6.3.5. Audition des témoins : le témoin 116
Le Greffier : La Cour.
Le Président : L'audience est reprise, vous pouvez vous asseoir. Les accusés
peuvent prendre place. Je vais demander au cameraman de bien vouloir prendre
lui aussi place ailleurs. Bien, dans les témoins de ce matin, ne se sont pas
présentés : Monsieur le témoin 13, nous savons qu'il viendra peut-être
avec le deuxième shift ; le témoin 45 ne viendra pas ; le témoin 76 ne viendra pas ; et le témoin 142 ne viendra pas non plus.
Les parties renoncent-elles dès à présent à l'audition de ces trois
personnes ? Pas d'observation. Euh… Monsieur le témoin 96, je crois,
ne s'est pas présenté. Oui, donc là on verra si on sait le mettre lundi. Il
n'y a pas d'audience lundi, ah oui, donc… le témoin 96 aurait pu venir
lundi, mais il n'y a pas d'audience. Les parties renoncent-elles à l'audition
? Pardon… ? Pour venir lundi ? On verra ! Bien, on ne renonce pas
pour le moment. le témoin 116 est présent. Vous pouvez le faire approcher.
Le Président : Monsieur, quels sont vos nom et prénom ?
le témoin 116 : le témoin 116.
Le Président : Quel âge avez-vous ?
le témoin 116 : 59 ans.
Le Président : Quelle est votre profession ?
le témoin 116 : Professeur.
Le Président : Quelle est votre commune de domicile ?
le témoin 116 : Molenbeek-St-Jean.
Le Président : Monsieur, connaissiez-vous les accusés ou l'un des accusés, Monsieur
NTEZIMANA, Monsieur HIGANIRO, Madame MUKANGANGO, Madame MUKABUTERA avant
les faits qui leur sont reprochés, c’est-à-dire avant le mois d'avril 1994 ?
le témoin 116 : Un seul.
Le Président : Monsieur NTEZIMANA
?
le témoin 116 : Oui.
Le Président : Êtes-vous de la famille, êtes-vous parent ou allié des accusés
ou des parties civiles ?
le témoin 116 : Non.
Le Président : Vous ne travaillez ni pour les accusés ni pour les parties civiles ?
le témoin 116 : Non.
Le Président : Je vais vous demander, Monsieur, de bien vouloir lever la main
droite et de prêter le serment de témoin.
le témoin 116 : Je jure de parler sans haine et sans crainte, de dire toute la vérité
et rien que la vérité.
Le Président : Je vous remercie. Asseyez-vous Monsieur le témoin 116. Et tout d'abord,
la Cour tient à s'excuser pour le retard avec lequel vous êtes entendu ;
je suppose que vous êtes en train de mijoter dans ce petit local pour témoins
depuis quelques heures déjà. Euh… Monsieur le témoin 116, vous avez dit que vous
étiez professeur. Êtes-vous professeur à l'UCL ?
le témoin 116 : Oui.
Le Président : Et c'est dans le cadre de vos activités professorales que vous
avez eu à rencontrer Monsieur NTEZIMANA ?
le témoin 116 : Je l'ai rencontré très peu, mais il est dans le même… il travaillait
dans le même bâtiment que moi. Il était au 4e étage et moi j'étais
au 3e étage.
Le Président : C'est ça. Vous l'avez connu, avez-vous dit, avant 1994 ?
le témoin 116 : Oui.
Le Président : Donc, à une époque où il était aussi à l'UCL en train de faire
des recherches, je crois ?
le témoin 116 : Oui.
Le Président : Vous avez été entendu téléphoniquement par la police judiciaire
à propos de Monsieur NTEZIMANA et vous avez exposé à cette occasion, qu'à la
demande de Monsieur le témoin 144, vous aviez rencontré Monsieur NTEZIMANA
au mois de février 1995. Le but de cette démarche était de se faire une idée
sur le comportement qu'aurait pu avoir Monsieur NTEZIMANA durant le génocide
au Rwanda en 1994.
le témoin 116 : Oui. Puis-je donner une introduction à ça pour expliquer les circonstances ?
Le Président : Oui, oui. Pour autant qu'elle soit brève.
le témoin 116 : Elle sera brève. Elle sera très brève.
Le Président : Je vous en prie.
le témoin 116 : Donc, avec le génocide au Rwanda en avril 1994, j'ai été bouleversé
car je me suis rendu compte très vite que c'était un génocide de l'ampleur de
celui que les Tziganes et les Juifs avaient subi. Dans ce cadre, j'étais immédiatement
près du côté des victimes du génocide. Et donc, c'est dans cet esprit que j'étais.
J'étais choqué de voir que mon propre pays faisait très peu pour les victimes
et je voyais que certaines personnes, comme Monsieur NTEZIMANA, qui avait des
lourdes charges posant sur lui, avait des facilités pour rentrer dans notre
pays et être réfugié politique. Je n'ai jamais dit, je n'ai jamais statué sur
sa culpabilité ou non, je dis : « Il y avait de lourdes charges »,
et donc, dans ce cadre, j'ai écrit au vice-recteur de l'université, Monsieur
Michel MOLITOR, que je trouvais un peu déplacé, que dans notre université nous
acceptions quelqu'un sur qui portaient de lourdes charges et qu'il y avait des
centaines et des milliers de personnes qui étaient dans d'autres circonstances.
En conséquence, Monsieur le témoin 144 voyait que je n'étais pas d'accord avec
sa thèse, hein ! Lui, il n'était pas d'accord avec ma thèse, il est venu
me voir. Il m'a dit : « Tu sais, les procès en diffamation, ça existe ».
Ensuite, il m'a dit : « Est-ce que tu veux rencontrer Vincent NTEZIMANA
? ». Je dis : « Je n'ai aucune objection, mais je ne sais pas
de quoi… ce que je vais faire ». Voilà. C'est les circonstances.
Le Président : Vous avez alors rencontré Monsieur NTEZIMANA ?
le témoin 116 : Oui.
Le Président : Vous semblez avoir eu des explications avec lui, en tout cas
un entretien avec lui de plus d'une heure, avez-vous expliqué ?
le témoin 116 : Je dois avoir eu un entretien, je ne saurais pas dire le temps exact,
mais un entretien long. Je ne saurais pas le dire exactement. J'ai dit ça à
ce moment-là, c'est probablement ce que j'ai dit.
Le Président : Vous souvenez-vous de ce que Monsieur NTEZIMANA vous a exposé
au cours de cet entretien, notamment à propos des reproches qui lui étaient
faits quant à sa participation éventuelle au génocide de 1994 ?
le témoin 116 : Oui. Je suis intervenu deux fois. J'ai dit bonjour à Monsieur NTEZIMANA,
et je lui ai dit au revoir. Je ne suis jamais intervenu au-delà, il a parlé
tout le temps. De notre entretien qui a été unilatéral, j'ai retenu deux choses.
C’est que, premièrement, Monsieur NTEZIMANA m'a dit qu'il était absolument innocent
dans toute cette affaire de génocide ; deuxièmement - c'est toujours dans
le premièrement - qu’il était toujours donc… innocent dans cette affaire, qu'il
y avait une cabale contre lui et j'essaie de me rappeler le mieux possible…
oui, à un moment donné il m'a dit qu'il avait fait une liste pour le vice-recteur
de l'université afin de sauver des victimes. Donc, il y avait des personnes
menacées ; il a fait une liste pour le vice-recteur de l'université pour
empêcher cela. Je trouvais ça très étonnant étant donné que pour sauver… étant
donné que Monsieur NTEZIMANA, au début des années 90 sur le campus, faisait
partie d'un groupe d'étudiants dont les idées extrémistes étaient assez fortes.
Ensuite, il m'a dit qu'il donnerait… qu’il aurait donné sa vie pour les victimes,
mais que les circonstances ne s'étaient pas passées comme celles-là. Je dois
dire qu'après cet entretien, dont je vous révèle, je vous dis ce que j'ai retenu
principalement, j'étais extrêmement étonné. Comment une personne dit qu'il va
donner sa vie, se sacrifier pour autrui, et notamment pour sa servante qui était
Tutsi, et d'autre part, selon ses dires… et d'autre part, avoir eu, si je me
rappelais dans mon souvenir, au début des années 90, d'avoir appartenu à une
organisation que je qualifie, mais vraiment, d'extrémiste.
Le Président : De quelle organisation s'agissait-il ?
le témoin 116 : C'était une organisation d'étudiants rwandais que je ne connaissais
pas très bien…
Le Président : CERB ?
le témoin 116 : Je ne saurais pas vous dire. Je n'ai…
Le Président : Comité ou Commission des étudiants rwandais de Belgique?
le témoin 116 : Ecoutez, j'ai lu, oui… j'ai entendu, j'ai lu ça dans le journal il
y a deux jours, hein, mais je ne me souviens… je ne me souvenais pas du nom.
C'est parce que ça m'a été rappelé dans le journal.
Le Président : C'est donc bien une association d'étudiants rwandais ?
le témoin 116 : Oui.
Le Président : Bien.
le témoin 116 : Et donc, je n'ai pas dit que… je le précise, que je n'ai pas dit que
j'ai entendu Monsieur NTEZIMANA à cette époque, lui-même affirmer telle ou telle
chose, c'est cette association et le fait d'appartenir à cette association,
hein, que je trouvais…
Le Président : Le saviez-vous que Monsieur NTEZIMANA et d'autres avaient démissionné
de cette association ?
le témoin 116 : En 1990, non.
Le Président : 90 ou…
le témoin 116 : Je ne savais pas. Je n'en sais rien. Je n'en sais rien du tout.
Le Président : C'est ça. C'est bien exact, Monsieur NTEZIMANA, que vous-même
et d'autres, assez nombreux, avez démissionné de cette association ?
Vincent NTEZIMANA : Oui, Monsieur le président,
nous avons démissionné à 102 personnes sur 250 environ, et j'ai participé à
la rédaction et j'ai dactylographié la lettre de démission, précisément en mai
92.
Le Président : Bien. Vous aviez exposé dans votre entretien très bref téléphonique
avec la police judiciaire que Monsieur NTEZIMANA, en ce qui concernait les faits
qu'on lui reprochait, vous avait exposé qu'à la demande du vice-recteur, il
avait établi des listes de collègues qui voulaient être évacués, listes comportant
des Hutu et des Tutsi confondus. Que, par la suite, constatant l'impossibilité
d'évacuer les Hutu qui auraient été, eux, systématiquement arrêtés à des barrages,
le vice-recteur avait décidé de ne pas procéder du tout à des évacuations, et
donc de ne procéder à aucune évacuation par solidarité - par solidarité avec
les collègues - on met dans le procès-verbal Hutu, mais je suppose qu'en fait,
quand on met Hutu dans ce procès-verbal, c'est l'impossibilité d'évacuer des
Tutsi plutôt que Hutu.
le témoin 116 : Tout le reste est correct sauf ce mot.
Le Président : Donc, on a renoncé à ces évacuations par solidarité avec des
collègues Tutsi !
le témoin 116 : C'est exact. C'est ce que j'ai dit.
Le Président : Euh… vous avez également exposé que cet argument ne vous avait
pas paru très convaincant.
le témoin 116 : C'est exact.
Le Président : Expliquez pourquoi vous ne trouviez pas cet argument peu convaincant.
le témoin 116 : Mais… c'est simplement l'expérience de la vie. S'il y a des personnes
que l'on doit sauver, on fait tout pour sauver le plus de personnes. J'ai été
quand même, après la deuxième guerre mondiale, j'étais dans un coin de Belgique
où il y a eu de la résistance et j'ai vu comment les gens travaillaient contre
le nazisme. Donc, je me suis dit que c'était un peu la même chose. On essaye
de sauver le plus de vies humaines possibles. Voilà, c'est tout. Voilà mon raisonnement.
Le Président : En deux mots, vous ne partagez pas l'opinion de votre collègue
le témoin 144.
le témoin 116 : Je trouve que Monsieur le témoin 144 a eu une attitude de pression sur
moi en me disant : « Tu sais, il existe des procès en diffamation »,
et ça, je n'admets pas. Je suis un être libre, j'ai mes convictions et, dans
un génocide comme celui-là, je trouve que, si je pense que la vérité est celle
que je vous dis, hein, j'ai le droit du dire et de ne pas me taire. D'autres
collègues m'on dit : « Jean, ne fais pas de vagues ! Ne fais
pas de vagues ici ». J'ai dit : « Je ne suis pas d'accord avec
ça ». Voilà.
Le Président : Êtes-vous un cas isolé dans les professeurs de l'UCL ?
le témoin 116 : Non, je ne suis pas un cas isolé. Mais je dois vous dire qu'à l'UCL,
il y a un groupe de personnes que j'ai observé depuis le génocide qui est, disons,
qui essaie d'excuser le génocide ou bien de l'amenuiser en disant : « Ce
sont une affaire entre Africains ». Moi, je dis : « C'est une
affaire entre êtres humains, hein ». Donc, il y a ce camp-là, qui protège
un peu les gens qui ont la thèse du double génocide, thèse ou des thèses comme
celle-là. Il y a une partie des gens qui sont de l'avis opposé, et il y a un
groupe, comme dans beaucoup de sociétés humaines, où les gens disent :
« Pas de vagues, hein, ne nous créons pas des problèmes ». Donc, il
y a les deux types de personnes. L'UCL est comme le reste de la société sur
ce point, excepté que c'est une université chrétienne et je dois dire que, là-bas,
il y a eu plus d'éléments que dans le reste de la population dans ce groupe,
à soutenir des actes inacceptables qui se sont passés au Rwanda. Ça, c'est ma
conviction, je n'ai pas fait d'étude statistique, mais c'est mon jugement.
Le Président : Bien.
Y a t-il des questions à poser au témoin ? Les parties souhaitent-elles poser
des questions ? Les parties sont-elles d'accord pour que le témoin se retire ?
Monsieur le témoin 116, est-ce bien des accusés ici présents dont vous avez voulu
parler ? Le sens de cette question étant : confirmez-vous, persistez-vous
dans les déclarations que vous venez de faire.
le témoin 116 : Oui.
Le Président : Bien Monsieur le témoin 116, avec un peu de retard sur l'horaire prévu,
vous pouvez disposer de votre temps.
le témoin 116 : Merci bien.
Le Président : Je vous remercie.
le témoin 116 : Au revoir. |