8.6.4. Audition des témoins: le témoin 110
Le Président : Alors, nous
allons maintenant entendre le témoin le témoin 110. Euh… oui.
Non Identifié : C’est le
dossier 62, ça ?
Le Président : Euh… Oui, ça c’est dans le dossier 62. Alors, celle
de mai, c’est dans le dossier 3795 ; donc, c’est dans le dossier 3795,
classeur 10, farde 34, pièce 5… farde 34, pièce 5.
Je signale aussi à Maître JASPIS que les quatre derniers témoins
prévus pour cet après-midi ont été reconduits à l’Ecole royale militaire et
qu’en fonction de l’évolution, on en fera revenir un, deux, trois, quatre, par
la suite.
Monsieur NTEZIMANA, vous comprenez et vous parlez le français ?
le témoin 110 : Oui.
Le Président : Bien. Quels
sont vos nom et prénom ?
le témoin 110 : Nom :
NTEZIMANA. Prénom : Laurien.
Le Président : Quel âge avez-vous
?
le témoin 110 : Je suis né
le 24 octobre 55.
Le Président : Quel est votre
profession ?
le témoin 110 : Animation
théologique.
Le Président : Quelle est
votre commune de résidence ?
le témoin 110 : Ngoma, Butare.
Le Président : Au Rwanda.
le témoin 110 : Au Rwanda.
Le Président : Connaissiez-vous
les accusés ou certains des accusés, avant le mois d'avril 1994 ?
le témoin 110 : Deux.
Le Président : Les deux religieuses ?
le témoin 110 : Oui.
Le Président : Vous ne connaissiez
pas Monsieur NTEZIMANA ou Monsieur HIGANIRO ?
le témoin 110 : J’entendais
parler d’eux…
Le Président : Mais, vous
ne les connaissiez pas ?
le témoin 110 : Pas personnellement.
Le Président : Vous n’êtes
pas de la famille des accusés?
le témoin 110 : Non.
Le Président : Vous n’êtes
pas de la famille des parties civiles?
le témoin 110 : Non.
Le Président : Euh… Oui,
vous ne les voyez pas évidemment, on ne voit que leurs avocats. Vous ne travaillez pas pour les accusés ou pour
les parties civiles… ?
le témoin 110 : Pour personne.
Le Président : …sous un lien
de contrat de travail ?
le témoin 110 : Non.
Le Président : Je vais vous
demander alors, Monsieur NTEZIMANA, de bien vouloir lever la main droite, et
de prêter le serment de témoin.
le témoin 110 : Je jure de
parler sans haine et sans crainte, de dire toute la vérité et rien que la vérité.
Le Président : Je vous remercie,
vous pouvez vous asseoir. Monsieur NTEZIMANA, il semble que vous ayez été entendu
sur commission rogatoire au Rwanda, à deux reprises ?
le témoin 110 : Probablement.
Je dis probablement parce que j’ai été interrogé par plusieurs…
Le Président : Services…
le témoin 110 : …services ;
alors, je ne sais plus lesquels.
Le Président : Euh… Vous
avez… vous habitiez Butare, à l’époque, en avril-mai 1994 ? Ou la région
de Butare ?
le témoin 110 : J’habitais
le secteur de Ngoma, qui est un des secteurs de la ville de Butare.
Le Président : C’est ça.
Vous avez, dans une première déclaration, parlé notamment de l’assassinat de
Monsieur Pierre Claver KARENZI, dans la mesure où vous expliquez que le 21 avril
1994, vous avez reçu un appel téléphonique vous signalant que l’on venait de
voir le… Monsieur KARENZI gisant devant l’hôtel Faucon, où il avait été victime
de coups de massue.
le témoin 110 : Oui.
Le Président : ça vous dit quelque chose ?
le témoin 110 : Oui. Ça me
dit quelque chose, oui.
Le Président : Vous avez
été interrogé sur le point de savoir qui selon vous, étaient les responsables
de massacres à Butare, à cette époque-là. Vous avez cité certains noms. Le nom
du capitaine NIZEYIMANA qui était le commandant du camp de Ngoma, le nom d’un
certain… d’un lieutenant ou sous-lieutenant, Ildephonse HATEGEKIMANA et vous
avez également cité le nom du lieutenant-colonel le témoin 151 qui était suspecté
de participer ou d’organiser ces massacres.
le témoin 110 : Oui, j’ai
effectivement nommé NIZEYIMANA, mais il n’était pas commandant du camp Ngoma
mais adjoint du témoin 151 à l’école des sous-officiers de Butare. Et HATEGEKIMANA
Ildephonse qui était plutôt le commandant du camp Ngoma.
Le Président : Vous avez
été témoin de certains de ces massacres et de la manière dont ils se déroulaient ?
le témoin 110 : Non, je n’ai
pas été témoin.
Le Président : D’aucun ?
D’aucun massacre ?
le témoin 110 : D’aucun massacre.
Le Président : Parce que
vous avez exposé, dans cette déclaration notamment, que les Interahamwe ont,
un moment donné, pris le relais des militaires, dans les massacres.
le témoin 110 : Non. J’ai
dit, si je me souviens bien, qu’il y avait eu importation de tueurs dans la
ville de Butare et, qu’en général, les tueurs étaient accompagnés de militaires.
Le Président : Avez-vous
eu connaissance de la présence, à Butare, de KAJUGA Robert ?
le témoin 110 : J’ai entendu
dire vers la… la fin du mois de juin, qu’il habitait à l’hôtel Ibis avec son
équipe.
Le Président : KAJUGA Robert
était bien le… le président ou le chef euh… ?
le témoin 110 : On le disait
chef, au niveau national, des Interahamwe.
Le Président : Et savez-vous
préciser à quel… vous dites que ce serait à la fin juin que vous auriez appris
sa présence ?
le témoin 110 : Oui, déjà
à partir de… oui, vers la fin du mois de juin. C’est là qu’on le donnait comme
résidant à l’Ibis. Je ne l’ai pas rencontré personnellement. Et je dois signaler
que pour ce qui est des… de la chronologie, je mélange tout.
Le Président : Ah. Oui. Eh
bien, on peut comprendre, hein. C’est vrai que… Alors, est-ce que c’est quelqu’un
que je peux expulser ou pas, qui sonne là ?
Vous avez été notamment interrogé sur la personne de Alphonse HIGANIRO.
le témoin 110 : Oui.
Le Président : Vous avez
dit, tout à l’heure, que vous ne le connaissiez pas, si ce n’est peut-être de
nom ou de réputation.
le témoin 110 : Probablement,
parce qu’en regardant, je ne l’ai pas reconnu ici. Mais j’avais précisé, je
pense, dans ma déposition, que je l’avais rencontré à une soirée chez Monsieur
Joseph KANYABASHI, avant le génocide. Mais, comme je ne l’ai vu qu’une seule
fois, et le soir, je ne l’ai pas reconnu.
Le Président : Vous aviez
des… des renseignements qui étaient défavorables en ce qui concerne Monsieur
HIGANIRO ?
le témoin 110 : Non, pas du
tout. A ce moment-là, je l’ai trouvé chez Joseph KANYABASHI qui était… qui
est mon cousin, et j’y allais assez régulièrement. Je l’ai vu, j’ai vu quelqu’un
qu’on m’a présenté comme étant Alphonse HIGANIRO. Sans plus.
Le Président : Saviez-vous
de quel parti politique il était éventuellement membre ou responsable ?
le témoin 110 : Je dois dire
que depuis toujours, je ne me suis pas intéressé à savoir qui fait partie de
quel parti politique.
Le Président : Vous aviez,
semble-t-il, exposé lorsque vous avez été entendu en 1995, si je ne m’abuse, donc
à un moment plus proche des événements, que Monsieur HIGANIRO était membre de
la CDR et puis qu’il se serait affilié au Parti Libéral, au PL. Vous aviez des
informations précises à ce sujet ?
le témoin 110 : Ah, ça… Non,
je ne pense pas. Maintenant, je ne me souviens pas du tout de… de ce que j’ai
pu dire à ce moment-là mais peut-être qu’il y avait comme une présomption pour
les gens qui venaient du Nord comme quoi ils étaient en général ou MRND ou CDR.
Le Président : Habitant Butare,
avez-vous assisté ou vu l’utilisation qui aurait pu être faite de véhicules
d’une fabrique d’allumettes qui se trouvait à Butare, qui s’appelait la SORWAL ?
le témoin 110 : Je vois où
se trouve la SORWAL mais je n’ai pas remarqué une utilisation anormale de ces
véhicules, à ce moment-là.
Le Président : Nous allons
aborder un… un autre sujet à propos duquel vous avez été interrogé. Vous vous
rendiez… vous rendiez-vous régulièrement au couvent de Sovu ?
le témoin 110 : Avant le génocide,
oui. Pendant, seulement deux fois.
Le Président : Vous est-il
de… de préciser, en ce qui concerne la période du génocide, à quel moment se
situaient vos deux passages au couvent de Sovu ?
le témoin 110 : Le premier
passage, ça devait être en avril, je ne sais pas dire quelle date, mais c’était
certainement avant le 30 avril, je pense ; euh… je suis passé à Sovu avec
une camionnette chargée de riz. Et la deuxième fois, ça devait être, je ne sais
pas, peut-être fin mai, début juin, où je suis repassé là, à moto.
Le Président : Vous souvenez-vous,
lorsque vous êtes venu amener du riz au couvent, s’il y avait à ce moment-là,
au moment où vous êtes… où vous avez apporté ce riz, s’il y avait beaucoup de
réfugiés au couvent de Sovu ou au centre de santé proche ?
le témoin 110 : Au centre
de santé, oui, et dans la forêt qui sépare un peu le centre de santé du couvent.
Mais au couvent, je n’ai pas remarqué des… une présence quelconque. Je suppose
que s’il y en avait, ils étaient dans les maisons, parce que je ne suis pas
entré dans les… dans les maisons.
Le Président : Vous souvenez-vous
de la quantité de riz que vous avez apportée ?
le témoin 110 : ça, je ne peux le… je ne pourrais pas
le dire à coup sûr, mais je sais que j’ai partagé ce riz-là en deux, parce que
j’ai laissé une partie à Sovu, et je suis parti avec l’autre partie à Huye.
Donc, j’ai dû laisser peut-être 10 sacs, je ne sais pas, quelque chose comme
ça… en ajoutant qu’à la barrière qui précédait la montée vers Sovu, j’avais
dû laisser du riz, pour ne pas être tué.
Le Président : Quand on dit
10 sacs, une dizaine de sacs que vous auriez laissés au couvent de Sovu, ce
sont des sacs de 10 kilos, de 50 kilos ?
le témoin 110 : De 50 kilos.
Le Président : De 50 kilos.
Vous avez exposé qu’au centre de santé, quand vous y êtes arrivé, il n’y avait
plus rien à manger. Vous pouvez donner une petite explication de ça ?
le témoin 110 : Est-ce que
j’ai dit qu’il n’y avait plus rien à manger ?
Le Président : Je vais relire
la phrase, hein : « Concernant le couvent de Sovu,
je déclare, à votre demande, que j’ai effectivement été conduire du riz au couvent
de Sovu pendant qu’il y avait un certain nombre de réfugiés qui bivouaquaient
dans la forêt du monastère. Il n’y avait plus rien à manger. Je ne me souviens
plus de la date, mais c’était quelques jours avant leur massacre ».
le témoin 110 : Oui. Je ne
sais pas si ce n’est pas une présomption. Parce que quand j’ai porté du riz,
généralement, je me disais que là où il y avait foule comme à Sovu, à Huye,
généralement ils n’avaient pas grand chose à manger. Mais, comme je n’ai pas…
je ne sais pas, je ne sais pas s’ils avaient des réserves, hein ? Comment
est-ce qu’on peut avoir des réserves dans une forêt ? Je ne pense pas.
C’est peut-être pour cela que j’ai dit ça.
Le Président : Quelqu’un
avait-il fait appel à vous pour obtenir ce riz ?
le témoin 110 : Euh…
Le Président : Ou bien était-ce
une livraison que vous faisiez, je ne sais pas, tous les mois, tous les six
mois, tous les… ?
le témoin 110 : En fait, je
sais qu’il y avait famine ; il y avait famine en ce moment, pas seulement
pour les déplacés, mais pour tout le monde. Et comme le responsable de la Caritas
diocésaine était parti et que j’étais probablement… non, oui, j’étais seul dans
le diocèse à pouvoir bouger, avec Mademoiselle le témoin 136, et je m’efforçais
de servir les coins que je trouvais où il n’y avait pas de quoi manger suffisamment.
Donc, je n’attendais pas que quelqu’un m’appelle.
Le Président : C’est ça.
Le riz que vous avez apporté à Sovu, l’avez-vous déposé au centre de santé ou
au couvent de Sovu ?
le témoin 110 : Au couvent.
Le Président : Vous souvenez-vous
de la religieuse qui a réceptionné le riz lorsque vous êtes arrivé ?
le témoin 110 : C’était la
mère supérieure.
Le Président : Dans votre
déclaration, vous parlez de sœur Scholastique.
le témoin 110 : Aussi, oui.
Je pense que je les ai vues toutes les deux.
Le Président : Vous avez
expliqué que ce riz avait été déchargé devant l’atelier des hosties.
le témoin 110 : Oui.
Le Président : Vous avez
expliqué aussi que Scholastique avait appelé des réfugiés pour aider au déchargement
de ces sacs de riz.
le témoin 110 : Je pense bien,
oui.
Le Président : Mais dans
votre déclaration, à cette époque-là, vous disiez que vous n’aviez pas vu la
supérieure, c’est-à-dire sœur Gertrude, ce jour-là. Alors, est-ce que vous vous
souvenez l’avoir vue ou pas vue, avoir vu seulement sœur Scholastique ?
le témoin 110 : Je suis confus
à ce sujet.
Le Président : Les sacs de
riz qui ont été déchargés, où ont… savez-vous où ils ont été placés au couvent ?
le témoin 110 : Non, j’ai
déchargé devant la… la fabrique d’hosties…
Le Président : Vous n’avez…
le témoin 110 : …et je suis
reparti.
Le Président : Vous n’avez
pas vu qu’on… qu’on plaçait ces sacs à l’intérieur du couvent ou… ?
le témoin 110 : Je n’ai pas
attendu.
Le Président : C’est ça.
le témoin 110 : J’ai pas attendu
parce que j’avais une autre visite à faire, et comme les visites étaient dangereuses
là, vous comprenez dans quel état d’esprit on est.
Le Président : Vous avez
dit que… ça c’est une des fois où vous êtes allé au couvent de Sovu, vous m’avez
dit tantôt que vous étiez allé deux fois durant les… les événements. La deuxième
fois, c’est après le riz ?
le témoin 110 : Oui, c’est
après le riz.
Le Président : Dans votre
audition en 95, vous parlez d’une date approximative du 20 mai.
le témoin 110 : Oui, j’étais
retourné pour voir une sœur.
Le Président : Qui était
laquelle ?
le témoin 110 : Elle s’appelait
Ermelinda. C’était une sœur que je connaissais personnellement, euh… pour des
raisons, j’allais dire spirituelles, parce que je priais beaucoup avec elle
et son sort m’inquiétait.
Le Président : Il semble
qu’à cette occasion-là, vous ayez rencontré sœur Gertrude, qui est allée chercher
sœur Ermelinda.
le témoin 110 : Exact.
Le Président : Avez-vous
rencontré d’autres religieuses, ce jour-là, que sœur Gertrude et sœur Ermelinda ?
le témoin 110 : Non.
Le Président : Sœur Gertrude
vous a-t-elle… vous a-t-elle parlé de… d’une quelconque inquiétude, ou vous
a-t-elle fait part de ce qui s’était passé ? Vous a-t-elle… ?
le témoin 110 : Non, elle
m’a… je voyais bien qu’elle avait… elle était inquiète, elle avait peur. Et
c’était pas elle seule, nous avions tous peur. Et je me souviens qu’elle m’a
mis dans un… dans un parloir et puis elle est allée chercher la sœur Ermelinda.
Le Président : Vous avez
expliqué que ce jour-là, cette visite-là, vous n’avez donc vu que sœur Gertrude
et sœur Ermelinda.
le témoin 110 : Oui.
Le Président : Alors que
lors de visites précédentes, avant les événements, hein, avant les événements,
vous voyiez plus facilement les sœurs circuler à l’intérieur du couvent. Il
semble que le 20 mai quand vous êtes allé, il n’y avait pas de circulation de
religieuses dans le couvent.
le témoin 110 : Non. Mais
disons qu’avant les événements, je donnais cours de bible aux sœurs, donc, je
les voyais régulièrement, une fois par semaine.
Le Président : A propos de
la personnalité de la supérieure, sœur Gertrude, comment est-ce que vous pourriez
la décrire ?
le témoin 110 : Maintenant
ou à ce moment-là ?
Le Président : A ce moment-là,
surtout.
le témoin 110 : A ce moment-là,
j’avais l’impression que c’était une bénédictine normale, je ne vois pas comment
la qualifier autrement.
Le Président : Vous avez
expliqué qu’elle vous semblait sévère dans la manière de diriger le couvent.
le témoin 110 : ça, c’est vrai, oui. C’est vrai. Il me
semblait qu’ avant elle, il y avait une… une européenne, je pense, je ne me
souviens plus de son nom, et j’avais l’impression qu’il y avait plus de liberté.
Et qu’avec elle, il y avait plus de sévérité. Oui, c’est vrai.
Le Président : Est-ce que
dans les conversations que vous avez pu avoir avec elle, vous avez ressenti
qu’elle pouvait faire allusion, ou être préoccupée par des questions comme l’ethnisme,
le régionalisme, la politique rwandaise ?
le témoin 110 : Non. Aucune
idée… Non, je ne voyais pas vraiment qu’elle s’en préoccupait.
Le Président : Savez-vous
si, au moment de l’élection de sœur Gertrude comme supérieure, ça remontait
à… juillet 93, quelque chose comme ça, s’il y a eu des tensions au sein de la
communauté, à propos de l’élection de sœur Gertrude comme supérieure ?
le témoin 110 : Non. Je n’ai
pas eu vent de cela.
Le Président : Bien. Y a-t-il
des questions à poser au témoin ? Monsieur l’avocat général.
L’Avocat Général : Deux questions, Monsieur le président. La première,
vous avez déjà posé la question. Lorsque l’intéressé, le témoin, dit qu’il
n’y avait plus rien à manger, est-ce que ça ne signifie pas plutôt que les réfugiés
qui bivouaquaient dans le bois, qu’ils, au pluriel, n’avaient plus rien à manger ?
Et pas euh… au couvent ?
le témoin 110 : C’est pour
cela que j’ai dit que dans une forêt, on n’a pas de réserve.
L’Avocat Général : C’est ce que j’avais cru comprendre. Alors, deuxième
question. Vous êtes retourné, donc, le 20 mai 94. Bon, nous savons maintenant
que le 20 mai 94, il y a donc eu trois attaques et massacres. Vous confirmez
que la sœur Gertrude ne vous a jamais rien dit concernant les massacres qui
avaient eu lieu ? Parce que vous dites : « Je lui ai rendu visite. Elle était très préoccupée de la sécurité
du couvent », mais sans plus. Elle ne
vous a pas parlé des événements au centre de santé, par exemple ?
le témoin 110 : Non, je ne
pense pas qu’on en ait parlé.
L’Avocat Général : Elle ne vous a pas parlé du massacre des familles
des soeurs Tutsi ?
le témoin 110 : Non.
Le Président : D’autres questions ?
Maître BEAUTHIER puis Maître JASPIS.
Me. BEAUTHIER : Monsieur
le président, Monsieur le témoin 110 était donc catéchèse, ou en tout cas
enseignait la Bible. Quels étaient ses rapports avec Gaspard ? Est-ce qu’il
connaissait bien Gaspard, et pourrait-il nous situer l’intervention, le rôle
de Gaspard dans le monastère ?
le témoin 110 : En fait, ce
que je sais, c’est que Gaspard habitait à côté, un peu plus haut que le monastère
sur la… la colline. Mais je n’ai jamais rencontré Gaspard au monastère. Je connaissais
Gaspard à la commune. Je le connaissais comme musicien. Mais c’est tout, je
n’ai pas remarqué de relation spéciale, personnellement avec le monastère. Je
savais qu’ils habitaient ensemble et que donc probablement, ils avaient des
relations, mais que je ne peux pas décrire.
Me. BEAUTHIER : Deuxième
question, Monsieur le président. Quelle était à la commune - puisque le témoin
connaissait Gaspard - à la commune, quelle était la réputation qu’il avait ?
le témoin 110 : Avant le génocide,
on le surnommait NYRAMATWIYUMVA parce qu’il avait inventé un chant à succès
qui chantait le MRND, le MRND et son président. Il était connu comme un bon
musicien et comme un bon animateur dans ce qu’on appelait « animation
politique ». C’est tout.
Me. BEAUTHIER : Je vous remercie.
Le Président : D’autres questions,
Maître JASPIS ?
Me. JASPIS : Oui, Monsieur le président. Le témoin pourrait-il
éventuellement nous… nous dire quelques mots concernant d’autres membres de
sa famille, je pense plus particulièrement, non pas à son cousin, mais à une
de ses sœurs dont… dont le comportement intéresse directement les débats,
ici, me semble-t-il.
Le Président : De quelle
sœur s’agit-il, Maître JASPIS ?
Me. JASPIS : Il s’agit de Félicité.
le témoin 110 : Oui. Félicité
NIYITEGEKA, c’est ma sœur aînée. Et elle dirigeait le centre Saint-Pierre à
Gisenyi. Et elle s’est fait tuer en protégeant les gens qu’elle avait sous sa
protection.
Le Président : Y a-t-il d’autres
questions à poser au témoin ? Maître RAMBOER.
Me. RAMBOER : Oui, Monsieur le président. C’est une question
aussi assez personnelle donc, dans le sens que j’ai lu dans le dossier que le
témoin avait lui-même caché beaucoup de gens chez lui. Et j’aimerais qu’il explique
comment, donc, il est arrivé à les cacher et si oui ou non il a pu les sauver.
S’ils ont pu être sauvés.
le témoin 110 : Oui. Au début
de… au début des massacres, beaucoup de gens sont venus se… se cacher chez moi.
Ce n’était pas facile, parce que chaque nuit, il fallait déménager dans la forêt
et puis revenir. Il fallait veiller pour essayer d’écarter, ou plutôt de mettre
des… des indicateurs, à gauche, à droite, qui pouvaient nous dire quand est-ce
que nous allons avoir une attaque. Et donc, à un certain moment j’avais beaucoup
de gens à la maison, peut-être 46. C’était impossible de les cacher tous. Il
y en avait qui avaient peur et qui partaient parce qu’ils trouvaient que rester
chez moi, c’était en fait s’offrir aux coups, parce que si les tueurs venaient,
il n’y avait pas moyen de fuir, ou plutôt de se cacher. Alors, j’ai eu beaucoup
de… beaucoup d’attaques, ou plutôt beaucoup de menaces d’attaques. Et je ne
peux pas vous dire que je les ai écartées comme ci ou comme ça. Ce que je faisais,
c’est que je me mettais devant la porte, et j’avais la chance, disons, j’avais
un frère qui était lieutenant colonel dans l’armée, qui était dans… dans le
Nord, et comme je lui ressemblais beaucoup, je disais que ma maison appartenait
à ce lieutenant colonel et que pour y entrer, il fallait avoir la permission
du colonel le témoin 151, et que si on ne l’avait pas, on ne pouvait pas entrer. Et
ce bluff-là a marché plusieurs fois.
Je dois aussi dire qu’il m’arrivait de téléphoner effectivement au
colonel le témoin 151, que je connaissais personnellement, et parfois il m’envoyait
des militaires pour dégager la maison. Et Joseph aussi KANYABASHI, lui aussi,
je pouvais l’appeler à la rescousse quand je voyais que c’était trop. Mais je
dois dire que c’est vraiment à la grâce de Dieu qu’on a été tiré de là. A un
certain moment, beaucoup de gens sont partis de chez moi pour aller à l’église
de Ngoma. Et chez moi, il n’est resté que quelques personnes. Disons que vraiment
à la fin du génocide, vers le mois de juillet, il n’y avait plus que trois personnes
à la maison. Les autres étaient parvenus, non pas parvenus, ils étaient partis
à l’église, et ils s’étaient fait massacrer là-bas. Alors moi, ce que je faisais,
c’était d’essayer de… parce que j’avais aussi un orphelinat que j’avais euh…
pas inventé, mais que j’avais consolidé, qui était à deux ou trois maisons de
chez moi, où l’on pouvait mettre les enfants qui n’avaient plus de parents,
et on les faisait fuir au Burundi avec l’aide de… de l’ONG Terre des hommes.
Voilà, je ne sais pas si je peux… je pourrais continuer comme ça, il y aurait
beaucoup de choses à raconter. Mais je ne sais pas si ça vous éclaire plus.
Me. RAMBOER : Quand le témoin dit qu’il a fait partir des enfants
au Burundi, il veut dire des orphelins dont les parents avaient été tués pendant
le génocide ?
le témoin 110 : Oui, des orphelins
dont les parents avaient été tués, en général. Oui, c’est surtout ça. Disons
que lorsqu’on voyait des enfants dont les parents avaient été tués, et qu’on
ne savait pas où les mettre, on me les amenait, et moi, j’essayais de les rassembler
dans… dans l’orphelinat.
Me. RAMBOER : Combien d’enfants
sont partis comme ça au Burundi ?
le témoin 110 : Je pense qu’on
a envoyé deux groupes de 60 enfants, et que le troisième groupe est resté. Le
troisième groupe est resté, c’est pour cela que l’orphelinat est resté, d’ailleurs,
jusqu’en 98, non 99 ; c’est là qu’il a fusionné avec un autre orphelinat.
Mais le dernier contingent de 60 enfants n’est pas parti. Mais il y en a deux
qui sont partis au Burundi.
Le Président : Une autre
question, Maître VANDERBECK.
Me. VANDERBECK : Je vous remercie, Monsieur le président. Le témoin
nous a parlé, à un moment donné, quand il est venu le 20 mai pour la deuxième
fois, au couvent, du climat de peur, de la peur que semblait ressentir sœur
Gertrude, et je souhaiterais qu’il puisse nous le confirmer, puisqu’il parle
longuement de cette peur d’ailleurs dans son témoignage, lors de la deuxième
commission rogatoire, il parle notamment même de la peur du propre colonel le témoin 151
qui redoutait ses propres caporaux. Il parle de la peur de Monsieur KANYABASHI
Joseph, qui était le bourgmestre de Ngoma, qui redoutait les propres sentinelles
qui étaient sensées assurer sa garde. Je voudrais bien qu’il nous parle un peu
de ça, et qu’il nous confirme les déclarations qu’il a faites lors de sa première
audition. Qu’il parle en général du climat de peur que tous ressentaient en
ces événements dramatiques.
Le Président : Oui.
le témoin 110 : Oui. En fait,
ce que j’ai pu constater, c’est que, j’allais dire que la peur régnait en maîtresse
chez beaucoup de gens, y compris chez certains tueurs. J’ai vu Jacques, Jacques
qui était un des grands tueurs de Ngoma, mais quand on lui parlait d’homme à
homme, il révélait aussi lui-même sa peur. Alors le témoin 151, j’ai… je sais qu’il
a été menacé, parce qu’il a essayé de faire fuir des gens. Il a été menacé et
je dis bien, ses propres caporaux disaient : « Cet imbécile-là, on
va l’abattre s’il continue comme ça ». Et Joseph, il avait un enfant chez
lui, le fils de son beau-frère ou plutôt de… oui, de… de sa belle-sœur qui était
chez lui, caché chez lui. Il ne savait pas le faire fuir, il a dû m’appeler,
il m’a dit : « Si je sors avec lui et qu’on me voit, on va m’abattre
avec lui », parce qu’il disait : « Les sentinelles qui sont devant
ma maison sont à double tranchant. Ils disent qu’ils me protègent, mais ils
peuvent me tuer aussi ». Et c’est vrai parce que d’abord, on l’appelait
KANYABA TUTSI parce que sa femme était Tutsi. Et il ne pouvait pas, il ne pouvait
pas… il disait qu’il ne pouvait pas protéger les gens. J’ai eu, à un certain
moment, la sœur de sa propre femme, à la maison, chez moi, avec son mari et
ses enfants, et je sais que son mari a téléphoné plusieurs fois à Joseph pour
lui dire : « Mais fais quelque chose », et l’autre répondait : « Je
ne peux rien faire ».
Alors, il ne pouvait rien faire, et j’ai l’impression qu’à ce moment-là,
euh… à un certain moment, les gens qui avaient le pouvoir, c’étaient plutôt
les bandits. Les bandits avaient le pouvoir. Tu ne pouvais pas te fier à la…
au poste de quelqu’un en disant : « C’est un conseiller », ou
« C’est un préfet » ou « C’est un bourgmestre ». Tout le
monde avait peur. Parce que n’importe qui, qui était armé - et il y avait beaucoup
de gens armés à ce moment-là - n’importe qui pouvait tuer, et pouvait tuer n’importe
qui. Je sais que par exemple le témoin 151 avait peur de NIZEYIMANA qui était le véritable
commandant de la place de Butare. J’avais l’impression que tout le monde avait
peur, que tout le monde avait peur de se mouiller, et que résister, c’était
une façon de se faire tuer à la longue. Moi-même, j’ai dû mon salut au fait
que le 2 juillet, j’étais parti à Cyangugu chercher des Français et que quand
les tueurs sont venus chez moi, j’étais absent. Mais je serais mort le 2 juillet.
Parce qu’on te disait : « Voilà, maintenant on sait comment tu travailles,
on sait que tu es en train de… d’aller nourrir les ennemis, on sait que tu es
en train de faire fuir les petits serpents, et donc, on finira par te régler
ton compte ». Et ils ont essayé effectivement ; la chance, c’est que
je n’étais pas là. Alors, tout le monde avait peur de tout le monde. Et le pouvoir
échappait aux autorités normales qui avaient fini par se rallier, je suppose,
de fait, ils s’étaient ralliés de fait à cause de la peur, moi je… c’est ce
que je pense.
Le Président : Une autre
question ? Maître WAHIS.
Me. WAHIS : Oui, Monsieur le président. Est-ce que le témoin
pourrait nous dire si, lorsqu’il s’est rendu à Sovu le 20 mai, sœur Gertrude
ou sœur Ermelinda ont pu lui faire part d’éléments précis quant à leurs peurs ?
le témoin 110 : Sœur Ermelinda
m’a dit textuellement qu’elle n’avait pas peur de mourir, parce qu’elle savait
qu’elle allait mourir, mais qu’elle avait peur des machettes, et qu’elle aurait
préféré mourir d’une balle. Et elle est morte de machette justement. Ce que
je n’ai pas dit, c’est que Ermelinda avait un don de voyance. Donc, elle pouvait
dire des choses qui arrivaient effectivement. Et elle savait de quelle mort
elle allait mourir, c’est ça. Et elle me l’a dit ce jour-là.
Le Président : Vous souhaitez
encore poser des questions au témoin ? Les parties… Maître JASPIS ?
Me. JASPIS : Je suis désolée
d’un petit peu… de devoir revenir en arrière. Je m’aperçois que j’ai en fait
oublié, ou négligé, de poser la question tout à l’heure, alors qu’elle s’imposait.
Lorsque le témoin est allé au couvent le 20 mai, et qu’il a rencontré sœur Gertrude,
et donc il nous a dit qu’on n’avait pas… on ne s’était pas entretenu de ce qui
s’était passé à la fin du mois précédent, ni au début du mois de mai, mais avec
sœur Ermelinda non plus. Vous semblez… enfin, le témoin et cette personne dont
il était manifestement proche, ont parlé de la situation actuelle, et de la
grande détresse dans laquelle tout le monde se trouvait. Mais est-ce que les
faits qui s’étaient produits quelques jours auparavant et quelques semaines
auparavant n’ont pas été évoqués par eux ? Et dans la foulée, est-ce qu’en
fait, le témoin était au courant de ce qui s’était passé, par d’autres biais
éventuellement ? Est-ce qu’il était informé de cela et est-ce qu’il a constaté,
notamment en passant à côté du centre de santé, encore des traces, puisqu’il
y avait notamment eu des enterrements des personnes massacrées à la fin du mois
d’avril ?
le témoin 110 : La trace la
plus terrible que je voyais, c’est qu’il n’y avait justement plus personne.
C’était ça, la trace. Il n’y avait plus personne. Et je savais que tout le monde
avait été tué. Je savais que les gens qui étaient à la paroisse de Ngoma avaient
été tués. Je suppose qu’on a dû parler de tout ça. Mais que ce qui… ce qui était…
ce qui ressortissait le plus, c’était ce… la peur devant. Pas la peur qui est
passée. On pensait que tout le monde, on allait y passer à un moment ou à un
autre. Donc, on n’évoquait pas tellement ce qui était passé, parce que c’était
encore en cours. Et ce qui était inquiétant, c’était la suite. Et comme chacun
était préoccupé, pratiquement, par ses… ses préoccupations du moment, sa propre
mort, c’est pour cela qu’on peut… que je ne me souviens pas d’avoir longuement
parlé des gens qui avaient été tués.
Le Président : Maître BEAUTHIER.
Me. BEAUTHIER : Monsieur
le président, le témoin nous a dit que tout le monde avait peur. Le témoin avait,
comme tout le monde, peur. Mais qu’est-ce qui lui a donné la force de continuer
à aider les gens malgré sa peur à lui ?
le témoin 110 : Ce qui m’a
aidé à ce moment et qui continue à m’aider, c’est que pour moi, il n’y a pas
deux façons de vivre. Ou bien on cherche à être un homme, et alors on assume
jusqu’au bout, et le bout, ça peut être la mort. Mais je me vois mal en train
de tuer quelqu’un ou de trahir quelqu’un. C’est peut-être la… ma spiritualité,
euh… ma formation, comme théologien. Pour moi, la vie, c’est de vivre ensemble.
Et pour moi, chaque être humain est sacré. Et je ne peux pas passer… si je vois
que quelqu’un est en train de risquer sa vie, je ne peux pas passer, je reste.
Je peux risquer la mienne à côté de la sienne. Voilà. C’était comme cela, en
ce temps-là. Et ça reste la même chose aujourd’hui.
Le Président : Y a-t-il encore des questions ? Les parties
sont-elles d’accord pour que le témoin se retire ? Monsieur NTEZIMANA confirmez-vous
les déclarations que vous venez de faire?
le témoin 110 : Je confirme.
Le Président : La Cour vous
remercie pour votre témoignage. Vous pouvez maintenant disposer librement de
votre temps, mais pour des raisons administratives, vous devez rester à la disposition
de la Cour jusqu’à votre retour au Rwanda, bien sûr.
le témoin 110 : Merci.
Le Président : Merci à vous.
(Applaudissements)
Le Président : Pas de manifestation
dans la salle ! |