assises rwanda 2001
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Instruction générale d'audience Audition témoins de contexte compte rendu intégral du procès
Procès > Instruction générale d’audience > Audition témoins de contexte > le témoin 135
1. C. Braeckman, journaliste 2. F. Reyntjens, juriste 3. A. Desforges, historienne 4. G. Sebudandi, journaliste 5. Y. Mukagasana, écrivain 6. R. Zacharia, médecin 7. J.P. Chrétien, historien, J.F. Dupacquier, journaliste 8. F. Twagiramungu, ex premier ministre rwandais 9. J. Matata 10. C. Vidal, historienne, sociologue 11. C. De Beul, ingénieur technicien 12. W. Defillet, assistant social 13. E. Vandenbon, assistante sociale 14. A. Vandeplas, magistrat retraité 15. le témoin 39, ex militaire de l’APR 16. le témoin 135 17. Explication suite déroulement procès 18. le témoin 41, sociologue 19. F.X. Nsanzuwera, ex procureur République à Kigali 20. A. Guichaoua, sociologue et commentaires A. Higaniro
 

5.5.16. Témoin de contexte : le témoin 135

Le Président : L’audience est reprise, vous pouvez vous asseoir. Les accusés peuvent prendre place. Madame le témoin 135 ? Madame, quels sont vos nom et prénom ?

le témoin 135 : Je m’appelle le témoin 135.

Le Président : Quel âge avez-vous ?

le témoin 135 : J’ai 44 ans.

Le Président : Quelle est votre profession ?

le témoin 135 : Je suis femme au foyer.

Le Président : Quelle est votre commune de domicile ou de résidence ?

le témoin 135 : C’est Ottignies-Louvain-la-Neuve.

Le Président : Madame, connaissiez-vous les accusés ou un des accusés avant les faits qui leur sont reprochés, c’est-à-dire avant le mois d’avril 1994 ?

le témoin 135 : Non, aucun.

Le Président : Vous n’êtes pas de la famille des accusés ni des parties civiles ?

le témoin 135 : Non plus.

Le Président : Vous ne travaillez ni pour les accusés, ni pour les parties civiles ?

le témoin 135 : Non.

Le Président : Je vais vous demander, Madame, de bien vouloir lever la main droite et de prêter le serment de témoin.

le témoin 135 : Je jure de parler sans haine et sans crainte, de dire toute la vérité et rien que la vérité.

Le Président : Je vous remercie, vous pouvez vous asseoir, Madame. Madame, vous avez été citée à la demande de la défense de Monsieur NTEZIMANA. Vous avez écrit un livre ou peut-être plusieurs ?

le témoin 135 : J’en ai écrit un.

Le Président : Qui s’appelle, qui s’intitule ?

le témoin 135 : Comme la langue entre les dents.

Le Président : Et ce livre explique quoi, en gros hein, ou contient quoi ? Il contient des témoignages, je ne sais pas, contient… ?

le témoin 135 : Ce livre explique en peu de mots mon trajet du Rwanda jusqu’ici, pour dire qu’avec les événements de 1994, j’étais là-dedans et j’ai fait tout le trajet jusqu’ici. Et c’est cela que mon livre explique en fait. Je dirais que j’ai été un peu, c’est pas un peu, j’ai été bouleversée par ce qui s’est passé. J’ai été… j’ai souffert, je me suis cachée, j’ai fait tout le trajet, tout le calvaire possible jusqu’ici, et c’est cela que j’ai voulu mettre par écrit. Pourquoi ? Pourquoi j’ai écrit ? C’est parce que je n’ai pas su parler. C’est parce que, pendant la guerre, il n’y avait pas à parler de la souffrance, et puis il fallait se cacher ; il y avait à chercher à manger, je crois que c’était cela qui était préoccupant. Et quand je suis arrivée ici, j’ai eu à manger, je n’étais plus chassée, si vous voulez et… et  j’ai pensé, j’ai repensé à ce que j’ai vécu et j’ai eu mal, sinon j’ai plus souffert que quand j’ai vécu. Et j’ai voulu parler à quelqu’un. Quand j’ai voulu parler, ou il n’y avait personne pour m’écouter, ou j’avais l’impression que personne ne voulait m’écouter. Mais c’était fort en moi et j’ai voulu parler, donc j’ai écrit ce livre pour moi d’abord, parce que je voulais sortir ce que j’avais.

Et par après, je me suis dit : « Oh non, il faut… oui, il faut parler mais il faut revivre », parce que j’étais dans une dépression, je ne savais quoi faire. Il fallait revivre. Mais revivre, c’était quoi pour moi ? Revivre, c’était oublier ces cauchemars que j’avais, ces… parce qu’à chaque fois je revoyais les têtes des miens, je revoyais les machettes, je revoyais je ne sais quoi encore. Ce n’était plus le monde qui tournait autour de moi, non. C’étaient les hantises que j’avais des miens. Et je me suis dit : « Si je n’écris pas, si je ne fais pas hommage à eux, c’est une peine perdue ». Et j’ai écrit pour eux. Par après, le but de mon livre, c’était rendre hommage aux miens. Et après, je sentais que ce n’était pas fini, il faut quelque chose d’autre. Ce quelque chose d’autre, c’était quoi ? C’était savoir pourquoi cela m’est arrivé, savoir pourquoi ces gens ont été tués. Et cela n’était plus de mon ressort, je ne savais plus savoir pourquoi. Je me dis : « La justice est là et s’en charge, mais moi, de mon côté, je rends hommage aux miens ». J’ai parlé, je ne suis plus hantée et c’est bon et c’est comme cela que j’ai écrit ce livre.

Le Président : Vous étiez… résidiez où lorsque vous étiez au Rwanda ?

le témoin 135 : Nous habitions Kigali.

Le Président : Kigali. Vous avez perdu des membres de votre famille ?

le témoin 135 : Oui, il y en a beaucoup. J’ai perdu tous mes frères, sinon il en reste trois.

Le Président : Et vous avez compris pourquoi c’était arrivé ?

le témoin 135 : A ce moment-là, il y avait à tuer les Tutsi puisqu’ils sont Tutsi, ils ont été tués. On recherchait des Tutsi, ils étaient Tutsi, voilà, ils ont été tués. Et je ne sais pas pourquoi.

Le Président : A Kigali, les événements ont commencé très tôt. Les… les tueries, les poursuites de Tutsi ?

le témoin 135 : Je crois que cela a commencé le 7 au matin, à ce que je sache, je crois que c’est le 7 au matin. Et je crois que c’est…, que deux de mes frères sont morts à ce moment-là, le 7 au matin, ceux qui habitaient Kigali.

Le Président : Vous avez vu des tueurs ?

le témoin 135 : Non, parce que j’étais cachée, je ne savais pas les voir quand même. Mais j’ai vu des morts, mais je ne les ai pas vu tuer, mais j’ai vu des morts.

Le Président : Vous vous cachiez, vous aviez peur de qui ? Vous aviez peur des militaires ? Vous aviez peur des Interahamwe ou d’autres milices de partis politiques ? Ou bien vous aviez peur de votre voisin Hutu ?

le témoin 135 : Tout au début, tout au début des événements du 7 avril, il y avait… il y avait une certaine réticence, il y avait une méfiance, quoi, entre les gens. On voyait bien que les Hutu et les Tutsi ne s’entendaient pas, il y avait quelque chose, cela je l’ai vécu moi-même. Mais au moment même du 7, je n’avais pas peur de mon voisin qui… mais j’avais plutôt peur des Interahamwe parce que, jusque-là, ce sont eux qu’on voyait faire du mal, quoi : des arrestations, des manifestations, et ils étaient vraiment agressifs. Donc, je dirais que jusqu’au 7 ou même après, j’avais plutôt peur des Interahamwe. Ce n’est que plus tard que j’ai appris, que j’ai vu que les militaires sont dedans. Ce n’est que plus tard aussi que j’ai vu que la population s’était mêlée à l’attaque. Mais, tout au début, moi je voyais que c’étaient des Interahamwe et d’abord je ne voyais pas. Je ne sentais pas que c’était visible, ce n’était pas le Tutsi en soi qui était visé. Moi, je pensais toujours à cette guerre entre deux armées, à la guerre entre le FPR, le parti de la rébellion à ce moment-là, et le parti au pouvoir, l’armée nationale. Mais, ce n’est qu’après que les choses ont changé dans les cœurs, du moins dans mon cœur. J’ai compris autrement.

Le Président : Et vous vous êtes cachée où ? Chez des personnes ou, je ne sais pas, dans les collines, dans les… ?

le témoin 135 : Nous sommes restés chez moi dans ma famille jusqu’au 9 avril et quand les balles et tout ont commencé à tomber chez nous, nous avions des voisins, c’était la MINUAR, des gens de la MINUAR qui habitaient à côté de nous, et on leur a demandé de nous évacuer, mais vers chez moi, parce que mes parents habitaient à 12 km de la capitale. Et eux, ils nous ont dit : « Non, on ne sait pas aller jusque-là. Il faut aller au stade de Amahoro ». Et voilà, on nous a amenés au stade de Amahoro. On est resté au stade de Amahoro pendant… jusqu’en mai. Et voilà. On était au stade de Amahoro. Il y avait beaucoup de réfugiés là-dedans. Et après mai, je crois qu’il y a eu des bombes qui tombaient au milieu du stade. Il y avait beaucoup de gens qui mouraient et il y avait aussi des représailles. Il y avait des gens qui entraient, on voyait que ce n’était pas sain comme camp et on a dit : « Autant quitter pour aller à Butare parce que mon mari, lui, habite Butare ». A ce moment-là, c’est là où a commencé un peu de méfiance parce qu’on a dit, il y avait des groupements de personnes, je crois des intellectuels, à ce moment-là qui ont dit : « Non, quand même on ne peut pas rester au milieu des balles, il faut qu’on retourne sur nos collines ». Parce que, jusque-là, on pensait que la guerre c’était dans Kigali tout simplement. On croyait qu’ailleurs c’était sain. Quand on a demandé à être évacué sur nos collines, on a dit : « OK, on fait des listes et chacun dira là où il voudrait aller ». Ceux qui voulaient sortir ont écrit.

Après le jour de l’évacuation, on a su qu’il fallait changer des gens qui étaient logés ou qui étaient gardés à un des hôtels à Kigali, à Mille Collines, contre ceux qui voudraient sortir. On a dit : « Non, on quitte un endroit où il y a des grenades, il y a des… il y a tout,  et des gens y vont ». Et ont dit : « Non. Ceux qui sortent, c’est… Non, ceux qui sortent, ce sont des pro-KAMBANDA - KAMBANDA, c’était le premier ministre à ce moment-là - et ceux qui restent sont des pro-FPR ». On s’est dit : « Aïe, aïe, aïe ».  Mais comme on avait déjà dit, on s’est dit : « Pro-KAMBANDA, c’est quoi ? KAMBANDA, nous on ne connaît pas, il faut sortir, il faut aller à Butare, un point, un trait ». C’est comme cela qu’on est sorti en mai. Et voilà. Mais la guerre était là. On a fait au moins 12 jours, je crois, pour arriver à Butare.

Le Président : Donc, vous avez fait inscrire votre nom sur une liste ?

le témoin 135 : Oui.

Le Président : Qui était remise à qui ?

le témoin 135 : cette liste était… Le stade de Amahoro était gardé, je dis gardé, par la MINUAR. Donc, la MINUAR a occupé les bâtiments et les gens étaient tout au milieu et c’étaient eux qui… qui parlaient aux gens, quoi. Et c’étaient eux qui servaient d’intermédiaires entre les réfugiés et le Front patriotique, qui était à côté. Il y avait, euh,  je ne sais quoi qui était à côté. Donc, on devait remettre la liste aux représentants, quelqu’un de la MINUAR, et ce quelqu’un de la MINUAR demandait au FPR. Ces listes ont été déjà faites et chacun avait marqué où il devait se rendre.

Le Président : Et vous avez été accompagnés pour votre déplacement vers Butare ?

le témoin 135 : Si.

Le Président : Par qui ?

le témoin 135 : Pas vers Butare. Il y avait…

Le Président : Vous êtes partis vers où ?

le témoin 135 : non, non, non…

Le Président : Et les gens qui étaient sur la même liste que vous, qui avaient la même destination que vous, vous êtes partis vers où ?

le témoin 135 : Voilà. On est monté dans le camion de la MINUAR, il me semble, et il y avait un autre camion des forces du FPR, qui était devant. La MINUAR suivait avec des réfugiés. Et, arrivé quelque part à Kigali, le camion de la MINUAR reprenait les gens qui étaient à Mille Collines et repartait vers le stade. Et ceux qui sortaient du stade, eux, il y avait le camion des gens de KAMBANDA, de l’armée nationale quoi, qui les conduisait jusque là où ils devaient aller. Mais on n’a pas été à Butare, jusqu’à Butare. On est descendu jusqu’à 12 km, je crois, de Kigali et on nous a déposés là-bas. Mais on ne nous a pas amenés dans nos collines et tout, non, pas du tout.

Le Président : Mais donc, ce déplacement s’est fait jusqu’à 12 km, en dehors de Kigali, d’abord du stade jusqu’à l’hôtel des Mille Collines, dans un camion de la MINUAR…

le témoin 135 : Oui.

Le Président : …précédé d’un camion du FPR…

le témoin 135 : Oui, on échangeait des passagers, si vous voulez.

Le Président : Oui. Ensuite, dans un camion de l’armée rwandaise ?

le témoin 135 : Non, on restait dans le camion de la MINUAR…

Le Président : Oui…

le témoin 135 :  …mais c’étaient les gens, les militaires qui devaient convoyer, je crois qu’on dit comme cela…

Le Président : Convoyer, oui, oui…

le témoin 135 :  …c’étaient, pour les gens qui sortaient, c’étaient les militaires de l’armée rwandaise, à ce moment-là, qui les prenaient. Pour ceux qui devaient aller au stade, c’était le camion du FPR  qui devait les convoyer.

Le Président : Qui retournait.

le témoin 135 :  Voilà.

Le Président : Mais donc, vous n’avez pas été jusque là où vous souhaitiez aller ?

le témoin 135 : Non. On est resté à…

Le Président : Vous êtes arrivés finalement à Butare ?

le témoin 135 : Oui. On est arrivé finalement à Butare.

Le Président : Vous êtes arrivés à Butare à quel moment ? Vous savez situer la date ?

le témoin 135 : La date exacte, je ne l’ai pas. Mais je crois que nous sommes sortis le 27 ou le 26, je ne sais plus, mai, et on était à Butare vers le 4 ou le 5 juin. C’est début juin qu’on était arrivé à Butare. On a fait trois jours à Gitarama.

Le Président : A Butare, lorsque vous y avez séjourné, vous y avez séjourné longtemps ?

le témoin 135 : Oui, tout un mois.

Le Président : Tout un mois.

le témoin 135 :  Oui.

Le Président : Avez-vous éventuellement entendu parler, à Butare, du rôle qu’auraient eu certaines personnes, à Butare, dans les tueries commises à Butare ?

le témoin 135 : Non. Ces gens, je ne les connaissais pas. Mais on racontait beaucoup. On racontait beaucoup de ce que les intellectuels de Butare avaient fait. Cela se racontait comme cela. Parce que Butare, normalement… normalement, Butare est une des préfectures les plus… qui était plus… tolérante, si vous voulez. Donc, les gens de là-bas vivaient plus aisément qu’ailleurs. Et quand je suis arrivée à ce moment-là, on parlait des… des horreurs qui ont été commises là et je sais qu’on a accusé, à ce qu’on a raconté, on a accusé plutôt les intellectuels, les militaires et les bandits. On disait : « Tel bandit a fait, a été… », il y avait ces trois. Mais la population en soi…

Le Président : On ne disait pas : « Tel intellectuel a fait cela, tel militaire a fait cela ? ».

le témoin 135 : Non. Là où j’étais, on ne parlait que d’intellectuels parce que Butare, c’est une ville intellectuelle. Autour de l’université donc, on parlait…

Le Président : Et on disait qu’ils avaient fait quoi, les intellectuels de Butare ?

le témoin 135 : Qu’ils avaient commandité, qu’ils avaient dirigé, qu’ils n’avaient rien fait pour sauver, qu’il avaient… donc, on leur donnait tort. Mais c’était…

Le Président : Mais sans citer des noms précis ? Sans dire : « C’est le docteur Untel, c’est le professeur Machin-Chouette, c’est… ? ». 

le témoin 135 : Non. Jusque-là, non. Je n’ai pas de noms comme cela, non.

Le Président : Vous êtes restés à Butare tout un mois ?

le témoin 135 : Oui.

Le Président : Et puis vous avez quitté le Rwanda ?

le témoin 135 : Oui. C’est-à-dire que, en juin, je crois que c’était le moment où le FPR arrivait tout près de Butare. Et… comme on avait déjà vécu au stade de Amahoro et qu’on avait vu la guerre, comment c’était la guerre, on s’est dit : « Si le FPR  arrive, là c’est la guerre, il faut fuir ». Et on a quitté Butare pour Gikongoro, c’est la commune voisine, et Gikongoro, on y est resté aussi, je crois, une semaine et demie sinon deux et on dit : « Le FPR arrive, il est tout près ». Il fallait fuir le FPR. On a fui le FPR de Gikongoro et on est allé à Cyangugu. Et là, arrivé à Cyangugu. Non, avant Gikongoro, on a créé… il y a la Turquoise…

Le Président : Oui. Vous dites qu’il fallait fuir le FPR ?

le témoin 135 : Oui. Parce que pour nous, c’était une armée.

Le Président : Vous êtes Tutsi ?

le témoin 135 : Oui.

Le Président : Donc, même comme Tutsi, l’armée du FPR faisait peur ?

le témoin 135 : C’est une armée. Pour moi, c’est une armée et le FPR ne me connaît pas outre mesure, je ne suis pas membre, quoi. Je ne suis pas militaire. Pour moi, c’est une armée.

Le Président : Et le FPR avait la réputation de… de s’attaquer aux civils ?

le témoin 135 :  Pas nécessairement. Mais tout simplement, c’était une armée qui attaquait le pays et ces deux armées se combattaient.

Le Président : Donc, vous ne souhaitiez pas être prise…

 le témoin 135 : …entre les deux.

Le Président : …entre le feu du FPR et de l’autre armée ?

le témoin 135 : Oui, il fallait fuir les deux, c’est tout. On a fui jusque Gikongoro. De Gikongoro, on a dit : « Il y a la Turquoise qui arrive ». la Turquoise, c’était… on a dit : « On reste à Gikongoro ». Mais comme les Interahamwe étaient tout le temps à côté, ils tiraient… ils tuaient les gens juste à ce moment-là, on s’est dit : « Non, on ne peut pas rester ». On a dû… On a pensé à aller dans un camp qui était… c’était un camp dressé par, je crois, je ne suis pas très sûre…, par la Turquoise. Mais là, on voyait que tout le monde y allait. Et tout le monde y allait. On avait peur des militaires, on avait peur des Interahamwe, on avait peur de tout le monde. On s’est dit : « Non, si on y va, on serait pris ». On n’a pas voulu, et on a continué jusque Cyangugu. On est resté à Cyangugu, je crois, 3 jours aussi, et on a fui. Donc, on a traversé la frontière vers le Zaïre, je crois… je crois le 17 juillet, c’est là où on a traversé la frontière. On est allé au Zaïre.

Le Président : Et vous êtes arrivée en Belgique à quel moment ?

le témoin 135 : Je suis arrivée en Belgique en septembre 1996.

Le Président : Donc, vous avez résidé plus d’un an au Zaïre ?

le témoin 135 : Un an et demi, oui. J’étais à Uvira.

Le Président : Bien. Y a-t-il des questions à poser au témoin ? Oui, Maître BELAMRI ?

Me. BELAMRI : Je vous remercie, Monsieur le président. Pourriez-vous demander au témoin d’expliquer ce que signifie pour elle le titre de son ouvrage « Comme la langue entre les dents ? ».

Le Président : Cela signifie quoi ?

le témoin 135 : Normalement, cela peut avoir deux significations. Dans ma langue, c’est une expression pour dire : « On n’a pas où donner sa tête, on ne sait pas quoi choisir ». Cela, c’est une expression que j’ai reprise mais qui n’est pas très très vraie parce que, normalement, je devais remettre entre guillemets et tout. Mais cela peut être autre chose aussi. Cela peut être que, pour moi, dans mon for intérieur, parce que les Rwandais, les Hutu et les Tutsi pour moi, ils doivent vivre ensemble. Tu sais pas choisir un camp et oublier l’autre. Pour moi, cela signifie que ces gens doivent vivre ensemble, quoiqu’on fasse, quoiqu’on dise, ils doivent vivre ensemble. Et dans mon expression, c’est dire : « Je sais pas. Est-ce que je dois prendre le camp des Tutsi ? ». On est là, on ne sait pas ce qu’il faut faire et c’était ma situation pendant la guerre.

Le Président : D’autres questions ? Oui, Maître BELAMRI ?

Me. BELAMRI : Je vous remercie, Monsieur le président. Une question pour en revenir au sujet des listes évoquées au stade Amahoro par le témoin. Si vous le permettez, il y a un très bref passage de son ouvrage et j’aimerais qu’elle nous en dise la conclusion puisqu’elle était sur place et inscrite sur ces listes : « La veille de l’évacuation, un soldat de la MINUAR… »

[Interruption d’enregistrement]

…utilise notre envie de vivre en paix pour nous prêter des préférences politiques. Suis-je bête ! ». Le témoin peut-il tirer la conclusion de ce passage et nous l’expliciter ?

le témoin 135 : Oui, je peux bien le dire. Je crois que pour moi, les gens qui étaient au stade de Amahoro, c’étaient des réfugiés comme tout le monde, des Hutu et des Tutsi à ce moment-là. On ne voulait vraiment, on ne voulait pas sortir parce qu’on était pro-KAMBANDA ou pro-comment encore. Tout simplement, on voulait sortir des balles et aller chez nous, parce qu’on se sent toujours très libre ou bien à l’aise une fois chez soi. Et ceux qui restaient, qu’ils le veulent, sans le vouloir plutôt, on leur a dit : « Vous qui préférez rester, c’est que vous préférez le FPR ». Ce n’était pas juste non plus. Et pourquoi j’ai dit que j’étais bête à ce moment-là ? Parce que je me dis, si mon mari, je crois que je ne l’ai pas dit, mon mari est Hutu, moi je suis Tutsi, je dis : « Si on reste au stade et qu’on a montré déjà qu’on est…, qu’on voudrait sortir et qu’on nous a qualifiés de pro-gouvernemental, d’office si tu restes dans le camp maintenant pro-FPR, il y a la mort et il y a tout ce que tu veux qui pouvait suivre ». C’est pour cela que j’ai marqué cette phrase.

Le Président : Une autre question ? Oui, Maître VANDERBECK ?

Me. VANDERBECK : Je vous remercie, Monsieur le président. Pour revenir à l’épisode du stade à Amahoro, le témoin nous a dit, qu’après avoir fait sa liste, la MINUAR avait été escortée par un convoi du FPR jusqu’à l’hôtel des Mille Collines et que, là, un convoi des forces armées rwandaises avait pris le relais pour les conduire en dehors. C’est comme cela que je l’ai compris. Peut-être que le jury va peut-être être un peu perdu et peut-être qu’on peut expliquer quelle était la raison, pourquoi il y avait des troupes du FPR ? Quelle était leur importance ? Ce qu’il faisait là ? Quelle était leur position ? Quel était le rôle ? On se trouve quand même à ce moment-là au mois de mai 1994, c’est-à-dire, en plein milieu des massacres.

le témoin 135 : Je crois qu’il y avait une partie déjà prise, contrôlée par le FPR, et une autre partie qui était toujours dans les mains de du FPR. Là, je ne saurais pas vous dire exactement ce qui est quoi et tout. Mais ce qui est sûr, c’est que le FPR pouvait bien aller dans la zone qu’il contrôlait mais il ne pouvait pas aller dans une zone qu’il ne contrôlait pas, là c’est sûr. Et cela s’est passé comme cela. Donc, ils ont pris là où ils contrôlaient et ils nous ont fait arriver jusqu’à Mille Collines, au rond-point de là, et ils sont repartis, avec les gens qui étaient à Mille Collines. Et nous, nous sommes partis avec les gens, comme ils ont dit, des sympathisants du… de l’armée rwandaise.

Le Président : On peut peut-être rappeler que depuis les accords d’Arusha, il y avait un certain nombre de soldats du FPR qui se trouvaient casernés dans Kigali même. Même avant le 6 avril 1994, il y avait un contingent du FPR qui se trouvait dans Kigali même, cela faisait partie notamment des accords d’Arusha. D’autres questions ? S’il n’y a plus de questions, les parties sont-elles d’accord pour que le témoin se retire ? Madame, est-ce bien des accusés ici présents dont vous avez voulu parler. Le sens de cette question est simplement de savoir si vous confirmez les déclarations que vous venez de faire.

le témoin 135 : Oui, je le confirme.

Le Président : Eh bien, la Cour vous remercie pour votre témoignage et vous pouvez disposer librement de votre temps, Madame.

le témoin 135 : Merci.