu aussi que pour nous les Rwandais, pas pour moi évidemment,
mais pour les Rwandais, une responsabilité religieuse, c’est comme un Dieu,
il a tous les pouvoirs, et puis politiques aussi, parce que jusqu’en 93 Monseigneur
NSENGIYUMVA qui était archevêque au Rwanda était membre du Comité central. Rien
ne pouvait se décider au Rwanda, je suis désolée, sans l’Eglise catholique.
Le Président : Mais en 1994,
est-ce que les églises ont encore été respectées comme des lieux dans lesquels
on pouvait se réfugier sans crainte ?
Yolande MUKAGASANA : Allez
visiter l’église de Nyamata. C’est un site du génocide. Dans les églises on
a tué, dans les églises on a violé (pleurs). L’Eglise n’a jamais plus été la
même en 94, c’était tout à fait différent. C’était autre chose complètement.
Surtout que le religieux je ne dis pas que c’est tous les religieux par
exemple les religieux de ma paroisse, ils m’ont sauvée quelques jours. Mais
ailleurs, les religieux ont fait le génocide, je suis désolée. J’ai fui à la
paroisse Saint-Paul, à côté, entre la paroisse Saint-Paul et la paroisse Sainte-Famille,
nous étions séparés par un mur, et j’ai vu le père Wenceslas qui est en France
pour le moment qui avait un pistolet, qui se promenait avec quand on devait
faire des listes des gens à évacuer de Saint-Paul vers la zone rebelle parce
qu’en ce moment-là, il y a eu des accords entre le gouvernement et les rebelles,
d’échange de prisonniers. Et Wenceslas disait : « Que les cancrelats
se mettent d’un côté qui veulent aller rejoindre les leurs ». Et tout le
monde se mettait sur la file, on n’avait pas le choix. Pour moi, pendant le
génocide les religieux étaient d’abord des humains avant d’être des religieux,
alors qu’avant ce n’était pas ça au Rwanda. Nous, on les respectait, on pensait
que c’étaient des envoyés de Dieu, si vous voulez. Parce que je ne vois pas
comment en parler autrement.
Le Président : Est-ce que
vous avez, pendant votre séjour à Kigali à l’époque des événements, entendu
par exemple des religieux ou des personnages importants de l’Eglise rwandaise
prendre la parole à radio Rwanda ou à RTLM, dans un sens ou dans un autre ?
Yolande MUKAGASANA : Seulement
au mois de mai, j’étais chez le colonel, que j’écris dans mon livre, et on disait
qu’il y a eu d’abord (je pense que c’était d’abord ou avant ou après, je ne
sais plus exactement), parce que Monsieur le président, pendant le génocide,
on perdait la notion de temps, du jour, de l’heure, on ne vivait qu’entre la
vie et la mort. Donc, ce serait difficile pour moi de dire des dates précises,
mais quand j’étais là il y a eu des événements, il y a eu les apparitions à
Kibeho, où on a tenu un discours pour dire que ceux qui ont tué le président
vont subir, qu’ils vont payer parce qu’ils ont fait quelque chose qu’ils ne
devaient pas faire ; et il y a eu aussi la visite de Monseigneur ETCHEGARAY.
En ce moment-là c’était la fête à la radio. Et je me disais : « Comment
est-ce possible, pendant qu’on tue, qu’on tue les enfants, que l’Eglise vienne
pour qu’on danse au Rwanda ! ». C’est tout ce que j’ai entendu. Sinon,
on ne pouvait pas tout entendre. Parfois je me cachais près des barrières pour
écouter la radio parce qu’ils avaient la radio RTLM, et je ne pouvais qu’écouter
ce qui m’intéressait pour savoir ce que je dois faire pour survivre. Je n’ai
pas pu tout entendre, donc, je n’ai pas entendu quoi que ce soit à la radio
à ce moment-là.
Le Président : Y a-t-il encore
d’autres questions ? Maître HIRSCH ?
Me. HIRSCH : Le témoin a
parlé de viols dans les églises. Est-ce qu’elle peut nous parler du viol des
femmes pendant le génocide, s’il vous plaît ?
Yolande MUKAGASANA : Justement,
aujourd'hui je travaille beaucoup avec une association de femmes violées pendant
le génocide. Monsieur le président, je me demande si justice vraiment sera faite
parce que quand je vois que ces femmes qui meurent petit à petit du sida, alors
que leurs violeurs sont sous traitement parfois, je suis affolée. Et le viol
était organisé. Vous pouvez aller à Gitarama, et là les femmes, je les aide
à l’exposition, qui racontent, qui disent comment c’était organisé. On prenait
les filles et les femmes, on les mettait sur une file et elles ont été violées
dans un centre culturel. Et là, on les violait en série. Des hommes venaient,
des garçons, ils violaient à tour de rôle. Les femmes s’évanouissaient, se réveillaient,
et ainsi de suite. Et elles m’ont raconté comment certaines des filles se sont
suicidées après ça. Le viol, était pour moi une arme du génocide parce qu’il
fallait humilier, et en même temps je me dis que c’était aussi prévisible tout
ça, Madame, parce qu’avant le génocide, bien avant, pas directement avant, il
y avait aussi l’image de la femme Tutsi. La femme Tutsi, on en a fait un diable,
parce que pour les femmes, nous étions coupables de leur chiper leur mari. Ça
se disait dans mon travail. Pour tout le monde, nous étions des femmes à profit.
Il fallait profiter. Et chaque fois par exemple qu’une fille avait un travail
de secrétaire, on la prenait pour la maîtresse de son chef.
Donc nous étions vraiment des femmes indésirables. Une fois, je me
suis disputée dans mon service parce qu’on disait que de toute façon on volait
leur mari. Je leur ai dit : « Vous savez, je vais être très méchante
avec vous maintenant, si vos maris viennent chez nous, c’est qu’ils nous désirent.
Nous n’avons pas le choix, nous ne les appelons pas ». Donc, c’était pour
tout le monde, une femme Tutsi, c’était une femme pour profiter. Et cet esprit
était dedans. Et comme on n’avait pas justement de travail, on pouvait en abuser.
On n’avait pas le droit d’étudier, on n’avait pas le droit de trouver du travail.
Et alors quand on allait demander du travail, parfois on devait coucher, c’est
vrai. Mais c’était le système qui faisait ça. On était parvenu à faire comprendre
aux autres enfants qu’ils étaient plus intelligents que nous, qu’ils étaient
plus capables que nous.
Le Président : Maître JASPIS…
Me. JASPIS : Monsieur le
président, au début de son témoignage, Madame MUKAGASANA nous a parlé de ce
qu’il y avait dans les livres à l’école, elle a parlé de cette histoire qui
courait au sujet de la Reine Mère qui s’abreuvait du sang des bébés. Est-ce
qu’elle pourrait un petit peu nous dire comment le système scolaire était organisé,
qui faisait les livres scolaires ? Si des exemples de ce type étaient fréquents
et habituels dans les livres, qui étaient distribués aux enfants, de quel âge
aussi ? S’il vous plaît.
Le Président : Bien, Madame…
Yolande MUKAGASANA : Au moins
à l’école, moi j’ai fait mes études dans une école catholique. D’ailleurs il
n’y avait que ça… Il y avait uniquement des écoles catholiques. Parfois on pouvait
trouver une école protestante ou musulmane, mais c’était plutôt très peu. Et
les livres nous étaient donnés à l’école. On n’achetait pas… de mon temps on
n’achetait pas nos livres, on nous distribuait les livres. Et en général c’était
écrit que c’était fait au ministère de l’éducation dans les livres. J’ai peut-être
perdu un peu la question… Ah oui, alors…
Le Président : Avez-vous
peut-être d’autres exemples que celui de la Reine Mère qui s’abreuvait du sang
des bébés pour expliquer ce qu’il y avait dans le livre scolaire… ?
Yolande MUKAGASANA : On nous
parlait de nos origines par exemple. On nous disait comment les Tutsi étaient
venus d’Abyssinie, en ce moment-là ça ne s’appelait même pas l’Ethiopie, ça
s’appelait l’Abyssinie. Et on nous disait que les Tutsi étaient descendus d’Abyssinie
derrière les vaches, et qu’ils sont venus, qu’ils ont fait des Hutu leurs esclaves.
Et on donnait des exemples de Tutsi. Nous étions deux dans la classe. Odette
est morte, elle n’est plus en vie. Elle était très grande, très maigre. Moi
j’étais petite. On nous mettait toutes les deux devant pour montrer l’exemple
du Tutsi. Et on expliquait par rapport à la physionomie d’Odette, mais on disait
qu’on pouvait aussi se tromper. Par exemple pour ce qui me concerne, parce que
j’étais petite et que je ne remplissais pas toutes les conditions. Et on disait
qu’il fallait plutôt voir la qualité de mes cheveux. On disait que je n’avais
pas des cheveux très crépus de Rwandaise. Et chaque enfant devait passer sa
main sur ma tête pour toucher parce qu’on lui disait que mes cheveux étaient
plus doux. Et pendant la récréation, évidemment, les enfants faisaient des cercles
autour de nous et nous huaient.
Et à part cela, moi je n’ai jamais, par exemple, été sur la liste
des enfants qui ont réussi. J’ai été élevée dans la résistance en fait, parce
qu’après cette lance, je me suis intéressée à ce problème, je posais beaucoup
de questions à mon père, et mon père essayait de m’expliquer. Il me disait que
je dois résister, que je dois étudier, que je dois toujours essayer de me classer
première, que sinon on trouvera la façon de m’éliminer. Il me disait :
« Si on veut les dix premières et que tu es la première, on ne va pas t’éliminer,
mais si tu es par exemple la dixième, on prendra facilement la onzième ».
Et c’est dans cet esprit-là, et après l’école primaire…
Le Président : L’école primaire
dure combien de temps ?
Yolande MUKAGASANA : Six
ans. Moi, je n’ai pas fait la réforme scolaire, je suis vieille pour ça.
Le Président : Parce qu’il
y a eu une réforme à ce moment-là, où c’est devenu huit années d’école primaire,
je crois…
Yolande MUKAGASANA : C’est
ça. Et après l’école primaire, on a donné une liste des enfants qui avaient
réussi, et moi je n’étais pas sur la liste. Un jour j’ai vu mon père arriver
en disant : « Tu dois aller étudier à Nyanza. Il paraît que tu as
réussi, mais que ton nom a été perdu quelque part… ». Je suis allée. Les
autres enfants avaient commencé. Et à ce moment-là, on faisait d’abord trois
années secondaires où on apprenait un peu de tout avant de nous orienter vers
le professionnel. Et la troisième année, il y avait un examen d’Etat. J’ai fait
cet examen d’Etat et sur les listes, je n’étais pas là non plus à la fin, et
pour moi c’était fini. Et mon père est venu encore et m’a dit : « Tu
sais qu’on m’a dit que tu dois aller étudier à Kabgayi. Il paraît que tu dois
aller à Kabgayi et les autres ont commencé ». J’avais un oncle qui habitait
dans la ville de Kigali qui avait un camion, je suis allée avec ce camion et
mon oncle. Mais mon oncle n’a pas osé m’accompagner à… (pleurs). Il n’a pas
osé m’accompagner, il m’a donné le convoyeur (comme on l’appelle) du camion
qui était un Hutu. Il lui a dit : « Tu l’accompagnes jusqu'à l’entrée
de l’école, et quand elle a vu la directrice, toi tu reviens ». Il s’est
garé quelque part dans la rue à Kabgayi, et il m’a accompagnée, donc mon convoyeur,
et quand nous sommes arrivés, la directrice m'a dit : « C’est vrai,
tu étais sur la liste, mais tu n’y es plus. On a envoyé un autre enfant. Le
ministère nous a envoyé un enfant pour te remplacer, donc tu ne pourras pas
étudier ». Je ne comprenais pas ! Je lui disais : « Je ne
comprends pas. Si j’ai réussi, pourquoi je n’étudie pas ? Mais où
est-ce que je vais aller ? Est-ce que cet enfant a aussi réussi ?
». Elle m’a dit : « Tu sais, je ne sais rien faire pour toi, mais
va dans toutes les écoles d’infirmières ». Il y en avait trois au Rwanda,
il y avait l’école d’infirmières de Kabgayi, une autre de Rwamagana, et une
autre mais qui était plutôt des assistantes des infirmières. On m’a dit :
« Si tu vas à Rwamagana et qu’il y a de la place, tu peux rester, sinon
tu dois continuer, retourner à Kibuye pour voir s’il y a de la place pour toi ».
Quand j’ai quitté Kabgayi, pour moi, j’étais désespérée parce que
l’école où on m’envoyait s’appelait Institut président le témoin 42 et c’était
une école où il y avait des enfants bien sélectionnés. C’est comme si, pour
moi, ma place n’était pas là, mais je suis allée quand même. Et la directrice,
qui n’était pas du tout gentille, qui était une religieuse (belge d’ailleurs),
quand elle m’a vue, elle m’a dit : « Toi, de toute façon, tu ne feras
pas l’école ici. Toi tu viens, tu n’as même pas une montre, c’est qui qui ose
t’envoyer ici ? Est-ce que… Quelle est l’adresse de ton père ? ».
J’ai commencé à dire commune, telle paroisse… « Votre papa n’a même
pas de boite postale ! Et tu viens ici ». Elle m’a dit : « Ok,
tu vas aller en classe, mais tu peux te dire que tu n’auras pas le diplôme ».
Effectivement, la première année, elle m’a chassée. Les professeurs se sont
révoltés, elle m’a ramenée, mais elle n’a pas accepté que je continue comme
les autres. Elle nous a créé la classe terminale. Mais quelques cours, nous
les avions avec les enfants qui pouvaient continuer les humanités. Mon diplôme
d’humanités, je ne l’ai eu que par jury central, et très très tard, parce
que je ne voulais pas lâcher. Mais à ce moment-là, j’étais déjà mariée, j’avais
tous mes enfants. Mais mon mari a dit : « Tu ne peux pas aller à l’université.
On laisse tomber parce que tu vas subir autre chose ». Et… où est-ce que
j’en arrivais… ?
Donc, pour vous dire qu’à cette école, on était parvenu à nous faire
croire qu’on n’est capable de rien, que les autres enfants étaient plus intelligents
que nous. Et c’était fait, c’était fini. Les autres y croyaient, et nous aussi.
Pour moi, c’était la honte comme éducation au Rwanda.
Le Président : Y a-t-il encore
d’autres questions ? Maître BEAUTHIER…
Me. BEAUTHIER : On a très
peu parlé encore du rôle des autres Eglises. Il y avait une grande majorité,
une grande majorité de catholiques, mais il y avait d’autres Eglises. Le témoin
peut-il, dans le contexte général, nous dire quelle était l’attitude des autres
Eglises ? Si, comme dans l’Eglise catholique il y a eu une démarcation
entre les gens qui ont défendu certains Tutsi et dans d’autres Eglises est-ce
que l’attitude était, je dirais plus « pro génocidaire », ou plus
« défense de la population ? ».
Le Président : Selon ce que
vous avez vécu…
Yolande MUKAGASANA : Justement,
moi, en tant que catholique, je ne pouvais pas du tout fuir chez les musulmans.
Ça ne me venait pas en tête parce que j’étais ce qu’on a voulu que je sois,
j’étais catholique et j’allais vers les catholiques. Et les autres Eglises,
je ne peux pas dire ce qui s’est passé, parce que je ne sais pas, mais après
nous avons entendu dire que les musulmans n’avaient pas fait le génocide. Je
ne crois pas, parce que s’ils n’ont pas fait peut-être le génocide chez les
musulmans, ils sont allés faire le génocide ailleurs, c’étaient des individus,
c’était une question d’individus pendant le génocide. Ou bien cette histoire
d’intellectuels, de religieux, d’enfants, de femmes correctes… Non, on était
d’abord individus. Devant sa personnalité et sa conscience.
Le Président : D’autres questions
encore… ? S’il n’y a plus de questions, les parties sont-elles d’accord
pour que le témoin se retire ? Madame, est-ce bien des accusés ici présents
dont vous avez voulu parler ? Confirmez-vous vos déclarations ?
Yolande MUKAGASANA : Oui,
je confirme parfaitement ce que j’ai dit. Je peux le répéter.
Le Président : Ce ne sera pas utile, je crois… je vous remercie
Madame, vous pouvez disposer librement de votre temps.
Yolande MUKAGASANA : Je vous remercie, dans l’espoir que ça aboutira…
Le Président : Est-ce qu’on peut faire approcher le témoin ZACHARIA ?
L’audience est suspendue et reprend cet après-midi à 14 h.
L’Avocat Général : Monsieur
le président, les témoins… [Inaudible]
Le Président : Bien… On n’a
pas d’interprète ? On en avait demandé un ce matin. Oui, mais apparemment
je n’en vois pas dans la salle d’audience en tout cas, d’interprète. Mais on
va suspendre l’audience pour régler ce problème, mais par la même occasion,
Monsieur ZACHARIA serait en possession… il a remis des diapositives. Je ne sais
pas ce qu’il y a sur ces diapositives puisque personne n’a pu les consulter
jusqu'à présent, euh… ce qui signifierait, si elles sont projetées, que je
dirais que toutes les parties sont sur pied d’égalité parce qu’elles vont en
prendre connaissance au moment de leur projection. Mais ceci dit, il peut y
avoir une objection, et je la comprendrais parfaitement.
Me. FERMON : Les diapositives
que le témoin… enfin les photos qu’il avait prises lorsqu’il était à la frontière
entre le Burundi et le Rwanda… ?
Le Président : J’imagine.
Me. FERMON : Dans sa déposition
devant le TPIR, il parle de photos qu’il a prises…
Le Président : J’imagine
que cela peut être cela, mais personne jusqu'à présent ne les a vues. Ce n’est
que s’il n’y avait pas d’opposition de la part des parties mais je concevrais
tout à fait qu’il y en ait que l’on pourrait envisager de les projeter. Maître
BEAUTHIER…
Me. BEAUTHIER : Monsieur
le président, ne serait-il pas mieux qu’on entende d’abord Monsieur ZACHARIA
et qu’on voit si c’est nécessaire ensuite plutôt que de se prononcer avant de
l’avoir entendu ?
Le Président : De toute façon
il y a un obstacle qui est que ces pièces n’ont évidemment pas été communiquées
aux parties, et en particulier à la défense.
Nous allons suspendre l’audience le temps… dix minutes, un quart
d’heure… |
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