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5.5.7. Témoins de contexte : Jean-François DUPACQUIER, historien,
et Jean-Pierre CHRETIEN, journaliste
Le Président : L’audience est
reprise. Vous pouvez vous asseoir. Les accusés peuvent prendre place. Il n’y
a pas d’opposition des parties à ce que les deux témoins, Messieurs CHRETIEN
et DUPACQUIER soient entendus ensemble ? Les deux témoins peuvent approcher.
Oui, Madame le 3e juré suppléant ? La porte de la
salle d’audience doit malheureusement rester ouverte mais… la porte latérale
peut être fermée. Peut-être qu’il y a des services de secours là derrière ?
Je peux peut-être demander au ministre qu’on vous tricote des écharpes !
C’est parce qu’il y a un problème de courant d’air apparemment. Ce n’est qu’une
question d’ouvrir et de fermer la porte, hein ?
Monsieur CHRETIEN ?
Jean-Pierre CHRETIEN : Oui, Monsieur
le président.
Le Président : Quels
sont vos nom et prénom ?
Jean-Pierre CHRETIEN : Jean-Pierre
CHRETIEN.
Le Président : Quel âge avez-vous ?
Jean-Pierre CHRETIEN : 63 ans.
Le Président : Quelle
est votre profession ?
Jean-Pierre CHRETIEN : Je suis
directeur de recherche au CNRS à Paris.
Le Président : Quelle
est votre commune de domicile ou de résidence ?
Jean-Pierre CHRETIEN : Anthony
dans la région parisienne.
Le Président : Connaissiez-vous
les accusés avant les faits mis à leur charge ?
Jean-Pierre CHRETIEN : Non, je
ne les connais pas.
Le Président : Etes-vous
parent ou allié des accusés ou des parties civiles ?
Jean-Pierre CHRETIEN : Non, pas
du tout.
Le Président : Etes-vous
attaché au service des accusés ou des parties civiles ?
Jean-Pierre CHRETIEN : Non, Monsieur
le président.
Le Président : Je vais
vous demander alors de bien vouloir lever la main droite et de prêter le serment
de témoin.
Jean-Pierre CHRETIEN : Je jure
de parler sans haine et sans crainte, de dire toute la vérité, rien que la vérité.
Le Président : Je vous
remercie. Vous pouvez vous asseoir, Monsieur CHRETIEN. Monsieur, quels sont
vos nom et prénom ?
Jean-François DUPACQUIER : Je
m’appelle Jean-François DUPACQUIER.
Le Président : Quel âge avez-vous ?
Jean-François DUPACQUIER : J’ai
54 ans.
Le Président : Quelle
est votre profession ?
Jean-François DUPACQUIER : Je
suis journaliste.
Le Président : Quelle
est votre commune de domicile ou de résidence ?
Jean-François DUPACQUIER : J’habite
à Pontoise en France.
Le Président : Connaissiez-vous
les accusés avant les faits mis à leur charge ?
Jean-François DUPACQUIER : Non,
Monsieur le président.
Le Président : Etes-vous
parent ou allié des accusés ou des parties civiles ?
Jean-François DUPACQUIER : Non,
Monsieur le président.
Le Président : Etes-vous
attaché au service des uns ou des autres ?
Jean-François DUPACQUIER : Non,
Monsieur le président.
Le Président : Je vais
vous demander à vous aussi de bien vouloir lever la main droite et de prêter
le serment de témoin.
Jean-François DUPACQUIER : Je
jure de parler sans haine et sans crainte, de dire toute la vérité, rien que
la vérité.
Le Président : Je vous
remercie, vous pouvez également prendre place à la table des témoins. Tout d’abord
la Cour s’excuse du retard apporté à votre audition. Les débats sont toujours
plus longs que ce qu’on prévoit. Monsieur CHRETIEN, vous n’avez jamais été entendu
dans le cadre de l’instruction préparatoire à ce procès d’assises, mais vous
êtes le directeur qui a signé une publication intitulée « Les médias du
génocide ». Vous, Monsieur DUPACQUIER, avez été au moins une fois entendu
par des membres de la police judiciaire auxquels vous avez remis des copies
de documents découverts au Rwanda…
Jean-François DUPACQUIER : Oui,
Monsieur le président.
Le Président : …qui
étaient notamment les dossiers de fabrication ou le dossier de fabrication du
n° 6 de la revue « Kangura » qui avait été publiée au mois de décembre
1990 au Rwanda, revue dans laquelle est notamment publié, dans ce numéro de
la revue en tout cas, un article intitulé « Appel à la conscience des Bahutu »
et en fin d’article, « Les dix commandements », qui sont instillés
par cet article.
Jean-François DUPACQUIER : Oui,
Monsieur le président.
Le Président : Je vais
peut-être d’abord m’adresser à vous, Monsieur DUPACQUIER pour que vous exposiez
dans quelles conditions vous êtes entré en possession de ces documents que vous
avez transmis à la police judiciaire.
Jean-François DUPACQUIER : Dans
le cadre de missions engagées par l’association non gouvernementale Reporters
Sans Frontières dont je fais d’ailleurs toujours partie, j’ai effectué
plusieurs missions au Rwanda notamment pour préparer l’ouvrage « Les médias
du génocide ». Mon rôle était plus spécifiquement celui d’un journaliste
et d’un directeur de journal, donc je m’intéressais à la partie, je dirais,
technique de cette presse extrémiste et mon idée était que lorsqu’on fabrique
un journal dans une imprimerie, il y a ce qu’on appelle un dossier de fabrication.
C’est une règle constante, mais il est vrai qu’on n’y avait pas pensé avant.
Je me suis rendu en janvier 1995 - c’était ma deuxième mission - au Rwanda dans
le cas de Reporters sans frontières après le génocide, à l’imprimerie
scolaire qui s’appelle exactement la Régie de l’imprimerie scolaire à Kigali
qui était la première imprimerie où a été fait notamment le magazine Kangura.
J’ai demandé au personnel qui était là s’il était possible de retrouver les
éléments de fabrication de ces magazines. Après réflexion, on m’a conduit dans
une pièce en ruine, car il faut savoir que cette imprimerie s’était trouvée
sur la ligne de front pendant le génocide, donc elle avait été mitraillée et
en partie détruite, dans un bureau couvert de gravats. On a ouvert des tiroirs
et on a retrouvé, par chance, un certain nombre de dossiers de fabrication dont
le fameux n° 6 de Kangura. Ce dossier était complet, c’est-à-dire qu’à l’intérieur
du dossier figurait la totalité des articles qui avaient servi à confectionner
ce magazine.
Le Président : Vous
avez notamment indiqué que vous aviez été surpris par la qualité typographique
du document de base qui avait servi à la rédaction de l’article ou à la publication
de l’article intitulé « Appel à la conscience des Bahutu ».
Jean-François DUPACQUIER : Tout
à fait, Monsieur le président, parce que, comme j’ai pu le constater en ouvrant
ces dossiers, cette presse était une presse relativement rudimentaire dans sa
conception, elle était faite avec des documents les plus divers, mais souvent
des articles écrits à la main sur du papier, parfois sur un verso de papier
qu’on a l’habitude de jeter dans les corbeilles. Mais, à la différence des autres
articles, les dix commandements du Muhutu ressemblaient à une véritable publication,
c’est-à-dire plusieurs pages sorties d’un ordinateur, parfaitement typographiées,
sans aucune correction alors que presque tous les articles de Kangura faisaient
l’objet de nombreuses corrections, de ratures, de réécriture, etc. Celui-ci
est un dossier, on dirait, net, bon à tirer pratiquement.
Le Président : Je vais alors m’adresser
à tous les deux, je dirais, puisque vous avez participé, à des titres peut-être
différents, à la rédaction de cet ouvrage « Les médias du génocide ».
Pouvez-vous peut-être, Monsieur CHRETIEN, exposer quelle était la philosophie
de la démarche qui a conduit à la publication de cet ouvrage.
Jean-Paul CHRETIEN : L’initiative
en est venue en septembre 1994 à l’occasion d’une mission organisée par l’association Reporters
Sans Frontières, mission à laquelle j’ai participé avec Jean-François DUPACQUIER.
Il s’agissait de faire le bilan, si j’ose dire, des effets du génocide sur la
presse, nombre de journalistes morts lors du génocide, etc. Et quand nous sommes
arrivés à Kigali est apparu aussi un autre aspect, c’était de faire le bilan
du rôle de certains médias dans la propagande du génocide. Et donc, à ce moment-là
est venue l’idée si nous pouvions compléter les collections que nous avions
déjà de journaux, si nous pouvions avoir des enregistrements - notamment de
la radiotélévision libre des Mille Collines - de réaliser une étude sur justement
ces médias de la haine comme on les a appelés et permettant de voir de près
les arguments et l’action de ces médias. Donc, nous avons travaillé à ce projet
qui ensuite a été pris en charge par l’Unesco et nous avons réalisé durant l’année
qui a suivi, le livre qui est paru en 1995 où nous sommes quatre auteurs, Jean-François
DUPACQUIER, moi également et deux auteurs rwandais, Marcel KAMBANDA et Joseph
NGARAMBE.
Le Président : Vous
avez analysé, donc si je comprends bien, non seulement des écrits, la presse
écrite, mais également des enregistrements d’émissions radio et de télévision ?
Jean-Paul CHRETIEN : De
télévision, non. D’une part, des enregistrements de la radio Rwanda et de la
RTLM pour des enregistrements qui se situaient essentiellement pendant la période
du génocide. Quant à la presse imprimée, la presse écrite, là il s’agissait
de journaux que nous avions déjà ou dont nous avons complété les collections,
qui se situent entre 1990 et 1994. Nous avons entrepris de faire un dépouillement
systématique de toute cette documentation et d’y détecter les différents éléments
permettant d’illustrer la propagande qui accompagnait ou qui avait préparé le
génocide et de la situer, de la présenter, de l’expliquer aux lecteurs qui achèteraient
ce livre.
Le Président : Vous
pouvez résumer ce à quoi votre analyse a conduit ?
Jean-Paul CHRETIEN : Elle
a conduit à une analyse à plusieurs niveaux, c’est-à-dire, d’une part, à faire
le bilan descriptif de ce qui figurait dans ces médias, c’est-à-dire les différentes
formes d’appel à la haine, les différentes méthodes, la façon d’accoutumer les
gens à la violence, je pense notamment à l’analyse que nous avons faite des
caricatures, des dessins parus dans la presse ou au style, au ton des émissions
de la RTLM. Nous avons entrepris aussi d’analyser la thématique de cette propagande
qui, en gros, s’ordonnait en deux points : l’un qui consistait au fond
à dénoncer les Tutsi comme étant des éléments malfaisants qu’il fallait exterminer,
éradiquer, dont il fallait se méfier et, d’autre part, le deuxième élément qui
n’est pas moins négligeable dans cette propagande : l’idée que tous les
Hutu devaient faire front contre les Tutsi, que tous les Hutu devaient penser
d’une même façon selon la logique d’un peuple homogène, majoritaire. Nous avons
été amenés, en analysant ces différents aspects, à situer cette propagande dans
toute l’histoire d’une idéologie qui a été présente au Rwanda depuis l’indépendance.
C’est un travail, c’est peut-être dû à mon métier, je suis historien, qui s’est
inscrit dans une perspective historique de moyenne durée.
Le Président : Pouvez-vous
peut-être relever certains termes utilisés pour faire glisser, quelque part,
la personne humaine vers autre chose que ce qu’elle n’est ?
Jean-Paul CHRETIEN : Là,
il s’agit du premier volet concernant la dénonciation des Tutsi. Il y a plusieurs
registres de langage pour entretenir la haine à l’égard des Tutsi. Il y a, d’une
part, l’utilisation de l’histoire ancienne, c’est-à-dire la présentation systématique
des Tutsi comme n’étant pas de vrais Rwandais, comme étant des étrangers, des
conquérants venus d’Ethiopie ou d’Egypte, comme étant, d’autre part, des gens
qui tous globalement auraient été ou seraient les descendants de féodaux ayant
asservi les Hutu, donc il y a l’idée de cette espèce de domination de longue
durée dont auraient souffert les Hutu.
Le deuxième aspect plus virulent consistait à présenter les Tutsi
de la façon effectivement la moins humaine possible, y compris par des termes
les réduisant à des animaux, c’est-à-dire l’emploi des mots de « serpent »,
de « rat », et surtout de « cancrelat ». Le mot cancrelat,
« Inyenzi », était un mot connu depuis les années 1960. Mais il est
répété sans arrêt, c’est-à-dire que les Tutsi sont globalement - c’est cela
qu’il faut souligner - assimilés au mouvement armé du FPR et tous ces Tutsi
sont qualifiés en même temps que ce mouvement armé d’Inyenzi, c’est-à-dire de
cancrelats et de façon absolument répétitive et avec un argumentaire racial
qui n’a rien à voir, je dirais, avec une culture traditionnelle rwandaise mais
beaucoup plus avec un langage racial que nous connaissons par ailleurs, c’est-à-dire
par exemple l’idée qu’un cancrelat ne peut pas donner naissance à un papillon,
il donne naissance à un autre cancrelat, je cite presque une phrase de Kangura.
L’idée qu’à la limite les Tutsi sont en train de préparer leur propre perte
par leur endogamie et donc, c’est une race en perdition qui va ensuite inventer
qu’elle a été tuée par des machettes alors qu’en fait c’est cette endogamie
qui est en train de la perdre biologiquement. Il y a tout un langage racial
qui est appliqué aux Tutsi et qui là ne relève pas tellement, je dirais, d’un
langage culturel rwandais traditionnel mais plutôt encore une fois d’une idéologie
très contemporaine et que l’on retrouve ailleurs de par le monde.
Le Président : Oui,
Monsieur DUPACQUIER.
Jean-François DUPACQUIER : Si
vous me permettez d’ajouter un mot, Monsieur le président. Je voudrais revenir
sur « Les dix commandements du Muhutu » qui était un texte pas très
connu dans le monde, on parlait peu du Rwanda même au début d’octobre 1990.
Il est très frappant de constater la façon dont on disqualifie la femme Tutsi
en la présentant comme un ventre, c’est-à-dire une prostituée espionne - et
c’est dit textuellement dans le texte - qui agit uniquement au profit de son
groupe dit ethnique. Elle ne peut pas être fidèle à son mari, elle est forcément
envoyée par l’ennemi pour corrompre, pour trahir, pour révéler, pour faire connaître
les secrets et pour abattre ce que d’autres appelleront le peuple majoritaire.
Cela m’a beaucoup frappé parce que vous savez que la société rwandaise est une
société très pudique. On ne s’embrasse pas dans la rue, les jeunes gens ne se
tiennent même pas par la main. Il y a un non-dit énorme, bien que les pratiques
sexuelles soient les mêmes que dans tous les pays du monde, elles ne sont pas
dites, elles ne sont en tout cas pas proclamées et pas affichées avec une telle
brutalité. C’était d’autant plus frappant qu’on l’a constaté à plusieurs reprises
dans les instruments de propagande, la sexualité est un signe qui précède l’assassinat.
J’en veux pour exemple une autre caricature qui est parue dans Kangura quelques
semaines avant le génocide, qui représente des para-commandos belges qui bénéficient
d’une fellation de filles Tutsi, elles sont qualifiées de Tutsi évidemment par
la singularité des traits accentués dans la caricature.
Ce qu’on constate, c’est que là aussi cette disqualification sexuelle
qui est extrêmement choquante pour un pays comme le Rwanda parce que le mot
même ne serait pas utilisé, le mot fellation, pire encore dans une caricature.
C’est une façon de rejeter du monde des humains normaux, des gens que l’on veut
abattre et c’était bien caractéristique dans ces deux cas, d’une part, concernant
les para- commandos belges et, d’autre part, concernant les femmes Tutsi, ce
qui explique aussi que dans l’horreur du génocide, certains traitements particulièrement
cruels ont été imposés aux femmes, pas d’ailleurs toujours des femmes qui ont
péri, quelquefois des femmes qui ont survécu au génocide mais avec les stigmates
qu’on imagine.
Le Président : A-t-on
une idée de l’impact qu’ont pu avoir les médias ? Ces impacts ont-ils été
les mêmes s’il s’agissait de presse écrite, s’il s’agissait de presse orale,
et plus particulièrement de la radio ? Avez-vous notamment, par exemple,
connaissance que des radios portatives aient été à certains moments, distribuées
à la population ?
Jean-François DUPACQUIER : C’est
un des aspects intéressants de l’enquête au sein de la Régie de l’imprimerie
scolaire. J’ai demandé évidemment à consulter les registres des comptes et je
me suis aperçu que les premiers numéros de Kangura étaient imprimés à 10, à
15.000 exemplaires. Tous les premiers numéros, pratiquement tous les numéros
ont été imprimés à la Régie de l’imprimerie scolaire. Or, il faut savoir que
pour un pays comme le Rwanda où il n’y a pas de réelle solvabilité en matière
de presse, il y a très peu de gens qui sont prêts à acheter un journal, ce sont
des chiffres colossaux. Ils sont d’autant plus frappants qu’à cette époque,
il n’y a pas RTLM, il y a un seul média qui est Radio Rwanda, qui est un média
officiel, c’est la voix du gouvernement. Il n’y a pas encore de pluralisme,
il n’y a pas vraiment de presse libre. Il y a deux journaux, un qui a beaucoup
de mal à exister, qui s’appelle Kangouka qui est un journal démocratique, et
un autre qui a été créé justement pour faire planer l’ambiguïté sur le nom,
qui s’appelle Kangura et qui est là pour disqualifier cette opposition au régime.
C’est énorme parce que ce journal est distribué partout. Un journal qui est
vendu en Belgique ou en France, notamment un quotidien, va être lu, on le sait,
par en moyenne trois personnes. Un mensuel c’est déjà beaucoup plus. Mais un
mensuel au Rwanda peut être lu par plusieurs centaines de personnes. La preuve,
c’est que lors de nos enquêtes menées au Rwanda après le génocide, on a trouvé
partout des exemplaires de Kangura. L’exemplaire de Kangura n° 6 a été dans
toutes les maisons. J’en ai trouvé sept, huit exemplaires, j’en ai même donnés
à des journalistes parce que j’en avais plus qu’il m’en fallait. Cela a été
extrêmement diffusé.
J’ajoute - là c’est un problème technique - que c’est un journal
qui est très solide. Cela n’a l’air de rien, mais il faut savoir que c’est un
pays humide, tropical. Il a une couverture cartonnée qui paraît presque plastifiée.
L’intérieur est fait avec un papier épais - ce n’est pas Le Soir, je pense que
c’est avec du 49 g ou du 56 g - là c’est du papier de 90 ou 100 g, c’est
du papier qui dure très longtemps, qui tient très bien et qui permet une énorme
diffusion. Je crois que l’impact au Rwanda a été considérable.
Le Président : Peut-être
la presse radio ?
Jean-Paul CHRETIEN : Je
reviens sur la presse écrite. Ce chiffre de 10.000 peut, du point de vue européen,
paraître comme limité par rapport à une population de 6 à 7 millions d’habitants,
mais effectivement, un même exemplaire est lu par beaucoup de monde. Il faut
se rappeler que c’est un mensuel ou un bimensuel selon les cas. Donc, quand
il arrive, il y a beaucoup de gens qui sont intéressés. D’autre part, il ne
faut pas oublier, c’est un point important, que le génocide a été perpétré par
beaucoup de gens qu’on a mobilisés pour cela, mais il y a des acteurs plus ou
moins importants et c’est un des aspects essentiels du génocide. Le génocide
a ses cadres, si on peut dire, il a ses organisateurs. C’est tout ce monde administratif,
politique, intellectuel local qui lisait ce journal. Je veux dire que le fait
qu’il ne soit diffusé qu’à 10.000 exemplaires selon nous, n’empêche pas qu’en
fait cela représente beaucoup. Quant à la radio, effectivement, il y a eu, je
n’ai plus les chiffres exacts en tête, une montée très importante entre les
années 1970 et la fin des années 1980, du nombre de postes de radio disponibles
à travers le pays. Je crois qu’il devait y avoir un poste de radio pour une
trentaine de personnes en moyenne à travers le pays.
D’autre part, la radio était bien entendue partout, non seulement
la radio nationale mais la RTLM qui a pu disposer des relais de la radio nationale,
on a des témoignages à différents endroits de l’audition de la RTLM. La radio
en quelque sorte, a donné une ampleur inouïe à la propagande déjà présente dans
un organe comme Kangura ou dans d’autres organes. Kangura n’est pas seul. Ce
qui nous a frappé d’ailleurs, c’est qu’il y a des échos entre la presse écrite
et cette radio, il y a des formes d’injures à l’égard des Tutsi mais aussi à
l’égard des opposants démocrates Hutu que l’on retrouve à la radio. Dans Kangura,
on fait la propagande, en 1993, de la nouvelle RTLM, on voit des dessins où
on voit les figures des principaux acteurs de la RTLM, donc ils se donnent la
main si on peut dire. Il y a comme un prolongement. Alors, comme pendant le
génocide, la presse écrite s’est interrompue, la situation de violence extrême
a interrompu toute diffusion de presse écrite, c’est la radio qui a pris le
relais de façon décisive à ce moment-là.
Le Président : Est-ce
que vous avez pu constater que, à partir du moment où le génocide débute - vous
venez d’expliquer que la presse écrite disparaît pratiquement du jour au lendemain,
je dirais, en raison de la violence des affrontements - dans les enregistrements
que vous avez pu consulter de la radio nationale et de RTLM, avez-vous pu relever
des termes comme « nettoyer », « travailler » et avez-vous
pu saisir éventuellement le sens autre que celui que nous lui donnerions lorsqu’on
nous dit de « travailler » ou lorsqu’on nous dit de « nettoyer »,
est-ce que cela apparaissait quelque part fréquemment ou pas ?
Jean-François DUPACQUIER : Je
pense, Monsieur le président, que ces termes sont clairement utilisés pour dire
qu’il faut liquider les Tutsi. On va d’ailleurs bien au-delà puisqu’on emploie
même le terme « arracher les racines ». Il faut savoir « qu’arracher
les racines », cela veut dire tuer les bébés. Quelquefois d’ailleurs, les
auteurs de ces déclarations radiodiffusées vont encore plus loin puisqu’il leur
arrive, dans la frénésie des massacres, même de demander à leurs auditeurs -
on a le cas notamment juste avant l’opération Turquoise - de dire aux gens de
cesser de tuer en riant dans les rues parce que cela fera mauvais effet si les
militaires français les voient. Il faut donner une impression d’ordre. Il faut
dissimuler ce qui s’est passé. On dit très clairement là qu’il s’agit de cesser
de tuer les gens en public.
Jean-Paul CHRETIEN : Un mot sur
« travailler ». Je pense que là, on voit bien qu’en français, des
mots comme nettoyer, balayer, etc., ont pu être employés dans la langue française
dans d’autres situations de guerre civile. Mais le mot « travailler »
est employé dans un sens que tout le monde comprenait au Rwanda, parce que ce
n’était pas la première fois. Il y a une chose à bien se rappeler, c’est que
le génocide n’est pas tombé du ciel, s’est inscrit dans une histoire, dans une
logique, dans une logique d’une propagande, d’une idéologie et que quand on
employait un certain discours, on savait très bien ce qu’on disait et les gens
qui écoutaient savaient très bien ce qu’on disait aussi. « Travailler »
avait déjà été employé depuis même la révolution de 1959-1961.
Donc, il y avait l’idée que ce « travail », c’était celui
de promouvoir - là j’emploie le langage de cette propagande - la libération,
la défense du peuple majoritaire - sous entendu les Hutu, sous entendu le vrai
peuple rwandais autochtone - et de travailler donc à éliminer les gens, les
Tutsi, qui étaient censés empêcher cette libération. Mais depuis les années
1960, s’était ajoutée une autre connotation, celle des travaux communautaires
hebdomadaires, ce qu’on appelait l’Umuganda, où justement les gens étaient réunis
chaque semaine, à la fois pour des activités où il y avait de la propagande,
de l’animation comme on disait, mais il y avait aussi parfois - et souvent plus
ou moins activement - mais du travail de débroussaillage de routes, des choses
comme cela. Donc, quand on trouve « débroussailler » dans le langage
de cette propagande, c’est une image. Donc, on reprenait le vocabulaire du travail
communautaire mais avec ce sens que tout le monde comprenait, en l’occurrence
de l’éradication des Tutsi. Donc, on n’était ni devant un vocabulaire traditionnel,
dire « travailler » en kinyarwanda ne veut pas dire tuer, mais on
était devant un langage codé que tout le monde comprenait.
Le Président : Est-ce
que vous avez analysé d’autres presses que celles dites « de la haine » ?
Parce que peut-être y a-t-il eu dans la presse aussi des gens qui criaient :
« Attention, où allons-nous ? », qui appelaient au secours ?
Euh… je ne sais pas ?
Jean-Paul CHRETIEN : Absolument.
Notre objet était d’étudier les médias de la haine mais nous avions nous-mêmes
- Jean-François DUPACQUIER, moi et d’autres - nous avions nous-mêmes des collections
de journaux, pas complètes, mais pas mal d’exemplaires que nous avions rassemblés
depuis le début de ce réveil de la presse indépendante en 1990-1991. Il y avait
plusieurs de ces journaux d’opposition intérieure, d’opposition démocratique
intérieure, des journaux comme Kangura, Isibo, Ijambo, etc., qui dénonçaient
dans cette course contre la montre entre la recherche de la paix et de la démocratie
ou une politique de guerre et avec à la clé une extermination des Tutsi. Il
y a une véritable course contre la montre entre ces deux options, surtout entre
1991 et 1994. On voit très bien comment les journaux que j’appellerais démocratiques
au sens plein du terme, signalent cela. Par exemple, quand en mars 1992, il
y a eu de très graves massacres dans le Bugesera au Sud-Est du pays qui ont
représenté une sorte, à l’échelon local, de répétition de ce qui allait se passer
en 1994, nous voyons non seulement les partis d’opposition dans leurs déclarations
mais la presse dénonçait cela. Quand, le 22 novembre 1992, un universitaire
qui s’appelle Léon MUGESERA a tenu un discours disant que cette fois-ci, « il
ne faudrait plus oublier de tuer les bébés si on faisait le nettoyage »,
il y a des journaux intérieurs même de la presse officielle comme Imvaho, qui
se sont émus de ce discours. Donc, il ne faudrait pas croire que toute l’opinion
rwandaise s’est résumée entre des gens qui seraient dans la guerre civile du
côté du FPR ou du côté du pouvoir. Il y avait en fait une ouverture de débat
qui semblait très prometteuse dans le Rwanda de cette époque.
Jean-François DUPACQUIER : Est-ce
que vous me permettez d’ajouter juste un mot, Monsieur le président ? Je
voudrais juste dire, cela paraît peut-être une évidence mais il faut toujours
le rappeler, que ce n’est pas d’un côté une presse Hutu et de l’autre côté une
presse Tutsi. Il y a beaucoup de journalistes Hutu qui protestent et qui dénoncent
les événements à venir parce que ce n’est pas une surprise, ils les dénoncent
clairement. Vous avez peut-être vu la caricature qui est parue dans la couverture
de notre livre, c’est une caricature qui date de 1991-1992 et on annonce les
massacres. On voit Hassan NGEZE avec un porte-voix sur lequel est marqué Kangura
et qui appelle les gens à s’entretuer. Un journaliste comme Vincent RWABUKWISI
qui est un journaliste Hutu qui est d’ailleurs le fondateur de ce premier journal
modéré qui s’appelle Kanguka, il le dit cent fois dans son journal, et bien
d’autres le disent. C’est une réaction de la société démocratique au Rwanda,
ce n’est pas une société Hutu ou Tutsi. C’est la société démocratique contre
une poignée de gens qui ont décidé ce qu’on découvrira après, être le complot
du génocide.
Le Président : A-t-on
une idée du nombre de journalistes qui sont morts au cours des événements ?
Jean-François DUPACQUIER : D’après
les décomptes que nous avons pu faire au mois de septembre 1994, deux mois après
la fin du génocide, nous avions compté 50 morts sur les 100 journalistes rwandais.
Encore une fois, sur ces 50 morts, une majorité de journalistes Hutu, pas mal
de journalistes Tutsi - presque tous d’ailleurs - la moitié des journalistes,
toutes presses, tous médias confondus, presse écrite, radio, pas la peine de
parler de la télévision parce qu’elle était embryonnaire. La moitié de la corporation
a disparu au Rwanda, c’était la moitié du total des journalistes tués dans le
monde, tous pays confondus, en 1994. Mais il faut dire que beaucoup de ces journalistes
s’étaient manifestés justement par leurs protestations contre les dérives autoritaires
et les menaces d’extermination et puis les massacres précédents.
Le Président : Ce qui
veut dire malgré tout, si vous dites journalistes Hutu, journalistes Tutsi,
journalistes d’opposition malgré tout dans les victimes ?
Jean-François DUPACQUIER : Monsieur
le président, je dirais journalistes tout court, ni Hutu ni Tutsi, mais des
gens qui faisaient leur travail de journaliste, et qui en sont morts.
Le Président : Y a-t-il
des questions à poser aux témoins ?
Me. GILLET : Est-ce que vous
avez eu accès aux documents, aux livres qui concernent le conseil d’administration
de RTLM, de même que plus généralement, à tout ce qui concerne l’administration
aussi bien du journal de presse écrite que vous avez cité qu’à RTLM ? Et
est-ce qu’on a pu dégager un certain sens sur le simple fait de faire partie
de ce conseil d’administration, qui en faisait partie ? Voilà ma question.
Il faut savoir que l’un des accusés se voit reprocher d’avoir fait partie du
conseil d’administration de RTLM ?
Jean-François DUPACQUIER : Je
vous répondrais qu’il y a plusieurs niveaux dans cette affaire. Il y a d’abord
tous les gens qui pensaient au départ, que cette radiotélévision était devenue
une entreprise purement commerciale et qui ont décidé d’y mettre quelques économies.
Je crois que la mise de fonds était de 5.000 francs rwandais, ce n’est pas énorme,
ce n’est pas non plus négligeable, et que des centaines de personnes ont accepté
d’y mettre un petit peu d’argent, parfois comme cela en espérant rentrer dans
leurs fonds et même au-delà, d’autres par opportunisme parce que leur chef de
service le leur avait dit, ou pour se faire bien voir. Le conseil d’administration,
c’est un autre problème. Si on rentre peu à peu vers les cercles du pouvoir,
on s’aperçoit qu’il y a deux choses dans RTLM. Il y a, d’une part, une myriade
d’actionnaires, tous ne sont pas des génocidaires comme on dit. Certains d’ailleurs
étaient d’opposition, certains sont morts, il y avait même quelques Tutsi parmi
ces actionnaires de base, on dira. Par contre, dès qu’on rentre au conseil d’administration
et qu’on s’approche du noyau central, il en va évidemment différemment. Mais
c’est dans tous les journaux comme cela.
Le Président : Est-ce
qu’on voit aussi, en ce qui concerne Kangura, quelles seraient les personnes
qui faisaient partie du conseil d’administration ?
Jean-François DUPACQUIER : Ce
qu’on voit, Monsieur le président… Kangura, c’est assez difficile parce que
c’est une revue, je dirais, relativement informelle puisqu’elle ne paie pas
ses factures, donc on ne sait pas très bien qui paie. Ce qu’on peut dire, c’est
que Hassan NGEZE était le prête-nom de cette revue car dans les quelques feuillets
écrits de sa main qu’on trouve dans la revue, on a l’impression d’avoir affaire
à un quasi-analphabète. Il est évident qu’on lui fait signer des textes qui
ne sont pas de lui, cela impliquerait d’ailleurs une analyse graphologique pour
déterminer qui sont les vrais auteurs. Par exemple, ce sont « Les dix commandements
du Muhutu » dont on parlait tout à l’heure, il y a une petite mention manuscrite,
elle est originale, qui est une sorte de paraphe de bon à tirer, on n’a pas
l’impression que ce soit de la main de Hassan NGEZE, il faudrait qu’un graphologue
s’en mêle pour nous dire scientifiquement ce qu’il en est. Mais encore une fois,
nous n’avons pas de conseil d’administration, on ne sait pas très bien qui se
cache derrière, il y a des rumeurs, il y a des témoignages. On sait qu’il y
a des militaires de Gisenyi derrière Kangura, que Hassan NGEZE vient de Gisenyi,
qu’il est téléguidé par des extrémistes. Le vrai problème, c’est qui sont les
extrémistes ? Juste un mot parce que je ne voudrais pas être trop long.
Il ne faut pas non plus s’imaginer que le Rwanda, c’est d’un côté un petit groupe
d’extrémistes, de l’autre côté une masse de suivistes et puis après un million
de victimes. Au sein du pouvoir, il y a plusieurs factions extrémistes. Il y
a une concurrence de l’extrémisme mais il n’y a pas de fatalité de l’extrémisme.
Et moi j’en veux pour preuve, que l’enquête menée par la Fédération
internationale des droits de l’homme début 1993, a sans doute empêché qu’un
génocide se produise à cette date-là parce que l’année 1992 est une année terrible.
On expérimente le génocide dans le Bugesera à la suite des appels incendiaires
de Radio Rwanda le 5 mars 1992. Des gens disparaissent, on extermine par-ci,
par-là quelques populations - je dirais malheureusement et la suite le démontrera
- pour se faire la main. Il y a les déclarations de Léon MUGESERA à la fin novembre
1992 qui appelle à jeter les Tutsi dans la rivière pour qu’ils retournent en
Ethiopie d’où ils viennent. Curieusement, ce régime qui fait semblant - enfin
qui explique aux diplomates qu’il ne peut pas faire autrement, qu’on ne peut
rien faire contre l’extrémisme - il suffit qu’arrive la Commission d’enquête
internationale pour que tout se calme, ce qui prouve que si la Communauté internationale
avait vraiment fait des efforts pour empêcher le pire d’arriver, le pire ne
serait pas arrivé.
Le Président : D’autres questions parmi
les membres du jury ? Monsieur l’avocat général ?
L’Avocat Général : J’ai une
question. Lorsque vous avez dit tout à l’heure, que vous avez retrouvé dans
un tiroir, le dossier de préparation du n° 6 Kangura, est-ce qu'à cette occasion
vous n’avez pas découvert autre chose aussi ? Est-ce que vous n’avez pas
découvert des listes ?
Jean-François DUPACQUIER : Non,
à cette occasion, j’ai découvert le fonctionnement d’abord de la Régie de l’imprimerie
scolaire qui était une imprimerie gouvernementale essentiellement composée de
personnes originaires de la région de Gisenyi, c’est-à-dire du Nord du pays,
des gens plutôt protégés par le pouvoir, ce qui explique que, d’après ce qu’on
m’a dit, il n’y a pas eu de Hutu tués dans cette imprimerie, c’est une grosse
imprimerie, il devait y avoir quelque chose comme 100 ou 120 salariés. Par contre,
beaucoup d’Interahamwe qui ont fui après le génocide et quand j’ai visité ces
locaux, il ne restait peut-être même pas le quart du personnel, presque tout
le monde avait fui et par contre, ils avaient laissé effectivement les archives
comme « Les dix commandements » ou comme les archives de la comptabilité,
ce qui permettait de savoir quelles étaient les dates de Kangura. Mais pas de
listes particulières, non.
L’Avocat Général : Je signale…
Parce que dans votre livre, vous écrivez que vous avez découvert une prétendue
liste de cotisations individuelles au FPR, une liste qui vous semblait clairement
falsifiée et truquée d’une façon naïve et qui datait de 1990.
Jean-François DUPACQUIER : Vous
avez tout à fait raison. Je n’ai pas eu l’impression de découvrir une liste
mais j’ai découvert un document truqué, je m’en souviens d’ailleurs très bien.
Ici, si vous avez été scout ou même si vous vous êtes amusé à des jeux d’enfants
d’espionnage, on crée des faux documents. Alors, on prend une cigarette et puis
on fait des trous dans le document et puis il a l’air vieux et on le brûle un
peu sur les côtés, il a l’air encore plus vieux. C’est exactement cela, ce document.
C’est un document truqué d’une façon vraiment infantile parce qu’on l’avait
brûlé à la cigarette dans les blancs. Nulle part, les textes écrits n’étaient
brûlés, ce qui prouvait bien qu’on avait cherché à en faire un document authentique.
Je ne sais pas de quelle officine peu professionnelle cela venait. C’était une
sorte de liste, effectivement de cotisants. Je n’ai pas parlé de ce document
tout à l’heure parce que cela ne tient pas la route, ce n’est pas une liste,
c’est une espèce de document truqué comme on en a vus malheureusement beaucoup
dans Kangura.
Parce que dans Kangura, on trouve toutes sortes de documents émanant
parfois de services officiels. Il y a des documents qui viennent de la police
au Rwanda, il y a des fiches, il y a des photos d’identité qui ont été données
à la police pour un passeport, on retrouve cela dans Kangura. Je le dis parce
qu’il faut se rappeler que Kangura, c’est quand même un mensuel protégé par
le pouvoir. J’ai une raison particulière du dire parce que moi, j’avais été
spécialement choqué par ces « Dix commandements du Muhutu ». Lorsque
le général le témoin 32 est venu en France au mois d’avril 1991, quelques mois
plus tard - c’était exactement le 24 avril - moi je suis venu à cette conférence
de presse, j’avais la photocopie de Kangura entre les mains et je l’ai lue.
Cela a jeté un froid évidemment dans le salon du grand hôtel parisien, c’était
au Claridge où cela se passait. Et j’ai dit : « Monsieur le témoin 32,
est-ce que vous savez que si on publiait en France un pareil texte, le journaliste
irait en prison ? ». Il m’a répondu textuellement : « Monsieur,
au Rwanda, c’est comme cela qu’on entend la liberté d’expression ». Cela
veut dire quand même que Kangura n’était pas un journal tellement hostile au
régime ni mal vu par le régime.
Jean-Paul CHRETIEN : Je vais
dire un petit mot. Les journalistes d’opposition à ce moment-là publient souvent
des articles où ils disent que Kangura - qui publie aussi des accusations, des
dénonciations, des appels à la haine contre les traîtres, contre les complices,
etc. - en fait tout cela vient des services de la sûreté, des services de renseignements
rwandais. C’est en tout cas une accusation que l’on trouve souvent dans les
journaux d’opposition. Kangura serait en fait l’écho sonore non seulement des
milieux extrémistes, mais des milieux de la sûreté.
Le président : D’autres questions ?
Maître GILLET ?
Me. GILLET : Monsieur le
président, une question que j’aurais déjà souhaité poser à Madame DESFORGES
parce qu’elle en parle dans son livre, mais il se faisait tard vendredi. Les
témoins s’expriment sur la notion d’accusation en miroir qui est beaucoup intervenue
dans ce travail de propagande qui a été fait pour préparer le génocide. Est-ce
qu’ils pourraient nous éclairer sur cette question et son utilisation concrète ?
Le Président : Je vous en
prie.
Jean-François DUPACQUIER : Monsieur
le président, il y a un exemple tout à fait frappant de cette accusation miroir,
c’est le rôle qu’a joué le livre d’un français qui est décédé depuis, qui s’appelle
Roger MUCHIELLI qui est un sociologue. Ce sociologue est un adhérent de la ligue
des droits de l’homme en France, un ancien résistant, un homme au-dessus de
toute critique. Il a été très prolifique, il a écrit dans sa vie une trentaine
d’ouvrages sur la sociologie, et il s’est également intéressé au nazisme. Il
a écrit un livre pour dénoncer les méthodes du nazisme, comment on manipule
les foules et comment se préserver de ces manipulations. Dans l’enquête de la
FIDH, on a retrouvé un texte où on explique qu’il faut s’inspirer de MUCHIELLI
mais on l’a relu à l’envers, c’est-à-dire en miroir en disant : « Voilà,
MUCHIELLI nous a indiqué comment il faut faire pour manipuler les foules ».
Au début d’ailleurs, cette petite note - plusieurs pages quand même - était
tellement spectaculaire qu’on a cru que MUCHIELLI - qu’on ne connaissait pas
et qui est peut-être lui aussi un extrémiste qu’on avait sorti de je ne sais
quelle officine - il s’agissait bien d’une méthode de manipulation parfaitement
organisée par ses auteurs pour tromper l’opinion et aboutir au massacre. Car
ce qu’on constate, quelquefois il y a, vous savez, ce qu’on appelle un racisme
ambiant - je m’excuse du terme - mais on appelle cela « les bons nègres ».
On pense qu’un nègre est un « bon nègre », c’est-à-dire un type un
peu bêta qui est incapable d’hypocrisie, de dissimulation, de ruse et de capacité
idéologique profonde.
Je n’ai pas besoin de rappeler que tout cela est une vaste fumisterie.
Les personnes dont on parle ont pratiqué au Rwanda les mêmes méthodes de nazisme
- je crois que Jean-Pierre CHRETIEN a parlé de nazisme tropical - qui ont servi
à exterminer les Juifs et les Tziganes pendant la dernière guerre mondiale en
partant des mêmes bases avec la même intelligence, la même ruse, la même duplicité
et la même opiniâtreté. Et la façon dont ils se sont servis des études et des
travaux de ce pauvre MUCHIELLI le prouve abondamment.
Jean-Pierre CHRETIEN : Moi j’ai
été très intéressé quand j’ai lu ce chapitre du livre « Aucun témoin ne
doit survivre » parce que lorsque nous avions réalisé à quatre, l’étude
des médias du génocide, je me rappelle d’un chapitre que nous avons écrit, je
crois dans la 5e partie, qu’on avait appelé « Les jeux
de la vérité ». On avait trouvé que dans cette propagande, il y avait une
méthode - que nous percevions en analysant les textes - qui consistait à tout
mettre en doute et, d’autre part, à mettre l’opinion en état de tout croire,
y compris toujours que finalement, les futures victimes étaient les vrais coupables.
On était arrivé à cela par une analyse de texte.
Et voilà qu’Alison DESFORGES et son équipe ont trouvé à Butare qui
a représenté à plusieurs prises, Butare qui est un des lieux les plus terribles
du génocide mais qui a été aussi un lieu des cerveaux, parce que par exemple
la RTLM évoque à plusieurs reprises ce qu’ils appellent les intellectuels ou
les érudits de Butare. Il y avait là quelques personnes qui ont élaboré - j’allais
dire scientifiquement - ce procédé, ce qui est donc le procédé en miroir qui
consiste à accuser l’adversaire ou le supposé adversaire, les Tutsi, des crimes
que l’on va commettre contre eux. C’est une méthode qui consiste en fait à orchestrer
la rumeur. J’entends ou je lis souvent que lors du génocide, il y a eu des rumeurs.
Mais la rumeur, cela, des journalistes critiques l’avaient déjà écrite à l’époque.
La rumeur, en fait, n’est pas anonyme, elle est anonyme apparemment, mais en
réalité elle est entretenue et développée par certains. Un exemple à Butare,
pour enclencher les tueries qui ont commencé dans le deuxième tiers du mois
d’avril, on a fait courir le bruit que le FPR allait attaquer depuis le Burundi
et donc que les Hutu étaient menacés. Cette méthode du mensonge, ce qui a été
fascinant, c’est qu’effectivement Alison DESFORGES et son équipe aient trouvé
un document qui montrait que c’était conscient.
Le Président : D’autres questions,
Maître GILLET ?
Me. GILLET : Monsieur le
président, les témoins ont utilisé à plusieurs reprises tout à l’heure, le terme
« peuple majoritaire ». L’anthropologue Luc de HUYSE, dans l’émission
« Etat d’urgence » que nous avons vue l’autre jour, utilise cette
expression : « Les Hutu majoritaires utilisent la démocratie comme
une arme ». Je voudrais demander aux témoins s’ils peuvent nous expliquer
ce dont il s’agit exactement. Est-ce qu’il y avait une conception de la démocratie,
donc d’être démocrate, qui rentrait dans le cadre de cette notion de peuple
majoritaire, nous expliquer de quoi il s’agit en réalité ?
Jean-Paul CHRETIEN : Oui,
en quelques mots parce qu’on est au cœur d’une idéologie. Comme chacun le sait,
la composante Tutsi de la population représente une minorité de la population,
entre 15 et 20% et la composante Hutu, une majorité. Sans revenir sur toute
l’histoire du Rwanda, la révolution de 1959-1961 qui a renversé la monarchie
contrôlée par une aristocratie Tutsi, qui a mis en place une république Hutu,
a mis en premier lieu dans ses revendications, la libération du peuple Hutu.
Mais, et c’est là que commence à se mettre en place un véritable piège, à mon
avis, dans l’histoire de ce pays, c’est-à-dire l’idée que cette révolution souvent
comparée à celle de 1789 française ne conduisait pas à abolir les appartenances
héréditaires mais, au contraire, à les officialiser, à les renforcer, avec l’idée
que la démocratie c’était le pouvoir de la majorité Hutu en tant que telle.
On est arrivé à cette absurdité que même lorsqu’il y a eu un régime
né d’un coup d’état militaire, avec un parti unique, où le candidat était élu
avec 99 virgule je ne sais combien de % des voix - je parle du générale le témoin 32
- c’était toujours la démocratie puisque c’était un régime issu de ce peuple
majoritaire. Alors, l’expression au moment de la révolution, souvent «
Rubanda rugufi », le petit peuple, le menu peuple, accompagné verbalement
dans les séances d’animation de considérations sur la majorité, est devenue
même un slogan répété dans les années 1990 de « Rubanda nyamwinshi »,
c’est-à-dire le peuple des nombreux, le peuple majoritaire. Autrement dit, la
majorité est héréditaire et - c’est un point vraiment essentiel parce que cette
référence démocratique, c’est-à-dire nous sommes de la majorité, sous entendu
ethnique et sous entendu aussi du vrai peuple rwandais autochtone en tout avec
l’idée que la minorité n’est que composée d’immigrants nilotiques, je cite pratiquement
des phrases qui reviennent à plusieurs reprises - ce schéma tend à créer une
bonne conscience extraordinaire.
Devant le génocide, je suis frappé par deux choses : la cruauté,
tout le monde a vu ces images, mais aussi la bonne conscience qui est fondée
sur plusieurs choses. On pourrait aussi parler des problèmes de l’attitude de
l’Eglise catholique mais je pense qu’au départ, il y a surtout cette bonne conscience
du peuple majoritaire et l’idée démocratique dans laquelle ce pays s’est dévoyé.
Je pense que c’est une exploitation dévoyée de la majorité parce qu’elle est
considérée comme héréditaire, et quelle que soit la politique suivie par ceux
qui sont ou qui s’intitulent les représentants de ce peuple majoritaire, on
dira toujours que c’est démocratique.
Le Président : Autre question ?
Maître GILLET ?
Me. GILLET : Une dernière
question, Monsieur le président, mais qu’initialement je souhaitais poser à
Monsieur GUICHAOUA, mais je ne sais pas si finalement il vient ou pas…
Le Président : Aujourd’hui,
cela m’étonnerait, il est à Arusha.
Me. GILLET : Aujourd’hui,
je ne crois pas.
Le Président : On envisage
de l’entendre vers le 14 mai.
Me. GILLET : Je crois qu’il
vaut peut-être mieux que je pose tout de même ma question aujourd’hui puisqu’il
y a des témoins qui sont là et qui, je crois, connaissent ce sujet. C’est que
j’aurais voulu que ces témoins nous entretiennent de manière un petit peu plus
précise que ne l’ont fait Madame DESFORGES et Monsieur REYNTJENS - qui n’ont
fait qu’effleurer le sujet vendredi - sur la naissance des tendances Hutu Power
au sein des partis et comment cela a fonctionné surtout, la genèse on la connaît
un petit peu parce qu’on nous l’a exposée, mais comment cela a fonctionné concrètement
dans les derniers mois qui ont précédé le génocide ?
Jean-Paul CHRETIEN : Effectivement,
c’est un problème essentiel parce que le génocide a eu lieu comme un complot
produit par un groupe extrémiste proche du pouvoir mais il n’a été possible
que parce qu’il a rallié en quelque sorte de nouveaux adhérents. Je vais essayer
quand même d’être le plus simple possible dans cet échiquier politique. Ce qui
est intéressant au Rwanda dans les années 1990 à 1993, c’est qu’il y a un pluralisme
d’opposition. Ce pluralisme tourne notamment autour des trois pôles que sont,
d’une part, l’opposition armée, la rébellion, le mouvement armé du FPR, d’autre
part, le pouvoir du cercle présidentiel avec sa base régionale, avec les cadres
de l’ancien parti unique MRND et, d’autre part, les partis d’opposition. Parmi
ces partis d’opposition, celui qui tenait la position clé, c’était le Mouvement
Démocratique Républicain, le MDR. Ce MDR effectivement, son histoire illustre
tragiquement ce qui s’est passé, progressivement, à partir surtout - depuis
1992. C’est-à-dire que ce grand parti d’opposition s’est déchiré en plusieurs
factions. Il faut dire tout de suite que c’est cela que souhaitait le pouvoir
du témoin 32. S’il se trouvait en face non seulement d’une rébellion armée
mais d’une opposition forte et unie, il devait céder et d’ailleurs il a dû céder.
On voit encore, au lendemain des massacres qu’évoquait tout à l’heure
Jean-François DUPACQUIER dans le Bugesera en mars 1992, pratiquement un front
commun qui demeure pour protester contre cela de la part de toute l’opposition.
Et puis, à partir du moment où un gouvernement qui incluait des représentants
de la faction présidentielle et de cette opposition a été formé en avril 1992
et que des rencontres ont eu lieu avec le Front patriotique rwandais à Paris,
à Bruxelles, etc., et que les négociations d’Arusha ont commencé en juillet
1992 - donc, pour notre calendrier climatique, durant l’été 1992 - on voit à
ce moment-là le parti MDR notamment, se scinder entre deux grandes tendances,
une tendance qui au fond veut aller jusqu’au bout dans la négociation pour la
paix et pour un changement des institutions, et une tendance qui, au fond, tend
à se rapprocher du pouvoir du témoin 32, qu’on va appeler - à partir de 1993
surtout - la tendance Hutu Power, pouvoir Hutu, pouvoir de la majorité Hutu.
Au milieu, j’allais dire, un marais de gens hésitants, mais dont
les positions vont être importantes. J’ai suivi d’assez près l’évolution de
ces positions parce qu’une de mes étudiantes à Paris a préparé un mémoire que
nous avons publié aux éditions Cartalos sur ce problème et où nous avons pu
disposer de tous les dossiers qui ont accompagné la confection du livre de Monsieur
SAUR sur « L’ influence parallèle sur l’IDC ». Dans ces dossiers,
on trouve beaucoup de documents très significatifs, c’est-à-dire qu’on voit
en été 1992 - encore une fois, au moment où il y a une ouverture du pouvoir,
mais où en même temps on a des signes très précis que le complot qui va mener
au génocide se met en place - c’est même fin mars 1992 qu’il y a un document
d’un rapport de l’ambassadeur de Belgique, je crois que c’est le 27 mars, disant :
« Il y a un état-major secret qui prépare l’extermination des Tutsi et
l’annihilation de l’opposition Hutu ». Donc, le gouvernement a deux fers
au feu : il fait semblant de s’ouvrir, le gouvernement - je veux dire le
pouvoir du témoin 32 - fait semblant de mener une politique d’ouverture et
prépare autre chose.
Dans cette situation, on voit certains éléments du MDR, au fond,
être davantage inquiets du rapprochement avec le FPR que des menaces que recèle
le régime du témoin 32. J’ai observé cela dans des positions - notamment de
la section Benelux du MDR où nous trouvons le nom d’un des inculpés et le nom
d’Alexis NSABIMANA - et nous voyons des positions qui consistent à dire, à critiquer,
en particulier en juillet 1992, le ministre des affaires étrangères du MDR,
Monsieur NGOULOURITSA qui a été assassiné ensuite pendant le génocide, qui avait
dit : « Cette paix doit se faire sans vainqueur ni vaincu car sinon
tout le monde subirait les retombées de ce sang versé ». A ce moment-là,
on voit des textes émanant de cette section du MDR qui dénoncent ce genre de
propos comme étant des propos dangereux par rapport à l’avenir de « la
démocratie » selon le modèle du Parmehutu, c’est-à-dire de ce qu’était
l’ancêtre de ce parti MDR ; je m’excuse d’être un peu précis, ce MDR, c’est
un nouveau parti, mais c’est aussi un parti issu de celui qui avait fait la
révolution de 1959, le parti du président le témoin 42. Au fond, ce parti était
déchiré entre le renouveau démocratique, entre la recherche de solutions pluralistes
nouvelles, et des gens qui voulaient, au fond, renverser le témoin 32 pour remettre
à la place un pouvoir qui reposait sur la même logique.
J’ai observé ce tournant en été 1992 très significativement et ensuite,
au début de l’année 1993. Au fur et à mesure que les négociations avançaient
à Arusha, parallèlement nous avons des provocations diverses. Et alors, on voit
une position exprimée par certains secteurs du MDR, pas seulement des secteurs
officiellement Power mais des secteurs qui se présentent comme modérés, ni le témoin 32,
ni FPR, mais qui vont dans le sens de : « Méfions-nous en priorité
du FPR et rapprochons-nous du MRND », on a des textes là-dessus qui montrent
cette évolution, et cela va déboucher sur l’éclatement, j’allais dire, complet
du MDR en plusieurs factions avec même des tentatives de création de nouveaux
partis, avec en avril 1993 un forum pour la paix et la démocratie, puis en juin-juillet
1993, le Parti pour le Renouveau Démocratique (PRD). Toutes ces factions, en
fait, n’ont qu’un mot à la bouche : « Il faut recréer l’unité du peuple
Hutu face au FPR ». Ce langage peut apparaître comme calme, comme modéré,
mais si on l’inscrit dans l’histoire du Rwanda et dans les enjeux de cette époque,
manifestement cela sonnait le glas de l’opposition intérieure, cela renforçait
le pouvoir du témoin 32, cela renforçait la logique de guerre entre le FPR
et le témoin 32 et donc cet éclatement du MDR et ensuite des autres partis, le
PSD a suivi plus tard sous le génocide, mais cet éclatement, à mon avis, est
difficile à analyser, il est complexe, il y a beaucoup d’ambiguïtés dans les
propos des acteurs mais il mérite une analyse parce qu’à l’issue de tout cela,
nous avons la logique du génocide, et par exemple Alexis NSABIMANA, que j’évoquais
tout à l’heure, est devenu responsable des services de la sûreté du gouvernement
génocidaire de KAMBANDA à Gitarama. Il y a là une dérive qui mérite la plus
grande attention effectivement.
Le Président : Une autre
question ? Maître LARDINOIS et ensuite Maître JASPIS.
Me. LARDINOIS : Je vous remercie,
Monsieur le président. J’aurais voulu que vous posiez à Monsieur CHRETIEN, la
question suivante et qui s’inscrit dans ce qu’il vient de développer. Est-ce
que le slogan « démocratie républicaine », selon lequel un homme/une
voix et donc le peuple majoritaire doit être au pouvoir, n’était en réalité
qu’une mystification dans laquelle sont tombés certains observateurs extérieurs
dans la mesure où la réalité, c’était une minorité Hutu du Nord-Ouest qui avait
le pouvoir. Donc, cette minorité en appelait au pouvoir à la majorité alors
qu’en réalité ce pouvoir était entre les mains d’une minorité.
Jean-Paul CHRETIEN : Rapidement,
je crois que j’ai déjà un peu développé les choses dans ce sens. Le régime de
le témoin 32 effectivement repose sur un petit cercle, sur une minorité qui est
censée représenter cette majorité populaire. Donc, quelque part, il y a effectivement
une mystification mais c’est plus qu’une mystification puisqu’elle s’enracine
sur une idéologie, sur une mise en condition des esprits, qui malgré tout commençait
à être mise en cause justement par le réveil démocratique des années 1990. Tout
le jeu des partisans du témoin 32 et de tous ceux qui se sont ralliés à lui
a été de remobiliser les Hutu autour de cette idée et de cette idée fondée sur
une haine de Tutsi. Le bouc émissaire Tutsi était également utile pour cette
politique. Je crois effectivement que beaucoup d’européens ont été abusés. Je
citais tout à l’heure cette opinion que j’ai trouvée dans des écrits français,
allemands, belges, selon laquelle ce régime était démocratique puisqu’il représentait
le peuple majoritaire. Et on trouve ces déclarations aussi bien dans des écrits
par exemple de l’Internationale démocratique chrétienne que dans des écrits
du parti socialiste français. Il y a eu là vraiment un faux-semblant et dans
lequel je pense que c’était vraiment une tragédie pour le Rwanda. Je pense que
c’est quelque part aussi un piège dans lequel les rwandais eux-mêmes se sont
pris les pieds et que les politiciens ont exploité cyniquement. Il y a aussi
quelque part un gigantesque piège et c’est vrai que les observateurs extérieurs
n’ont pas assez aidé à démêler.
Le Président : Maître JASPIS.
Me. JASPIS : Je vous remercie,
Monsieur le président. Le professeur CHRETIEN a parlé tout à l’heure, parmi
les nombreuses caractéristiques du génocide, de la cruauté et de la bonne conscience
en évoquant - mais en effleurant simplement - la question du rôle de l’Eglise.
Dans l’ouvrage, il y a effectivement un chapitre consacré à la mobilisation
de la religion. La religion c’est une chose, l’Eglise c’est autre chose ?
Ou sont les liens entre les deux, ou la manière dont ils ont pu percevoir le
rôle de l’Eglise à travers leur travail. Est-ce qu’il serait possible de les
interroger à ce sujet, s’il vous plait ?
Le Président : Mais je vous
en prie. Monsieur DUPACQUIER prend le relais.
Jean-François DUPACQUIER : Juste
un mot, ce serait un autre débat, je crois, de parler du rôle de l’Eglise au
Rwanda. Ce qui m’a profondément étonné, c’est que ces prêtres qui entendent
les gens en confession dans un pays extrêmement catholique, n’aient pas révélé
le complot du génocide. En septembre 1994, dans le cadre de la mission que nous
avons menée avec Robert MENARD, directeur de Reporters sans frontières,
nous avons rencontré l’abbé SIBOMANA dont tout le monde connaît le rôle dans
la défense des droits de l’homme. Il nous a dit à peu près clairement qu’il
s’attendait à cela, il n’était pas le seul. Alors, entre s’attendre à… et être
sûr de… il y a un fossé. Néanmoins, on est toujours frappé de voir qu’il y a
un complot, maintenant, cela ne souffre je ne crois pas vraiment de débat, que
dans ce complot il y a beaucoup de monde, que ces gens affichent une religiosité
ostentatoire, par exemple lors des apparitions de la Vierge à Kibeho, parce
que, là aussi, il faudrait parler de ces fameuses apparitions de la Vierge,
orchestrées par le régime et avec des prophéties sanglantes sur le Rwanda. On
se pose des questions effectivement sur le rôle de l’Eglise mais je crois qu’elle-même
se pose des questions là-dessus et ce n’est pas à nous d’y répondre.
Jean-Paul CHRETIEN : Effectivement,
ce serait un tout autre débat mais enfin il n’est pas négligeable. Il ne faut
surtout pas le caricaturer. Il y a eu beaucoup de contradictions internes au
sein de l’Eglise elle-même. Quand on dit l’Eglise, parle-t-on de la hiérarchie,
parle-t-on du clergé, parle-t-on de tous les fidèles, etc. ? Ces questions
sont souvent posées. Ce qui évidemment a piégé cette Eglise, c’est son lien
avec le régime en place depuis l’indépendance et même le rôle très direct qu’elle
a joué dans le changement de régime. Pour certains, je pense - et à l’époque
c’était essentiellement des missionnaires étrangers c’est avec une bonne conscience
qu’on peut comprendre parce qu’il y avait des choses à changer dans ce Rwanda.
Mais ensuite, ils se sont accrochés à ce lien avec le pouvoir - je parle de
certains évêques - d’une façon étonnante, puisque par exemple l’archevêque de
Kigali, pendant toute une période, était membre du Comité central du parti unique
jusqu’à ce que Jean-Paul II lui fasse remarquer que c’était contraire à ses
fonctions normales. Il y a aussi - ce qui nous a étonnés quand on a étudié les
médias - c’est l’utilisation, je dirais, d’une imagerie religieuse dans la propagande
raciste.
C’est très étonnant : on voit Saint-Joseph, la Vierge Marie,
l’enfant Jésus représentés dans Kangura et appelant à la lutte des Hutu contre
les Tutsi. On voit le témoin 32 présenté comme trop faible, alors on le représente
avec une soutane, un vêtement épiscopal ou en tout cas de prêtre et donc la
Vierge Marie a été invoquée, même en mai 1994, sur la RTLM, par un journaliste
qui interviewait une « voyante » racontant que la Vierge Marie encourageait
la lutte en cours et que la punition s’abattait sur les victimes puisque leur
père était mort, sous entendu le président le témoin 32. Il y a utilisation de
la justice. Ce qui m’a frappé, parce que je suis assez sensible au respect des
valeurs religieuses, c’est qu’il y avait des attitudes totalement blasphématoires,
de façon incessante. Une fois, en m’amusant dans une réunion où se trouvaient
surtout des éléments chrétiens, je leur ai dit que je trouvais que le premier
commandement était particulièrement méprisé par ces extrémistes et que je n’avais
entendu aucune position épiscopale officielle rwandaise pour protester contre
cette exploitation odieuse de la religion par une propagande raciste.
Le Président : Maître RAMBOER.
Me. RAMBOER : Monsieur le
président, j’ai deux questions à poser aux témoins. La première question concerne
justement le contenu des dix commandements. On a dit que c’était un texte raciste
et racial, abject, mais est-ce que les témoins peuvent dire ce qu’ils trouvent
dans ce texte ? Deuxième question, c’est une question sur le fait que les
Tutsi sont un autre peuple que les Hutu. C’est une représentation de l’histoire
du Rwanda qui est très fréquente en Belgique. Est-ce qu’on peut nous éclairer
sur l’origine de ce qu’on appelle le fameux « mythe hamythique » dont
aussi le professeur REYNTJENS nous a parlé ?
Jean-François DUPACQUIER : Un
mot à ce sujet, Monsieur le président. Si on interrogeait le public en Europe
sur ce que boivent les noirs, ils répondraient peut-être du banania. Cela ne
veut pas dire pour autant qu’ils auraient une vision juste des choses. Quand
on parle de l’ethnie Tutsi, il y a déjà beaucoup à redire au mot ethnie. Mais
quand on qualifie cette communauté comme ennemie, adversaire, foncièrement hostile,
malfaisante, trichant, escroquant, arrachant des secrets, s’apprêtant à redominer
la majorité Hutu, il est évident qu’on distingue un groupe de gens dont la logique
du discours est l’élimination. C’est d’autant plus frappant qu’aujourd’hui nous
avons tous à l’esprit le génocide.
Mais il faut se rappeler qu’en 1990, le Rwanda est un pays qui semble
aller vers l’apaisement. Le régime le témoin 32 est à bout de souffle. Les mariages
entre Hutu et Tutsi - on ne va pas parler de mariages interethniques parce qu’il
y aurait beaucoup à dire sur ce mot ethnique - mais sont la règle car 60% des
Tutsi épousent des Hutu. Le brassage de la population, s’il n’y avait pas des
mentions ethniques sur les cartes d’identité, deviendrait peu à peu invisible
en termes, disons d’idéologie du faciès. Quant aux « Dix commandements
du Muhutu », ils nous disent bien qu’il s’agit là d’un groupe avec lequel
il ne faut pas se mélanger, que justement ce mélange est redoutable, ce qui
est dangereux c’est la paix et ce qui est nécessaire c’est la guerre à cette
communauté parce qu’on nous parle de guerre. On nous dit : « Ces femmes
sont des prostituées, ce sont des espionnes, elles espionnent pour le compte
d’un complot Tutsi qui vise à vous dominer, vous les Hutu, il ne faut pas épouser
des Tutsi. Un militaire ne doit jamais épouser une Tutsi. Il ne faut pas faire
d’affaires avec les Tutsi parce que si on fait des affaires, ils vous rouleront
dans la farine, ils vous escroqueront, ils vous trahiront ».
Ce genre de texte - on en a connu d’autres dans l’histoire du monde
- évoque le « protocole des sages de Sion » qui est un texte
antisémite qui a été inventé par la police secrète, à l’époque tsariste, pour
justifier les programmes et ce n’est pas un hasard que chaque fois ce type de
texte prépare les massacres. Il faut rappeler que le « protocole des sages
de Sion » a été réutilisé par la propagande nazie. Il faut se rappeler
que les nazis disaient des femmes juives, ce que les extrémistes de la solution
finale au Rwanda disaient des femmes Tutsi. On parle d’une sexualité protéiforme,
d’une menace des ventres, de fécondatrices dont l’activité maternelle menace
la majorité, etc. Ce qui a frappé tout de suite un certain nombre de gens à
la lecture des « Dix commandements du Muhutu » c’est un texte
de mort, c’est un texte qui prépare l’élimination d’une communauté et qui la
retranche de la communauté nationale.
Le Président : D’autres questions ?
Vous souhaitez ajouter quelque chose ?
Jean-Paul CHRETIEN : Pas
sur les « Commandements de Muhutu » mais sur cette idéologie amythique.
Je pense que - surtout quand on débat de ce qui s’est passé en 1994 et les années
précédentes - on n’est pas dans un débat où on va trancher le passé de siècles
ou de millénaires de l’histoire du Rwanda. C’est une histoire compliquée, c’est
une histoire faite de rencontres de peuples différents mais très anciennement,
c’est une histoire qui a tous les contentieux qu’on peut imaginer, c’est une
histoire où l’ancienne monarchie, l’aristocratie - qui était autour de l’ancienne
monarchie - était essentiellement Tutsi mais 90% des Tutsi n’étaient pas des
aristocrates. Donc, c’est une histoire complexe et cela n’explique en rien le
génocide.
Ce qui explique le génocide, ce sont des choses beaucoup plus contemporaines
et c’est cette espèce d’obsession qui a été entretenue, il faut le dire, dès
l’époque coloniale de façon plus ou moins virulente et puis entretenue encore
après l’indépendance, selon laquelle les uns seraient d’une race, les autres
d’une autre race, les uns seraient autochtones, les autres venus de l’étranger.
Cela nous rappelle des vieux discours en Europe opposant, soi-disant les Gaulois
et les Francs dans la société française. Dieu merci, cela n’a eu ensuite guère
de succès dans notre histoire nationale. C’est un discours de races qui a été
particulièrement pernicieux parce que, évidemment, les milieux Tutsi qui sont
instruits, qui ont été favorisés à l’époque coloniale puisqu’ils étaient censés
être d’une race supérieure, pourquoi auraient-ils refusé de croire les européens
si savants et si puissants qui leur disaient cela ? Et par contre, la petite
élite Hutu qui a été instruite aussi et qui a été plus limitée que les Tutsi
formés sous la colonisation, elle était forcément frustrée. Il y a un héritage
de frustrations ou de préjugés qui en est sorti.
Ce qui est terrible, à mon avis - et il faut parler sérieusement
de ce qui a produit le génocide - c’est l’entretien de cette idéologie par une
République indépendante qui avait parfaitement les moyens les années passant,
Jean-François DUPACQUIER l’a rappelé, en fonction de toutes les relations dans
les écoles, dans les affaires, dans les mariages, etc., de gommer peu à peu
cette affaire au lieu de l’entretenir. Et par quoi cette obsession raciale a
été entretenue ? Par un calcul politique. Seulement une obsession raciale,
ce n’est pas n’importe quel calcul et c’est cela qu’on avait oublié. Parce qu’une
obsession raciale peut conduire à des génocides et on pouvait s’en rendre compte
en fonction de ce qui s’était passé déjà en 1964, en 1973 et dans les années
1990, avant le génocide. S’il faut parler d’idéologie amythique, effectivement
c’est de cela qu’il faut parler, c’est-à-dire de cette utilisation politique
d’une idéologie.
Le Président : D’autres questions ?
Me. GILLET : Monsieur DUPACQUIER,
vous avez déclaré que vous avez eu accès au dossier de fabrication de Kangura
du numéro dans lequel avait été diffusé « L’appel à la conscience des Bahutu ».
Est-ce que vous avez pu observer certaines choses au sujet de l’origine de ce
document, de son auteur, de ses auteurs ? Parce que je ne pense pas que
vous avez abordé précisément ce point.
Jean-François DUPACQUIER : J’avais
eu vent de rumeurs que le texte avait été rédigé en Europe. Quand on parle de
communauté rwandaise en Europe, évidemment on pense d’abord à la Belgique où
c’est là qu’il y a le plus de rwandais et puis en France, on savait un peu mieux
ce qui se passait et je n’imaginais pas que cela venait de cercles extrémistes
français. Je ne connais pas d’autres informations me permettant d’identifier
davantage l’origine. On m’avait dit que ces dix commandements avaient circulé
en Belgique mais je n’en savais pas plus. Je vous ai dit, ma seule certitude
c’est que ce texte était tout à fait bizarre par sa nature par rapport à tous
les autres textes que j’ai trouvés dans ce dossier de fabrication.
Le Président : Plus d’autres
questions ? Les parties sont-elles d’accord pour que les témoins se retirent ?
Monsieur CHRETIEN, est-ce bien des accusés ici présents dont vous avez voulu
parler ? Cette question que le Code m’impose de vous poser signifie simplement :
persistez-vous dans vos déclarations ?
Jean-Paul CHRETIEN : Oui,
Monsieur le président.
Le Président : Même question,
Monsieur DUPACQUIER.
Jean-François DUPACQUIER : Oui,
Monsieur le président.
Le Président : La Cour vous
remercie. Vous pouvez disposer librement de votre temps. Qui avons-nous comme
témoins présents ? Monsieur TWAGIRAMUNGU et Monsieur MATATA. Monsieur
DEGNI-SEGUI, etc., ne sont pas là je suppose ? Donc, Monsieur GUICHAOUA
ne viendra pas cet après-midi, il est retenu à Arusha, nous le savons. Nous
allons donc essayer de trouver une date mais qui sera après les auditions des
témoins venus du Rwanda pour ne pas perturber ces auditions. On ne renonce pas
de toute façon à l’audition de Monsieur GUICHAOUA. Monsieur DEGNI-SEGUI apparemment
n’a pas pu être joint, donc le problème se posera peut-être de savoir si on
renonce ou pas à son audition. Monsieur TWAGIRAMUNGU est présent et Monsieur
MATATA, qui devait être entendu hier et dont nous avons reporté l’audition aujourd’hui
est également présent. Je suggère que peut-être nous fassions maintenant une
interruption d’un quart d’heure et que nous entendions ensuite Monsieur TWAGIRAMUNGU.
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