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6.3.16. Audition des témoins: le témoin 84
Le Président : Maître GILLET,
Madame le témoin 84 n’est pas actuellement constituée partie civile. Il y a une
plainte, mais pas une constitution partie civile. Donc, elle a déposé une plainte,
mais elle n’est pas constituée. Qu’elle a déposée elle-même, d’ailleurs, la
plainte. Madame, vous parlez bien le français ? Et vous comprenez bien
le français ?
le témoin 84 : Oui, oui.
Le Président : Vous n’avez
pas besoin d’un interprète ?
le témoin 84 : Non.
Le Président : Madame, quels
sont vos nom et prénom ?
le témoin 84 : Je m’appelle
le témoin 84.
Le Président : Quel âge avez-vous ?
le témoin 84 : 50 ans.
Le Président : Quelle est
votre profession ?
le témoin 84 : Comptable.
Le Président : Quelle est
votre commune de domicile ou de résidence ?
le témoin 84 : Kicukiro ?
Le Président : Au Rwanda ?
le témoin 84 : Oui.
Le Président : Connaissiez-vous,
Madame, les accusés ou un des accusés avant le mois d’avril 1994 ?
le témoin 84 : Non.
Le Président : Aucun ?
le témoin 84 : Aucun.
Le Président : Vous n’êtes
pas de la famille des accusés ?
le témoin 84 : Non.
Le Président : Vous n’êtes
pas non plus de la famille des parties civiles ?
le témoin 84 : Si.
Le Président : Vous êtes
de la famille de qui ?
le témoin 84 : De KARENZI.
Le Président : Vous êtes
quoi par rapport à KARENZI ?
le témoin 84 : C’étaient
des amis et mes enfants sont morts là-bas.
Le Président : Ah oui, mais
donc vous n’êtes pas de leur famille ?
le témoin 84 : Non, mais,
j’ai désiré me constituer partie civile.
Le Président : Eh bien, ça,
après votre témoignage, hein ? Vous avez d’ailleurs un avocat ?
le témoin 84 : Oui.
Le Président : Je suppose
qu’il interviendra en votre nom en ce qui concerne cette constitution partie
civile
le témoin 84 : OK.
Le Président : Vous ne travaillez
ni pour les accusés ni pour les parties civiles ?
le témoin 84 : S’il vous
plaît ?
Le Président : Vous ne travaillez
pas pour les accusés, travailler, je sais que quand je dis « travailler »,
il y a peut-être des souvenirs qui vous viennent de ce que ce mot signifie en
1994 au Rwanda. Vous n’êtes pas sous contrat de travail avec les accusés ou
avec les parties civiles ?
le témoin 84 : Non.
Le Président : Je vais vous
demander, Madame, de bien vouloir lever la main droite et de prononcer le serment
de témoin.
le témoin 84 : Je jure
de parler sans haine et sans crainte, de dire toute la vérité et rien que la
vérité.
Le Président : Je vous remercie.
Vous pouvez vous asseoir, Madame. Madame, vous êtes veuve, je crois.
le témoin 84 : Oui, Monsieur
le président.
Le Président : Et vous avez…
vous aviez combien d’enfants ?
le témoin 84 : J’en avais
cinq.
Le Président : Vous aviez
cinq enfants ?
le témoin 84 : Oui, Monsieur
le président.
Le Président : Il vous en
reste combien ?
le témoin 84 : Trois.
Deux garçons et une fille.
Le Président : Vous avez
donc perdu, si je comprends bien, au mois d’avril 1994, deux de vos enfants.
le témoin 84 : Oui, Monsieur
le président.
Le Président : Il s’agit
de Thierry et de Emmery.
le témoin 84 : Oui.
Le Président : Ce sont deux
petits garçons, donc.
le témoin 84 : Oui.
Le Président : Ces deux enfants,
Thierry et Emmery, à l’époque des événements survenus au Rwanda en avril 1994,
logeaient chez le professeur KARENZI.
le témoin 84 : Oui, Monsieur
le président
Le Président : Et vos deux
enfants ont donc été se réfugier, après la mort de Monsieur et Madame KARENZI,
dans un couvent, je crois. Le couvent des sœurs benebikira, à Butare.
le témoin 84 : Oui.
Le Président : Et de là,
ils ont été également enlevés le 30 avril 1994 et tués avec les enfants du professeur
KARENZI.
le témoin 84 : Oui.
Le Président : Vous-même,
vous étiez où, à ce moment-là, en avril 1994 ?
le témoin 84 : J’étais
à la maison, chez moi, à Kicukiro.
Le Président : C’est près
de Butare, ou c’est...
le témoin 84 : Non, non,
non, c’est à 100 km de Butare, parce que j’avais envoyé les enfants bien avant…
Le Président : Quand est-ce
que vous avez appris la mort de vos enfants ?
le témoin 84 : Dès mon
retour de l’exil.
Le Président : Et ça se situe
à quel moment ?
le témoin 84 : Au mois
de juillet.
Le Président : 1994 ?
le témoin 84 : Oui.
Le Président : Vous avez
déposé une plainte, en vous adressant, je crois, au procureur du Roi. Oui, vous
avez adressé, le 18 septembre 1996, une lettre au procureur du Roi par laquelle
vous déposiez une plainte pour… en ce qui concernait la mort de vos deux enfants.
Une plainte que vous adressiez contre Monsieur NTEZIMANA.
le témoin 84 : Oui.
Le Président : Aviez-vous
éventuellement recueilli, au Rwanda, des informations qui permettaient de considérer
que Monsieur NTEZIMANA était responsable de la mort de vos enfants ?
le témoin 84 : Oui.
Le Président : Vous pouvez
exposer ce que vous aviez appris ?
le témoin 84 : Donc, dès
mon retour de l’exil, j’avais cru que mes enfants étaient toujours en vie, parce
qu’on les avait envoyés à Butare déjà à partir de l’année 93, en février 93.
Donc, on croyait que la ville de Butare était la ville la plus… la plus calme.
Alors, quand on a eu les événements, et jusqu’au bout du mois de juillet, moi,
je croyais qu’ils étaient encore en vie. Et alors, j’ai eu un député, membre
de famille, qui m’a raconté comment ces enfants se sont cachés dans le faux
plafond de la famille KARENZI et qu’ils ont assisté à la mort de Madame KARENZI,
alors ils ont essayé de sortir de… enfin, on m’a raconté comment ils ont essayé
de sortir, et qu’à l’entrée du couvent, ils ont été rattrapés par une patrouille
militaire et la patrouille militaire les a arrêtés, et alors, un militaire,
un officier, il avait un petit papier, un bout de papier dans la main, qu’il
brandissait en appelant à mon fils Thierry de se présenter, parce que c’était
un grand Inyenzi, un ennemi du pays. Mais mon fils n’avait que 13 ans. Parce
qu’il paraît que dans le bout de papier, mon fils avait fait un petit rapport
des nouvelles de la radio Muhabura, qu’il faisait au professeur KARENZI, qui
les avait habitués chaque fois à raconter les nouvelles qu’ils ont écoutées
à la radio.
Alors, mon fils s’est présenté. Alors, ils ont confirmé que le bout
de papier a été retrouvé dans la maison. Donc, après la mort de Madame Alphonsine,
ils ont fouillé la maison et ils ont trouvé le petit bout de papier. Alors,
ils ont confirmé à mon fils qu’il… qu’il va mourir le premier, parce qu’il est
ennemi du pays. Vous imaginez, un fils de 13 ans ! Alors, ils ont dit :
« Vous regagnez le couvent, mais vous allez mourir ». Donc, ils sont
entrés, ils devaient mourir. Alors, ils ont passé deux jours avant et le premier
jour, parce que justement, ils étaient menacés, ils avaient des coups de téléphone
et, d’ailleurs, les deux jeunes de KARENZI, le fils de KARENZI et mon fils,
ils demandaient à Thierry de changer son nom et disaient : « Thierry,
de toute façon, quand ils vont venir, ils vont se rappeler ton nom. Donc, il
faudra que tu changes ton nom, que tu prennes le nom de ton frère qui est à
Bujumbura ». Parce que nous avions eu des attaques à la maison, et chaque
fois, donc, notre famille était ciblée. Et nous avions deux garçons à Bujumbura,
et donc, les deux autres à Butare. Alors, ils ont demandé à mon fils de changer
son nom, de s’appeler avec le nom de son grand frère qui est à Bujumbura. Et
alors, les deux jeunes étaient convaincus qu’on allait tuer Malik KARENZI, Solange
KARENZI et Thierry BAHIZI. Alors, ils disaient : « Au moins, si tu
changes ton nom, on ne te reconnaîtra pas, parce que nous ne portons pas des
noms ciblés ».
Donc, déjà au départ, je sentais, quand on m’a appris la nouvelle,
j’ai compris que les bourreaux de mes enfants et des enfants de KARENZI, c’étaient
les mêmes que leurs parents. Et j’avais appris justement que… Madame Alphonsine
avait demandé à ces bourreaux de demander au professeur Vincent qu’il n’était
pas un Inyenzi et que lui a confirmé, parce qu’elle est morte après. Donc, j’ai
compris tout de suite que les bourreaux du professeur KARENZI, non, de Madame
Alphonsine KARENZI, étaient les mêmes que ceux qui ont poursuivi mes enfants
pendant les 9 jours qu’ils sont restés en vie, parce qu’ils venaient de quitter
seulement le 22 avril, et ils sont morts le… le 30. Et alors, au moment de
l’enlèvement, on m’a donc… ils devaient partir pour la mort quand les miliciens
étaient là et les militaires, certains intellectuels qui sont venus avec eux,
et il paraîtrait que, quand la sœur supérieure avec, il y avait des gens qui
mentaient, qu’ils étaient des Hutu et qu’on les mettait de côté. Elle a demandé
à une autre sœur d’aller mentir que Thierry BAHIZI et Emmery, mon fils, l’autre…
et les jeunes de KARENZI, c’étaient des Hutu que ce sont des neveux. La sœur,
vraiment, est allée demander au milicien que ces trois enfants, les plus jeunes,
c’étaient ses neveux. Les miliciens ont accepté.
La sœur a reconduit les enfants vers le couvent, et alors il y a
un militaire qui les a ramenés. Il a dit : « En tout cas, vous
êtes de la famille de KARENZI ; je vous reconnais tous les trois ».
Alors, ils les ont pris, ils les ont torturés paraît-il, donc tout ça, on me
l’a appris depuis 94, il paraît qu’ils sont partis, on les battait, et surtout
mon fils qui s’appelait Emmery, il avait un nez plus long, alors, il paraît
qu’on l’écrasait et on l’a torturé avant du mettre dans la camionnette, parce
qu’ils sont partis entassés. On les mettait dans la camionnette, donc comme…
comme du bois. Et on les a battus. Et depuis ce jour, je ne sais pas où ils
sont. Et puis, ils sont revenus, alors, pour… pour jubiler chez les sœurs, pour
prendre de la bière et danser et dire qu’ils viennent de tuer les ennemis du
pays. Et puis alors, autre chose, que c’était les mêmes bourreaux de Alphonsine
KARENZI. C’est que, quand ils sont venus chercher les enfants, et qu’ils avaient
23 dans la camionnette quand même, ils ne voulaient pas quitter le couvent,
ils voulaient même incendier la maison, parce qu’ils ne trouvaient pas Solange
KARENZI et Malik KARENZI, parce que les sœurs avaient cru qu’ils allaient cacher
les plus grands. Que quand même, les enfants de… de 15 à 5 ans n’allaient pas
courir de danger. Mais, elles étaient convaincues, les sœurs, que les enfants
de KARENZI étaient bien poursuivis, parce qu’avant de les faire entrer dans
le couvent, c’était une promesse qu’on viendrait les chercher, donc.
Ils ont été torturés tout ce temps-là, moralement. Ils attendaient
la mort, mais, parce qu’ils étaient jeunes, il y avait des jours… des jours
où ils croyaient à la survie. Des jours ils espéraient, parce qu’ils avaient
le droit de vivre comme les autres enfants et ne se reprochaient rien, et puis
ils avaient appris que j’étais en vie. Avant, ils s’étaient organisés pour gérer
leur orphelinat futur, parce qu’ils se disaient : « Nos parents sont
morts » ; ils croyaient aussi que moi j’étais morte, et puis mon mari
étant mort et les parents KARENZI, c’était… ils commençaient à s’organiser,
à dire : « On va faire ça et ça et ça donc ». Quand même, il
y a eu des jours où ils croyaient qu’ils allaient survivre. Et un jour, alors,
du 30, on les a téléphoné qu’on devait les enlever. Ils sont morts comme ça,
donc.
Le Président : Votre mari
est également décédé à la même époque ?
le témoin 84 : Oui, le
11 avril 1994.
Le Président : Dans votre
village, là où…
le témoin 84 : Un peu
loin de notre village, parce qu’on s’était réfugié à une école technique de
Kicukiro où se trouvait le contingent de la MINUAR. Parce qu’on a été abandonné
là-bas... C’est nous qui avons fait le calvaire de plus de 15 km pour aller
mourir. Alors, il est mort quand il y a eu des massacres plus loin de chez nous,
de 15 km à peu près… dans des circonstances… terribles. Moi, je suis sortie
des cadavres.
Le Président : Vous avez
donc été laissée aussi pour morte. On a cru que vous étiez morte ?
le témoin 84 : C’est long
à raconter, sauf si vous me permettez de la raconter. J’étais couverte par les
cadavres, en fait. Et alors, quand ils devaient me torturer ou… me prendre comme
les vivantes, me taper avec des marteaux… j’étais couverte par des cadavres,
sur les genoux, j’avais des cadavres qui jonchaient le sol à côté de moi, à
mes côtés, au-dessus de ma tête. Donc, j’en avais partout, partout. Alors, ils
m’ont pris pour morte, mais ce n’était pas vrai parce que vous aviez un milicien
qui passait et il te croyait morte, donc, quand il venait de vérifier, il y
avait un autre. Enfin, c’est toute une histoire. Sauf si vous me le permettez
de la raconter, parce que c’est trop de détails.
Le Président : Vous pouvez
la raconter… Si vous voulez la raconter.
le témoin 84 : Oui, oui,
parce que je crois que ça peut faire comprendre pas mal de choses. Donc, en
fait, je ne veux par retourner plus loin que 90, que 90 on a connu les hostilités,
on a commencé la guerre de 90. Et ma famille, et donc la famille de mon mari
et ma famille propre, a eu des gens, beaucoup de gens en prison, et moi, j’étais
enceinte. Donc, j’avais… j’étais enceinte de 9 mois à peu près, je devais mettre
au monde le 22 octobre, et déjà à partir du 22 octobre, je n’ai pas pu me rendre
à l’hôpital parce qu’on me refusait les soins. Alors, toute l’assistance, donc
accoucher, ça, c’est fait par mon mari. Alors, il n’a pas pu, on n’a pas pu,
il n’a pas pu décoller le placenta et quand je suis partie à l’hôpital déjà,
c’étaient des injures. On m’injuriait comme quoi, donc j’ai envoyé mes enfants
au front et tout ça. Alors, on ne voulait pas me soigner. J’étais là depuis
7 heures du matin, et même pour entrer, on devait fouiller, fouiller à travers
des draps de ma fille-bébé. Je portais toujours le placenta, donc, dangereusement,
depuis 3 heures du matin, et on ne voulait même pas me faire entrer.
Mais, quand même, je suis parvenue à rentrer. Ma tante, qui m’accompagnait,
est infirmière-accoucheuse et ne pouvait pas me voir et m’avait dit de ne pas
dire qu’on a des relations, parce que sinon on allait me tuer déjà sur la table
d’accouchement. Je suis restée et mon mari et la tante sont partis avec ma fille.
Je suis restée seule sur la table de 7 heures et il passait des infirmières
pour m’injurier. Il y en a eu une qui est passée seulement à 10 heures, alors
elle m’a dit que j’occupe trop la table. Elle m’a fait une injection, et puis
alors, elle a pris le placenta. Elle me l’a jeté dans la figure. Je l’ai mis
dans un sac où j’avais amené les langes pour ma fille. Alors, elle m’a dit de
partir. Donc, j’étais, je n’avais pas de force, mais quand même j’ai pu rentrer.
Et alors, on s’est dit : « On va rentrer, et si même je dois mourir,
je vais mourir à la maison ». Parce que là-bas, on ne voulait pas faire
de soins. Donc, ça c’est le 22 octobre 1990. Et alors, on avait eu des fouilles
à la maison chaque jour par des amis voisins, des ex-amis voisins. On avait
des professeurs, on avait des fonctionnaires intellectuels avec qui on partageait
toute l’organisation du quartier. Ils étaient venus fouiller, même après la
naissance de ma fille, pour voir si on n’avait pas des armes.
Et donc, ma famille était ciblée déjà depuis 90. Et en 91, on a eu
la mort des Bagogwe. Les Bagogwe, c’était de la famille de mon mari. On a décimé
toute… presque toute sa famille et on a eu une quarantaine de réfugiés dans
notre maison. Une quarantaine, mais seulement composée des vieilles femmes,
qui venaient de perdre 5 enfants et des orphelins. Alors, c’était toute une
vie donc, toute la vie dans la maison devait changer, et on devait cacher à
l’extérieur, qu’on hébergeait des réfugiés, les Bagogwe, donc les victimes.
Et mon mari, puisqu’il était d’une association de défense des droits de l’homme,
ne s’arrêtait pas de dénoncer la dictature et le système, le système de tuer
à ce moment-là parce que, déjà pour Bugesera et de Kibilira… donc, ce sont des
régions du Nord et des région de l’Est, qui étaient aussi attaquées, et lui
n’arrêtait pas de dénoncer. Et moi, je devais gérer la survie de ces quarante
personnes, mais toujours en silence, toujours seule, parce qu’on avait seulement
que nos maigres salaires et on ne devait pas… on ne devait pas, rien dire. Et
chaque fois, on partait au travail comme si de rien n’était. Mais c’était dur,
un peu. Et alors, en 92, il a été mis en prison, mon mari, parce qu’on l’accusait
que, justement, il dénonçait le système.
Mais, heureusement donc, avec les médias d’ici, il a passé seulement
7 jours en prison, et dans les 7 jours, moi, à la maison, je devais faire en
sorte que les enfants ne perdent pas la tête et ses membres de famille, parce
que c’était le seul pilier qui leur restait. Donc, je devais affronter, je ne
devais même pas montrer au travail que mon mari était en prison. Donc, on devait
se deviner pour tout, pour les enfants, pour les membres de famille et pour
l’entourage et pour que, déjà on vous ne vous condamne pas avant. Donc, avril
92, il était en prison. En août 92, on devait s’attaquer, il y avait un escadron
de la mort constitué par l’Akazu, qui devait passer chez tous les défenseurs
des droits de l’homme, je crois pour les tuer. Un jour, c’était le 22 août 92,
ils sont passés chez moi. Ils ne l’ont pas trouvé, ils ont fait… ils m’ont fait
8 coups de machettes sur le bras gauche. J’ai un profond, ici, sur le bras droit.
Alors, le gendarme qui m’a menée à l’hôpital, méchamment, il me disait :
« On ne t’a rien fait. J’espère que tu ne vas pas faire de plainte ».
J’avais le bras droit, je ne pouvais plus bouger ; j’avais ma petite fille,
qui était au sein, et alors, je devais avoir une aide même pour me laver, mais
il disait : « Tu vois, on ne t’a pas tuée. Donc, il ne faut pas porter
plainte ». Mais alors, on n’a pas porté plainte, mais il y a des membres
de famille, des amis, ici en Europe, qui l’ont appris. Alors, quand ils écrivaient
des lettres au ministre de la justice, il s’est fâché, et une semaine après,
il devait téléphoner à mon mari pour lui dire : « Pourquoi est-ce
que vous avez dénoncé votre attaque à l’extérieur et que nous ne sommes pas
au courant ? ». Et alors, mon mari a répliqué que le gendarme était
au courant et que c’est lui qui nous avait interdit, et puis que de toute façon,
ça montrait bien que c’était le système. Parce que c’étaient 9 militaires qui
devaient venir à la maison. Donc, il y en avait 6 qui sont restés à l’extérieur
et 3 qui sont venus et qui m’ont machettée… Un m’a machettée pendant quelques
minutes. Moi, je croyais que c’était une éternité, parce qu’ils disaient :
« Je vais te tuer, je vais te tuer ». J’en ai des traces jusqu’ici.
Alors, c’était 92 et ça a fait du mal à mes enfants, déjà les plus grands.
Donc, j’ai été obligée d’envoyer les deux, déjà en 92, mes deux plus
grands à Bujumbura, donc au Burundi. Il me restait à la maison, les trois jeunes,
donc avec ma fille cadette. En 93, déjà février 93, il y a eu une attaque des
Inkotanyi à Ruhengeri. Mon mari, il y a quelqu’un qui lui a dit : « Tu
es sur la liste des gens qui vont être tués ». Alors, il s’est caché quelque
part chez un ami allemand pendant toute une semaine. Alors, là aussi, j’ai décidé
d’envoyer le reste de mes enfants, les deux, à Butare, parce que je me disais
qu’à Butare, de toute façon, c’était comme si je les envoyais à Bruxelles ou
n’importe où, parce que c’était la ville à laquelle tout le monde avait confiance.
Donc, déjà à partir de 93, j’étais coupée de ma famille et je devais m’occuper
de la famille des déplacés, des… et puis de ma famille, parce que finalement,
aussi en 93 ils ont été attaqués. Mon père a été battu, torturé. Alors, donc
ça c’est 93. Donc, 94 quand même, nous a retrouvés dans une situation où on
se disait, mon mari et moi, que nous on va mourir, mais on croyait qu’on avait
deux enfants au Burundi et puis on avait deux et on venait d’envoyer la cadette
aussi chez le professeur KARENZI.
Donc, nous étions seuls en 94. 94, le 9 avril, on a eu une attaque
à la maison. Bon… On est resté du 7, 8, on téléphonait que les gens mouraient
de part et d’ailleurs, et nous, nous essayions toujours d’appeler à l’aide,
et on appelait la mémoire, on appelait… on essayait de sauver les autres. Bon,
on était convaincu que toute notre famille était ciblée, mais que si on arrivait
à la MINUAR donc, un contingent qui était seulement à 1 km, on allait être sauvé.
Donc, on est parti le 9, dans la nuit. On a passé la nuit quelque part dans
la forêt et on a fait presque en un pas, les 500 m qui nous séparaient de l’école.
Et on est rentré le 10. Et le 10, il y avait encore des hostilités. Il y avait
des miliciens qui devaient attaquer de l’extérieur de l’enclos, mais toujours
avec la présence de la MINUAR, ils ne pouvaient pas entrer. Et lundi, lundi
dans l’après-midi, non, déjà dans l’avant-midi, commençait le mouvement des
militaires qui venaient chercher certains membres de leur famille, parce qu’il
y avait des gens qui étaient venus, qui étaient des Hutu, qui pourraient, parce
qu’ils ne savaient pas, ce n’était seulement que… peut-être des intellectuels
ou des planificateurs qui, au début, savaient ce qui allait se passer. Mais,
tout au début, les paysans, certains paysans se confondaient avec les fuyards
Tutsi. Donc, on en avait aussi à l’école. Et les familles alors sont venues
les trier le lundi, parce qu’ils savaient que la MINUAR allait partir. Et nous,
on ne savait pas. Nous, on était toujours confiant. On devait rester. On devait
consoler les gens qui s’affolaient, parce qu’on était convaincu que la MINUAR
n’allait pas partir.
Alors, vers 2 heures, on a commencé à évacuer des familles mixtes
et des familles qui travaillent pour les Nations Unies. Alors, la MINUAR est
partie ; elle a abandonné toute une foule affolée. Puis, nous avons essayé
de sortir par une autre sortie, une porte de sortie. Et alors, en sortant, on
voyait qu’on était bien entouré par… par les militaires qui braquaient les armes
sur nous. On a fait des kilomètres, des kilomètres, on était encerclé, on avait
des sifflets, on avait… donc, on disait : « Tous les gens du FPR de
l’école vont quitter », et alors, ils confondaient les belges d’ailleurs
aux Tutsi, malgré que la MINUAR partait, ils disaient quand même : « Les
gens, les belges là, les Tutsi », donc, ils confondaient tout le monde,
mêmes les belges aux Tutsi. C’est pourquoi d’ailleurs, j’avais oublié même de
saluer avec dignité toutes les mamans, toutes les sœurs, les frères, des dix
commandos qui sont morts, parce qu’ils sont morts aussi atrocement que les nôtres,
on les a confondus aux Tutsi, ils sont morts parce qu’ils disaient : « Ce
sont des Tutsi aussi ». Donc, quand on a quitté... on devait faire des
kilomètres de calvaire, on était entouré par les milices Interahamwe et on avait
des militaires. Il y avait un combat de militaires qui était devant nous et
derrière. On ne pouvait pas bouger de nulle part. Et malgré tout, on courait,
on courait, parce que, je ne sais pas quel sentiment, mais on ne croit pas à
la mort, on ne croit pas qu’on va mourir, parce que, finalement, on se sent
innocent.
Alors, on courait, on courait et il y avait toute… c’était une population
faite d’enfants, de mamans, et je connais une maman qui avait un enfant au dos,
de 7 jours seulement. Nous avions des vieillards, des vieux. On avait, tout
le groupe hétérogène comme ça. On a couru et on a couru, et en cours de chemin,
on était apostrophé par des gens. Moi, j’ai échappé plus de trois fois, parce
qu’on disait que je suis grosse, que j’étais riche que j’allais mourir la première.
Mais je ne sais pas comment chaque fois, je ne suis pas morte en cours de chemin.
Et alors, en cours de chemin, on a reconnu mon mari et on commençait à le huer,
parce qu’on lui disait : « Qui va encore dénoncer la dictature, qui
va écrire dans les journaux ? ». Moi, je voulais me cacher. Je me
disais : « Moi, on ne me connaît pas », mais il était déjà ciblé
en chemin, mais par, je ne veux pas dire que c’était par des intellectuels seulement ;
il y avait aussi des miliciens. Tout était confondu. On était la risée de tout
le monde. Donc, on était humilié par des enfants, par des femmes. On avait des
femmes avec les machettes. C’était une horreur.
Donc, ils nous ont fait faire des kilomètres et nous, on ne s’asseyait
pas, on n’attendait pas la mort, on n’y croyait pas, on continuait à courir,
courir, et celui qui avait plus de force, il a couru le plus que possible ;
on essayait de s’accrocher aux gens qui couraient plus vite, et jusque, donc,
au lieu. C’était presque une cour et il y avait un talus au dessus. Et alors,
on a commencé à dire : « D’abord les Hutu. S’il y a des Hutu dedans,
il faut que vous montriez vos cartes d’identité, que vous sortiez ». Ca
a été une opération rapide. Les Hutu ont montré leur carte d’identité et ils
sont partis. Et on a tiré dans cette masse, on a tiré, on a tiré… Alors, quand
les balles, je crois, sont terminées, ils ont dit aux miliciens : « Alors,
vous allez travailler - ils emploient le mot « travailler » - vous
allez travailler avec les armes traditionnelles ». Mais… Jusque-là, je
ne sais pas vous dire ce que j’ai vu, parce que je n’ai rien vu. On est dans
un état d’âme qui ne peut rien voir. Mais j’ai tout entendu. J’ai tout entendu,
j’ai entendu tous les cris qu’on pouvait imaginer, parce que tous ceux qui tuaient,
ils disaient : « Vous avez tué notre président le témoin 32 ».
Ils ajoutaient le président NDADAYE du Burundi.
Et d’ailleurs dans les événements de 94, les gens, les Tutsi de Kigali
sont morts parce que NDADAYE était mort au Burundi. Donc, tout Hutu qui mourait,
même avant, les Tutsi du Rwanda devait payer. Donc, ils disaient à toute cette
population, cette foule, que le témoin 32 est mort, que donc, chacun devait mourir.
Je crois… Ou bien c’était pour se justifier, justifier la mort, la tuerie. Et
ils disaient que tous avaient tué le témoin 32. Donc… et en faisant des tirs
alors, moi, j’avais eu des cadavres, je ne sais pas comment, c’était soulevé,
j’étais couchée par terre et j’ai eu des cadavres sur mes genoux. On ne sait
pas si tous les deux, si c’étaient des genoux ou le corps, mais ce que je sais,
c’est qu’après, il y eu un milicien qui est venu sur ma poitrine, donc, qui
devait traverser le corps comme si c’était sur le sol. Il est resté, moi je
croyais que c’était une éternité, mais c’étaient des secondes peut-être, et
il est resté pour fouiller dans les cadavres, pour faire de l’argent, parce
qu’ils disaient qu’on allait pas partir avec la monnaie nationale. Donc, on
était diabolisé, on était déshumanisé, on était des insectes. Il y avait des
injures, des injures que l’on ne devrait pas répéter. On était des cancrelats,
des serpents. Toute cette faune, mon mari confondu, mon mari qui n’avait fait
du mal à personne, depuis que je l’ai connu, depuis qu’on était marié ;
il s’était donné pour son peuple, et chaque fois, il ne faisait pas de distinction
d’ethnie. Jamais, même à la maison, il n’avait jamais parlé de Hutu de quoi.
Donc, mon mari aussi, c’était… était devenu un cancrelat, un insecte.
Tout le monde, donc les mamans, les intellectuels, on avait des députés dedans,
on avait des commerçants, on avait des mamans, des grands-pères, on avait des
bébés. Je sais toujours, comme je vous ai dit, que je connaissais une femme
qui portait un enfant de 7 jours. Tous venaient de tuer le témoin 32. Donc, il
y avait des slogans de haine qu’on ne peut pas, que moi, je ne savais pas que,
à ce jour, on était ainsi détesté. Et alors, ils ont commencé à faire des tortures
à mon mari, parce que je l’ai entendu dire, j’ai entendu un milicien qui lui
disait : « Toi, vieux, on voit que tu es bien habillé, et donc le témoin 32
t’a donné des beaux vêtements, et maintenant tu viens du tuer ». Et
mon mari, qui a dit… Non, il disait qu’il avait l’animation, et que c’était…
comme quoi le président le témoin 32 est mort. Et mon mari qui a répondu :
« Je n’ais jamais fait d’animation, je n’y croyais pas, donc, je n’ai pas
fait d’animation comme quoi le témoin 32 est mort ». Alors, j’ai entendu
qu’on lui faisait des coups. Je ne sais pas si c’étaient des marteaux ou des
machettes, parce que justement, on était couché. Je vous dis que je ne voyais
rien. Je n’ai rien vu. Mais j’ai tout entendu. Et tous ces coups sont toujours
dans mon cœur. Donc, il a eu les coups, je ne sais pas, et puis je l’ai entendu
délirer. Délirer. Il faisait comme s’il racontait aux gens comment ça s’est
fait.
Et puis, j’ai entendu qu’il se taisait et entre-temps, moi, j’avais
une petite fille, je crois c’était… tout ça, je vous le dis, c’était après qu’ils
étaient partis. Tandis qu’au moment où ils tuaient, on n’avait aucun gémissement
des enfants, aucun pleur. On a entendu seulement les plaintes et les… les pleurs
et les appels au secours quand les miliciens sont partis tandis que, quand ils
étaient en train de tuer, c’étaient seulement des slogans de haine et des bruits
des armes qu’on entendait. On n’entendait pas, aucun pleur, aucun gémissement.
Les gens, je crois, sont sous le choc. Ils ne disaient rien. C’est un phénomène
que l’on ne comprend pas. Alors, j’ai eu la petite fille qui me confondait à
sa tante et qui a essayé de… de… qui a essayé de me dire de la prendre dans
ses bras, parce qu’elle avait froid. Elle ne pouvait s’asseoir dans le sang.
Et alors, elle m’a raconté que sa maman, avec son frère de 7 jours, est morte.
Tous sont morts. Mais elle a commencé à me raconter comme si elle était dans
un endroit de paix. Et le lendemain, ils sont revenus, ils ont tué encore une
fois. Et mon mari est mort. Encore le lendemain, il était encore vivant. Et
on l’a assommé encore, le mardi, le 12… et c’est comme ça qu’il est mort dans
des circonstances aussi… aussi atroces que possible.
Le Président : Bien. Y a-t-il
des questions à poser au témoin ? Les parties sont-elles d’accord pour
que le témoin se retire ? Madame, est-ce bien des accusés ici présents
dont vous avez voulu parler ? Confirmez-vous les déclarations que vous
venez de faire ?
le témoin 84 : Oui. Bien
sûr, Monsieur le président.
Le Président : Madame, la
Cour vous remercie de votre témoignage et vous pouvez évidemment disposer maintenant
librement de votre temps. Je pense que vous allez sans doute retourner aujourd’hui
ou demain au Rwanda ?
le témoin 84 : Oui, Monsieur
le président.
Le Président : Votre avocat,
je pense, se chargera de se constituer partie civile au moment opportun ?
Me. GILLET : Oui, Monsieur
le président, je ne suis pas sûr maintenant qu’il faille absolument le faire.
Mais ce sera fait.
Le Président : Donc, soyez
rassurée, votre avocat veille à vos intérêts. Voilà. Nous allons entendre maintenant
Madame le témoin 36. |
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