assises rwanda 2001
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Instruction d’audience V. Ntezimana Audition témoins compte rendu intégral du procès
Procès > Instruction d’audience V. Ntezimana > Audition témoins > N. Gasana
1. N. Gasana 2. le témoin 9 3. le témoin 125 4. le témoin 134 5. le témoin 116 6. le témoin 61 7. le témoin 124 8. le témoin 50 9. le témoin 150 10. le témoin 73 11. le témoin 55 12. le témoin 100 et commentaires V. Ntezimana 13. le témoin 97 14. le témoin 104 15. H. Gallee 16. le témoin 84 17. le témoin 36 18. B. Van Custem et commentaires V. Ntezimana et E. Seminega 19. Lecture président attestation J.B. Seminega 20. le témoin 77 21. le témoin 10 22. le témoin 96 23. le témoin 42 24. R. Degni-Segui 25. le témoin 15 26. J. Léonard et commentaires partie civile et V. Ntezimana 27. J.P. Van Ypersele de Strihou 28. le témoin 118 29. le témoin 31, commentaires avocat général, partie civile, défense, audition interview I. Nkuyubwatzi 30. le témoin 108 31. le témoin 127 32. le témoin 109 33. le témoin 147 34. le témoin 105 35. le témoin 89
 

6.3.1. Audition des témoins: Ndoba GASANA

Le Président : Alors, nous allons poursuivre par l’audition du témoin GASANA Ndoba. Monsieur, quels sont vos nom et prénom ?

Ndoba GASANA : Mon nom est GASANA, mon prénom est Ndoba.

Le Président : Quel âge avez-vous ?

Ndoba GASANA : J’ai 53 ans.

Le Président : Quelle est votre profession ?

Ndoba GASANA : Actuellement, je suis président de la Commission nationale des droits de l’homme.

Le Président : Quelle est votre commune de domicile ou de résidence ?

Ndoba GASANA : C’est la commune de Kicukiro, dans la préfecture de Kigali ville.

Le Président : Au Rwanda.

Ndoba GASANA : Au Rwanda.

Le Président : Connaissiez-vous les accusés ou un ou plusieurs des accusés avant les faits qui leur sont reprochés, c’est-à-dire en gros avant le mois d’avril 1994 ?

Ndoba GASANA : Monsieur le président, je connaissais Monsieur Vincent NTEZIMANA, je l’avais vu. Je connaissais Monsieur Alphonse HIGANIRO de réputation, je ne l’avais jamais vu.

Le Président : Bien. Vous n’êtes pas de la famille des accusés ?

Ndoba GASANA : Non, Monsieur le président.

Le Président : Vous êtes par contre partie civile constituée ?

Ndoba GASANA : C’est exact, Monsieur le président.

Le Président : Vous ne travaillez pas pour les accusés ?

Ndoba GASANA : Non, Monsieur le président.

Le Président : Vous ne travaillez pas pour les parties civiles, si ce n’est pour vous-même ?

Ndoba GASANA : Non, Monsieur le président.

Le Président : Compte tenu de la qualité de partie civile constituée, nonobstant la circonstance que le nom du témoin a été dénoncé à toutes les parties, compte tenu de la jurisprudence actuelle de la Cour de cassation et de ce que les modifications législatives ne sont pas entrées en vigueur pour cette affaire-ci, je ne peux pas vous entendre sous serment. Je vais donc vous entendre et j’attire l’attention du jury sur cette circonstance, en vertu de mon pouvoir discrétionnaire, à titre de simple renseignement.

Ndoba GASANA : J’en suis informé, Monsieur le président.

Le Président : Vous pouvez vous asseoir, Monsieur GASANA.

Ndoba GASANA : Merci, Monsieur le président.

Le Président : Alors, un petit mot d’explication pour le jury. Certaines personnes ne peuvent pas être entendues sous serment, parce que la loi l’interdit. Dans certains cas, bien qu’il y ait des interdictions légales, lorsque toutes les parties sont d’accord, on peut quand même faire prêter serment au témoin. La Cour de cassation, depuis 1999, considère qu’une partie civile constituée, qui est déjà constituée ­ et c’est le cas de Monsieur GASANA Ndoba ­ même si toutes les parties étaient d’accord, ne peut pas prêter serment en vertu du principe que nul, dans notre système juridique, nul n’est témoin dans son propre procès. Et c’est pour cela que je ne fais pas prêter serment à Monsieur GASANA. Même si tout le monde était d’accord, si je le faisais, le procès serait immédiatement cassé après l’arrêt qui serait rendu, donc je ne prends pas ce risque-là. Cela ne veut pas dire que, parce que quelqu’un ne prête pas serment, que ce qu’il dit a moins de valeur, c’est une question d’appréciation purement de fait. Cela ne veut pas dire non plus que quelqu’un qui ne prête pas serment ne pourrait pas être poursuivi parce qu’il ferait une fausse déclaration. Il ne serait pas punissable de la même peine que celui qui fait un faux témoignage mais il serait malgré tout punissable. Monsieur GASANA, vous êtes le frère de Pierre KARENZI ?

Ndoba GASANA : Oui, Monsieur le président.

Le Président : Au mois d’avril 1994, vous ne vous trouviez pas au Rwanda.

Ndoba GASANA : C’est exact, Monsieur le président.

Le Président : Vous étiez ici en Belgique ?

Ndoba GASANA : Exactement, j’étais en Belgique.

Le Président : Vous y étiez depuis combien de temps ?

Ndoba GASANA : J’y étais depuis janvier 1977.

Le Président : Et actuellement, depuis quand êtes-vous retourné au Rwanda ?

Ndoba GASANA : Je suis rentré au Rwanda fin mai 1999.

Le Président : Et vous y êtes maintenant établi dans le but d’y rester ?

Ndoba GASANA : J’y suis établi pour exercer les fonctions que j’exerce. Il est possible, effectivement, que je m’y établisse définitivement.

Le Président : Monsieur GASANA, vous n’êtes donc pas un témoin direct des faits qui se sont déroulés au mois d’avril 1994 au Rwanda ?

Ndoba GASANA : Il est exact, Monsieur le président, que je n’étais pas sur place. J’étais néanmoins en contact constant avec mon frère et sa famille, dès le mois d’avril. Déjà avant, bien entendu, mais en particulier pendant le génocide, nous avons eu des contacts téléphoniques, fax, jusque vers le 14-15 avril quand les communications avec Butare ont été coupées. J’ai continué à recueillir des informations le mieux que je pouvais de la part de personnes qui avaient réussi à atteindre les pays limitrophes, le Burundi notamment, mais aussi la Belgique et d’autres pays.

Le Président : Donc, je dirais que c’est par personnes interposées que vous avez eu connaissance des circonstances dans lesquelles votre frère, son épouse, ses enfants ont été assassinés ?

Ndoba GASANA : Oui, pendant le génocide, c’est effectivement par eux-mêmes, avant qu’ils ne soient assassinés, et ensuite, après le génocide, par d’autres personnes, notamment parce que je me suis rendu au Rwanda à partir du mois d’octobre 1994 pour tâcher de comprendre et recueillir un maximum d’informations sur leur disparition.

Le Président : Monsieur GASANA, avez-vous aujourd’hui connaissance de l’endroit où serait enterrée la dépouille de votre frère et des membres de sa famille ?

Ndoba GASANA : A ce jour, non, Monsieur le président. J’ai fait toutes les recherches et je n’ai toujours pas trouvé. Je continuerai à chercher certainement.

Le Président : Monsieur GASANA, par les contacts que vous aviez avec votre frère avant sa mort, quelle était la situation qu’il vous décrivait ? Comment vivait-il, lui et sa famille, les événements ? Que vous décrivait-il qu’il se passait à Butare ? Que vous décrivait-il éventuellement qui se passait plus précisément à l’université à Butare ?

Ndoba GASANA : Entre le 7 et le 14, mon frère m’a décrit une situation, dans la ville de Butare, globalement calme et il m’a précisé que c’était grâce aux efforts du préfet, Jean-Baptiste le témoin 32, qui était en place à ce moment, qui a été par la suite relevé de ses fonctions, le 19 avril, et assassiné, plus tard. Il me décrivait qu’il y avait une certaine tension et il m’a parlé d’un jeune homme qui avait été assassiné à Butare, qui était accusé de porter un T-shirt avec des signes qui faisaient penser qu’il était un sympathisant du FPR. Jusque vers le 14, c’est le seul mort dont il m’ait parlé à Butare.

Par contre, dans les communes avoisinantes, il y avait des tueries, il y avait des menaces et le préfet de Butare était intervenu à plusieurs reprises pour essayer de calmer les esprits et désamorcer les massacres qui tendaient à se répandre dans la préfecture de Butare comme dans le reste du pays. A l’université, je pense que mon frère n’y allait plus, dans la mesure où à partir du 7 avril, il y a eu couvre-feu, un arrêt des activités. Il ne m’a pas parlé de l’université elle-même entre le 7 et le 14 avril, d’après les souvenirs que j’ai, mais néanmoins il m’a parlé de la vie des universitaires, de lui-même et des autres autour de lui, et il m’a parlé notamment de ce qu’ils essayaient de faire pour se protéger. Il m’a parlé d’un système de solidarité, de secours mutuel qu’ils avaient mis en place, sans beaucoup de détails, mais il m’a donné l’impression d’être confiant en son voisinage notamment grâce à ce système de solidarité et de secours mutuel, s’il y avait un risque.

Le Président : Donc, si je comprends bien, des derniers contacts que vous avez eus avec lui, il ne vous semblait pas inquiet ?

Ndoba GASANA : Inquiet, si, dans la mesure où tout de même le pays tout entier brûlait. Je pense qu’il ne voulait pas m’effrayer mais il avait conscience que le risque se rapprochait de Butare et qu’il était possible que Butare aussi sombre dans le génocide. Mais, néanmoins, il y avait des raisons, ce n’était pas la seule personne avec laquelle j’avais des contacts, je m’informais aussi par les médias, par beaucoup, beaucoup de gens et je savais que jusque-là, effectivement, dans Butare, les autorités étaient arrivées à tenir contre les menaces de génocide et de massacre. Mais néanmoins, inquiet il l’était, oui.

Le Président : Vous a-t-il fait part, dans les entretiens que vous avez eus avec lui, de ce qu’il aurait envisagé à un moment donné de quitter Butare avec sa famille ?

Ndoba GASANA : Je lui en ai fait la suggestion. Il m’a répondu que ce n’était pas facile mais qu’en tout état de cause je pouvais rester tranquille. Il m’a tranquillisé, il m’a donné l’impression qu’avec ce système de secours mutuel, il pouvait probablement s’en sortir. Je lui ai posé la question explicitement. Je lui ai demandé, puisque cela semblait difficile de partir, avait-il une alternative en restant ? Avait-il une possibilité de s’en sortir ? Il m’a dit : « Nous nous sommes organisés. Nous nous portons, nous nous porterons secours mutuellement et cela marche ». Cela marche.  Il m’a donné cette impression-là.

Le Président : Vous-même et votre frère, vous êtes, excusez la question, mais de quelle ethnie ? Vous êtes Hutu, Tutsi ?

Ndoba GASANA : Selon la classification ethnique qui avait cours au Rwanda, nous sommes Tutsi, effectivement.

Le Président : Votre frère avait-il fait, à une époque, partie d’un parti politique et eu éventuellement des responsabilités au sein de ce parti politique ?

Ndoba GASANA : Oui, Monsieur le président, mon frère, comme tous les Rwandais à partir de 1978, était membre d’office du parti unique au pouvoir, le Mouvement Républicain National pour le Développement, MRND. Mais à partir de 1980 il a été coopté par le président de la République et, j’imagine, ses conseillers, comme membre du Comité central du MRND. Il avait la charge de présider la Commission scientifique et culturelle. Il s’occupait des problèmes d’éducation et de recherche scientifique dans ce parti. Il a exercé ce mandat pendant 10 ans ; 5 ans d’abord et puis son mandat a été renouvelé une fois. Et en 1990, il a été éjecté du Comité central au moment du renouvellement de ce comité, après le déclenchement de la guerre en octobre 1990.

Le Président : A-t-il, après cette participation, donc quand même à un niveau important du MRND, éventuellement pris publiquement, à votre connaissance, a-t-il pris publiquement position contre le pouvoir en place en faveur du FPR ? A-t-il eu, selon ce que vous savez, des prises de position personnelles qui l’auraient peut-être désignées quelque part comme une cible possible des uns ou des autres, sans que je ne m’engage dans la question à vous dire cible pour qui ?

Ndoba GASANA : A ma connaissance, Monsieur le président, mon frère a pris position publiquement une fois après la publication de « L’appel à la conscience des Bahutu » dans Kangura, au mois de décembre 1990. Il a pris position avec cinq autres personnes en signant une lettre ouverte au président de la République, lui demandant d’intervenir pour faire cesser cette campagne de haine. Ce n’était pas une lettre d’opposant, c’était une lettre pleine de déférence vis-à-vis du président de la République de l’époque, avec une demande insistante, pour qu’il exerce son autorité pour empêcher ce genre de propagande de se répandre dans le pays. Cela a été mal pris, évidemment, dans Kangura et dans d’autres médias qu’on pouvait déjà qualifier de médias de la haine, mais ce n’était pas une position contre le président le témoin 32 à l’époque et, à ma connaissance, il n’a jamais pris position publiquement, je dirais même en privé, contre le président le témoin 32, contre le régime en tant que tel. Il a continué à croire longtemps que l’entourage était mauvais et que peut-être le président le témoin 32 pouvait être un homme capable d’agir pour la paix.

Le Président : A-t-il adhéré éventuellement à une autre formation politique que le MRND ?

Ndoba GASANA : Non, jamais, je crois pouvoir être catégorique.

Le Président : Quand avez-vous été informé du décès de votre frère et de sa famille ?

Ndoba GASANA : De manière certaine, au mois de mai. Il m’est impossible maintenant de préciser exactement la date. En recourant à mes notes, je pourrais faire des recoupements et y arriver probablement. Mon contact avec lui s’était rompu avec la coupure des liaisons téléphoniques avec Butare vers le 14-15 avril. J’ai continué à m’informer par tous les moyens possibles. J’ai su que la reine avait été assassinée, l’ex-reine GICANDA. Je l’ai su assez rapidement. Par la suite, on a dit que beaucoup de gens avaient… on m’a appris que beaucoup de gens avaient été tués mais il m’a fallu un certain temps pour avoir la certitude qu’il avait été assassiné et pendant longtemps j’ai gardé l’espoir qu’il y avait au moins un survivant dans la famille, jusque bien loin au mois de mai. Et puis tout espoir a été perdu, quand j’ai su que toute la famille avait été exterminée. Mais c’est venu progressivement, je ne l’ai pas appris d’un coup, en une fois et de manière certaine la première fois.

Le Président : Vous avez, j’imagine, entrepris des démarches pour essayer de connaître les circonstances du décès des membres de votre famille ?

Ndoba GASANA : Oui, Monsieur le président. J’ai fait tout ce que je pouvais à l’époque.

Le Président : Est-ce que vous pouvez ­ ce n’est peut-être pas simple ­ dans la mesure où vous n’êtes qu’un témoin indirect, j’aimerais quand même que vous essayiez de faire un effort de synthèse. Est-ce que vous pourriez résumer les éléments que vous avez recueillis ?

Ndoba GASANA : Oui, Monsieur le président.

Le Président : Je vous demande, peut-être d’une manière chronologique mais pas nécessairement, la méthode de synthèse que vous choisirez sera la meilleure puisque ce sera la vôtre.

Ndoba GASANA : Je vais essayer du faire. Je reconnais que ce n’est pas une chose facile. C’est une chose qui est difficile à penser, qui crée la confusion dans l’esprit chaque fois qu’on… c’est une chose à quoi on n’a pas envie de penser mais je vais bien sûr, puisque j’ai souhaité vivement ce procès et ce procès a enfin lieu, je vais faire cet effort de synthèse le mieux que je peux. Concernant la mort de mon frère, les informations que j’ai pu recueillir indiquent qu’il a reçu un appel dans le courant de l’après-midi entre 14h00 et 16h00, probablement autour de 15h00, un appel d’un militaire. Selon les indic…

Le Président : Vous pourriez préciser la date ?

Ndoba GASANA : Le 21 avril, exactement. 1994. Mon frère a reçu un appel téléphonique de quelqu’un qui a demandé si c’était bien la maison de KARENZI, s’il s’adressait bien à quelqu’un chez KARENZI. Et mon frère a dit : « Oui, vous y êtes ». Il a demandé si le - en kinyarwanda on dit : « nyirurugo », cela veut dire le maître de maison, le chef de famille - il a demandé si le chef de famille y était et mon frère lui a répondu : « C’est à lui que vous parlez ». Et l’autre a dit : « Nous arrivons », et il a raccroché. Mon frère a compris que c’était probablement quelqu’un qui venait pour le tuer et pour tuer sa famille et, avec ma belle-sœur, ils ont immédiatement réveillé les enfants qui faisaient leur sieste à ce moment. Ils les ont immédiatement réunis et leur ont expliqué qu’il y avait un danger et qu’ils devaient très vite se réfugier dans les faux plafonds. Ils leur ont distribué l’argent qu’ils avaient, à chacun une part - ils avaient de l’argent en francs rwandais et en devises - ils ont fait une répartition et ils ont immédiatement aidé les enfants à monter dans les faux plafonds. Le dernier à monter était le garçon, qui était leur deuxième enfant, Malik, qui était déjà un jeune homme, qui avait environ 19 ans à ce moment. Il a aidé ses frères et sœurs. Il a aidé également les enfants qui étaient à ce moment dans la famille, notamment les enfants KANYABUGOYI.

Les KANYABUGOYI étaient une famille amie et, comme ils vivaient à Kigali où il y avait des menaces, leurs deux enfants, à ce moment, se trouvaient dans la famille de mon frère. Il y avait eu un troisième enfant des KANYABUGOYI chez mon frère mais mon frère avait réussi à le faire partir vers le Burundi ; c’est une petite fille qui a survécu, qui a aujourd’hui entre 10 et 11 ans. (Toux) Excusez-moi. Mon frère et ma belle-sœur ont donc aidé les enfants, leurs trois enfants, les deux enfants KANYABUGOYI, une nièce appelée Séraphine qui se trouvait à la maison et Yvette, qui était une amie de Solange, Solange étant la fille aînée de mon frère et de ma belle-sœur ; ils les ont aidés à monter dans les faux plafonds et quand, juste au moment où ils venaient de refermer l’entrée des faux plafonds, les militaires ont frappé à la porte et ils ont… Mon frère leur a ouvert. Les militaires l’ont menacé et ont demandé d’exhiber ses papiers. Mon frère a discuté. Il leur a demandé s’ils avaient un mandat officiel. Ils ont apparemment ricané et, très vite, ils sont rentrés dans la maison et ont demandé bruyamment, avec force menaces, où étaient les enfants. Mon frère a répondu qu’ils étaient en ville, qu’ils n’étaient pas à la maison. Cela a irrité les militaires, qui ont regardé rapidement mais ne les ont pas vus, n’ont pas à ce moment fouillé les faux plafonds. Mon frère et ma belle-sœur ont été amenés hors de la maison. Mon frère a été par la suite conduit jusqu’à l’hôtel Faucon, où se trouvait un barrage de militaires. Ce barrage était tenu, d’après les informations que j’ai pu recueillir, par des élèves de l’école des sous-officiers.

Je précise que l’école des sous-officiers était commandée par le capitaine NIZEYIMANA, qui était un ami de Vincent NTEZIMANA, je reviendrai sans doute là-dessus. Mon frère a été maltraité, fortement humilié, torturé et, finalement, il a été fusillé sur place. Je ne sais pas si ma belle-sœur a été amenée jusqu’à l’hôtel Faucon mais, en tout cas, à  un moment, elle est restée hors de la maison et puis elle est revenue à l’intérieur. Peu de temps après, un des militaires est revenu et l’a de nouveau agressée verbalement et lui a notamment demandé si elle n’était pas une Inyenzi. « Inyenzi » signifie cancrelat en kinyarwanda et c’était le terme injurieux utilisé pour désigner les Tutsi avant le génocide et pendant le génocide et c’est un terme qui était en soi un laissez-passer pour la mort. Etre qualifié d’« Inyenzi » signifiait, pendant le génocide, la condamnation à mort. Ma belle-sœur a parlementé et, finalement, a désigné quelqu’un qui pouvait dire, attester qu’elle n’était pas Inyenzi et ce quelqu’un, c’était Vincent NTEZIMANA, professeur et collègue de mon frère à l’université nationale du Rwanda. Le militaire a téléphoné et a dit à ma belle-sœur qu’on venait de lui répondre, que Vincent venait de lui répondre qu’elle était Inyenzi. Il a manifestement discuté, sur la base de cette information, de la sentence.

Il semble que ses collègues et lui ont finalement décidé d’épargner ma belle-sœur. Mais peu de temps après, il est revenu et l’a à nouveau agressée verbalement, il lui a demandé de l’argent et elle a répondu qu’elle n’en avait plus et que la seule chose qu’elle avait, c’était la voiture et que la voiture était déjà prise. Le militaire a ricané et lui a dit : « Cette voiture, de toute façon, elle ne vous appartient plus ». Il lui a dit : « Est-ce que tu sais que je peux te tuer ? ». Et ma belle-sœur lui a répondu : « Faites ce qu’il vous plaît ». Et il a tiré deux balles ou trois, il l’a tuée en tout cas par arme à feu. Les enfants, qui étaient dans les faux plafonds, ont entendu les échanges entre ce militaire et ma belle-sœur. Ils en ont fait le récit à sœur Marie-Juvénale, qui les a recueillis le lendemain au couvent des benebikira, à la maison généraliste des benebikira, les benebikira sont la congrégation religieuse autochtone, si je peux l’appeler ainsi, c’est une congrégation qui a été créée à l’époque…

[Interruption d’enregistrement]

Ndoba GASANA : …Mais je précise aussi qu’en plus du récit qui m’a été fait par la supérieure de cette maison religieuse, sœur Marie-Juvénale, j’ai pu prendre connaissance du cahier qui a été rédigé par Yvette qui est la seule à avoir survécu au massacre du 30 avril, auquel je vais arriver. Donc, les enfants ont entendu ces échanges, ainsi que les coups de feu. Ils sont restés quelques temps dans les faux plafonds pendant que les militaires pillaient la maison après avoir assassiné ma belle-sœur Alphonsine. A un moment, au bout d’une trentaine de minutes, semble-t-il, ils ont entendu un silence et ils ont pensé que c’était le moment de quitter les faux plafonds. Parce qu’à un moment les militaires, en regardant les biens à piller, avaient recherché le magnétoscope qu’ils n’avaient pas trouvé et l’un d’entre eux avait dit, dans leur méchanceté : « Les Tutsi l’ont sûrement caché dans les faux plafonds ». Par bonheur, ils n’ont pas fouillé les faux plafonds, entre-temps ils ont trouvé autre chose.

Et donc, les enfants ont compris qu’en restant dans les faux plafonds, ils n’étaient pas protégés du danger et, dès que le silence s’est fait, ils sont sortis. Ils ont d’abord recherché la clé, ils s’étaient enfermés à clé dans les faux plafonds, ils n’ont pas trouvé la clé, ils sont sortis par une autre issue des mêmes faux plafonds et ils ont trouvé, à terre, le corps de ma belle-sœur, étendu et saignant. Ils l’ont couvert d’un tissu et ils sont sortis. Ils ont vu, en sortant de la maison, un des collègues de mon frère à l’université, Monsieur le témoin 93, et ma nièce Solange a fait un commentaire en disant : « Vous voyez comme papa a eu tort de se fier à ces gens ». le témoin 93, qui était un voisin de mon frère, qui habitait la même rue que mon frère, ainsi que Vincent NTEZIMANA, faisait aussi partie de ce soi-disant système de sécurité mis en place pour protéger les gens de ce quartier, de cette rue en particulier. Les enfants… le témoin 93 n’a pas réagi et les enfants ont continué leur chemin et ils sont allés se cacher dans la brousse derrière la maison la plus proche de celle de mon frère. Mon frère habitait un coin de rue. La première maison à droite est la maison derrière laquelle les enfants se sont cachés dans les buissons jusqu’à la tombée de la nuit. Ils sont revenus à un moment pour téléphoner aux religieuses et leur faire part de la situation. Les religieuses leur ont conseillé de continuer à se cacher parce que ce n’était pas prudent de marcher le soir, à cause du couvre-feu et à cause de ce qui venait d’arriver.

Et donc, les enfants ont passé la nuit dans la brousse et ce n’est que le lendemain qu’ils se sont rendus chez les religieuses pour y chercher asile. Ils ont questionné un laitier, un fournisseur de lait de la famille, qui arrivait dans la matinée, pour savoir si la route était libre, s’il n’y avait pas de barrage. Il a dit qu’elle était libre mais manifestement il se trompait, parce qu’ils ont été très vite interceptés par des militaires, qui ont cherché à les retenir, spécialement ma nièce la plus âgée, Solange, la fille aînée de la famille KARENZI, et ces militaires, manifestement, savaient d’où ils venaient, d’où les enfants venaient, qui ils étaient, et ne leur voulaient pas du bien. D’après le récit d’Yvette et des religieuses, c’est grâce à un employé de maison de ces militaires que, finalement, ils ont laissé partir Solange, qu’ils avaient gardée après avoir laissé partir les plus jeunes. Cet employé de maison a suggéré au militaire le plus acharné : « Pourquoi la retenez-vous ? Si elle va chez les religieuses, elle sera de toute façon toujours à votre portée, vous pourrez aller l’y chercher quand vous voudrez ».

Et finalement, ce militaire s’était rendu à cet argument. Ce militaire portait le prénom de Claude, je ne connais pas encore son nom de famille, je continue à chercher. Et, de fait, une fois que Solange est arrivée chez les religieuses, pendant les jours qui ont séparé son arrivée le 22 et l’arrivée des autres enfants chez les religieuses le 22 avril, du 30 avril, jour où tous les enfants ont été arrêtés et tués, à l’exception d’Yvette et de quelques autres rescapés mais qui ne venaient pas de la famille de mon frère, ce militaire a suivi presque jour par jour pour savoir s’ils étaient bien là, s’ils ne sortaient pas, s’ils étaient toujours à sa portée, spécialement Solange.

Le récit de la mort des enfants, je ne le connais que partiellement. Je n’ai pas autant de détails, dans la mesure où les enfants ont été arrêtés le 30 et emportés hors du couvent, en un endroit pas très éloigné du couvent dans la mesure où, peu après, peut-être une trentaine de minutes, peut-être une heure, en tout cas pas longtemps après, les tueurs, ou quelques-uns de ces tueurs sont revenus au couvent pour boire la bière qu’ils avaient constatée en fouillant le couvent. Mais personne, à part mon neveu Malik, qui a survécu à ce massacre, personne n’a pu en raconter même une bribe. Mais Malik, qui a survécu a au moins dit à un des témoins que vous aurez l’occasion d’entendre, l’abbé le témoin 125, que sa sœur aînée avait été tuée, ainsi que d’autres enfants. Mais je m’arrête un moment sur ce qui est arrivé chez les religieuses, si vous le permettez, Monsieur le président.

L’arrestation a été opérée sur la base d’un mandat, un mandat de perquisition de biens et de personnes, d’après les termes que les religieuses m’ont rapportés, elles n’ont pas pu garder le mandat écrit et signé par le colonel le témoin 151, qui est aujourd’hui devant le Tribunal international d’Arusha, mais tout cela s’est fait sur la base d’un acte officiel. La troupe qui est venue arrêter les enfants de la famille de mon frère, et tous les autres qui étaient avec eux ainsi que plusieurs autres personnes se trouvant à ce couvent, était commandée par un militaire, un lieutenant, le lieutenant Ildephonse qui commandait le camp de Ngoma, Ngoma étant un des quartiers de la ville de Butare, le quartier populaire en fait de la ville de Butare où il y a un camp militaire, et le lieutenant Ildephonse était donc le commandant de cette troupe, qui comprenait des militaires, des Interahamwe, des miliciens Interahamwe, ainsi qu’un certain nombre de professeurs de l’école sociale de Karubanda, un autre quartier de Butare, et des gens de la ville, dont certains sont connus, par exemple un commerçant qui était venu à plusieurers reprises, que nous considérions tous comme un ami, moi je l’avais vu comme condisciple, on le surnommait SOKODE parce qu’il avait une société de ce nom. Il était parmi les gens qui conduisaient ces troupes également, ainsi que, parmi les miliciens et membres de ces troupes, il y avait également un étudiant, en Belgique aujourd’hui, qui se nommerait MUGABO, d’après les témoignages que j’ai pu recueillir et qui est toujours en liberté, étudiant à l’université catholique de Louvain, à Louvain-la-Neuve.

Les enfants avaient été cachés, les grands enfants KARENZI en particulier, puisque chacun savait que c’étaient eux les plus menacés et, de fait, à l’arrivée de ces troupes, toutes les questions, ou les plus pressantes des questions, portaient sur les enfants KARENZI. Où étaient-ils ? Où était Solange ? Où était Malik ? Solange, la fille aînée ; Malik, le deuxième de la famille, le premier garçon ; et puis les autres enfants, Mulinga, le cadet, le garçon le plus jeune et les enfants KANYABUGOYI dont Thierry BAHIZI, qui avait eu le tort de prendre des notes de ce que disait la radio de la rébellion, quelquefois, et de signer ces notes. Et ces papiers avaient été trouvés dans la maison des KARENZI au moment du pillage et de la fouille après la mort des parents. Et donc, Thierry BAHIZI était ciblé, autant que les enfants KARENZI et d’autant plus que, de toute façon étant chez les KARENZI depuis un certain temps, lui et son petit frère Emery étaient considérés comme faisant partie de cette famille. Les enfants les plus jeunes ont été vite trouvés et arrêtés et conduits vers les véhicules que cette troupe avait amenés pour emporter tout ce monde mais on a cherché longtemps Solange et Malik sans les trouver.

Et puis un militaire a eu l’idée de tirer un coup de feu et les enfants sont sortis de leur cachette se disant : « On est en train de tuer les autres, finalement, à quoi ça sert de nous cacher ? ». Je crois qu’ils se sont sentis coupables à l’idée que d’autres gens étaient en train de mourir alors que c’étaient eux qui étaient recherchés. Ils ont été arrêtés, cela a été la fête en quelque sorte. Ils ont été conduits dans un véhicule séparé et ils ont été amenés vers une destination inconnue, où ils ont donc été assassinés, Malik étant le seul à ne pas être mort sur le coup. Il s’est traîné, d’après les renseignements que j’ai reçus, sans doute longtemps ou un certain temps après le départ des assassins, jusqu’à un barrage, où on l’a laissé passer. Les sœurs ont reçu le témoignage de quelqu’un qui se trouvait à ce barrage. Il était tellement… tellement blessé, tellement mal que même les Interahamwe, les autres qui étaient sur le barrage n’ont pas éprouvé le besoin du tuer ou peut-être ont-ils éprouvé de la pitié, je ne sais pas, en tout cas ils l’ont laissé passer. Malik est donc arrivé au couvent, dans un autre couvent, le couvent des sœurs clarisses, qui étaient… les sœurs clarisses l’occupaient temporairement en réalité, c’était un couvent appartenant à une autre congrégation, la congrégation des pères Carmes. Mais les pères carmes étaient partis et les sœurs clarisses, venues d’une autre région du pays, du centre du pays, de la région de Kamonyi, s’y étaient réfugiées et c’est donc là que Malik a trouvé asile le lendemain, ou plutôt le jour de ce massacre, le 30 avril semble-t-il. Il y a été vu par quelqu’un que j’ai interrogé et que vous entendrez, le père ou l’abbé Denis le témoin 125, qui venait régulièrement dire la messe pour les religieuses clarisses, les sœurs clarisses. Cet abbé a constaté que Malik était blessé. Il aurait apporté des médicaments pour le soigner et il aurait promis, aussi, de lui apporter des vêtements le lendemain.

Je n’ai pas pu savoir avec précision s’il était revenu le lendemain ou le surlendemain, je pense que dans ses déclarations, lui-même hésite. En tout état de cause, ce qu’il m’a déclaré, c’est qu’à son retour Malik n’était plus là. Et l’abbé le témoin 125 a émis l’hypothèse qu’il avait été… qu’il était retourné dans son quartier où il a été tué. Pour ce qui me concerne, je ne peux pas dire exactement où il a été tué, je ne suis pas arrivé à une conclusion franche, claire. Tout ce que je sais, c’est qu’il a été tué le lendemain ou le surlendemain de son arrivée chez les religieuses, les sœurs clarisses, qui lui avaient donné asile. Après la mort de Malik, il n’y avait plus un seul survivant de la famille de mon frère. En moins de dix jours, toute la famille avait été exterminée. Voilà ce que j’ai pu recueillir, Monsieur le président, comme informations.

Le Président : Je vous remercie, Monsieur GASANA. Les personnes qui vous ont fourni leurs témoignages seront entendues ici aussi, notamment Yvette, qui a été, sinon témoin oculaire puisqu’elle était cachée, au moins témoin auditif d’une partie de ces événements. Monsieur GASANA, quels sont les éléments ­ encore une fois, ils ne peuvent qu’être indirects ­ que vous avez recueillis, en manière telle que vous avez considéré qu’un des responsables de la mort de votre frère et de sa famille était Monsieur Vincent NTEZIMANA ?

Ndoba GASANA : Monsieur le président, je ne suis pas arrivé à la conviction que Vincent NTEZIMANA était un des responsables de la mort des membres de la famille de mon frère vite, ni en une fois… en un coup. Les informations que j’ai reçues sont venues progressivement et ma conviction s’est faite également de manière progressive. Je savais depuis 1990 qu’un certain Vincent NTEZIMANA, que je ne connaissais pas très bien, avait eu un rôle dans la rédaction ou dans la diffusion, ou dans les deux, de « L’appel à la conscience des Bahutu », texte que j’ai vu circuler en Belgique, si je ne me trompe, dès le mois de novembre 1990. J’avais une certaine idée de ce Vincent NTEZIMANA comme de quelqu’un de probablement pas tolérant, pas favorable à la coexistence entre les différentes ethnies qui composent le Rwanda sur un pied d’égalité et avec une reconnaissance des droits à chacun. J’ai par la suite eu l’occasion de voir Monsieur NTEZIMANA entre 1990 et 1994 dans des réunions publiques - je n’ai jamais eu de réunion privée avec lui - des conférences, débats et autres. J’ai appris qu’il faisait partie du MDR. Son visage m’était devenu plus ou moins familier en 1994.

A partir du mois d’avril 1994, à partir du déclenchement du génocide à Butare, et spécialement à partir du mois de mai avec l’arrivée des premiers rescapés au Burundi, ou en tout cas les premiers contacts que j’ai pu avoir, directs ou indirects, avec ceux d’entre eux qui avaient réussi à quitter le pays, à arriver au Burundi, j’ai appris qu’un certain nombre de professeurs avaient eu un rôle dans les massacres à Butare, un rôle de… d’incitation, de propagande, d’organisation de ces massacres et le nom de NTEZIMANA était cité, sans plus de précision et sans que du premier coup on ne fasse le lien, ou que je fasse le lien, avec la mort des miens. A partir du mois de juillet-août, plusieurs personnes de Belgique se sont rendues au Rwanda, et notamment à Butare, et ont rapporté des informations plus précises.

Un de mes collègues au Comité pour le respect des droits de l’homme et de la démocratie au Rwanda dont j’étais le coordinateur à l’époque, s’est rendu au Rwanda et a rédigé un texte synthétique sur les massacres à Butare, qui est au dossier, qui est intitulé « Vision synoptique des massacres à Butare », je cite de mémoire le titre mais c’est un document qui est au dossier, et parmi les responsables dans le milieu universitaire, il citait Vincent NTEZIMANA, si je ne me trompe. Mais aussi d’autres témoins progressivement ont mentionné son nom. Mais encore une fois, je n’ai pas tout de suite perçu la relation directe entre Vincent NTEZIMANA et la mort de mes proches, du premier coup, et c’est en recoupant les différentes informations et en ayant de plus en plus l’attention attirée sur lui, y compris par un ami de Monsieur NTEZIMANA, Monsieur Jean-Pascal VAN YPERSEL, qui m’a téléphoné, sur la suggestion de quelques étudiants de Louvain-la-Neuve, qui disaient que Vincent NTEZIMANA avait participé à des massacres et qui lui disaient : « Si vous voulez un avis impartial, adressez-vous au Comité pour le respect des droits de l’homme et de la démocratie au Rwanda ». Et Monsieur Jean-Pascal VAN YPERSEL m’a téléphoné. Je lui ai dit : « Ecoutez, je n’ai pas d’opinion arrêtée. Je voudrais, si vous le permettez, prendre une quinzaine de jours pour enquêter là-dessus. Et si vous me rappelez dans quinze jours, trois semaines, je vous donnerai mon avis ». Et quand il m’a retéléphoné, j’avais fait le tour de mes sources et j’étais arrivé à la conclusion que Vincent NTEZIMANA avait très probablement eu un rôle réel et concret dans les massacres de Butare. Je le lui ai dit.

J’ai continué, évidemment, à m’informer et je suis arrivé à la conviction, je dirais, sérieuse, que Vincent NTEZIMANA était pour quelque chose dans la mort des miens, spécialement au mois de septembre, lorsque j’ai été confronté à un témoignage recueilli par la police d’Ottignies-Louvain-la-Neuve, d’un témoin anonyme qui était à Butare pendant le génocide et qui citait avec précision NTEZIMANA comme la personne ayant facilité l’identification du domicile de mon frère. J’ai recoupé cette information avec celle que j’avais et j’ai décidé de porter plainte contre Vincent NTEZIMANA, et la suite des informations que j’ai recueillies par après m’a confirmé dans la conviction, aujourd’hui profonde, que Vincent NTEZIMANA est pour beaucoup, a joué probablement un rôle majeur, tout à fait majeur, dans la mort de mon frère et de sa famille. Et… et plus j’enquêtais, plus je me rendais compte que ce n’était pas seulement dans la mort de mon frère mais dans la mort de beaucoup de gens à Butare, en particulier dans les milieux universitaires. C’est donc une conviction progressive que j’ai acquise. Je précise que je n’avais pas d’opinion arrêtée sur ce point précis de sa responsabilité dans la mort des miens avant plusieurs semaines et mois d’enquête, et particulièrement avant le moment clé de septembre lorsque j’ai été confronté à ce témoignage anonyme, très précis, de quelqu’un qui manifestement, même si je ne connais pas son identité, venait lui-même des milieux universitaires de Butare et parlait en connaissance de cause. Voilà ce que je peux dire, Monsieur le président.

Le Président : Bien. J’imagine que vous auriez encore beaucoup de choses à dire mais, dans la mesure où c’est surtout le cas de Monsieur NTEZIMANA qui nous occupe, nous, je crois que vous nous éclairez déjà sur la manière dont vous avez obtenu des informations et réfléchi aux informations que vous obteniez. Ce que je vais vous poser comme question ne concerne pas spécialement Monsieur NTEZIMANA. Vous êtes au Rwanda depuis un certain nombre d’années maintenant, responsable de la Ligue des droits de l’homme ; avez-vous entendu parler de syndicats de délateurs, de groupements quasiment professionnels de témoins qui dénoncent faussement Pierre, Paul, Jacques, le voisin, celui dont on convoite la maison, celui dont on convoite éventuellement l’une ou l’autre chose ; avez-vous entendu parler de cela au Rwanda ? Cela existe-t-il ?

Ndoba GASANA : Monsieur le président, je voudrais dire que j’en ai entendu parler bien avant de rentrer au Rwanda. J’en ai entendu parler à mon propre propos et j’en ai été profondément ulcéré. J’en ai entendu parler par des gens qui étaient accusés de génocide ou par des personnes qui les défendaient. Et souvent, je n’ai pas eu de mots pour réagir parce que c’est profondément blessant, quand on a perdu les siens, qu’on a fait ce qu’on peut pour savoir, contre des obstacles souvent énormes, qu’on est arrivé à savoir un tout petit peu. Se trouver devant la dénégation la plus totale, mais aussi être accusé de fabriquer des accusations, c’est une des choses les plus terribles. Cela ne m’a pas découragé, mais je dois dire que cela m’a profondément blessé, et je sais que cela a blessé beaucoup de victimes, ici en Belgique, et au Rwanda aussi.

Maintenant, dans le cadre de mes fonctions, comme président de la Commission nationale des droits de l’homme, bien sûr que je recueille moi-même et avec mes collègues et collaborateurs, des informations sur les violations des droits de homme. Certaines de ces informations s’avèrent fondées après enquête, d’autres s’avèrent fausses ou entre vraies et fausses, moitié vraies, moitié fausses. Des faux témoignages, il en existe, je dirais, partout. Et c’est le rôle d’organisations, d’institutions comme celle que j’ai la responsabilité de diriger, de faire le maximum pour démêler le vrai du faux ; c’est certainement le rôle de la justice, au Rwanda comme partout, de faire la distinction entre ce qui, éventuellement, est un témoignage par intérêt ou éventuellement sollicité. Cela existe effectivement. Il y a des gens qui témoignent en faveur d’autres parce qu’ils ont été sollicités. Il y en a qui témoignent par intérêt. Mais, à propos du génocide, je voudrais tout de même dire que, à mon avis, ce genre de choses, ces témoignages sollicités, fabriqués, qui existent, sont marginaux, tout à fait marginaux, et ne représentent pas une organisation ou des organisations, un caractère systématique ou une forme instituée, comme beaucoup de gens ont tendance, du côté des accusés ou du côté de leurs amis, à le dire. Nous sommes devant une évidence. Il y a eu autour d’un million de morts. On n’a pas besoin d’imaginer.

La réalité est ce qu’elle est, elle est atroce. Et nous avons souvent, de la part des personnes qui sont accusées, parfois avec des preuves tellement évidentes qu’on ne devrait même pas discuter ou oser mettre en cause les témoignages, nous avons parfois des attitudes incroyables de déni. C’est une réalité ici en Belgique ; c’est une réalité au Rwanda également.

Le Président : Auriez-vous eu, à l’égard de Monsieur NTEZIMANA ou à l’encontre de Monsieur NTEZIMANA, un quelconque… je dirais… grief d’ordre personnel ou d’ordre politique qui… qui pourrait expliquer qu’au-delà de la souffrance qu’est de perdre son frère et toute sa famille, on en veuille tellement à quelqu’un qu’on fasse tout, en ce compris rechercher les témoignages les plus farfelus, je ne sais pas, aviez-vous avec Monsieur NTEZIMANA un litige d’ordre familial, d’ordre personnel, d’ordre peut-être moins personnel mais d’ordre politique par exemple qui… ?

Ndoba GASANA : Monsieur le président, Monsieur NTEZIMANA n’appartient pas vraiment à ma génération. J’ai 53 ans. Je crois qu’il en a 40 maintenant. En termes d’évolution personnelle, intellectuelle, de carrière professionnelle, cela fait une grande différence, et nous ne nous sommes pas rencontrés avant 1990. Il a évolué au Rwanda, d’où ma famille et moi-même avions été chassés. J’ai revu le Rwanda pour la première fois comme résident en 1999, après l’avoir quitté en 1962. Je n’ai pas croisé NTEZIMANA aux études, dans mon travail. Il est physicien, comme mon frère l’était. Je suis un linguiste et un littéraire ; mon travail ne m’a jamais donné l’occasion du croiser. A un moment, il a été un des représentants du MDR en Belgique. Il parlait avec ses collègues du comité Benelux au nom de son parti. Je n’ai pas eu d’appartenance politique à un parti, ni en Belgique ni ailleurs. Je n’ai pas eu à croiser le fer en tant que membre d’un parti opposé avec Monsieur NTEZIMANA. J’ai eu des valeurs et j’ai toujours des valeurs que je défends, qui sont les valeurs des droits de l’homme.

Effectivement, ces valeurs ne sont pas celles du MDR, tendance Power, tendance opposée à la coexistence entre les ethnies au Rwanda, que j’ai cru percevoir que Monsieur NTEZIMANA représentait, mais nous ne nous sommes jamais rencontrés dans un débat public sur le podium, opposés l’un à l’autre. Je n’ai pas habité Louvain-la-Neuve personnellement même si j’y ai fait des recherches en littérature africaine mais dans un domaine qui n’a rien à voir avec le sien. Et donc, je n’ai aucun, je n’avais, jusqu’à la mort des miens, aucun conflit personnel avec Monsieur Vincent NTEZIMANA, aucun, aucun. Et je n’ai pas de raison de m’acharner, sinon beaucoup de raisons de constater les faits et d’en tenir compte. Et les faits que je connais aujourd’hui, effectivement, font que je me sens tout à fait justifié de porter plainte contre lui et de me constituer partie civile. Je pense que… je ne peux pas imaginer qu’il en soit autrement.

Le Président : Nous avons entendu hier un témoin, ancien député FPR, qui s’appelle Monsieur le témoin 39. Ce monsieur nous a dit hier connaître des faux témoins et avoir, lorsqu’on a, j’imagine, vérifié à l’entrée si son nom figurait dans la liste des témoins, constaté que sur la liste des témoins se trouvaient des gens connus pour être de faux témoins. Il a cité deux noms, je vous les cite aussi, il y a le témoin 31, il nous a dit qu’il venait de sortir de prison, je pense qu’il se trompait parce qu’effectivement peut-être bien que Monsieur le témoin 31, lorsqu’il est à Butare, va en prison, mais c’est en sa qualité de procureur de la République, j’imagine, pour interroger les détenus. Mais Monsieur le témoin 31 a peut-être un homonyme, ce qui aurait pu conduire à la confusion. Le monsieur le témoin 31 que nous devons entendre, c’est bien le procureur de Butare, il n’est pas sorti de prison il y a deux mois, à votre connaissance, puisque j’imagine que la défense des droits de l’homme, cela va aussi jusqu’à s’inquiéter de ce que font les magistrats ?

Ndoba GASANA : Monsieur le président, je peux vous rassurer. Monsieur le témoin 31 que vous entendrez est le substitut du procureur de Butare, substitut du procureur de la République de Butare. Il n’a jamais, à ma connaissance, été emprisonné et certainement pas il y a deux mois. Il va, comme vous l’avez dit, en prison pour ses visites et son travail normal de substitut du procureur. Par ailleurs, il existe bien un homonyme complet. Il existe un le témoin 31, qui a été secrétaire général du MRND, l’ex-parti unique, qui est rentré au Rwanda après avoir été exilé au Congo suite au génocide, et a été arrêté. Monsieur le témoin 31 a, semble-t-il, effectivement été libéré récemment mais il s’agit bien d’un autre, d’un homonyme, de quelqu’un qui portait le surnom, qui était plus connu sous le sobriquet de MUVOMA. Littéralement, cela veut dire « mouvement », c’est un mot rwandais adapté de mouvement parce qu’il était le secrétaire général du Mouvement républicain national pour le développement. Il incarnait tellement ce mouvement que la population l’avait surnommé MUVOMA, « mouvement ». C’est donc bien d’un autre qu’il s’agit.

Le Président : Il nous a cité alors un autre nom, qui est celui, notamment j’imagine, d’une personne avec qui vous avez été en contact pour élucider le problème du décès des membres de votre famille et qui a été entendu dans le cadre de ce dossier d’instruction à propos de « L’appel à la conscience des Bahutu ». Il cite le nom de

Madame le témoin 76. Excusez-moi pour les prononciations, je suis… déjà en néerlandais j’ai difficile, alors vous imaginez en kinyarwanda ! Il cite le nom de Madame le témoin 76 qui aurait été députée FPR et qui actuellement aurait été en quelque sorte éjectée du Parlement et mise en examen en raison de ce qu’elle a apporté diverses accusations mensongères à l’égard de ministres et de certains de ses collègues. Avez-vous connaissance de cette mise en examen de Madame le témoin 76 pour le motif qu’elle aurait fait de fausses déclarations à propos du comportement de ses collègues ou de ministres FPR ?

Ndoba GASANA : Je connais, Monsieur le président, le témoin 76, qui a été effectivement députée FPR et qui ne l’est plus depuis quelques mois, je pense. Qui a perdu son poste de députée sans qu’une raison ait été publiquement donnée, je n’avancerai aucune affirmation donc à cet égard. C’est vrai que la rumeur dit qu’elle a pris des notes dans lesquelles elle mettait en cause un certain nombre de collègues, qui n’ont pas apprécié ce qu’elle écrivait les concernant, qui n’auraient pas apprécié. La même rumeur dit qu’elle aurait été interrogée et qu’elle aurait nié être l’auteur de ces notes mais néanmoins c’est un fait qu’elle a perdu son poste.

Maintenant, si vous le permettez, Monsieur le président, en termes de témoin par rapport à ce qu’on peut appeler l’affaire NTEZIMANA, le témoin 76 est une personne que j’ai rencontrée parce qu’elle avait été professeur, elle est toujours professeur à l’université nationale du Rwanda, à la faculté des sciences, et qu’elle avait eu comme collègue Vincent NTEZIMANA, avant le génocide. Et je lui ai effectivement demandé, et les enquêteurs l’ont entendu, son témoignage est au dossier. Elle a dit aux enquêteurs, comme elle me l’avait dit, qu’elle a entendu Vincent NTEZIMANA tenir des propos extrémistes, des propos caractérisés par l’intolérance en matière de coexistence ethnique et tenir également des propos désobligeants vis-à-vis de mon frère, des propos qui marquaient une certaine hargne vis-à-vis de mon frère. Je n’ai pas de raison de douter de la validité de ce témoignage.

le témoin 76 était bien à l’endroit dont elle parle comme professeur et, à titre de collègue, elle partageait un certain nombre de trajets dans le bus universitaire avec Monsieur Vincent NTEZIMANA et, autant que je puisse en juger, il n’y a absolument rien dans ce témoignage qui puisse le discréditer ou le disqualifier comme témoignage devant vous. Je regrette qu’elle n’ait pas pu venir. Je pense que, bien entendu, il y a d’autres témoignages concernant le profil extrémiste de Monsieur NTEZIMANA mais, néanmoins, sur ce point précis de son comportement dans le monde universitaire peu avant le génocide, le témoignage du témoin 76 est, à mon avis, tout à fait, tout à fait crédible.

Le Président : Bien. Les membres du jury, les assesseurs souhaitent-ils poser des questions au témoin ? Messieurs les membres du jury, non ?

Monsieur l’avocat général ? Les parties ? Maître GILLET ?

Me. GILLET : Oui, Monsieur le président, une seule question. J’aurais souhaité que vous demandiez à Monsieur GASANA contre qui il a déposé plainte lorsqu’il a déposé plainte en juillet 1994 et que la plainte qui, entre autres, nous vaut d’être ici aujourd’hui, contre qui il a déposé plainte, à ce moment-là ?

Le Président : Monsieur GASANA, en 1994, lorsque vous déposez plainte, vous déposez plainte contre qui ?

Ndoba GASANA : Monsieur le président, en juillet 1994, lorsque j’ai déposé plainte pour la première fois, j’ai déposé plainte contre X, notamment Alphonse HIGANIRO, dont je savais à l’époque, de par des informations très concordantes, qu’il avait eu un rôle dans l’introduction des Interahamwe, des miliciens Interahamwe du parti MRND dans Butare, et des informations précises indiquaient que ces Interahamwe étaient impliqués activement dans le génocide. En tant que parrain des Interahamwe, je considérais qu’il avait eu un rôle important dans le génocide. Je précise aussi que je savais, dès 1992, par le témoignage d’un journaliste que vous avez entendu, Monsieur Gaétan SEBUDANDI, de « La Voix de l’Allemagne », que Monsieur Alphonse HIGANIRO préconisait déjà en 1992, la solution finale pour les Tutsi, et ce témoignage m’avait effrayé en 1992. Et lorsque, par la suite, j’ai appris que Monsieur HIGANIRO était, en tant que patron de la société de fabrication d’allumettes à Butare, un de ceux qui organisaient la logistique des Interahamwe, qui préparaient les moyens avec lesquels le génocide a été commis, j’ai considéré que c’était important du mentionner nommément. Même si je ne pouvais pas faire la liste complète de tous les autres, le nom de Monsieur HIGANIRO était déjà dans cette première plainte de juillet 1994, non celui de Vincent NTEZIMANA.

Le Président : D’autres questions ?

Me. WAHIS : Est-ce que vous auriez eu des renseignements au sujet du rôle qu’a pu jouer le vice-recteur, Monsieur NSHIMIYUMUREMYI, dans les événements en tant que tête pensante ou à un autre titre ?

Ndoba GASANA : Mon frère, pendant ces jours difficiles du 7 au 14-15 avril 1994, ne m’a pas explicitement parlé de Vincent NSHIMIYUMUREMYI, plutôt de Jean Berckmans NISHIMIYUMUREMYI, le vice-recteur, pour autant que je m’en souvienne. Je savais que c’était probablement quelqu’un de pas facile. Ma sœur était sa secrétaire, ma belle-sœur je veux dire, était sa secrétaire, Alphonsine MUKASUANI, à l’université nationale du Rwanda. Je savais qu’elle avait des difficultés. Je ne savais pas exactement, d’autant plus que mon frère et ma belle-sœur n’aimaient pas trop m’alarmer. Mais par la suite, dès que j’ai commencé à recevoir des échos à partir du mois de mai, de la manière dont le génocide se passait à Butare, par des rescapés qui avaient réussi à quitter le pays, le nom de Jean Berckmans NISHIMIYUMUREMYI était mentionné parmi les noms les plus importants en même temps que celui de Vincent NTEZIMANA. De même, on me l’a confirmé à partir du mois de juillet lorsque des gens de Belgique ont pu se rendre au Rwanda, notamment le témoin 96, que vous entendrez, qui est l’auteur de cette vision synoptique sur les massacres de Butare. Je sais par la suite, grâce au dossier évidemment, que c’est à lui qu’était apparemment destinée cette liste que Vincent NTEZIMANA a confectionnée, une liste qui, je le pense sincèrement, a été utilisée dans les massacres, particulièrement contre les professeurs de Butare.

Le Président : Maître CUYKENS, vous souhaitiez poser une question ?

Me. CUYKENS : Oui, Monsieur le président. Est-ce que vous pourriez demander au témoin, parce que je pense qu’il est passé un petit peu rapidement sur ce passage, comment est-ce qu’il est entré en possession des notes d’le témoin 134 ?

Le Président : Oui. Comment êtes-vous entré en possession de ce cahier d’écolier dans lequel Yvette relate, très, très  peu de temps après les faits ce dont elle veut garder une trace pour pouvoir témoigner ?

Ndoba GASANA : Ce cahier m’a été envoyé par sœur Marie-Juvénale, qui avait hébergé les enfants et qui connaissait donc bien Yvette, et qui savait que je cherchais à savoir, j’avais téléphoné à gauche et à droite pour savoir comment cela s’était passé. Et donc, le cahier m’a été envoyé par sœur Marie-Juvénale par un porteur qui me l’a remis ici en Belgique et je l’ai immédiatement transmis aux enquêteurs, considérant que c’était une pièce importante. C’est donc sœur Marie-Juvénale qui me l’a envoyé.

Le Président : On peut connaître le nom du porteur de sœur Marie-Juvénale ?

Ndoba GASANA : Monsieur TOSCH, Albert TOSCH.

Le Président : Monsieur TOSCH n’est-il pas membre de la police judiciaire ou quelque chose de ce genre à l’époque ?

Ndoba GASANA : Monsieur TOSCH était commissaire de police à l’époque. Il s’occupait des stupéfiants.

Le Président : D’autres questions ? Oui, Maître EVRARD.

Me. EVRARD : Je vous remercie. Nous avons entendu vendredi dernier le témoignage de Monsieur SEBUDANDI, je prononce peut-être le nom assez mal. Monsieur SEBUDANDI nous a dit qu’il connaissait, qu’il ne connaissait pas Monsieur HIGANIRO. Le témoin vient nous dire que c’est sur base d’un contact qu’il a eu avec ce Monsieur SEBUDANDI qu’a été motivée sa plainte contre X, et plus particulièrement contre Monsieur HIGANIRO. Je souhaiterais qu’on pose au témoin la question de savoir quels sont ses rapports avec Monsieur SEBUDANDI.

Le Président : Quels sont vos rapports avec Monsieur SEBUDANDI ?

Ndoba GASANA : Mes rapports avec Monsieur SEBUDANDI, Monsieur le président, sont des rapports amicaux. C’est quelqu’un que je connais de longue date et qui est originaire de la région de Cyangugu dont je connais la famille, qui connaît la mienne. Je précise par ailleurs, parce que je crois que cela n’a pas été compris, ou peut-être me suis-je mal exprimé, que Monsieur SEBUDANDI ne m’a jamais dit avoir entendu Alphonse HIGANIRO tenir les propos relatifs à la solution finale que j’ai mentionnée. Monsieur SEBUDANDI m’a dit que, par un collègue qui, à l’époque, travaillait pour la Fondation NEUMAN, si je me souviens bien, Fondation libérale allemande qui travaillait sur les droits de l’homme, lequel collègue s’était rendu à Gisenyi à l’époque où Monsieur HIGANIRO était secrétaire général de la CEPGL - la CEPGL est une organisation sous-régionale qui, à l’époque, regroupait le Zaïre, le Rwanda et le Burundi, Monsieur HIGANIRO en a été le secrétaire général - et c’est à cette époque qu’il avait tenu ces propos que ce collègue de Monsieur SEBUDANDI, cette connaissance de Monsieur SEBUDANDI, a rapportés à Monsieur SEBUDANDI qui, à son tour, me les a rapportés comme quelque chose de choquant et d’effrayant. De fait, cela a marqué ma mémoire et je n’ai pas oublié depuis et je l’ai signalé aux enquêteurs lorsqu’ils ont commencé à travailler sur ce dossier.

Monsieur le président, je voudrais ici peut-être apporter une précision. J’ai dit que le cahier d’Yvette m’a été apporté par le commissaire Albert TOSCH. Si vous aviez… si j’avais la possibilité de consulter mes notes, je pourrais le dire avec plus de précision. Sa sœur, Nicole TOSCH, a été, si je me souviens bien, la personne qui a porté du Rwanda le cahier, mais ici mes souvenirs sont peut-être un peu imprécis. En tout état de cause, c’est via quelqu’un de la famille TOSCH que j’ai pu avoir ce cahier, qui a été un élément important. Mais je peux le préciser si vous le souhaitez, après avoir…

Le Président : Malheureusement les témoins, dans cette affaire-ci en tout cas encore, ne peuvent pas disposer de notes. Ce sera différent pour les affaires renvoyées devant les Cours d’assises depuis, je crois, le 18 mars, mais cette affaire-ci a été renvoyée en Cour d’assises avant l’entrée en vigueur de la loi permettant au président d’autoriser le témoin ou les témoins ou certains des témoins d’avoir des notes. Donc je ne peux malheureusement pas vous autoriser à les consulter. Maître RAMBOER ?

Me. RAMBOER : Oui, Monsieur le président, j’aimerais poser deux questions au témoin. Une en sa qualité de président de la Commission nationale des droits de l’homme et une autre en sa qualité d’homme qui a enquêté sur la mort de son frère. La première question est une question sur l’organisation des droits de l’homme ARDHO, dont le secrétaire général, Monsieur MATATA, était secrétaire général avant le génocide. J’ai compris qu’à ce moment-là, avant le génocide, il y avait beaucoup d’organisations des droits de l’homme, je crois qu’on en a cité cinq, est-ce qu’il peut situer cette association ARDHO et, d’autre part. Est-ce qu’il peut préciser si cette association existe toujours, est toujours active au Rwanda et quel est son profil. La deuxième question que je veux poser est concernant, si, au  cours de son enquête, il a eu des informations concernant les activités d’un parti PDR, dont Monsieur NTEZIMANA aurait été le fondateur ou un des fondateurs, et quel était en quelque sorte le profil politique de ce parti ?

Le Président : Bien. Deux questions : L’ARDHO, c’est quoi ? C’était quoi ? Cela existe encore ? C’est… c’est coloré comment ? Et autre question : le PRD.

Ndoba GASANA : Oui, Monsieur le président, j’ai eu des contacts avec l’ARDHO, j’en ai encore avec l’ARDHO. L’ARDHO, c’est l’Association Rwandaise de Défense des droits de l’Homme, qui a été créée, notamment, par Monsieur Alphonse-Marie NKUBITO qui, en 1990, était encore magistrat, procureur général de Kigali et qui, par ailleurs, était un homme engagé en matière de droits de l’homme, qui était notamment en contact avec cette fondation que j’ai mentionnée tout à l’heure, la Fondation NEUMAN. Monsieur NKUBITO a créé cette association avec ses collègues, officiellement le 30 septembre 1990, si mes souvenirs sont corrects. Autant dire que le déclenchement de la guerre a rendu très difficile le fonctionnement de cette association pendant les premiers mois.

En réalité, cette association a commencé effectivement à fonctionner au cours de l’année 1991 dans le vent de libéralisation qui prévalait à l’époque. C’est au mois de juin 1991 que la constitution multipartite a été promulguée et cette action, qui suivait de peu la libération des prisonniers qui avaient été arrêtés comme complices pour être soi-disant des complices du FPR dès le mois d’octobre, leur libération en mars a annoncé, et a été suivie par toute une série de changements qui ont donné de l’espoir à beaucoup de gens au Rwanda à cette époque et qui ont permis notamment la création et le fonctionnement plus ou moins effectif d’associations dont l’ARDHO, l’Association Rwandaise de Défense des droits de l’Homme. Par la suite, c’est exact, d’autres associations sont nées, quatre exactement jusqu’en 1994, qui se sont… dont quatre, y compris l’ARDHO, sur les cinq, se sont regroupées dans un collectif de ligues et associations de défense des droits de l’homme qui existe toujours. L’ARDHO en est toujours membre.

Puisque vous avez mentionné Monsieur  MATATA, Monsieur MATATA était un enquêteur de l’ARDHO à cette époque, jusqu’en 1994, sous la direction de Monsieur Alphonse-Marie NKUBITO, qui était le président de cette association et, à cette… jusqu’à cette époque, le travail de Monsieur MATATA, qui était supervisé par son président, est un travail sur lequel nous avons nous-mêmes basé une partie de nos propres recherches comme nous le faisions pour les travaux émanant d’autres associations de droits de l’homme travaillant sur le terrain. A partir de début 1994, Monsieur MATATA est venu en stage en Belgique et donc il a… il se trouvait ici au moment du génocide et c’est quelqu’un au Comité pour le respect des droits de l’homme et la démocratie au Rwanda, que nous avons accueilli, ainsi que plus tard le président de son association, qui a échappé au génocide et aux massacres de 1994 et avec ces différentes personnes venues du Rwanda, qui étaient rescapées de ces massacres, nous avons fait un certain travail de collecte d’informations, de recoupement, de sensibilisation de l’opinion publique internationale sur le génocide et les massacres. L’association s’est remise à fonctionner après le génocide, avant le retour de Monsieur MATATA au Rwanda, qui, si je ne me trompe, se situe vers le mois d’août 1994.

Quelques survivants de cette association avaient repris le travail et Monsieur MATATA les a rejoints pour repartir du Rwanda par la suite. Cette association aujourd’hui poursuit son travail au Rwanda, qui est un travail d’enquête et d’éducation aux droits de l’homme mais je précise qu’à ma connaissance, Monsieur MATATA n’en fait plus partie. Les prises de position de Monsieur MATATA après son retour en Belgique ont choqué, selon mes informations, plus d’une personne dans son association d’origine, s’est distancée de lui. Je n’ai pas l’impression qu’aujourd’hui Monsieur MATATA en soit le représentant. Si je suis bien informé, il a créé du reste une association, dont il est lui-même responsable, qui a le titre de Centre de promotion des droits de l’homme, je n’ai pas le nom complet, qui est basé ici en Belgique et qui, à ce que je sache, n’a pas de section au Rwanda ou de correspondant officiel connu au Rwanda. Voilà ce que je peux dire en réponse à la question de Maître RAMBOER.

Le Président : Le PRD alors, ou PDR ?

Ndoba GASANA : Le PRD, qui est le parti fondé par Monsieur Vincent NTEZIMANA et quelques autres, dont un certain Alexis NSABIMANA, qui était le président de la section MDR Benelux à l’époque où Monsieur NTEZIMANA en était le secrétaire. Selon les informations que j’ai recueillies à l’époque avec mes collègues du Comité, c’était un parti extrémiste, un parti qui s’inscrivait dans la mouvance Power même si le nom est quelque peu qualificatif et quelque peu techniquement incorrect concernant ce parti, dans la mesure où le qualificatif de Power désignait des factions nées à l’intérieur de partis préexistants. Au moment où est né le PRD, des partis existants, dont le MDR dont avait fait partie Vincent NTEZIMANA, dont le parti libéral, dont Monsieur HIGANIRO a été un protagoniste, dont le parti social démocrate.

Me. RAMBOER : Excusez-moi, Monsieur le président, je n’ai pas entendu.

Le Président : Le PRD.

Ndoba GASANA : Exactement, le PRD s’était scindé en factions. Une faction pro-Arusha, un groupe pro-accords de paix d’Arusha et une faction opposée à l’accord de paix d’Arusha et dont le slogan était : « Power », pouvoir, power en anglais mais qui avait été rwandisé, c’était devenu « Pawa » dans beaucoup de journaux de l’époque, et ce slogan signifiait « le pouvoir aux Hutu ». C’étaient des partis ou des factions de partis qui refusaient la coexistence entre les ethnies et en tout cas le partage des pouvoirs politiques. Le parti de Monsieur NTEZIMANA est né après ces différentes scissions et n’a donc pas eu d’aile pro-Arusha ou anti-Arusha. Mais son idéologie et ses prises de position, d’après ce que j’en ai lu à l’époque où ce parti est né, et cela s’est confirmé par l’évolution de ses dirigeants dont Monsieur NTEZIMANA, une fois le génocide déclenché, était plutôt dans le camp des anti-accords de paix d’Arusha, des anti-partages du pouvoir.

Je précise que Monsieur Alexis NSABIMANA, qui présidait ce parti, est devenu par la suite le chef des renseignements du gouvernement intérimaire qui a fait le génocide, et Monsieur NTEZIMANA a les responsabilités qui ont été citées par plusieurs témoins dont moi mais d’abord par l’acte d’accusation que vous connaissez. Voilà ce que je peux dire à propos du PRD. Je peux peut-être préciser une chose qui est aussi au dossier, c’est que, dans les recherches qui ont été faites par des universitaires, notamment par Monsieur GUICHAOUA, qui a publié un ouvrage qui se termine par une annexe où il classe les partis politiques en tendances, le PRD est mentionné parmi les partis qui sont de tendance extrémiste, anti-accords de paix d’Arusha, dans la constellation de l’ex-parti unique MRND, partis qui sont à la base du génocide. En particulier dans le cas de Butare, le PRD a joué manifestement un rôle incontestable.

Le Président : Bien. D’autres questions ? Maître CUYKENS ?

Me. CUYKENS : Oui, Monsieur le président, excusez-moi mais je n’ai pas bien entendu. Quand le témoin a signalé le rôle de Monsieur HIGANIRO dans un des partis politiques qu’il vient de citer, je n’ai pas entendu quel parti.

Le Président : Il n’a pas parlé de Monsieur HIGANIRO, je ne pense pas.

Me. CUYKENS : Ah ! J’ai rêvé, excusez-moi. Alors, je voulais aussi poser une question au sujet du préfet le témoin 32 dont le témoin nous a rappelé que grâce à lui, Butare était restée une ville assez calme. Est-ce que le témoin sait que ce préfet a fait une visite dans l’usine de la SORWAL ? Pourquoi ? Ce qu’il en est résulté ?

Le Président : Avez-vous connaissance de cette visite du préfet le témoin 32 dans l’usine de la SORWAL ? Quel était le motif de sa visite ? Et quel aurait été le résultat de la visite ?

Ndoba GASANA : Monsieur le président, je n’ai cette information que par le dossier. Ce n’est pas un sujet sur lequel j’ai enquêté, sur lequel j’aurais une information privilégiée.

Me. CUYKENS : Je vous remercie.

Le Président : D’autres questions ?

Me. RAMBOER : Si vous le permettez, j’ai encore une petite question. J’ai entendu, dans le récit émouvant que Monsieur GASANA Ndoba a donné concernant, je dirais, le chemin de fuite des enfants de son frère qui a parlé à deux reprises, que ses enfants se sont adressés à des couvents : un couvent des sœurs benebikira et un couvent des sœurs clarisses. Est-ce que les enfants ont été reçus là, chaque fois, sans réticence ou est-ce qu’il y avait des réserves de la part de la direction de ces couvents ? Est-ce qu’ils pouvaient rester aussi longtemps qu’ils voulaient ou est-ce qu’ils devaient être évacués au plus vite ? Est-ce que leur séjour était provisoire ou pas ?

Le Président : Avez-vous des informations quant à la manière dont les enfants de votre frère ont été hébergés, bien accueillis, refoulés ? Ont-ils été hébergés le temps qu’ils voulaient ? Ont-ils été rejetés par les religieuses ou les religieux des endroits où ils s’étaient réfugiés ?

Ndoba GASANA : Concernant les sœurs benebikira, qui sont les sœurs de cette congrégation autochtone rwandaise, qui les ont accueillis les premières, les enfants de la famille de mon frère ont été très, très, très bien traités. Les sœurs ont pris des risques personnels incontestables. Elles les ont hébergés manifestement avec la volonté de faire le maximum pour les protéger et lorsqu’elles se sont rendu compte que ces enfants étaient vraisemblablement emmenés vers la mort, une de ces sœurs a demandé à être emmenée avec elle, sœur Specioso. Elles ont fait tout leur possible. Elles l’ont fait pas seulement vis-à-vis des enfants de mon frère mais vis-à-vis de tous les réfugiés qui se sont adressés à elles, malgré leur impuissance et leurs faibles moyens à ce moment, mais elles ont fait un travail, elles ont eu une attitude réellement remarquable. Je ne peux pas dire grand-chose concernant les sœurs clarisses, sinon que je suis évidemment très reconnaissant à ces sœurs d’avoir accueilli, même un jour, mon neveu Malik. J’ai essayé d’entrer en contact avec elles après le génocide. Elles étaient réfugiées en Italie, je n’ai jamais réussi à entrer en contact avec elles. C’est une congrégation cloîtrée et, malheureusement, je ne peux donc pas dire grand-chose, sinon constater qu’elles ont au moins accueilli Malik un jour, c’est toujours cela.

Le Président : Question encore ? Maître CARLIER ?

Me. CARLIER : Merci, Monsieur le président. Malgré l’heure, la Cour, les jurés, le témoin également voudront bien accepter que la défense de Monsieur NTEZIMANA pose encore quelques questions. Nous sommes en présence du principal plaignant accusateur de Monsieur NTEZIMANA. J’aurais, je crois, quatre questions, que je tente de cerner dans un ordre chronologique. La première question concerne avant les faits. Est-ce que le plaignant peut dire comment, dès 1990, il prend connaissance et il a une conviction que Monsieur NTEZIMANA serait un extrémiste pro-Hutu ?

Le Président : Monsieur GASANA. Dès 1990, début des années 1990, en tout cas avant les événements d’avril 1994, vous prenez connaissance de ce que Monsieur NTEZIMANA serait un extrémiste, un Hutu Power avant la lettre peut-être puisque ce ne serait vraisemblablement que vers 1993 que les tendances Power prennent naissance dans les divers partis d’opposition ?

Ndoba GASANA : Avant 1990, je ne connaissais pas Monsieur NTEZIMANA. A partir de 1990, en particulier de novembre 1990, circule en Belgique « L’appel à la conscience des Bahutu », qui se termine, je le précise, par un catalogue, ou un décalogue, intitulé « Voici les dix commandements du Hutu ».

Le Président : Les membres du jury ont reçu hier un exemplaire de « L’appel à la conscience des Bahutu » et ses « Dix commandements ».

Ndoba GASANA : Voilà. Comme je l’ai indiqué tout à l’heure, j’ai entendu à plusieurs reprises que Monsieur Vincent NTEZIMANA, déjà à l’époque, aurait participé à la rédaction ou à la diffusion ou aux deux, de cet « appel ». Je ne pense pas que quelqu’un qui aurait participé à la rédaction ou à la diffusion d’un tel texte puisse être qualifié autrement que d’extrémiste, autrement que d’intolérant par rapport à la coexistence ethnique. Mais je n’ai pas porté plainte contre lui pour racisme à l’époque, je n’avais pas de preuves suffisantes le concernant et il aurait fallu sans doute d’autres conditions aussi pour pouvoir porter plainte. Mais il y a un deuxième élément : le parti dont faisait partie Monsieur NTEZIMANA est le MDR, le Mouvement Démocratique Républicain qui, à partir de 1992, s’est scindé en deux ailes de façon progressive : une aile favorable à l’accord de paix d’Arusha et une aile opposée à l’accord de paix d’Arusha. La section MDR Benelux a pris position, nettement, contre cet accord de paix d’Arusha. Monsieur NTEZIMANA en était le secrétaire.

Ces deux éléments m’ont donné - de Monsieur NTEZIMANA, de Monsieur Alexis NSABIMANA, le président de cette section, mais aussi d’un certain nombre de gens qui tournaient autour de ces deux autres, dont un certain Joseph-Désiré RUHIGIRA, qui était un officier de l’armée rwandaise, des forces armées rwandaises, qui venait de terminer des études à l’école royale militaire et qui faisait une spécialisation à Louvain-la-Neuve et qui était manifestement très proche de Vincent NTEZIMANA, et dont le profil connu à l’époque en Belgique dans la communauté rwandaise, était celui d’un extrémiste - ces éléments me donnaient à penser que Vincent NTEZIMANA pouvait être un extrémiste mais, à cette époque, je n’ai pas formulé de jugement public le concernant mais, tout de même, je m’inquiétais d’un tel profil au sein de la communauté rwandaise de Belgique. Enfin, à partir de 1994, je pense avoir dit ce qui m’a progressivement amené à avoir la conviction que Monsieur NTEZIMANA était un extrémiste, non seulement idéologiquement mais aussi politiquement et pratiquement, et qu’il avait eu un rôle majeur dans le génocide à Butare, particulièrement dans le monde universitaire.

Le Président : Oui, Maître CARLIER.

Me. CARLIER : Comment le plaignant explique-t-il, si Monsieur NTEZIMANA était dès 1990 l’extrémiste qu’il décrit, que des relations se soient poursuivies entre Monsieur NTEZIMANA et Monsieur KARENZI ou d’autres membres de la famille du plaignant ?

Le Président : Avez-vous seulement connaissance des relations qui pouvaient exister entre votre frère et Monsieur NTEZIMANA et de quel type de relations s’agissait-il ?

Ndoba GASANA : Monsieur le président…

Le Président : S’agissait-il de relations de confiance, d’amitié même peut-être ?

Ndoba GASANA : Monsieur le président, à l’époque je n’avais pas connaissance de ces relations. Je sais simplement que mon frère, quand il venait ici en Belgique, rendait visite à ses collègues, à ses anciens étudiants, à d’autres gens de l’université nationale du Rwanda. Et je sais que ma belle-sœur en faisait autant ou essayait d’en faire autant. La deuxième partie de ma réponse, c’est que je trouve bien ironique la question de la défense. Beaucoup de victimes ont gardé des relations avec ceux qui devaient les massacrer, y compris mon frère. Ils étaient loin d’imaginer ce que les autres préparaient et quand beaucoup l’ont vu, c’était trop tard. C’est… c’est une réalité pour le génocide perpétré au Rwanda comme pour le génocide des Juifs ou l’arrestation des Juifs en Belgique, parfois ce sont les voisins, ce sont des gens avec qui vous avez, la veille, partagé un verre, qui vous dénoncent et qui vous conduisent à la mort. Cela a été constaté au Rwanda aussi.

Le Président : Une autre question ?

Me. CARLIER : Quelles étaient les activités du plaignant en Belgique avant 1994 ?

Le Président : Quelles étaient, Monsieur GASANA, vos activités en Belgique ?

Ndoba GASANA : En Belgique, entre 1977 et 1994, puisque j’ai séjourné de nombreuses années en Belgique, j’ai mené des activités de recherche en littérature africaine à l’université catholique de Louvain. J’ai mené aussi des activités d’enseignement, notamment à l’institut libre Marie HAPS, où j’enseignais le kiswahili en cours du soir. J’ai mené des activités de formateur pour des coopérants, des candidats coopérants dans le cadre de l’AGCD, ce qui était l’AGCD à l’époque, l’Administration Générale de la Coopération au Développement, comme collaborateur extérieur et auprès de plusieurs organisations non gouvernementales et, à titre personnel, comme citoyen, j’étais un militant des droits de l’homme à partir de 1990 dans le cadre du Comité pour le respect des droits de l’homme et la démocratie au Rwanda. C’est une liste, non exhaustive, de mes activités en Belgique, mais je ne sais pas si la défense souhaitait, Monsieur le président, connaître la liste exhaustive. Elle serait longue évidemment puisque j’ai séjourné de longues années en Belgique.

Me. CARLIER : Simplement à propos des activités en tant que coordinateur du Comité pour le respect et la défense des droits de l’homme au Rwanda, le plaignant a fait état lui-même tout à l’heure de critiques faites à l’égard de ce comité. Je voudrais y revenir dans une question. Il y a dans le dossier plusieurs critiques à l’égard de ce comité, nous en avons relevé au moins sept dont une de Monsieur MATATA, dont le témoin a parlé il y a un instant. Une de ces critiques émane, et d’autres aussi, il y en a au moins deux, émanant d’anciens membres de ce comité. Je voudrais simplement lire un extrait d’une critique et demander la réaction du témoin à cet égard. Elle émane de Monsieur Joseph NDAHIMANA qui dit ceci :

« J’ai fait partie du Comité pour le respect des droits de l’homme et de la démocratie au Rwanda, coordonné par Monsieur GASANA Ndoba et j’ai démissionné début de cette année car je me suis rendu compte que ce comité n’était pas capable d’analyser objectivement les choses qui se sont passées au Rwanda. Je vous signale que j’ai été mis également au courant de certaines mesquineries et de certains faux témoignages de Monsieur GASANA Ndoba ».

Quelle est la réaction du témoin à cet égard ?

Le Président : Je veux bien vous poser exceptionnellement cette question, Monsieur GASANA, mais je ne vois pas en quoi cela va faire avancer le schmilblik, hein.

Ndoba GASANA : Monsieur le président, de mon côté, je ne vois pas non plus le rapport que cette question a avec le procès mais, puisque vous me  la posez, Monsieur le président, je vais y répondre brièvement. Mon comité, comme la défense l’a dit, qui n’était pas une propriété personnelle, qui était un groupe de gens concernés, préoccupés par la situation des droits de l’homme au Rwanda au moment où il a été créé, qui comprenait des Rwandais et des Belges, a fait un travail, dont je n’ai pas honte, qui était un travail de sensibilisation, un travail d’analyse, de collecte et d’analyse d’informations, un travail d’approche des milieux officiels, en particulier pendant le génocide et bien avant le génocide au niveau belge, européen, ONU, etc., pour dire : « Ecoutez, quelque chose de grave se prépare, il faut faire quelque chose pour prévenir un cataclysme ». Et ce travail, ou ce pressentiment, a été confirmé par une commission internationale d’enquête que le comité que je coordonnais a contribué à envoyer au Rwanda en ayant préparé une documentation. Le rapport était, vous le savez, Monsieur le président, accablant. La situation était grave déjà en 1993.

Malheureusement, les recommandations de ce rapport d’une commission internationale d’enquête, on n’y avait aucun membre de ce comité, ils n’ont pas été entendus et les gouvernements, l’ONU et les autres organisations qui auraient dû faire quelque chose pour prévenir le génocide ne l’ont pas fait ou ne l’ont pas assez fait. Je pense qu’on devrait au moins nous reconnaître, avec d’autres organisations, d’avoir fait notre possible. Maintenant, il y a des choses que nous n’avons pas faites. Nous n’avons pas travaillé sur toutes les violations des droits de l’homme. Aujourd’hui, je préside une orga… une institution nationale qui a bien plus de moyens que le Comité pour le respect des droits de l’homme. Je n’ai pas l’ambition non plus de travailler sur toutes les violations des droits de l’homme, ce n’est pas possible. Je vais simplement répondre à Monsieur CARLIER que, lorsque nous avons reçu des critiques émanant d’anciens membres, nous les avons accueillies, tout comme j’espère que ces anciens membres ont accueilli nos points de vue sur leurs propres prises de position. La négation du génocide, le révisionnisme ne sont pas, de mon point de vue et du point de vue de mes collègues du comité, compatibles avec la défense des droits de l’homme. Il est arrivé que des membres, et nous ne sommes pas la seule organisation à avoir subi ce genre de chose, il est arrivé que des membres, d’anciens membres, à notre grand étonnement, défendent des positions négationnistes ou révisionnistes, et nous avons différé sur ce point. En l’occurrence, puisque c’est le témoignage de Monsieur Joseph NDAHIMANA qui a été cité, nous ne l’avons pas exclu, il s’est exclu lui-même. Mais les positions que j’ai pu lire de lui par la suite m’ont donné à penser qu’effectivement il y avait une divergence importante sur l’appréciation des événements qui s’étaient passés au Rwanda.

Quant à d’éventuels faux témoignages que j’aurais apportés, j’imagine que la justice belge a eu, en sept ans, le temps d’analyser chacun des témoignages que j’ai donnés. Et je suppose que si j’avais donné de faux témoignages, puisque vous avez dit vous-même que j’ai été le plaignant principal dans ce dossier, je suppose que nous ne serions pas aujourd’hui devant la Cour d’assises.

Le Président : Bien. Autre question ?

Me. CARLIER : Deux questions encore, Monsieur le président. Une question qui concerne le début de la plainte. Peu après la plainte, Monsieur GASANA Ndoba est entendu par Monsieur de STEXHE, de la police judiciaire d’Ottignies-Louvain-la-Neuve. Et il signale à ce moment-là effectivement, je cite ce procès-verbal qui est du 30 septembre 1994 en disant :

« La plainte que je dépose s’ajoute à une source anonyme et recoupe le témoignage anonyme dont Monsieur de STEXHE était en possession ».

Le témoin a fait effectivement écho tout à l’heure à ce témoignage anonyme. Est-ce qu’il a eu connaissance de la personne qui a fait ce témoignage anonyme ou pas du tout ? Est-ce qu’il s’agit de quelqu’un qui est tout à fait anonyme pour lui-même également ?

Le Président : Voilà, l’enquêteur dit que son témoin est anonyme. Vous parlez d’un témoin anonyme. Est-ce que ce témoin est pour vous anonyme ?

Ndoba GASANA : Bien sûr, je l’ai dit, Monsieur le président, ce témoin est anonyme pour moi aussi.

Le Président : Autre question, Maître CARLIER ?

Me. CARLIER : Dernière question, Monsieur le président. Est-ce que le témoin peut dire à partir de quand il a eu connaissance de la présence d’Yvette dans la famille de son frère ?

Le Président : Monsieur GASANA, quand avez-vous eu connaissance de la présence d’Yvette dans la maison familiale de votre frère ?

Ndoba GASANA : Je ne pense pas que j’en ai eu connaissance longtemps avant le génocide. Je savais que Solange, ma nièce, avait des amies qui venaient de temps en temps séjourner dans la famille. Je pense qu’à un moment, on a dû me parler aussi de la présence d’Yvette mais cette présence n’avait pas spécialement retenu mon attention si elle a été mentionnée. Je savais qu’il y avait des amies d’Yvette qui passaient dans la famille. L’identité d’Yvette m’a été connue après, hélas, la disparition des miens et je porte, vis-à-vis d’Yvette, aujourd’hui, des sentiments que vous pouvez deviner, comme la seule représentante d’une famille qui m’était chère.

Le Président : Une autre question encore ? Les parties sont-elles d’accord pour que le témoin se retire ? Monsieur GASANA, est-ce bien des accusés ici présents dont vous avez voulu parler ? La signification profonde de cette question, qui doit être posée dans les termes de la loi, est de savoir si vous persistez dans les déclarations que vous venez de faire ?

Ndoba GASANA : Oui, Monsieur le président.

Le Président : La Cour vous remercie pour votre témoignage et vous pouvez donc disposer librement de votre temps.

Ndoba GASANA : Je vous remercie, Monsieur le président.

Le Président : A partir de maintenant, vous pourrez donc rentrer dans la salle d’audience quand vous l’entendez.

Ndoba GASANA : Je vous remercie, Monsieur le président.

Le Président : Bien. 2h moins le quart. Nous allons suspendre l’audience et la reprendre. Si vous voulez bien, Maître HIRSCH, vous voulez bien, Maître HIRSCH, encore reprendre place à votre banc, s’il vous plaît, tant que je n’ai pas suspendu l’audience ? Je sais que tout le monde est pressé, hein, je comprends. Donc, l’audience est suspendue, nous allons la reprendre à 14h30. Je suis désolé de ne vous accorder que 3/4h pour le déjeuner. Nous reprendrons à 14h30 avec l’audition du juge d’instruction et des enquêteurs à propos des faits reprochés à Monsieur NTEZIMANA.