5.5.13. Témoin de contexte: Elsa VANDENBON, assistante sociale
Le Président : Madame VANDENBON ?
Madame, quels sont vos nom et prénom ?
Elsa VANDENBON : VANDENBON
Elsa.
Le Président : Quel âge avez-vous ?
Elsa VANDENBON : J’ai 63.
Le Président : Quelle est votre
profession ?
Elsa VANDENBON : Je suis assistante
sociale.
Le Président : Quelle est votre
commune de domicile ou de résidence ?
Elsa VANDENBON : Actuellement ?
Le Président : Actuellement.
Elsa VANDENBON : Je réside à Nairobi.
Le Président : Connaissiez-vous,
Madame, les accusés avant les faits qui leur sont reprochés, Monsieur NTEZIMANA,
Monsieur HIGANIRO, Madame MUKANGANGO, Madame MUKABUTERA ?
Elsa VANDENBON : Les deux sœurs,
je les connais, oui.
Le Président : Depuis avant le
mois d’avril 1994 ?
Elsa VANDENBON : Oui.
Le Président : Bien. Etes-vous
de la famille des accusés ou de certains des accusés ou des parties civiles ?
Elsa VANDENBON : Non, Monsieur.
Le Président : Vous n’êtes pas
attachée au service, donc vous n’êtes pas sous contrat de travail avec les accusés
ou les parties civiles ?
Elsa VANDENBON : Non, Monsieur.
Le Président : Je vais vous demander,
Madame, de bien vouloir lever la main droite et de prêter le serment de témoin.
Elsa VANDENBON : Je jure de parler
sans haine et sans crainte, de dire toute la vérité et rien que la vérité.
Le Président : Je vous remercie,
vous pouvez vous asseoir. Madame VANDENBON, vous trouviez-vous au Rwanda en
1994 ?
Elsa VANDENBON : Oui, Monsieur.
Le Président : Vous y étiez depuis
un certain temps ?
Elsa VANDENBON : Oh oui, j’y
étais depuis 1968.
Le Président : Et vous avez quitté
le Rwanda à quel moment ?
Elsa VANDENBON : J’ai quitté le
Rwanda le dimanche, le 24 avril.
Le Président : 1994 ?
Elsa VANDENBON : Oui, Monsieur.
Le Président : Quelle était votre
fonction au Rwanda, qu’y faisiez-vous ?
Elsa VANDENBON : En ce moment-là,
depuis 16 ans, je travaillais avec la jeunesse sans étude et sans école. Euh…
sans travail.
Le Président : Vous avez donc
été témoin de ce qui s’est déroulé en avril 1994 ?
Elsa VANDENBON : Oui, Monsieur.
Le Président : Vous vous trouviez
où au Rwanda, à ce moment ?
Elsa VANDENBON :
Je…
Le Président : A Kigali, à… ?
Elsa VANDENBON : Non. Je me trouvais
à Butare.
Le Président : A Butare ?
Elsa VANDENBON : Oui, Monsieur.
Le Président : Vous avez appris
à Butare le fait que l’avion du président le témoin 32 avait été abattu à quel
moment, personnellement ?
Elsa VANDENBON : J’ai appris cela
à Gakoma. Je n’étais pas à Butare ce jour-là, j’étais à Gakoma, dans la région
de Butare, mais pas à Butare même.
Le Président : Est-ce que dans
la région de Butare, dès que l’on a appris la nouvelle que l’avion présidentiel
avait été abattu, il y a eu des événements sanglants ? Tout de suite après ?
Elsa VANDENBON : Tout de suite
après, non. Moi, je suis revenue le même jour que j’ai appris la nouvelle. J’étais
à Gakoma et on bloquait toutes les routes, et tout cela. Il y avait des barrières
et moi, je suis revenue à Butare le même jour et je suis allée chez moi, je
n’ai rien vu de cela, non. Ce jour-là, non.
Le Président : Quand est-ce que
vous avez vu qu’il se passait des choses, notamment qu’on installait par exemple
des barrières ?
Elsa VANDENBON : Les barrières
y étaient tout de suite.
Le Président : Ah, les
barrières y étaient tout de suite, même dans Butare ?
Elsa VANDENBON : Oui, oui. Partout.
Si j’ai bon souvenir, oui.
Le Président : Sur ces barrières,
il y avait des personnes qui surveillaient ces barrières ? C’était quel
genre de personnes ? C’étaient des militaires ? C’étaient des miliciens
de partis politiques ? C’étaient des citoyens, j’allais dire, comme vous
et moi ? Mais des citoyens rwandais…
Elsa VANDENBON : Je pense, si
j’ai bon souvenir, c’était mélangé.
Le Président : Est-ce qu’il y
avait des gens qui avaient des armes à feu ? Des fusils ou des revolvers,
par exemple ?
Elsa VANDENBON : Les militaires,
oui. Mais les autres… Je pense que la plupart était des militaires, je ne le
sais plus très bien. Je vous le dis, je ne sais plus très bien. Je crois qu’il
y avait les deux. Les deux, mais surtout les militaires.
Le Président : Surtout les militaires ?
Elsa VANDENBON : Oui, j’ai
l’impression, oui.
Le Président : Dans les civils,
vous avez vu des gens à un moment donné, quels qu’ils soient, avant votre départ
en tout cas, bien sûr, avez-vous vu dans les civils, des gens qui avaient des
fusils ou des revolvers ou des pistolets, donc, des armes à feu ?
Elsa VANDENBON : Des armes à feu ?
Moi, quand j’ai quitté, le jour que j’ai quitté, je voyais les militaires qui
avaient des armes à feu mais je crois que la population avait plutôt des armes
blanches.
Le Président : C’est cela, des
machettes, des lances, des bâtons, des… ?
Elsa VANDENBON : Oui.
Le Président : Vous avez donc
quitté le 24 ?
Elsa VANDENBON : Le 24, oui, dans
l’avant-midi. Oui.
Le Président : Euh… Avez-vous
personnellement assisté, vu des meurtres à Butare ?
Elsa VANDENBON : Non. C’est-à-dire,
les gens qui habitaient, que j’avais cachés, si vous permettez que je vous explique ?
Le Président : Oui
Elsa VANDENBON : Les gens que
j’avais cachés, quand ils ont été tués, on est venu les enlever de la maison
et on m’a obligée durement de rester à la maison. Donc, on les a enlevés et
on les a emmenés dans un camion et ils ne sont plus revenus.
Le Président : Et vous n’avez
pas assisté à cela ?
Elsa VANDENBON : Non.
Le Président : Vous ne pouvez
pas, pour avoir été témoin visuel, dire : « Les meurtriers à Butare,
c’étaient des militaires ou c’étaient des civils ? ».
Elsa VANDENBON : C’est-à-dire,
je n’ai pas vu de meurtres mais j’ai quand même vu les gens qui les ont emmenés.
Le Président : Et les gens qui
ont emmené les gens cachés chez vous ?
Elsa VANDENBON : C’étaient deux
ou trois militaires et les autres… Cette nuit-là, les autres n’étaient pas là
mais nous avions été molestés à la maison avant et c’étaient aussi des civils.
Mais ce jour-là, c’étaient deux ou trois militaires.
Le Président : Vous les connaissiez,
ces militaires ? S’agissait-il de militaires de la région de Butare que
vous auriez déjà pu croiser dans la rue à d’autres moments ou s’agissait-il
de militaires venus de l’extérieur de Butare ?
Elsa VANDENBON : Je ne les connaissais
pas mais une jeune fille m’a dit qu’un de ces militaires était quelqu’un de
proche de Butare. Moi, j’avais l’impression à l’accent… Moi, je parle le kinyarwanda ;
j’ai eu l’impression, aux accents, que les autres n’étaient pas de Butare.
Le Président : S’agissait-il de
militaires de l’armée rwandaise ou de personnes habillées en militaire mais
qui auraient pu être, par exemple, du FPR ?
Elsa VANDENBON : Non, je crois
que c’était de l’armée rwandaise. Oui.
Le Président : Vous avez vécu
très longtemps au Rwanda, Madame ?
Elsa VANDENBON : Oui.
Le Président : Vous avez hébergé
chez vous, des gens qui ont été emmenés, venez-vous d’expliquer. Ces gens étaient
de quelle ethnie ?
Elsa VANDENBON : Ils étaient des
Tutsi.
Le Président : Exclusivement des
Tutsi ?
Elsa VANDENBON : Ceux qui ont
été emmenés, oui.
Le Président : Vous hébergiez
comme cela, vous cachiez chez vous comme cela, combien de personnes ?
Elsa VANDENBON : Au début, comme
j’habitais avec des Rwandaises, nous étions cinq, enfin, sans me compter, cinq,
2 Hutu et 3 Tutsi. Mais moi, je voyais que la situation se dégradait, qu’on
ne pouvait pas travailler. J’ai dit à toutes celles qui voulaient, qu’elles
pouvaient partir à la maison. Alors, les Hutu sont parties et les Tutsi m’ont
répondu : « Nous allons d’abord vérifier la sécurité sur la route »,
et elles ne sont pas parties. Donc, je restais avec 3 Tutsi.
Le Président : Que faisiez-vous
comme travail ?
Elsa VANDENBON : Moi, je travaillais
dans un atelier de couture avec des jeunes filles. Elles étaient au nombre de
83, mais, avec une assistance journalière de 50 à peu près. C’était un atelier
d’apprentissage et de travail sur commande.
Le Président : Avant les événements
d’avril 1994, avez-vous ressenti, vous, auprès de vos élèves, de vos apprenties,
auprès des gens que vous côtoyiez à Butare, aviez-vous l’impression qu’entre
ces personnes qui étaient Hutu et Tutsi - j’imagine qu’il y en avait des deux
ethnies - est-ce qu’il y avait des dissensions entre ces personnes ?
Elsa VANDENBON : Dissensions,
c’est beaucoup dire. Depuis la mort du président NDADAYE du Burundi, il y avait
une grande tension. Mais parmi ceux qui travaillaient avec moi, il n’y avait
pas… non je ne peux pas le dire, non. J’ai vécu seulement un petit fait. Deux.
Un petit fait, je peux vous le dire ou cela traîne trop peut-être ?
Le Président : Je vous en prie.
Elsa VANDENBON : Il y avait une
jeune fille qui était chargée de mettre les objets, les sacs à main et tout
cela, de côté quand tout le monde entrait dans l’atelier et puis, à un moment
donné, j’apprenais qu’elle vérifiait les cartes d’identité. Je ne savais vraiment
pas de quelle ethnie elle était, cela ne m’a jamais intéressée. Et je le lui
ai demandé, j’ai dit : « Pourquoi vous faites cela ? Est-ce que
c’est vrai ? ». Elle ne m’a pas répondu. J’ai demandé conseil à un
adulte de mes voisins que j’estimais beaucoup. Il disait que c’était bon
que la jeune fille, que je lui donne l’occasion de demander pardon à tout le
monde si elle acceptait ça, que peut-être que cela allait passer. Je l’ai fait
et cela a très bien marché. Et elle était Tutsi, cela, je l’ai su par après.
Le Président : Donc, pas de grande
mésentente ?
Elsa VANDENBON : Non, pas de mésentente
du tout. Pas du tout. Et le deuxième fait, c’était un soldat, parce que les
soldats qui venaient du front au Nord se reposaient à Butare, alors ils se promenaient
un peu partout ou quelquefois les soldats voulaient entrer dans l’atelier, moi
je… enfin, nous avions mis des rideaux pour que cela se termine. Cela n’a rien
donné de difficultés, non.
Le Président : Est-ce que vous
écoutiez la radio des Mille Collines ?
Elsa VANDENBON : Non, mais…
Le Président : Vous écoutiez radio
Rwanda ?
Elsa VANDENBON : Oui.
Le Président : Est-ce que radio
Rwanda lançait des messages à caractère raciste ?
Elsa VANDENBON : Moi, je n’ai
jamais entendu.
Le Président : Avez-vous entendu
dire, puisque vous n’écoutiez pas la radio des Mille Collines, mais peut-être
que certaines, par exemple de vos…
Elsa VANDENBON : Oui…
Le Président : …de vos étudiantes
ou de vos couturières écoutaient radio Mille Collines. Est-ce qu’elles vous
ont répété des messages qui auraient été prononcés sur les ondes de cette radio ?
Elsa VANDENBON : Pas tellement,
non. Mais la radio qui était écoutée, c’était Muhabura, qui a commencé à fonctionner
depuis 1991, si j’ai bon souvenir. C’était la radio du FPR. Et cela c’était
fort écouté parce que notre quartier était quand même très peuplé de Tutsi ;
il y en avait beaucoup, mais beaucoup de Hutu aussi, peut-être c’était moitié
moitié, ce qui n’était pas normal dans une population habituelle, les Tutsi
étaient moins nombreux. Mais là où j’habitais, c’était au moins 40%. On écoutait
beaucoup radio Muhabura le soir.
Le Président : Est-ce que cette
radio incitait à la guerre ou à la haine, au racisme ?
Elsa VANDENBON : Quand même, oui.
Le Président : Elle invitait éventuellement
les jeunes à venir rejoindre le FPR ?
Elsa VANDENBON : Oui. Oui. Moi,
j’assistais, je voyais, je connaissais, j’ai habité 16 ans dans la même maison,
dans le quartier. Moi, je voyais les jeunes qui allaient pour l’entraînement
au Burundi, qui revenaient, ils me racontaient. Et puis, on voyait aussi les
jeunes qui rejoignaient l’ex-FAR, qui rejoignaient l’armée nationale, on avait
les deux. Mais quand ils revenaient, c’étaient des amis, vous savez.
Il n’y avait pas de tension dans notre quartier.
Le Président : Qu’est-ce qui a
mis, à Butare, le feu aux poudres ?
Elsa VANDENBON : Ah, la mort
du témoin 32.
Le Président : Pourtant vous m’avez
dit : « A la mort du témoin 32, c’était encore très calme à Butare ».
Elsa VANDENBON : C’est-à-dire,
à Butare même, les tueries n’ont pas commencé mais on avait déjà donc les barrières.
Cela ne nous tranquillisait pas, non, quand vous ne pouvez pas sortir.
Le Président : Mais les tueries,
quand est-ce qu’elles commencent, à Butare ?
Elsa VANDENBON : Vous savez, la
date exacte, je n’ose pas le dire. Mais ce que je sais, c’est que c’est venu
du côté de Gikongoro. Parce que Butare, là où j’habitais, c’était sur une colline
et on pouvait le voir. C’est venu de Gikongoro, de la région de Gikongoro et
cela s’est approché, approché, approché. Et c’est pour cela que beaucoup de
gens ont fui vers Butare, c’était assez tranquille à Butare. C’est-à-dire, les
gens n’avaient vraiment… les gens locaux, hein, n’avaient pas envie, je crois,
de faire pour que ce soit… et nous étions très loin de la guerre aussi ;
la guerre était au Nord.
Le Président : Mais, par exemple,
vous avez quitté Butare ou le Rwanda, le 24 avril.
Elsa VANDENBON : Oui.
Le Président : Vous aviez chez
vous, trois personnes Tutsi…
Elsa VANDENBON : Oui, mais avant…
Le Président : Quand est-ce qu’on
est venu les chercher ?
Elsa VANDENBON : On les a tuées
la nuit du 22 au 23 avril.
Le Président : Est-ce que, avant
ce moment-là, vous aviez connaissance de tueries dans Butare ?
Elsa VANDENBON : Oh, oui, dans notre rue même, oui. C’est-à-dire, elles
étaient 8 Tutsi chez nous à ce moment-là parce que toutes les personnes en danger,
moi, je les laissais venir chez moi. Elles étaient 8.
Le Président : Et les tueries
dans votre rue, dans votre quartier à Butare, cela a commencé quel jour ?
Elsa VANDENBON : Oh, une
semaine avant.
Le Président : Une semaine avant ?
Elsa VANDENBON : Moi, je
crois réellement que nous étions la dernière maison de notre rue qui a été…
où on a tué. Même, à un moment, j’ai cru qu’on n’allait peut-être pas le faire.
Et puis, nous ne pouvions pas fuir, vous savez, partout c’était bloqué, partout
c’était plein de gens qui tuaient.
Le Président : Est-ce que vous
avez entendu parler de la visite du président intérimaire ?
Elsa VANDENBON : Oui.
Le Président : Est-ce que vous
avez entendu le discours qu’il a prononcé ?
Elsa VANDENBON : Oui, par la radio.
Le Président : Est-ce que c’est
après ce discours que, dans Butare, les tueries ont commencé ?
Elsa VANDENBON : Après.
Le Président : Ont commencé ou
se sont intensifiées ?
Elsa VANDENBON : Vous savez… Vous
voulez dire dans toute la préfecture de Butare ? Moi, c’est difficile pour
moi qui ne sortais pas pour savoir exactement. Mais peut-être, c’était déjà
avant. Parce que vous savez, à Gikongoro et tout cela, c’était tout près, Gikongoro,
on pouvait voir la limite. Alors moi, je crois que c’était déjà avant. Mais
surtout après peut-être. C’était de pire en pire.
Le Président : Vous avez dit tout
à l’heure que vous connaissiez les…
[Interruption d’enregistrement]
Elsa VANDENBON : …quand l’hôtellerie
était occupée, elles me donnaient même du logement dans le couvent. Oui, je
les connaissais de longue date, oui. Mais, je ne peux pas dire que quand j’allais
là-bas, que je parlais tout le temps, non, parce que j’allais pour me reposer,
pour écrire quelques lettres et puis, pour retourner le lendemain ou dans deux
jours.
Le Président : La dernière fois que vous…
donc, c’est au couvent de Sovu ?
Elsa VANDENBON : Oui.
Le Président : La dernière fois
que vous y êtes allée pour vous reposer ou pour écrire vos lettres, cela remontait
à combien de temps ? Ce n’est pas pendant les événements du mois d’avril ?
Elsa VANDENBON : Non, non. Ah
non, on ne pouvait plus quitter.
Le Président : Les contacts que
vous avez donc eus avec les deux religieuses qui sont actuellement accusées
avant les événements d’avril 1994…
Elsa VANDENBON : Oui, les
contacts avec les sœurs, oui, c’est avant.
Le Président : …les contacts que
vous avez eus à ce moment-là, donc avant avril 1994, comment est-ce que vous
décririez la personnalité de sœur Gertrude, j’imagine que c’est comme cela que
vous l’appeliez, et de sœur Marie Kizito, j’imagine aussi que c’est comme cela
que vous l’appeliez ? C’étaient des personnalités qui étaient quoi ?
Elsa VANDENBON : Moi, je trouve
que sœur Gertrude par exemple était une personne très paisible, qui ne cherchait…
parce qu’elle n’était pas responsable de l’hôtellerie, elle était responsable
de la communauté, donc, la sœur responsable de l’hôtellerie, c’était surtout
avec elle que j’avais à faire, mais elle était très… très paisible, une personne
de peu de paroles, sœur Gertrude. Sœur Kizito, je la connais moins, mais quand
même je la saluais aussi. Moi, je n’ai trouvé aucune chose exceptionnelle, non.
Elles… Non, moi, je les trouvais des personnes agréables.
Le Président : Y a-t-il des questions
à poser au témoin ? Monsieur l’avocat général ? Maître VERGAUWEN ?
Me. VERGAUWEN : Je vous remercie,
Monsieur le président. Pourriez-vous demander au témoin comment elle a ressenti
personnellement la période des événements, à savoir entre le 6 avril et le 24
avril 1994 ? Est-ce qu’elle avait peur, est-ce qu’il y avait un climat
de peur permanent, comment a-t-elle ressenti personnellement les choses ?
Le Président : Comment est-ce
que vous avez vécu et ressenti ces événements ? Est-ce que vous-même,
par exemple, vous aviez peur ?
Elsa VANDENBON : C’est-à-dire…
Le Président : Est-ce que les
jeunes filles qui travaillaient avaient peur ?
Elsa VANDENBON : Disons que tant
qu’on voyait de distance les maisons qui brûlaient, les gens qui couraient,
euh… je crois que nous avons pensé que cela n’allait pas arriver dans une ville.
Nous croyions que c’était peut-être pour la… Comment dirais-je… Comment est-ce
qu’on dit cela… Les villages. Mais peu à peu, on a vu que c’était de plus en
plus sérieux. On avait peur, oui, oui. On avait même blindé notre maison parce
qu’on pensait que quand les maisons ne s’ouvraient pas de devant, qu’on aurait
pu penser qu’il n’y avait personne dans la maison. Oui, nous avions peur. Oui.
Nous n’avons même presque pas mangé en 15 jours, presque. On buvait un peu d’eau,
mais chaque fois que nous voulions manger quelque chose, on entendait des tirs,
on entendait des gens qui criaient. Les nuits étaient lugubres, vraiment. C’était
horrible, vous savez, je vous assure, j’ai vraiment vu ce que nous avons appris
en étant enfants. J’ai vraiment vu l’enfer, oui. Et cela se déroulait devant
moi sur la colline, en face de Muhare, c’était tout près. Tout près.
Le Président : Une autre question ?
Me. VERGAUWEN : Oui, je vous remercie
Monsieur le président. Le témoin nous a dit tout à l’heure qu’elle avait hébergé
des Tutsi et que l’on était venu, je crois que c’était dans la nuit du 22 au
23 avril, chercher ces Tutsi chez elle. Est-ce que le témoin avait, à ce moment-là,
le sentiment qu’elle aurait pu empêcher cela, qu’elle aurait pu empêcher qu’on
vienne prendre ces réfugiés ?
Elsa VANDENBON : Merci, Monsieur.
Ils sont venus trois fois en fait, chez nous. La semaine avant… la même semaine,
je pense que c’était le mercredi avant, ou bien le mardi, les militaires sont
venus vers 11h et demie à la maison, dans l’avant-midi. Et je suis sortie. Chaque
fois qu’il y avait quelque chose, c’est moi qui sortais. Je suis sortie et je
leur ai demandé ce qu’ils voulaient. Et ils ont dit : « Nous voulons
les cartes d’identité ». Bon. J’ai montré ma carte d’identité, nous avons
montré nos cartes d’identité et puis… ils étaient aimables. Alors, je leur ai
dit : « Je voudrais que vous assuriez la sécurité de la maison ».
Parce que j’avais entendu dire qu’ici et là, dans les couvents, les paroisses,
on mettait la police et des gendarmes, j’avais entendu dire cela quand j’allais
à la messe. Alors, je leur ai demandé du faire pour nous. Mais moi, j’habitais
en plein quartier, dans une petite maison et ils ne l’ont jamais fait.
Alors, la deuxième fois, c’était un soir. Il y avait vraiment des
bandits, des, des…, des jeunes du quartier, que je connaissais, déguisés, qui
sont venus aussi en me promettant qu’ils allaient protéger notre maison et tout
cela. Moi, je les ai fort grondés. Je leur ai dit : « Vous n’avez
pas honte, vraiment, de participer à des choses, qu’on tue des gens alors qu’on
les connaît ». Ils sont partis.
Et puis la troisième fois, c’était le 22, la nuit. Et ce jour-là,
nous avions vraiment eu peur parce qu’on avait déjà appris que beaucoup de gens
étaient morts dans notre rue. Alors, j’ai demandé… J’avais vraiment peur, et
peur pour tout le monde, alors, j’ai demandé à un voisin Hutu si nous pouvions
passer la nuit chez lui. Et il a dit : « Oui, pas de problème ».
Il y avait énormément de gens qui abritaient des Tutsi dans notre quartier,
beaucoup. Alors, nous sommes allées là-bas et c’est là qu’ils sont venus. Je
pense qu’ils seraient venus chez nous aussi. Moi, je suis sortie de nouveau,
c’était, je crois, 1h00 ou 2h00 de la nuit. J’ai longuement parlé avec un des
militaires et il écoutait. Je lui disais : « Moi, j’ai toujours cru
que vous alliez vous entendre quand même, les accords de paix et tout cela ».
Et puis finalement, il y avait un autre qui disait : « Bon, ils doivent
tous finir ». Et on les a appelés. J’étais sur la rue, moi. Et il y a une
des filles qui est venue vers moi qui a dit : « Vraiment, Elsa,
entre dans la maison ». J’ai dit : « Non, nous avons vécu tous
ensemble dès le début que j’ai habité ici et je reste avec vous ». A ce
moment-là, les militaires m’ont vraiment poussée dans la maison. Alors, je suis
restée dans la maison avec une jeune fille Hutu et ils ne sont jamais plus revenus…
Ils ont été emmenés dans un camion. On tuait les gens en bas parce que c’était
un cimetière, c’est là qu’on les tuait. Je n’ai entendu aucun tir de fusil parce
que j’ai écouté et c’était proche. Je pense qu’ils ont été violés et tués à
l’arme blanche, je suppose.
Le Président : Bien. D’autres
questions. Maître CUYKENS ?
Me. CUYKENS : Oui, Monsieur le
président. Est-ce que vous pourriez demander au témoin, qui a donc séjourné
au Rwanda de 1968 à avril 1994, si après avril 1994, elle est retournée au Rwanda ?
Elsa VANDENBON : Non, je ne suis
pas retournée au Rwanda, non.
Le Président : Une autre question ?
Oui, Maître FERMON ?
Me. FERMON : Monsieur le président,
le témoin a exposé qu’elle a vécu dans la peur pendant plusieurs jours avec
ces 8 personnes d’origine Tutsi qu’elle cachait. Est-ce que pendant cette période-là,
à un quelconque moment, est-ce que le témoin a pensé à demander à ces personnes
de partir de la maison ?
Elsa VANDENBON : Monsieur, je
crois que j’ai déjà dit au début que j’avais donc 3 Tutsi et 2 Hutu avec moi
à qui j’ai demandé si elles voulaient rester ou partir. Alors, elles habitaient
habituellement chez moi pour des raisons de travail. Alors, j’ai demandé si
elles souhaitaient partir et je vous ai dit, je crois, que 2 sont parties, les
Hutu, parce qu’elles avaient sans doute moins peur de circuler et les Tutsi
ont dit : « Je vais d’abord vérifier ». Et en effet, quelques
jours après, on a de nouveau annoncé qu’on pouvait utiliser des marchés parce
que tout était bloqué, tout, tout, on ne circulait pas, il n’y avait pas de
marché sur la rue, on n’avait rien. Alors, on a donné l’autorisation qu’on pouvait
de nouveau ouvrir les marchés parce que les gens n’avaient pas à manger. Moi,
je ne suis pas allée au marché mais les jeunes filles ont dit : « Puisque
c’était vers cet endroit de marché que les gens de Gikongoro arrivaient, elles
pensaient que leurs familles seraient parmi ces-gens ». Alors, elles sont
allées et quand elles sont revenues, elles ont dit : « Nous ne sommes
même pas allées jusque-là, on avait trop peur, on est revenu ». Alors,
par après, les autres qui se sont joints, c’étaient les gens qui se promenaient
sur la rue et je savais qu’il y avait le danger. Je les ai invitées, si elles
voulaient, elles pouvaient rester chez moi. Et puis, les autres étaient des
voisins tout proches qui venaient chez moi, je pense, parce qu’ils pensaient
qu’ils étaient plus protégés. Alors, j’ai rien… j’ai laissé les gens libres.
Le Président : Bien. D’autres
questions ? Oui, Maître FERMON ?
Me. FERMON : Oui, Monsieur
le président. Le témoin nous a dit tout à l’heure que dans sa rue, il y avait
beaucoup de personnes, si j’ai bien compris, qui avaient caché des Tutsi et
que c’est la dernière maison dans laquelle on avait tué. Est-ce qu’elle peut
être un peu plus précise là-dessus ? Est-ce que beaucoup de personnes cachaient
d’autres dans le quartier où elle habitait ?
Elsa VANDENBON : Je connais des
gens qui cachaient des gens, oui. Il y en avait qui les cachait pour un jour,
pour deux jours. Il y en avait d’autres qui les cachaient pour plus longtemps
et qui les ont… j’ai appris par après que finalement, ils ont cru que peut-être
l’église était plus, plus… comment dirais-je, plus sûre, parce qu’on venait
tous les jours, tous les jours dans les maisons. On ne pouvait pas assurer la
vie des gens. C’est pour cela que nous avions blindé pour donner l’impression
qu’il n’y avait plus personne dans la maison. C’était… Vous savez, c’était même…
Ce n’était pas sûr, on ne pouvait pas sauver la vie. C’est justement cela qui
est très important, je trouve, qu’on puisse comprendre que beaucoup de gens
ont laissé venir n’importe qui chez eux et qui ont même peut-être donné à manger
et qu’on a essayé de protéger.
Mais on ne pouvait pas, on ne pouvait réellement pas sauver la vie
des gens. Je ne sais pas si en Belgique on peut comprendre cela, mais on ne
pouvait pas. Même nous autres, nous étions en danger de mort. Vous savez, comment
on ne m’a pas tuée, je ne le sais pas. Je ne peux pas m’expliquer jusqu’à aujourd’hui,
je ne peux pas m’expliquer. Et les filles m’ont… Plusieurs personnes qui étaient
chez moi m’ont dit : « Partez ». Il y avait trois fois les évacuations.
« Partez, partez ». Moi, je n’étais pas capable. Moi, je n’ai pas
pensé que cela allait arriver là. Il n’y avait rien qui préparait cela, rien.
Sauf depuis 1990. Nous avons assisté à une déstabilisation du Rwanda et à un
banditisme unique qui n’existait pas au Rwanda. Surtout depuis 1992. Cela s’est
aggravé, aggravé, aggravé. Vraiment, il y a une déstabilisation avec le multipartisme
et tout cela. On a vraiment détruit le Rwanda avant 1994, vous savez. 1994 ce
n’est que… disons, je ne dis pas que c’est une suite logique, pas du tout, personne
n’a pensé à cela.
Mais il y avait une déstabilisation au Rwanda. Les gens ne… Les jeunes
par exemple, qui allaient travailler habituellement à Kigali, on faisait 3 heures
de voyage et puis on était là, ils faisaient le commerce pendant la semaine,
on ne le faisait plus. Alors, les gens avaient moins d’argent, il y avait le
banditisme. J’ai assisté à des enterrements de jeunes plusieurs fois, qui étaient
tués comme cela parce qu’ils conduisaient un taxi-moto pour gagner un peu d’argent.
Oui, il y avait une très, très, très très grande déstabilisation. Je ne peux
pas… Et aussi avec les mines sur la route. Dans Kigali, dans le quart… dans
la gare routière, des mines éclataient partout. Même à Butare, hôtel Faucon,
dans les marchés, on a, à la justesse, pu enlever… Il y avait une très grande
déstabilisation. Mais surtout à partir de la mort de NDADAYE, vraiment les gens
étaient furieux. Et les militaires qui sont venus pour tuer nos gens étaient
des gens furieux, je vous assure. Ils étaient très dangereux, ils étaient furieux
parce qu’ils voyaient que… je crois que c’est la mort du témoin 32 qui les
a fait perdre complètement la tête. Vous savez, quand on tue le chef, la maison
est en débandade. Ils étaient furieux. Et puis, ils sentaient aussi qu’ils allaient
perdre, je crois, la guerre. Et puis, il n’y avait pas tellement de militaires
dans la région de Butare parce que tout le monde était au front. A Kigali, tout
Kigali était en combat. Même jusqu’à Ruhengeri.
Me. WAHIS : Est-ce que vous
n’avez pas songé à fuir Butare par le Sud, par le Burundi qui n’était pas très
éloigné, avant le 24 avril qui est la date de votre départ, je pense ?
Elsa VANDENBON : Je peux répondre ?
Le Président : Oui.
Elsa VANDENBON : Tant que les
gens étaient avec moi, Monsieur, je n’ai jamais songé à fuir.
Me. WAHIS : Ou fuir éventuellement
Butare avec eux ?
Elsa VANDENBON : Impossible. On
ne pouvait pas mettre deux pas sur la rue. On s’exposait à la tuerie. C’était
la mort. Vous savez, la mort régnait, Monsieur, depuis deux semaines au moins,
mais vraiment devant vous. Impossible. Même pas la nuit. Et puis, on savait
que toute la frontière était contrôlée aussi. Nous étions peut-être, je ne sais
pas, à 30-40 km de la frontière. Mais, je n’aurais jamais… D’ailleurs,
on avait déjà divisé notre argent à la maison pour que chacune qui voulait,
pouvait fuir. Je l’ai dit, j’ai dit : « Voilà, je vous divise tout
l’argent que j’ai dans ma maison, vous le mettez sur vous et si vous fuyez,
vous pouvez au moins manger quelque chose ». Mais, qui pouvait penser à
manger ? Vous savez, la résistance humaine, c’est vraiment extraordinaire.
Ce n’est que quand je suis arrivée en Belgique que je suis tombée dans un
sac. J’ai eu besoin de toute une année pour récupérer.
Le Président : Une autre question ?
S’il n’y a plus de questions, les parties sont-elles d’accord pour que le témoin
se retire ?
Elsa VANDENBON : Pardon, je pourrais ?
Le Président : Oui.
Elsa VANDENBON : J’ai peut-être
encore oublié quelque chose, c’est que dans toute cette période, au moins depuis
1992… nous avons quand même fait beaucoup pour que les gens se tranquillisent.
Vous savez, une guerre, on n'y était pas habitué. Alors, le gouvernement de
le témoin 32, dès le début de la guerre, a essayé que les gens vaquent à leurs
occupations, que la population reste calme et on l’a fait. A Butare, vraiment
on l’a fait. Alors, l’Eglise catholique, je pense les protestants aussi, ils
ont toujours demandé, par des lettres pastorales qu’on lisait dans l’église,
on a demandé toujours le respect de l’autre et la paix. Et nous avons fait même
des marches de paix. Dans notre quartier on en a fait ; je crois que c’était
à la fin de 1993-1994, comme cela je ne sais pas, mais en tout cas, dans les
derniers six mois. Et puis aussi, on a demandé pour ceux qui voulaient des journées
de jeûne et de prière. Moi, j’ai participé à cela aussi. Et cela se faisait
dans l’église. Et là, tout le monde allait, Hutu et Tutsi, tout le monde allait.
Mais, dans les marches de paix, les gens étaient un peu plus réticents. Vous
savez, c’était déjà comme une espèce de manifestation et ils n’osaient pas y
aller beaucoup. Mais on avait aussi tous les meetings des partis politiques,
c’était vraiment fou, fou dans un pays qui était si calme avant. Il y avait
4 grands partis politiques mais divisés en 18. C’était vraiment des meetings,
de meetings. Mais les gens restaient calmes ! Ils allaient écouter tous
les meetings et revenaient, pouf, fini ! Moi, je n’ai pas vu de difficultés.
Le Président : Bien. Madame, est-ce
bien des accusés ici présents dont vous avez voulu parler. Cette question signifie :
confirmez-vous vos déclarations ?
Elsa VANDENBON : Oui.
Elsa VANDENBON : Eh bien, Madame,
la Cour vous remercie. Vous pouvez disposer librement de votre temps.
Elsa VANDENBON : Merci. |